• « Nous construisons avec toutes ces lois sécuritaires les outils de notre asservissement de demain »
    https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/11/25/lois-securitaires-nous-construisons-avec-ces-mesures-les-outils-de-notre-ass

    Avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, Me Patrice Spinosi dénonce une accumulation sans précédent de mesures sécuritaires. Il y voit un point de bascule menaçant l’équilibre démocratique. Selon lui, « un Trump à la française » élu en 2022 aurait à sa disposition, sans avoir besoin de changer la loi, « tous les outils juridiques lui permettant de surveiller la population et de contrôler ses opposants politiques ».

    Depuis le traumatisme de l’élection présidentielle de 2002, tous les gouvernements ont fait voter des lois sécuritaires. En quoi estimez-vous la situation différente aujourd’hui ?

    Nous avons atteint un point de bascule pour deux raisons. D’abord, depuis la rentrée, on observe une inflation sans précédent de législations sécuritaires avec le schéma national de maintien de l’ordre, le renouvellement de l’état d’urgence sanitaire, les projets de loi sur le séparatisme et la sécurité globale. Ensuite, en raison du confinement, les Français touchent du doigt la réalité quotidienne des restrictions de liberté.
    Auparavant, ces sujets étaient latents, mais personne ne se sentait vraiment concerné. Depuis plusieurs mois, nous sommes tous soumis à des mesures de contrainte exceptionnelles sans savoir vraiment quand elles seront levées. Nous prenons mieux conscience des risques d’une dérive. Il y a un an, qui aurait pu penser que nous ne pourrions plus sortir de chez nous sans attestation ou que certaines activités professionnelles pourraient être interdites sur une simple décision du gouvernement ?

    #Paywall #état_urgence #sécurité_globale

    • Ces restrictions de liberté ne paraissent pourtant pas aberrantes face à une crise sanitaire inédite…

      Peut-être. Mais la question est surtout celle de la légitimité de ces restrictions. L’Etat de droit se définit par la garantie de la séparation des pouvoirs. Le Parlement vote la loi, l’exécutif l’applique et le judiciaire la contrôle. Or, pendant un état d’urgence, qu’il soit terroriste ou sanitaire, le pouvoir législatif abandonne une partie de sa responsabilité à l’exécutif. L’exigence démocratique est mise entre parenthèses.

      C’est à ce déséquilibre institutionnel que nous nous habituons. Sur les cinq dernières années, nous en avons passé trois sous le régime de l’état d’urgence. Les privations de liberté décidées en ces circonstances sont peut-être justifiées, mais qui le dit ? Un homme, Emmanuel Macron, et son gouvernement. Aujourd’hui, nous nous retrouvons à attendre fébrilement les annonces du président de la République pour savoir ce que va être notre vie dans les prochains mois. On est bien loin de la démocratie parlementaire pensée par Tocqueville et Montesquieu !

      Sur la crise sanitaire, la lutte contre le terrorisme ou la protection des forces de l’ordre face à des formes de protestation violente, le gouvernement ne répond-il pas à des attentes fortes de l’opinion ?

      L’attente des Français en matière de sécurité est considérable. Nous avons pris l’habitude dans nos sociétés contemporaines de croire que l’homme pouvait tout maîtriser. Tout drame est alors vécu comme une anormalité insupportable et la surmédiatisation accroît ce sentiment d’insécurité. Notre génération a peur. Ce sentiment a été largement instrumentalisé par les responsables politiques depuis 2002. C’est encore plus vrai aujourd’hui, à l’approche de 2022, quand le thème de la sécurité apparaît comme le clivage principal entre la majorité présidentielle et les partis de droite. Dans ce contexte, en toute bonne foi, nous acceptons d’abandonner notre mode de vie aux mains du gouvernement. Mais nous construisons avec ces lois sécuritaires les outils de notre asservissement de demain.

      En quoi cela constitue-t-il un risque ?

      Le risque est réel de la victoire en 2022 ou en 2027 d’un leader populiste, un Trump à la française. Il trouvera alors tous les outils juridiques lui permettant de surveiller la population et de contrôler ses opposants politiques. Il sera trop tard pour regretter d’avoir voté ces lois quand un président, avec une moindre ambition démocratique, les appliquera avec une intention bien différente de celle du gouvernement actuel.
      L’article 24 de la proposition de loi sur la « sécurité globale » en est un exemple. Il représente une menace pour toute personne qui filmerait les forces de police, qu’il s’agisse d’un journaliste ou d’un simple citoyen. Selon la lettre du texte, seule la diffusion des images est sanctionnée quand elle s’accompagne de l’intention de porter atteinte à l’intégrité du policier. Mais en pratique, si ce texte passe [adopté par l’Assemblée nationale mardi 24 novembre et examiné par le Sénat en janvier], les forces de l’ordre n’accepteront plus d’être filmées. Elles useront pour cela de tous les moyens du droit pénal : confiscation du téléphone, arrestation ou garde à vue. Ceux qui auront filmé des policiers auront le droit pour eux et ressortiront libres sans poursuite judiciaire, mais l’atteinte aura été portée.

