Entretien / La trajectoire néolibérale de deux villes industrielles britanniques, Manchester et Sheffield Entretien croisé avec Vincent Beal et Max Rousseau : Urbanités
Vincent BÉAL est maître de conférences en sociologie à l’Université de Strasbourg (UMR 7363 SAGE). vbeal@unistra.fr
Max ROUSSEAU est chargé de recherche au CIRAD (UMR 5281 ART-Dev), actuellement détaché à l’Institut national d’Aménagement et d’Urbanisme de Rabat (Maroc). max.rousseau@cirad.fr
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VOUS TRAVAILLEZ RESPECTIVEMENT SUR LES VILLES DE MANCHESTER ET SHEFFIELD. POURQUOI CE CHOIX ? DE QUOI SONT-ELLES POUR VOUS REPRÉSENTATIVES, PAR RAPPORT AUX AUTRES VILLES BRITANNIQUES ?
Max ROUSSEAU (MR) : Sheffield est un cas d’étude passionnant parce que la ville comportait l’une des proportions les plus élevées d’ouvriers en Occident pendant la période industrielle, durant laquelle elle était d’ailleurs surnommée « la ville la plus prolétaire d’Europe ». C’est donc une ville parfaitement adaptée à une analyse en termes d’économie politique urbaine, parce qu’il s’agissait d’une ville archétypale du fordisme, non seulement en raison de sa forte proportion d’ouvriers, mais aussi du fait de sa spécialisation industrielle (la sidérurgie) et enfin en raison de la précocité de sa conversion au travaillisme, un système politique parfaitement organisé au niveau municipal, avec un étroit contrôle exercé par la base militante sur les élus du conseil municipal. La ville respectait également pleinement la division du travail régissant la régulation urbaine sous l’ère fordiste : au patronat, la responsabilité du développement local ; à la municipalité, la prise en charge de la consommation collective. Enfin, l’évolution du capitalisme à Sheffield est relativement simple à comprendre, en raison de l’archi-domination historique de deux branches : la sidérurgie d’une part, la coutellerie de l’autre, avec un patronat très ancré dans son territoire. Archétypale du fordisme, la ville l’est ensuite, évidemment, des difficultés rencontrées par les espaces d’industrie lourde à se reconvertir sous l’ère post-fordiste. Au moment de la fermeture des usines, ce bastion du travaillisme a d’abord brièvement envisagé une autre voie : c’est la parenthèse fascinante de la Nouvelle gauche urbaine, durant lequel de jeunes élus appartenant à l’aile gauche du parti travailliste et issus des quartiers les plus touchés par la récession finissent par devenir majoritaires au sein du conseil. C’est une période, au début des années 1980, durant laquelle des élus locaux, confrontés à une grave crise économique et sociale, tentent de mettre en œuvre de nombreuses mesures progressistes et innovantes : politiques de formation des chômeurs et de gratuité des transports publics, soutien au développement de coopératives ouvrières, promotion de la participation, etc. Sheffield constitue l’une des villes où le mouvement est le plus ambitieux et la ville devient le symbole de la contestation au thatchérisme, gagnant par exemple les surnoms de « Red Sheffield » ou de « Socialist Republic of South Yorkshire ». Toutefois, déjà perdante économiquement et socialement, la ville a fini par perdre la bataille politique contre le gouvernement central au moment de l’introduction du « rate capping », un système plafonnant le budget des autorités locales, les privant ainsi de leurs leviers d’action