A Porto Rico, « territoire sanctuaire » pour les immigrés, la politique répressive de Donald Trump met à mal la coexistence
Par Jean-Michel Hauteville (San Juan (Porto Rico), envoyé spécial)
Depuis le début du mandat de Donald Trump, plus de 500 migrants ont été arrêtés dans cette île des Caraïbes sous souveraineté américaine. Une situation inédite sur ce territoire hispanophone, traditionnellement bienveillant envers les sans-papiers venus d’Amérique latine.
Malgré la quiétude apparente, les habitués ne s’y trompent pas : depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, la peur rôde autour de cette petite esplanade triangulaire, agrémentée d’arbres et de sculptures, située au cœur du Barrio Obrero (« quartier ouvrier ») de la capitale portoricaine. Ce secteur populaire du district de Santurce est emblématique de la longue tradition d’immigration en provenance des pays voisins des Caraïbes et d’Amérique latine sur cette île hispanophone. Peuplée de 3,2 millions d’habitants, cette dernière se trouve sous souveraineté américaine, avec le statut ambigu d’« Etat libre associé ». Et ici plus qu’ailleurs, sur ce territoire grand comme la Corse, le durcissement de la politique migratoire de Washington s’est brutalement fait ressentir.
« La vie a changé ici. Il n’y a plus d’ambiance », grimace Filès, un demandeur d’asile haïtien de 40 ans, attablé avec son ami Eriel, 37 ans. Originaires de Jacmel, ville du sud d’Haïti, les deux hommes n’ont pas souhaité révéler leur identité complète. Arrivés à Porto Rico début 2024, au terme d’une périlleuse traversée d’une journée en yole depuis les rivages de la République dominicaine, où ils ont laissé leur compagne et leurs enfants, ils travaillent désormais sur les chantiers de San Juan, à l’instar d’un grand nombre d’immigrés. Eriel acquiesce en désignant les tables vides autour de lui. « Avant, il y avait beaucoup plus d’animation, des stands de nourriture, de la musique », se remémore le trentenaire.
Moins d’une semaine après l’investiture de Donald Trump, et la signature, dans la foulée, par le président américain, d’un décret anti-immigration, les premières arrestations ont bouleversé le quotidien paisible du Barrio Obrero. Le 26 janvier, en pleine journée, des agents fédéraux américains en uniforme ont effectué une descente aux abords de la placita (« petite place ») Barcelo. « C’était choquant : ils sont venus près d’ici avec des véhicules militaires », témoigne José Rodriguez, résident bien connu dans le quartier et président du Comité dominicain des droits humains, une organisation de défense des droits des migrants à San Juan. « Ils ont défoncé les portes des appartements des familles d’immigrés dominicains. Sans mandat d’un juge », s’afflige l’athlétique militant de 62 ans, rencontré sur l’esplanade.
Lors de cette première opération, quelque 47 personnes ont été arrêtées, selon un bilan des autorités fédérales américaines communiqué par les médias locaux. Ces immigrés, placés en détention à la prison fédérale de Guaynabo, en banlieue de San Juan, « n’avaient pas de statut migratoire [régularisé] sur le territoire des Etats-Unis » et « avaient commis des délits à Porto Rico », avait assuré le soir même, lors d’une interview télévisée, Rebecca
Pourtant, les jours suivants, les sites d’information ont relayé plusieurs témoignages contredisant ces affirmations : deux frères haïtiens en situation régulière et sans histoires, libérés de prison au bout de trois jours de calvaire ; un quinquagénaire dominicain, titulaire d’un titre de résident permanent, arrêté avant d’avoir eu le temps de montrer ses papiers ; une mère de famille dominicaine en cours de naturalisation, dont les proches sont restés sans nouvelles pendant plusieurs semaines…« La majorité des personnes détenues n’ont pas de casier judiciaire, ni de procédure en cours devant les tribunaux », dénonce Alvaro Nuñez, avocat spécialiste des questions migratoires, venu saluer son ami José Rodriguez. Les autorités ont « agi de manière indiscriminée, avec des conséquences sur des personnes qui travaillent, qui ont toute leur vie ici », s’offusque l’avocat.
Depuis janvier, les redadas (« coups de filet ») menées par les agences fédérales américaines à Porto Rico, dont celle chargée de la surveillance des frontières et de l’immigration (ICE), se sont multipliées sur l’île des Grandes Antilles. Quelque 552 personnes ont d’ores et déjà été arrêtées depuis le début de l’année, selon le décompte officiel arrêté au 5 juin, révélé par le média en ligne Centro de Periodismo Investigativo. C’est cinq fois plus que durant toute l’année 2024. Ces immigrés sont « majoritairement de nationalité dominicaine et haïtienne, mais aussi mexicaine et vénézuélienne », avait précisé Rebecca Gonzalez-Ramos fin mai. Le 30 mars, une intervention d’ICE dans la localité de Toa Baja a tourné au drame : un ressortissant dominicain de 52 ans est tombé du toit d’un immeuble où il s’était caché. Hospitalisé, le malheureux a fini par succomber à ses blessures, le 4 mai.
Lors de la plus récente opération de grande envergure, le 8 mai, pas moins de 53 ouvriers, parmi lesquels sept femmes, tous de nationalité dominicaine, étaient arrêtés sur le chantier de l’hôtel La Concha Renaissance, établissement quatre étoiles situé aux abords de la célèbre plage de Condado. A cette date, les autorités fédérales américaines indiquaient avoir arrêté 67 immigrés accusés de délits « graves », soit moins de 20 % du total des sans-papiers détenus.
