Les élections régionales d’octobre en Hesse et en Bavière démontrent que l’#AfD n’est plus cantonné à l’est du pays et aux zones rurales. Une progression préoccupante alors que le scrutin européen de juin 2024 sera doublé d’élections locales dans neuf des seize Länder et que l’aile radicale a pris l’ascendant sur le parti.
Cela faisait vingt ans que Manfred Gerlach n’avait pas mis les pieds à Mödlareuth. A l’époque, cet assureur bavarois avait voulu montrer à son fils ce village de quarante habitants situé sur l’ex-frontière entre les deux Allemagnes et surnommé « le Petit Berlin » en raison du mur de béton qui le coupait en deux pendant la guerre froide. Mardi 3 octobre, c’est sans son fils mais vêtu d’un tee-shirt aux couleurs du parti Alternative pour l’Allemagne (AfD) qu’il est revenu à Mödlareuth, où la formation d’extrême droite organise depuis 2016 un rassemblement pour le Jour de l’unité allemande. A cinq jours des élections régionales en Bavière et en Hesse, le rendez-vous, cette année, a tout d’une veillée d’armes. Manfred Gerlach ne s’en cache pas : « Les incompétents qui mènent notre pays à sa ruine doivent comprendre que leur temps est compté. Le peuple allemand a trop longtemps été soumis. Aujourd’hui, il relève la tête », s’enthousiasme le sexagénaire, en sortant de son sac à dos une banderole marquée du slogan : « Notre pays d’abord ! »
« Reprenons notre destin en main ! » , « Brisons nos chaînes ! », « Entrons en résistance ! »… Ce 3 octobre, ces injonctions sont martelées jusqu’à plus soif par les orateurs qui se succèdent à la tribune, opportunément dressée face au mur qui divisait Mödlareuth avant 1989 et dont un pan a été conservé en guise de mémorial dans ce village aujourd’hui à cheval entre les Länder de Bavière et de Thuringe. En ce 33e anniversaire de la réunification, la mise en scène ne doit rien au hasard. Au cœur du discours de l’AfD figure l’idée que l’Allemagne est une « dictature », que ses citoyens sont des « sujets » et qu’une nouvelle « révolution pacifique »est nécessaire, comme celle qui fit tomber le mur de Berlin.
Pour son dernier grand meeting de campagne, c’est ce message qu’est venue marteler la tête de liste AfD en Bavière, Katrin Ebner-Steiner : « Les gouvernements ont érigé un nouveau mur autour de nos opinions. Ils ont construit un Etat de surveillance d’une perfection insoupçonnée. Ils nous harcèlent sur tous les canaux avec leur “culte de la culpabilité”. Ils nous imposent une invasion de masse venue d’Afrique et d’Asie, une pseudoscience du genre et un socialisme climatique globalo-wokiste qui ne doit s’appliquer qu’à nous et non aux élites internationales qui veulent continuer à faire le tour du monde en jet privé. Partout, ils qualifient d’ennemis de la démocratie les gens qui aiment leur pays, acceptent l’ordre immuable de la nature et ne veulent pas de travestis habillés en cuir dans les écoles maternelles. Or, c’est le contraire qui est vrai. Les vrais démocrates de ce pays, c’est nous ! »
Ce 3 octobre, Katrin Ebner-Steiner se garde de toute prédiction chiffrée pour les élections à venir. Dans le public, beaucoup estiment que les intentions de vote pour l’AfD – 16 % en Hesse et 14 % en Bavière – ont été gonflées par les instituts de sondage afin d’effrayer les électeurs et de les inciter à voter pour les « vieux partis du système ». Mais, le 8 octobre, les résultats de l’extrême droite dépassent les pronostics. En Hesse, l’AfD arrive deuxième derrière l’Union chrétienne-démocrate (CDU) avec 18,4 % des voix, soit 5,3 points de plus qu’aux régionales de 2018. En Bavière, il obtient 14,6 % (+ 4,4 points), ce qui le place en troisième position derrière l’Union chrétienne-sociale (CSU) et le parti ultraconservateur des Freie Wähler (Electeurs libres).
« Un parti populaire »
Si l’AfD a l’habitude de faire des scores plus élevés en ex-Allemagne de l’Est, où il a remporté en juin son premier arrondissement(dans la ville de Sonneberg, en Thuringe) et sa première mairie (Raguhn-Jessnitz, en Saxe-Anhalt), c’est la première fois qu’il atteint de tels niveaux dans des Länder de l’Ouest. « Nous sommes désormais un parti populaire[« Volkspartei »] à l’échelle de toute l’Allemagne » , triomphe Alice Weidel, sa présidente, au lendemain de ce double scrutin.
