A #Damas, le café #Rawda, « salon » des #opposants et des #artistes #exilés de retour en #Syrie
▻https://www.lemonde.fr/international/article/2025/01/31/a-damas-le-cafe-rawda-salon-des-opposants-et-des-artistes-exiles-de-retour-e
A Damas, le café Rawda, « salon » des opposants et des artistes exilés de retour en Syrie
Par Laure Stephan (Damas, envoyee speciale)
REPORTAGE
L’établissement, ouvert dans les années 1930, à deux pas du Parlement syrien, a été le témoin des tumultes de la vie politique du pays. C’est aujourd’hui le lieu des retrouvailles des membres de l’intelligentsia, ceux restés dans le pays malgré la guerre et ceux partis à l’étranger.
Adnan Alaoda se sent chez lui au café Rawda de Damas, rue Al-Abed. « C’est comme un salon, une pièce à vivre au centre de la ville », estime le poète et scénariste. Depuis que cet ancien exilé est revenu en Syrie, le 8 janvier, un mois après la chute de Bachar Al-Assad, il y passe ses journées dans le nuage de fumée de cigarettes et de narguilés qui plane sur la grande salle, où se croisent anonymes et artistes. Là, intellectuels et opposants ayant fui le régime, de retour ou de passage au pays, retrouvent des amis et des souvenirs.
Adnan Alaoda évoque les séances d’écriture de scénarios, avec des pairs, autour de tasses de café et de thé, avant de quitter la Syrie en 2013, par refus de cautionner la guerre dans laquelle avait sombré le pays, après la répression de la révolte populaire de 2011. « Aujourd’hui, on parle de culture et de politique : quelle direction emprunte le nouveau gouvernement [de Hayat Tahrir Al-Cham, l’autorité de facto], civile ou islamiste ? Comment former des syndicats ? Comment construire la paix civile ? C’est comme un Parlement populaire, explique-t-il. On doit tout reconstruire de zéro, après plus de cinquante ans d’un régime construit autour d’une famille mafieuse. »
Depuis le 8 décembre 2024, moments festifs et discussions publiques alternent dans le café Rawda, sous des guirlandes de fanions vert, blanc, noir, frappés de trois étoiles, les couleurs de la nouvelle Syrie. L’ancien député Riad Seif, tout comme l’acteur Jamal Suliman et l’écrivain Yassine Al-Haj Saleh, trois figures de proue de l’ex-opposition, tous revenus d’exil, fréquentent le lieu. L’ambiance s’est rajeunie : de jeunes hommes de Damas, qui limitaient leurs déplacements pour échapper au service militaire, s’affichent désormais dans cet espace public.
Le vrai Parlement, aujourd’hui fermé, est à deux pas. Le café Rawda, ouvert en 1938, en fut un temps la succursale informelle : dans les années 1940-1960, les députés venaient y débattre, entre deux séances – et quelques coups d’Etat. « Damas avait alors la même énergie que Beyrouth, avec des cinémas, des cafés rassemblant intellectuels et élus », explique Ahmad Kozoroch, l’actuel propriétaire du café. C’est son père qui l’avait acquis en 1970, quelques mois avant le putsch qui a conduit Hafez Al-Assad au pouvoir. « Le caractère vibrant de Damas, et la vie des cafés, a décliné avec l’obsession sécuritaire du régime », poursuit celui qui a repris l’affaire familiale en 2020.
Les habitués se souviennent de la présence, du temps des Al-Assad, des agents des services de renseignement qui épiaient les conversations. « On chuchotait. C’est remarquable d’entendre chacun parler ici à voix haute aujourd’hui », se réjouit l’actrice Amana Wali, restée en Syrie tout au long de la guerre. Déjà en 2000-2001, « lors du “printemps de Damas” [éphémère phase d’ouverture du régime après l’accession au pouvoir de Bachar Al-Assad], le café Rawda avait été une plateforme d’échanges », se rappelle Fayez Sara, l’un des animateurs des débats de cette époque, ému de revoir Damas. Mais, en 2011, lorsque commencent les manifestations contre le régime, « l’activisme se passe dans la rue, pas au café : c’était trop dangereux ici », précise-t-il.