      En matière de liberté d’expression, la Cour européenne des droits de l’homme est très attentive à ce qu’elle appelle « l’effet dissuasif » d’une loi. Il s’agit du recours disproportionné par un Etat à une sanction pénale qui conduit ceux qui cherchent à informer le public à l’autocensure. Or, c’est exactement ce qui se passe. En créant ce nouveau délit, le gouvernement va décourager certaines personnes de filmer les forces de l’ordre quand le débat sur les violences policières a rendu ces images légitimes.

      Protéger l’intégrité des forces de l’ordre est également légitime…

      Bien sûr, mais on est en train d’inverser l’ordre de la loi. Le principe, c’est la liberté d’informer. L’interdiction doit rester l’exception. Lors des dernières manifestations, certaines images ont été dévastatrices pour le gouvernement. Conscient, il a décidé d’en reprendre la maîtrise. Dans le schéma national de maintien de l’ordre, le ministère veut distinguer les « vrais » journalistes appartenant à des médias reconnus des « faux » journalistes, pigistes, sans carte de presse, taxés d’activisme. Mais ces dernières années, ce sont ces journalistes indépendants, ceux que l’on veut faire taire, qui étaient en première ligne pour filmer au plus près l’action des forces de police. Ce sont leurs images que l’on a retrouvées le soir dans les grandes rédactions.

      En Mai 68, Maurice Grimaud, préfet de police, écrivait aux forces de l’ordre : « Frapper un manifestant tombé à terre, c’est se frapper soi-même ». C’est une phrase que l’on imaginerait mal aujourd’hui dans la bouche d’un préfet comme Didier Lallement, capable de dire à une sympathisante des « gilets jaunes » : « Madame, nous ne sommes pas dans le même camp. »

      Le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation et le Conseil d’Etat ne sont-ils pas en situation de protéger les libertés fondamentales et les principes de l’Etat de droit ?

      La magistrature, évidemment, est saisie, et largement. Mais, l’expérience montre qu’elle n’intervient qu’à la marge sans jamais remettre frontalement en question l’action du gouvernement. Dans notre tradition française, ce n’est d’ailleurs pas son rôle. Nous considérons que le juge est seulement là pour appliquer la loi. Pour preuve, les quelques décisions du Conseil constitutionnel qui ont invalidé ces dernières années des dispositions législatives, comme celles de la loi Avia [visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet] ou celles sur les mesures de sûreté pour les terroristes sortants de prison, ont été largement critiquées comme autant d’atteintes à la légitimité démocratique du Parlement. Certains responsables politiques ont été jusqu’à proposer de modifier la Constitution ou sortir de la Convention européenne des droits de l’homme. Quand les juges défendent trop bien les libertés fondamentales, on leur reproche de méconnaître la démocratie. Quel paradoxe !

      #libertés_fondamentales

  • Le Conseil constitutionnel censure l’interdiction de manifester
    http://mobile.lemonde.fr/societe/article/2017/06/09/le-conseil-constitutionnel-censure-l-interdiction-de-manifester_51411

    Alors que le gouvernement souhaite prolonger l’état d’urgence jusqu’au 1er novembre, le Conseil constitutionnel a censuré un des outils phare de ce régime d’exception, dans une décision prise vendredi 9 juin. Les gardiens de la loi fondamentale ont considéré que les interdictions de séjour sont contraires à la Constitution. Cette disposition de l’état d’urgence confère aux préfets le pouvoir d’interdire à une personne de paraître dans « tout ou partie du département », si elle cherche à « entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics ».
    Depuis l’entrée en vigueur de l’état d’urgence au lendemain des attentats du 13 novembre 2015, l’interdiction de séjour a été assimilée à une interdiction de manifester, une disposition qui n’existe pas dans le droit commun. Elle n’a pas tant servi à prévenir des attentats mais a été massivement utilisée à l’encontre de manifestants, par exemple pendant la COP21 ou la mobilisation contre la loi travail.

    l’ONG Amnesty International a recensé 683 mesures individuelles d’interdiction de séjour, prises entre novembre 2015 et début mai 2017, dont 574 pendant le mouvement contre la loi El Khomri

    ...mais comme on ne va quand même pas remettre en cause ceux qui abusent depuis des mois :

    L’effet de cette censure est toutefois repoussé au 15 juillet, soit à la fin de l’état d’urgence, actuellement sous le coup d’une cinquième prolongation. Le Conseil constitutionnel n’a pas souhaité priver le ministère de l’intérieur de ce pouvoir exceptionnel de police administrative.