Il est difficile de lui donner tort. A l’évidence, les résultats de l’AfD en Bavière et en Hesse ont une portée nationale. D’abord à cause du poids démographique de ces Länder, qui totalisent près de 20 millions d’habitants, soit un quart de la population du pays. Ensuite, parce qu’ils confirment ce que les instituts de sondage mesurent à l’échelle de toute l’Allemagne : une poussée sans précédent de l’extrême droite dans les intentions de vote. Alors qu’il stagnait autour de 10 % depuis le début de la pandémie de Covid-19, l’AfD a vu sa courbe remonter sans discontinuer à partir de l’été 2022. Si des élections législatives avaient lieu aujourd’hui, il recueillerait entre 21 % et 23 % des voix, d’après les dernières enquêtes. Un score sans comparaison avec ceux qu’il a obtenus aux législatives de 2017 (12,6 %) et de 2021 (10,3 %).
Inversement proportionnelle à l’effondrement des partis de la coalition du chancelier Olaf Scholz (sociaux-démocrates du SPD, Verts et libéraux du FDP), qui totalisent à eux trois moins de 40 % des intentions de vote, la montée de l’AfD s’étend sur quasiment tous les territoires, alors même que le parti ne revendique que 34 000 adhérents, soit dix fois moins que le SPD ou la CDU. Certes, l’extrême droite reste très marginale dans les grandes agglomérations, mais, ailleurs, sa progression est spectaculaire.
En Bavière, par exemple, en 2018, l’AfD avait obtenu plus de 13 % dans une dizaine de circonscriptions sur quatre-vingt-dix. Le 8 octobre, il a dépassé ce seuil dans une soixantaine de circonscriptions. « Il y a cinq ans, il était facile d’identifier sur une carte la zone de force de l’AfD : c’était l’est de la Bavière, du côté de la frontière tchèque, une région de petites villes, à l’écart des grandes voies de circulation et traditionnellement très conservatrice , explique Tassilo Heinrich, chercheur en science politique à l’université de Ratisbonne. Cinq ans plus tard, le vote AfD est beaucoup moins circonscrit géographiquement. Il s’est étendu au nord de la Bavière, dans d’anciens bastions sociaux-démocrates touchés par une certaine désindustrialisation, mais a aussi continué de progresser dans des zones plus dynamiques et a priori peu favorables à ce type de parti, comme autour d’Ingolstadt, ville industrielle et universitaire où il a atteint 17 % des voix. »
Un électorat plus divers
Sur le plan sociodémographique, l’électorat de l’AfD est également plus divers qu’il ne l’était. Il y a quelques années, le parti d’extrême droite séduisait très majoritairement des hommes peu diplômés âgés de 35 à 60 ans. Aujourd’hui, les femmes restent sous-représentées parmi ses électeurs, mais le parti a fortement progressé auprès de catégories qu’il avait du mal à toucher jusque-là, comme les retraités et les jeunes. En Hesse, le 8 octobre, 18 % des 18-24 ans ont ainsi voté pour l’AfD, soit près de deux fois plus qu’en 2018, le hissant en deuxième position derrière la CDU, mais devant les Verts qui, il y a cinq ans, avaient fait des scores bien supérieurs à ceux de l’extrême droite dans cette tranche de l’électorat.
Politiquement, enfin, le champ magnétique de l’AfD s’est élargi. Dans les années 2015-2020, le parti d’extrême droite attirait principalement des abstentionnistes et d’anciens électeurs de la CDU-CSU qui ne se reconnaissaient pas dans la politique d’Angela Merkel (2005-2021), jugée trop centriste. Désormais, les choses sont moins claires : en Hesse, sur les 140 000 électeurs que l’AfD a gagnés entre 2018 et 2023, 52 000 avaient voté pour la gauche ou les écologistes, 46 000 s’étaient abstenus et 17 000 avaient voté pour la CDU il y a cinq ans. « Les dernières élections montrent que le portrait-robot de l’électeur AfD typique – un homme en colère, autour de la cinquantaine, qui a fait peu ou pas d’études et vit dans une région reculée d’ex-Allemagne de l’Est – ressemble moins à ça aujourd’hui. L’AfD est en train de devenir un parti attrape-tout, capable de parler aux jeunes, aux ouvriers, aux employés, aux artisans, aux petits chefs d’entreprise et à des électeurs qui viennent de tous les bords du paysage politique » , résume Tassilo Heinrich.
