Surveillance, greenwashing : le mirage écologique d’une ville « intelligente »
La ville sud-coréenne de #Songdo incarne une promesse « verte » contestée, une #écologie_de_façade au prix de caméras omniprésentes, capteurs et maisons connectées.
On s’attendrait presque à n’y voir circuler en silence que quelques voitures électriques. Or, à Songdo, les gratte-ciel étincelants, les façades vitrées et les courbes métalliques futuristes captent d’abord le regard. Au cœur de ce district d’Incheon, sur la côte nord-ouest de la Corée du Sud, serpente un canal relié à la mer Jaune. Sortie de l’eau en à peine vingt ans, Songdo a été bâtie sur des terres artificielles gagnées sur la mer.
« On observe un basculement dans le discours sur la ville au début des années 2000 : Songdo a d’abord été présentée comme “verte”, malgré une destruction massive de l’environnement naturel lors de sa construction. À partir de 2010, le récit a changé : la ville est devenue “smart” (“intelligente”) », dit Suzanne Peyrard, chercheuse associée au Centre Chine, Corée, Japon de l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess) et autrice d’une thèse sur cette ville coréenne (2023).
Songdo, vitrine sud-coréenne d’une urbanisation high-tech de 265 000 habitants, incarne une promesse contestée entre écologie de façade, gestion opaque des déchets, dépendance à la voiture et omniprésence d’un dispositif de surveillance qui, lui, ne fait aucun doute.
Gestion des #déchets intelligente... et défaillante
Du haut de la G-Tower, au 33e étage, la vue impressionne. Encore en cours de construction, la phase 2 du chantier démesuré de Songdo est prévue pour 2027, selon la Ville. La fin du projet ne cesse d’être repoussée et certains lopins de terre forment toujours des espaces vides au milieu des immeubles géants. Auprès de ces friches, on se sent minuscule.
Les promoteurs vantent encore aujourd’hui une ville « ecofriendly » (« écologique »), dont 40 % de la surface serait occupée par des espaces verts, selon l’#Incheon_Smart_City_Corporation (#ISCC), une société publique spécialisée dans la conception et la gestion de villes intelligentes. Le plus emblématique de ces lieux, Central Park, s’articule autour d’un canal artificiel, qui s’élargit en lac.
Certains immeubles affichent fièrement leur certification #Leadership_in_Energy_and_Environmental_Design (#Leed), un label qui garantit le respect de normes de conception durable et d’#efficacité_énergétique. Une #promesse accueillie avec scepticisme par Cha Chungha, cofondateur de Re-Imagining Cities, une ONG de conseils sur le développement de « smart cities » : « La plupart des bâtiments qui sont “Leed” passent tout juste le plus bas niveau de certification. Bien sûr, ce n’est pas cela qui est mis en avant. »
La ville est équipée d’un système souterrain de gestion des déchets, présenté comme innovant lors de son installation : « Les citoyens de la résidence possèdent une carte, qui leur ouvre l’accès aux conteneurs. Les déchets sont ensuite aspirés sous terre, puis envoyés vers des centres de tri situés en dehors de la ville, mais le système est défaillant. Cela provoque régulièrement l’apparition de tas d’ordures dans les rues. Les tunnels souterrains, prévus pour faciliter la logistique, ont aussi favorisé la prolifération de nuisibles », détaille Suzanne Peyrard.
De plus, l’accès à ces conteneurs « smart » est inégal suivant les résidences, observe Dakota McCarty, titulaire d’un doctorat en urbanisme et professeur adjoint en sciences et politiques de l’environnement à l’université George Mason de Corée.
« L’expérience des habitants ne résonne pas avec ce qui correspond à une vision large de la “smart city”. Bien que le système de déchets souterrains soit technologiquement avancé, la plupart des habitants n’y ont plus accès et certains le remettent en question, le considérant comme un projet coûteux dans une ville où d’autres services essentiels, comme les transports publics, semblent sous-développés. »
Une ville énergivore
Quant à l’image écologique de la ville, où siège le Fonds vert pour le climat de l’Organisation des Nations unies (ONU) depuis 2013, Richard, un Canadien habitant Songdo depuis trois ans, n’est pas dupe : « C’est assez ironique puisque la ville a été construite sur des terres asséchées. »
Si quelques panneaux solaires, des pistes cyclables et certains toits végétalisés sont bien visibles, « l’empreinte de Songdo reste importante en raison de sa dépendance à l’égard des #voitures_individuelles, de la forte consommation d’#énergie de ses bâtiments et du coût environnemental de la remise en état des terres sur lesquelles elle a été construite », précise Dakota McCarty. Sans compter les « immenses #parkings et les larges avenues à plusieurs voies qui donnent la priorité à la circulation automobile », ajoute le professeur.