La prison de Guaynabo étant désormais saturée, les services de lutte contre l’immigration « ont renvoyé en République dominicaine 28 ouvriers de La Concha. Il y en a vingt à Miami, d’autres à San Antonio, au Texas, et d’autres ont été relâchés », énumère José Rodriguez. « On les met où on trouve de la place. Du coup, il y a des familles qui ont été séparées », s’émeut le militant des droits des personnes immigrées. « La pratique habituelle du gouvernement des Etats-Unis, c’est de transférer hors de Porto Rico quasiment tous les migrants arrêtés », confirme Annette Martinez-Orabona, directrice exécutive de l’ACLU Porto Rico, la branche locale de l’Union américaine pour les libertés civiles, organisation non gouvernementale (ONG) de défense des droits humains. « Après leur arrestation, ils peuvent rester sur l’île entre vingt-quatre et soixante-dix-huit heures, puis sont transférés » sur le continent, poursuit cette avocate.
Ce brusque tour de vis migratoire va à l’encontre de la tradition de bienveillance envers les immigrés clandestins – en particulier les hispanophones d’Amérique latine – qui a longtemps prévalu sur cette terre métissée, ancienne colonie espagnole annexée par les Etats-Unis en 1898. « Porto Rico était perçu comme un territoire sanctuaire », assure Fermin Arraiza Navas, le directeur juridique d’ACLU Porto Rico. « Notre politique, c’est de traiter [les étrangers] comme nos semblables, quelle que soit leur nationalité », poursuit l’affable avocat. « A plus forte raison quand on a un fort lien linguistique et culturel, comme avec nos frères de la République dominicaine. »
Ainsi, le gouvernement portoricain a créé un permis de conduire spécial pour les étrangers en situation irrégulière. Ceux-ci seraient, selon l’ONG, « entre 150 000 et 200 000 sur toute l’île ». Au bout d’une année de présence sur le territoire, les sans-papiers peuvent faire la demande de cette précieuse licencia, qui leur permet d’acquérir un véhicule ou d’ouvrir un compte en banque. Mais ce dispositif généreux s’est retourné contre ses bénéficiaires. « Ça a permis de ficher les gens », déplore M. Arraiza : dans plusieurs cas, les agents fédéraux ont utilisé ces permis pour retrouver leurs détenteurs. Ce spécialiste des droits civiques fustige la passivité de la gouverneure de Porto Rico, Jenniffer Gonzalez Colon, arrivée au pouvoir début janvier et ouvertement favorable au nouveau président. « Elle fait tout ce que lui demande le gouvernement des Etats-Unis, ce que lui dit le président Trump, pour éviter de perdre des financements fédéraux, regrette M. Arraiza. Cela met en situation de grande précarité la communauté dominicaine et les personnes migrantes. »
En effet, de nombreux sans-papiers, terrorisés, se cloîtrent chez eux, selon les organisations locales. L’absentéisme est monté en flèche dans les écoles, mais aussi au travail, dans les secteurs qui recourent à la main-d’œuvre immigrée. « Le bâtiment est l’un des secteurs les plus touchés, tout comme la restauration », constate Luis Pizarro Otero, le président de la chambre de commerce de Porto Rico, qui plaide auprès du gouvernement fédéral pour des « solutions migratoires pour les emplois saisonniers ». Face à cette vague de répression inédite, au Barrio Obrero, la solidarité s’organise. Comme chaque lundi midi, plusieurs dizaines de personnes défavorisées – portoricaines ou étrangères – reçoivent un repas gratuit au sous-sol, chaleureusement décoré, de l’église méthodiste Saint-Paul, tout près de la place Barcelo. Une enceinte diffuse des hymnes évangéliques enjoués. « Cette église est un lieu sûr, un sanctuaire, et le restera », dit, sur un air d’évidence, la pasteure Nilka Marrero Garcia, qui dénonce sans ambages les méthodes de « profilage racial » des agents fédéraux. « Lorsqu’il y a des descentes de la “migra”, on s’enferme, ici, avec dix, douze personnes, pendant des heures », confie la révérende de 72 ans. Son regard bleu gris s’emplit d’une infinie compassion. « On a de la nourriture, de l’eau. On éteint les lumières, et on attend. »
Grâce à la participation d’une douzaine de bénévoles, la paroisse apporte un soutien précieux aux immigrés en détresse. « Dans le domaine de l’assistance juridique, on a suivi 48 dossiers depuis janvier », souligne la pasteure. La congrégation a également fourni « 350 sacs de courses et 2 500 repas chauds » aux personnes qui n’osent plus sortir.D’autres acteurs locaux ont mis l’accent sur l’information des habitants du quartier quant à leurs droits. « On a expliqué aux gens la différence entre les types de mandat : pour entrer chez vous, les agents de l’ICE doivent avoir un mandat bien précis », relate la journaliste et poétesse Ana Castillo Muñoz, dans un bar branché du district voisin de Rio Piedras. « Après la première descente, on a fait tout un travail de terrain », poursuit cette fille d’immigrés dominicains de 35 ans, originaire du Barrio Obrero, ses longs rajouts noués en un chignon à la mode.
Aux yeux de l’autrice du recueil Corona de flores (EDP University, 2021, non traduit), la situation des migrants à Porto Rico n’est pas près de s’améliorer. « Je pense que les politiques migratoires de Trump resteront tout aussi agressives. Donc nous devons nous organiser, éduquer les gens, nous soutenir les uns les autres », exhorte Ana Castillo Muñoz, qui conclut avec défiance : « L’Etat ne fera rien pour préserver le “sanctuaire” à Porto Rico, étant donné notre statut colonial. Le sanctuaire portoricain, c’est au peuple de le défendre. »