Si l’électorat de l’AfD s’est diversifié, c’est parce que le parti lui-même a élargi le spectre de ses thématiques. Lors de sa fondation, en 2013, sa principale revendication était la sortie de l’euro et le retour du deutschemark. Deux ans plus tard, l’arrivée en Allemagne d’un million de demandeurs d’asile venus du Moyen-Orient a mis la lutte contre l’immigration en tête de ses priorités. Aujourd’hui, ses chevaux de bataille sont beaucoup plus nombreux. En témoigne la variété des slogans que l’AfD a inscrits sur ses affiches électorales, en juin, dans l’arrondissement de Sonneberg : « Abolir l’euro » , « Fermer les frontières », « Protéger les femmes contre l’islam » , « Supprimer la redevance », « Contre les éoliennes mais pour le diesel », « Contre les sanctions mais pour du gaz russe bon marché ».
Quel est le point commun de toutes ces revendications ? « Si je devais résumer ce que nous voulons, je dirais : tout simplement retrouver notre vie d’avant », explique Falko Graf, président de la section AfD de Sonneberg, avant de décrire cet « avant » tant regretté : « Avant l’ouverture des frontières par Mme Merkel, quand nous pouvions choisir qui entrait chez nous ; avant la guerre en Ukraine, quand nous étions en paix avec la Russie, qu’il n’y avait pas d’inflation et qu’il n’était pas nécessaire de gagner des mille et des cents pour vivre décemment ; avant l’arrivée des Verts au gouvernement, quand on n’était pas pointé du doigt si on roulait en voiture et qu’on aimait la viande ; avant la pandémie, quand on pouvait circuler où on voulait et qu’on était libre de se faire vacciner ou pas. »
Domination de l’aile radicale
Le soir où nous le rencontrons, début octobre, Falko Graf porte un tee-shirt où l’on peut lire « Sonneberg zeigt Gesicht » (« Sonneberg montre son visage »), un collectif de « citoyens avertis », fondé en 2020 pour protester contre les restrictions anti-Covid-19 et qui a repris du service, il y a quelques mois, pour protester contre la flambée des prix de l’énergie, contre le projet de loi du gouvernement sur la rénovation des systèmes de chauffage et contre l’augmentation du nombre de demandeurs d’asile (+ 77 % entre janvier et août par rapport à la même période en 2022).
Ce soir-là, à la nuit tombée, ce sont plusieurs dizaines de personnes qui répondront à l’appel du collectif, défilant sifflets en bouche dans les rues désertes de la petite ville de Sonneberg (23 000 habitants), avant de rejoindre la place de la mairie. Là, devant une foule encore plus importante – près de 400 personnes au total –, quelques orateurs se succéderont au micro pour réclamer l’instauration d’un « tribunal pénal international » destiné à « juger pour crimes contre l’humanité les responsables de la politique de vaccination » , demander le départ d’un gouvernement qui préfère « dépenser de l’argent pour aider l’Ukraine à faire la guerre plutôt que pour lutter contre l’inflation ici en Allemagne » , et fulminer contre « la Banque centrale européenne qui appauvrit les Allemands ».Point notable : ce sont les ministres écologistes – Annalena Baerbock avec sa « politique étrangère féministe » et Robert Habeck avec sa « politique économique absurde » –qui sont le plus hués, davantage qu’Olaf Scholz, dont le nom est à peine prononcé, une grande différence avec les années Merkel où c’était elle, la chancelière, qui était la cible de l’AfD. On s’en étonne auprès d’un jeune homme venu avec une banderole à l’effigie de M. Habeck grimé en « clown vert ». Explication : « Scholz est le chancelier le plus faible que l’Allemagne a connu. Mais c’est difficile de taper sur lui, car on ne sait pas ce qu’il pense ni ce qu’il fait. »
En Thuringe, où se trouve l’arrondissement de Sonneberg conquis en juin par le parti d’extrême droite, celui-ci pourrait arriver en tête aux prochaines élections, prévues le 1er septembre 2024 : dans les derniers sondages, l’AfD est crédité de 32 % des voix, 10 points de plus que Die Linke (« La Gauche », qui dirige l’exécutif régional) et que la CDU, dans l’opposition. Cette progression est d’autant plus remarquable que, depuis le dernier scrutin, en 2019, où l’AfD a obtenu 23 %, sa fédération thuringeoise a été mise sous surveillance par l’Office de protection de la Constitution (Verfassungsschutz) pour « atteintes aux principes de l’Etat de droit », « violations des règles de la démocratie » et « révisionnisme historique ».