    #etat_urgence #conseil_constitutionnel #democratie #abus_de_pouvoir

  • Le régime de la police administrative
    http://lesactualitesdudroit.20minutes-blogs.fr/archive/2016/02/08/l-etat-d-urgence-une-atteinte-aux-libertes-9259

    Nous ne sommes plus dans le registre de la police judiciaire, c’est-à-dire la police qui poursuit les auteurs d’infractions. Nous sommes dans celui de la police administrative, gardienne de l’ordre public et qui agit dans le cadre de la prévention. Aussi, ne pas avoir commis d’infraction n’est plus le critère. Une personne peut très bien être parfaitement être en règle avec la loi pénale et pour autant faire l’objet d’une mesure relevant de l’état d’urgence, à commencer par la perquisition du domicile ou l’assignation à résidence. Source : Actualités du droit

    • Dans le régime de #droit commun, chacun peut faire ce qu’il veut tant qu’il n’a pas violé la #loi. La loi, œuvre de la majorité parlementaire, inscrite dans le respect des principes fondamentaux, liste un certain nombre de comportements asociaux définis comme des infractions. Celui qui ne veut pas avoir affaire à la #justice est averti : il profite de toutes les #libertés et organise sa vie comme il l’entend, sous la seule réserve de ne pas commettre des actes entrant dans les qualifications pénales. Ce régime conjugue la protection des libertés et la défense de l’ordre public : la loi définit l’interdit, et c’est à chacun d’organiser son comportement en fonction. Celui qui décide de commettre des infractions sait qu’il va en répondre ; celui qui ne commet pas d’infraction n’aura jamais à faire à la répression pénale. Tout va bien.

      Avec l’état d’urgence, ce modèle bascule. Nous ne sommes plus dans le registre de la #police judiciaire, c’est-à-dire la police qui poursuit les auteurs d’infractions. Nous sommes dans celui de la police administrative, gardienne de l’ordre public et qui agit dans le cadre de la prévention. Aussi, ne pas avoir commis d’infraction n’est plus le critère. Une personne peut très bien être parfaitement être en règle avec la loi pénale et pour autant faire l’objet d’une mesure relevant de l’état d’urgence, à commencer par la perquisition du domicile ou l’assignation à résidence.

      Les personnes qui ont été l’objet de ces mesures sont d’ailleurs toutes dans cette logique. Passé les premiers jours, elles attentent une convocation par la police ou un juge pour s’expliquer sur les faits qui leur sont reprochés, et démontrer qu’elles sont en règle avec la loi. Mais cette convocation ne vient qu’exceptionnellement, quand à l’occasion de la perquisition ont été trouvé des biens ou des documents qui révèlent l’existence d’une infraction. Statistiquement, ces cas ont très rares, et les infractions poursuivies sont des affaires de droit commun : produits stupéfiants, armes, biens de contrefaçon… Pour plusieurs milliers de perquisitions, on n’a évoqué que trois informations judiciaires pour des actes liés au terrorisme, et rien n’a été dit sur leur ampleur réelle. Le lot commun de ces perquisitions/assignations à résidence, ce sont des actes restant sans suite.

      Les personnes engagent des recours devant le juge, qui est celui de la juridiction administrative, et vient alors ce dialogue :

      – Je conteste les perquisitions et l’assignation à résidence car j’ai toujours respecté la loi. Je n’ai pas commis une infraction et j’aimerais savoir les griefs qui me sont reprochés.

      – Mais il n’y a pas de griefs, et pas d’infraction : vous est en règle avec la loi, sinon vous auriez été poursuivis devant le juge judiciaire.

      C’est cela l’état d’urgence : être en règle avec la loi ne suffit pas, il faut en plus que le ministère de l’intérieur ne vous considère pas comme une menace pour l’ordre public. On voit toute l’évolution, et le recul du champ de liberté. Mais avec Hollande-El Blanco-Icone, ça s’est aggravé.

      #état_urgence