Thomas Midgley, le chimiste qui voulait “aider l’humanité” est à l’origine de deux des pires pollutions du XXᵉ siècle
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Entre hubris et lobbying : comment les inventions malsaines sont finalement commercialisées et détruisent la planète.
Série Ce chimiste développa l’essence au plomb et le fréon. Le premier engendra une pollution de cinquante ans. Le second un trou dans la couche d’ozone.
Pour aller plus loin
Marie Mallon, David Blair, Thomas Midgley, Philip Zimbardo, William McGonagall, Herostratus.
Dossier « Les boulets de l’histoire », notre série sur ces gaffeurs, honnêtes ou pas, dont les actions bouleversèrent le monde
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« Son intention était d’aider l’humanité – mais deux de ses plus grandes inventions menacèrent la vie sur Terre. Finalement, il fut lui-même tué par sa dernière trouvaille. » Peu d’humains sur cette planète peuvent se vanter d’une telle élégie (prononcée en 2015, par l’un de ses collègues mi-admiratif mi-amusé). Le chimiste Thomas Midgley n’est pas très connu du grand public. Il a pourtant eu une importance énorme dans l’histoire industrielle du XXᵉ siècle, par le biais de deux inventions qu’il développa coup sur coup : l’essence au plomb et le fréon. La première servit à améliorer la combustion dans les moteurs et à augmenter la puissance des voitures. La seconde fut essentielle pour la réfrigération et la propulsion des aérosols dans les sprays. Les deux furent des polluants majeurs, qu’il fallut des années pour éliminer.
Né en 1889 en Pennsylvanie, Thomas Midgley sort de l’université de Cornell en 1911 avec un diplôme en ingénierie mécanique. Esprit brillant, inventeur compulsif, il se distingua par exemple par l’installation de protocoles domotiques : une alarme en cas de vent trop violent, un système de déclenchement à distance pour arroser sa pelouse, etc. Au cours de sa carrière, il aurait déposé plus d’une centaine de brevets. En 1916, il commence à travailler pour General Motors. L’entreprise cherche alors une manière de régler le problème des « cliquetis » dans ses moteurs, un phénomène extrêmement désagréable pour les automobilistes, et même dangereux puisque de trop violentes secousses pouvaient vous faire dévier de votre trajectoire.
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En 1921, après s’être aperçu grâce à une mini-caméra que ces tremblements venaient d’une mauvaise combustion, après avoir testé des milliers de composés et s’être formé sur le tas à la chimie, le jeune ingénieur propose une solution : l’ajout de plomb tétraéthyle dans les carburants. Deux ans plus tard, ce mélange est commercialisé sous un nom plus vendeur : « l’Ethyl ». L’année suivante, General Motors, Dupont et Standard Oil fondent ensemble The Ethyl Corporation, avec Midgley et son collègue Charles Kettering à sa tête. Pendant les cinquante années qui vont suivre, des milliers de milliards de litres de ces essences vont être brûlés dans les voitures du monde entier. Ce n’est qu’en 1970 que les autorités commenceront à limiter cet additif dont les effets s’avèrent désastreux sur la santé.
Publicité de 1933 pour le carburant Ethyl, qui fait « durer votre vieille voiture plus longtemps ». Sur l’affiche : « Mon Dieu, papa, ils te dépassent tous ».
Publicité de 1933 pour le carburant Ethyl, qui fait « durer votre vieille voiture plus longtemps ». Sur l’affiche : « Mon Dieu, papa, ils te dépassent tous ». MARY EVANS/SIPA
Pompe à essence distribuant de l’Ethyl, carburant à base de plomb.
Pompe à essence distribuant de l’Ethyl, carburant à base de plomb. SUPERSTOCK/SIPA
Toujours dans les années 1920, toujours à General Motors, Midgley est mis devant un autre défi : trouver de nouveaux fluides frigorigènes pour la section « Frigidaire » de l’entreprise (propriétaire de la marque à l’époque). Les gaz réfrigérants sont alors instables et dangereux, à tel point que des explosions mortelles émaillent l’actualité. Avec des collègues, Midgley parvient à synthétiser ce que l’on appellera le « fréon », que les chimistes connaissent sous le nom de chlorofluorocarbures (CFC). Ce gaz est adopté avec gourmandise par l’industrie, en particulier par la multinationale DuPont, alors liée financièrement à General Motors. En 1930, devant ses collègues, Midgley joue au magicien : il inhale du gaz et souffle sur une bougie, ce qui prouve théoriquement l’innocuité de son invention. Il fallut attendre les années 1970 pour qu’on commence à comprendre que les CFC étaient destructeurs pour la couche d’ozone, qui nous protège des ultraviolets du Soleil. Ce n’est qu’en 1987 que le protocole de Montréal prévoira la fin de son exploitation industrielle.