Chef de l’AfD dans ce Land d’ex-Allemagne de l’Est, Björn Höcke est le représentant de l’aile la plus radicale du parti à l’échelle nationale. Agé de 51 ans, cet ancien professeur d’histoire doit comparaître devant un tribunal pour avoir lancé, lors d’un meeting, la formule « Alles für Deutschland » (« tout pour l’Allemagne »), qui était le slogan des SA, l’organisation paramilitaire nazie. L’homme est un habitué de ce genre de références. Dans une enquête publiée le 20 septembre, l’hebdomadaire Die Zeit rappelait que ses discours puisaient volontiers dans le vocabulaire du IIIe Reich, que ce soit pour ironiser sur le besoin d’ « espace vital »(« Lebensraum ») de la population, pour dénoncer les partis politiques « dégénérés »(« entartet ») ou pour qualifier un ministre de « corrupteur du peuple » (« Volksverderber »), expression utilisée par Hitler dans Mein Kampf à propos des juifs…
Au fil des années, les représentants de l’aile radicale de l’AfD ont étendu leur domination sur le parti, au détriment des plus « modérés » dont plusieurs figures importantes ont claqué la porte au gré des purges et des révolutions de palais qui ont secoué le mouvement depuis sa fondation en 2013. Le congrès organisé à Magdebourg, cet été, en vue des élections européennes du 9 juin 2024 en a été l’illustration.
Eurodéputé sortant, le candidat qui a été investi comme tête de liste, Maximilian Krah, a été suspendu du groupe Identité et Démocratie au Parlement européen, dans lequel l’AfD siège avec le Rassemblement national, pour avoir soutenu Eric Zemmour face à Marine Le Pen lors de la présidentielle française de 2022. Parmi ses colistiers, l’un s’est inquiété des « gangs musulmans » qui contribuent à la « décadence de l’Europe » , un autre a qualifié les homosexuels et les personnes transgenres de « baiseurs d’enfants tolérés par l’Etat » , et une troisième a prôné la « remigration » des étrangers, concept cher à l’extrême droite identitaire, affirmant que les « changements de population sont plus importants que le changement climatique » . Comme invité d’honneur de son congrès, l’AfD avait convié le député bulgare Kostadin Kostadinov, président du parti ultranationaliste Revival (Renaissance), proche du Kremlin, viscéralement anti-OTAN et connu pour avoir qualifié les Roms de « parasites »et de « vermines inhumaines »…
« Le discours de l’AfD n’a cessé de se durcir année après année, ses positions n’ont jamais été aussi radicales, mais cela ne l’empêche pas de progresser, bien au contraire » , observe Axel Salheiser, professeur de sociologie politique à l’université d’Iena et directeur scientifique de l’Institut pour la démocratie et la société civile (IDZ), spécialisé dans la lutte contre l’extrême droite. A la différence du RN qui, en France, a fait de la « dédiabolisation » la condition de sa notabilisation dans l’espoir de conquérir le pouvoir, l’AfD gagne du terrain en se radicalisant.
Une poussée irrésistible ?
En Bavière et en Hesse, plus de 80 % des électeurs ayant voté pour l’AfD disent qu’il leur est égal que ce parti soit d’extrême droite. Et dans ces deux Länder, la part des électeurs ayant voté pour l’AfD par adhésion à ses idées, et non en signe de protestation contre les autres partis, a progressé d’environ 10 points en cinq ans. « Ces chiffres doivent nous alerter. Une part de plus importante de la population allemande vote en pleine connaissance de cause pour un parti qui profère des contrevérités, propage des idées complotistes et rêve de remplacer la démocratie pluraliste par un pouvoir autoritaire et nationaliste » , poursuit Axel Salheiser.
La poussée de l’AfD est-elle pour autant irrésistible ? Les dernières élections en Bavière et en Hesse ont montré que le parti d’extrême droite a fait des scores particulièrement élevés dans des zones où les partis traditionnels ont été affaiblis par des querelles internes ou des affaires judiciaires, ou dans des localités qui se sont vu imposer l’installation de foyers de réfugiés contre l’avis de leurs habitants. A l’inverse, l’AfD a perdu ces dernières semaines deux élections municipales partielles – à Nordhausen (Thuringe) et Bitterfeld-Wolfen (Saxe-Anhalt) – qui lui semblaient acquises. Dans les deux cas, les maires sortants ont été réélus au second tour alors qu’ils étaient largement devancés par l’AfD au premier. « Ce qui s’est passé dans ces deux villes moyennes est intéressant : même là où l’extrême droite fait 35 %-40 % des voix, les électeurs préfèrent in fine reconduire des sortants qu’ils connaissent plutôt que des candidats qui, certes, expriment leurs colères mais n’ont pas démontré leur capacité à gérer une collectivité locale » , explique Axel Salheiser.
Intéressant mais pas forcément rassurant : le 9 juin 2024, jour des élections européennes, les Allemands voteront également pour leurs maires et leurs conseillers d’arrondissement dans neuf des seize Länder du pays, dont ceux d’ex-Allemagne de l’Est. Or, le nombre d’élus qui ne se représenteront pas pourrait atteindre un niveau record, souligne le chercheur, qui prévient : « Dans des tas de communes et d’arrondissements, la prime au sortant, cette fois, ne jouera pas. A un an des élections législatives, cela risque d’offrir un vrai boulevard à l’AfD. »