« Espoir d’un nouveau départ »
Commence l’exode des Syriens, fuyant les combats ou la menace d’une arrestation. Six millions de personnes quittent le pays, vers la Turquie, le Liban ou la Jordanie pour une majorité, le Golfe, l’Europe ou les Amériques pour d’autres. Parmi ces exilés figurent un grand nombre d’intellectuels et d’artistes. A Damas, le cercle des habitués du Rawda se réduit et ceux qui continuent à s’y rendre doivent faire profil bas. Amana Wali se rappelle des longs moments qu’elle y a passés avec le conteur de la tragédie syrienne, l’écrivain Khaled Khalifa, mort en 2023.
Aujourd’hui, le café Rawda héberge les retrouvailles entre ceux qui sont partis et ceux qui sont restés, endurant les traumatismes de la guerre et des privations. « On ne se juge pas. Chacun a vécu de grandes souffrances. Ceux qui sont partis ont connu le déracinement », raconte Amana Wali, attablée avec son amie Maya Al-Rahabi, qu’elle n’avait plus vue à Damas depuis la fuite en catastrophe de cette dernière en 2014, « une valise à la main ». « Je n’avais pas imaginé que je pourrais revenir un jour », commente Maya Al-Rahabi, toute à sa joie de parcourir la capitale. Vivant à Paris, elle ne sait pas encore si, et quand, elle rentrera pour de bon : « Y aura-t-il une place pour nous, militantes féministes ? »
« Damas était plus vibrante autrefois. Sa mélancolie se lit sur les visages de ses habitants. Les Syriens sont épuisés. Mais, aujourd’hui, il y a l’espoir d’un nouveau départ », commente Fayez Sara, parti en 2013. Journaliste à Londres au quotidien saoudien Asharq Al-Awsat, à vocation panarabe, il envisage pour l’instant de faire des allers-retours avec la Syrie et d’y lancer des projets sociaux.
Tout est encore fragile, instable
Quand vient le soir, la fièvre monte dans la grande salle, pleine à craquer. Un arbre est planté en son centre. De longues tablées rassemblent amis et familles, de la diaspora et de « l’intérieur ». Un homme joue furtivement de l’oud. Une femme chante au micro. L’assemblée se dresse, frappe dans ses mains, en ignorant les fausses notes. Des chants emblématiques de la révolte syrienne, comme Janna (« paradis ») résonnent dans les haut-parleurs. De vieux messieurs impassibles continuent de jouer à la tawlé (trictrac), dans l’autre salle qui donne sur la rue passante. Plusieurs fois, des combattants du nouveau pouvoir sont venus, sans armes, boire un café, se fondant dans la foule.
On se prend en photo, on se filme, avant de poster les images sur les réseaux sociaux. Les commentaires des internautes sont parfois acides, comme un rappel des divisions qui ont empoisonné l’opposition syrienne. « De telles réactions sont courantes, dans une période de renversement de régime, mais cela n’aide pas à refaire lien, regrette Amana Wali. J’espère que les artistes pourront envoyer un message de réconciliation. » Elle aimerait voir éclore des moussalsalat – les feuilletons du ramadan, genre dans lequel la Syrie excellait avant la guerre – qui parlent « de pardon ».
L’euphorie d’en avoir fini avec le régime Al-Assad, qui traverse le café Rawda, n’empêche pas les doutes. Tout est encore fragile, instable, avec un gouvernement de transition, un territoire divisé – le Nord-Est est sous contrôle kurde – et des voisins envahissants, la Turquie et Israël. « On ne sait rien de ce qui nous attend. Mais ça ne pourra pas être pire que ce que l’on a vécu, considère Ahmad Kozoroch, le propriétaire, qui avait quitté la Syrie de 2012 à 2020. Des armes sont encore présentes partout dans le pays. Il y a tant de défis. » Assis dans un coin, d’où il domine la grande salle, dans un canapé venu de la maison de ses parents, il reprend : « Y aura-t-il des restrictions apportées à la mixité ici, ou à la consommation de narguilé ? »
Revenu des Pays-Bas, Adnan Alaoda, le poète et scénariste, a posé ses valises pour de bon, au cœur de ce qui l’inspire : la société syrienne. Le retour est désormais son principal thème de travail. « Les moments de retrouvailles au café Rawda offrent l’illusion à la diaspora de n’être jamais partie, estime-t-il. Le vrai retour, ce sera quand les #Syriens des camps – d’Idlib, du Liban, de Jordanie, de Turquie – pourront revenir chez eux. » Un mouvement qui risque de prendre plusieurs années, tant le pays est en état de ruines.
Laure Stephan
Damas, envoyee speciale