Publicité française de 1931 pour la marque Frigidaire, alors propriété de General Motors et utilisant le gaz chlorofluorocarbures, nocif pour la couche d’ozone.
Publicité française de 1931 pour la marque Frigidaire, alors propriété de General Motors et utilisant le gaz chlorofluorocarbures, nocif pour la couche d’ozone. PHOTO12 VIA AFP
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Deux inventions, deux pollutions. On pourrait penser qu’il n’y a là qu’un triste exemple de créations qui échappent à leurs créateurs. Hélas, l’histoire est plus triste, plus croquignolesque aussi. La toxicité du plomb était déjà connue dans les années 1920. Dès l’Antiquité, on avait remarqué que l’eau transportée par des conduits faits de ce métal empoisonnait ceux qui la buvaient. Quand le plomb tétraéthyle (PTE) est découvert par un chimiste allemand, en 1854, il n’est pas mis sur le marché du fait de sa « nature mortelle avérée ». Tout cela n’a pas empêché General Motors de s’entêter dans cette direction, malgré l’existence d’autres additifs possibles, comme l’éthanol.
Les « fanatiques de la santé »
Dans les usines qui commencent à produire ces carburants, des ouvriers ont des hallucinations, voient des papillons, voire décèdent après être descendus dans une spirale de folie autodestructrice. Tout cela ne trouble guère l’inventeur qui estime qu’une contamination du grand public est « pratiquement impossible, car personne ne se couvrira les mains à plusieurs reprises d’essence contenant du plomb tétraéthyle – cela pique et brûle… Les gaz d’échappement ne contiennent pas suffisamment de plomb pour que l’on s’en préoccupe ».
Dr. Thomas Midgley Jr.
Dr. Thomas Midgley Jr. FARM SECURITY ADMINISTRATION/LIBRARY OF CONGRESS
S’il y a des régulations, elles viendront, soupire-t-il, des concurrents jaloux ou de « fanatiques de la santé ». Midgley lui-même dut se mettre en retrait quelques mois après un empoisonnement au plomb. Il prend avec légèreté les symptômes qu’il ressent : « Le remède à ce mal n’est pas seulement extrêmement simple, il est aussi très délectable. Il s’agit de faire ses valises, de monter dans un train et de chercher un terrain de golf approprié dans l’Etat de Floride. » Sincère ou de mauvaise foi ? Saura-t-on jamais ? En 1924, lors d’une conférence de presse, il se lave les mains avec un jerrycan de plomb tétraéthyle. Pendant des années, General Motors utilisa tous les leviers à sa disposition pour empêcher que l’évidence – ces essences étaient toxiques – ne se transforme en interdiction.
Pour ce qui est des CFC, si la fluorine était connue pour sa dangerosité, sa re-combinaison la stabilisait et il fallut des années pour s’apercevoir de ses effets sur l’ozone. Des historiens ont même tenté de contraster ces deux polluants, d’en faire des modèles des grandes menaces qui pèsent sur l’humanité au XXIᵉ siècle : la première provoque un mal connu que le lobbying tente de minimiser, le second génère une chaîne d’événements invisibles qui s’avèrent catastrophiques. Midgley lui-même n’aura jamais l’occasion de comprendre qu’il a déchaîné des forces prométhéennes. Atteint par la polio en 1940, il finit en chaise roulante. Sa furie d’inventions se poursuit : il imagine un système de poulies et de câbles pour se coucher dans son lit. C’est là qu’on le retrouvera mort, en 1944, étranglé dans les câbles. Accident ou suicide ? Quoi qu’il en soit, Thomas Midgley est mort tué par une de ses inventions.