Pourtant, c’est au cœur d’une zone piétonne qu’a choisi de s’installer Seok-Hoon [*], il y a six ans. Le quadragénaire, qui travaille pour le compte d’entreprises biopharmaceutiques, évoque d’abord l’emplacement du lieu : « Près de mon appartement, c’est un espace interdit aux voitures. J’ai pensé que c’était idéal pour élever mon enfant, plus sûr. »
Et puis, il y a ses clients. Selon The Korea Herald, la capacité de production biopharmaceutique du Songdo Bio Cluster, un pôle rassemblant plusieurs entreprises leaders du marché mondial, est la plus importante au monde. Quant aux avantages des services intelligents de la ville, il ne les évoquera pas, et ne saura ni les désigner ni émettre d’avis sur le sujet.
En face du musée de l’histoire urbaine d’Incheon, à l’angle d’un arrêt de bus, un écran indique la position du car en temps réel, mais aussi la température, 36 °C, et la qualité de l’air, bien que cet indicatif soit en panne (mesuré à 0 µg/m³). Plus étonnant, le panneau affiche la fréquentation du bus en question, de « peu fréquenté » à « normal », et va jusqu’à renseigner les passagers sur le nombre de sièges encore disponibles.
La version considérée comme la plus intelligente de ces arrêts de bus est close, chauffée en hiver, climatisée en été et, au besoin, recharge sans fil votre smartphone. Cette #technologie, comme toutes les autres, est promue par l’ISCC. Pourtant, après avoir sillonné en bus une partie des 600 hectares du district, aucune trace de ces arrêts intelligents. Les agents de l’office du tourisme lèveront le mystère : il n’en existe que quatre.
Contrôle des #espaces_publics et privés
À quelques pas de l’institution se dresse l’imposante G-Tower. Les visiteurs peuvent avoir un aperçu des services intelligents développés dans la ville. Après une présentation et la projection d’une courte vidéo promotionnelle, le public est invité à se placer debout devant l’écran. L’effet de surprise ne tarde pas : l’écran est en réalité une immense baie vitrée qui surplombe une salle de contrôle plongée dans la pénombre. Seules les lueurs des écrans s’y détachent, diffusant en temps réel les images captées par des milliers de caméras disséminées dans toute la ville.
Installés derrière les rangées de bureaux qui y font face, les employés se relaient 24 h/24 pour analyser ces informations. Chaque plaque d’immatriculation entrant et sortant de Songdo est scannée. Un véhicule qui mordrait sur un passage piéton sera identifié. « On nous demande souvent si nous contactons les piétons qui ne respectent pas les feux verts pour traverser par exemple, dit en riant Lee Min-Kyeong, responsable des relations publiques à l’ISCC. La réponse est non. » Mais les équipes, en revanche, sont capables de contrôler les feux des intersections pour permettre une intervention plus rapide de la police et des pompiers.
Sol, 26 ans, ne savait rien de ces dispositifs. « La première fois que j’ai visité Songdo, ça m’a juste coupé le souffle. Je me suis dit : “Je ne sais pas combien de temps cela prendra, mais je veux vivre ici”. Tout est si beau, si propre, si moderne. »
L’étudiante dominicaine a fini par choisir son université uniquement pour son emplacement, dans le but de s’installer dans le district. Dans son dortoir, pas de services intelligents, mais à l’extérieur, « smart city » ou pas, c’est plutôt cette impression de neuf et de technologie qui l’enchante, comme la multiplication d’écrans en tout genre.
Au niveau individuel, « certains dispositifs permettent de contrôler l’ensemble de l’appartement où l’on vit », explique Suzanne Peyrard. Lim Su-Yeon, 38 ans, confirme : « Je reçois une alerte quand le lave-linge a fini de tourner, et je peux vérifier sur mon portable que j’ai bien éteint l’induction. »
Les écrans de contrôle, en plus d’éteindre et d’allumer lumières et gaz, affichent la consommation en temps réel de l’électricité et du chauffage. Ces données sont bien protégées, assure la chercheuse, qui se dit impressionnée par le niveau de sécurité déployé.
« Le contexte géopolitique — la guerre toujours en suspens avec la Corée du Nord — oblige le pays à stocker ses #données à l’intérieur de son territoire. Pourtant, cela coexiste avec des pratiques très intrusives dans les #espaces_semi-privés. Lorsqu’on habite dans une résidence, on peut consulter toutes les #caméras des parties communes », développe Suzanne Peyrard, qui a habité le district pendant un an et demi.
Et la chercheuse d’ajouter : « Une partie des caméras de la ville est factice ou non connectée, et la #reconnaissance_faciale n’est pas systématiquement activée. Finalement, la question de la #surveillance est souvent posée à travers un prisme français. En Corée du Sud, la présence de caméras est largement acceptée, voire considérée comme neutre. »
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