Je vais vous raconter un peu de sa vie et notre conversation, révélatrice de pourquoi l’aide active à mourir, dans le contexte actuel, est une honte.
Plutôt qu’une vie digne, on parle de mort digne, et c’est à gerber.
Mme C. a 93 ans.
Je la suis depuis son entrée en EHPAD, il y a 3 ans, EHPAD dans lequel je n’enverrai pas mon pire ennemi, que ce soit pour y travailler ou pour y être résident. On en reparlera plus loin.
Elle est presque aveugle à cause d’une DMLA et ne marche plus depuis lgtps.
Je suis allée voir Mme C. pour la visite trimestrielle. Son état est stable, hormis sa vue, son handicap moteur, et sa grande souffrance psychique, elle va « plutôt bien ».
Elle marchait avant d’entrer en EHPAD, mais des mois confinée au fauteuil ont aggravé son état.
Après l’avoir saluée, demandé si elle avait des problèmes à me signaler, examinée, je m’assois à côté d’elle pour lui demander si elle a des questions, comme à chaque fois.
J’approche mes mains et elle les saisit entre les siennes, comme a chaque fois.
« Combien de temps me reste-t-il à vivre, Docteur ?
– Je ne sais pas Mme. C’est toujours difficile de répondre à cette question. Votre coeur, vos poumons, vos reins fonctionnent bien. Je n’ai pas de raison de penser que vous pourriez mourrir bientôt. »
Ses yeux sont pleins de larmes
« Je ne veux plus vivre Dr. Je n’en peux plus. J’ai une demande à vous faire, je veux que vous me fassiez une piqûre. Je veux partir.
– Vous voulez une piqûre pour mourir, c’est bien ça que vous demandez ?
– Oui. Je n’en peux plus. Je ne veux plus vivre comme ça.
– Qu’est-ce qui rend votre vie insupportable au point de vouloir mourir ?
Elle pleure beaucoup.
– Tout. Tout est insupportable. Je ne vois personne de la journée. Juste pour les repas, le lever et le coucher. Et ce n’est pas voir des gens. Tout le monde souffre, ici.
– Tout le monde souffre, c’est à dire ?
– Les dames qui travaillent ici. Elles ont un mauvais travail. Je comprends, s’occuper des vielles personnes comme moi, nous nettoyer, c’est un mauvais travail. Personne ne veut s’occuper de gens comme moi. Je ne leur en veux pas.
– Elles vont vite. Certaines sont brutales, elle me font mal. Tous les matins j’angoisse de savoir qui sera là. Parfois je crie et ça les énerve bien sûr. Je comprends, je n’aime pas parler en mal des gens. Mais j’ai de l’arthrose, ça me fait très mal quand on me secoue. »
L’EHPAD dans lequel a été placée Mme C. est un lieu de maltraitance comme beaucoup d’EHPAD. Pour les personnels comme pour les résidents.
Les locaux sont vétustes, sentent l’urine, les fenêtres ferment mal, l’équipe connait un énorme turn over, la plupart ne sont pas formées.
Les résidents passent la plupart du temps dans leur chambre, sans aucune stimulation ou activité.
Ils dépérissent au sens propre. N’importe qui verrait son état de santé se dégrader en étant confiné dans 9m2, assis devant la télé. C’est encore plus vrai quand on est âgé.
Mme C. aurait pu continuer à marcher, pourrait écouter des livres audios et donner des cours de tricot avant que la dépression lui passe toute envie de pratiquer, raconter sa longue vie, partager ses meilleures recettes.
La vie de Mme C. est précieuse comme toutes les autres.
Dans un monde où nous avons choisi de mettre les personnes âgées et handicapées à part de la société, dans des structures maltraitantes de part leur fonctionnement même, et où les logiques comptables ont rajouté de l’horreur et de la déshumanisation à un quotidien déjà morne.
Dans un monde où nous avons choisi de fracasser les services publics et particulièrement le service public de santé, en nous répétant qu’il n’y a plus assez pour tout le monde alors que les grandes fortunes ne se sont jamais aussi bien portées.
Dans un monde où dans les pays qui ont autorisé l’aide active à mourir, le premier motif de recours n’est pas, contrairement à ce qu’on pourrait penser, les douleurs réfractaires aux traitements, les symptômes non contrôlés, mais bien le fait de ne pas vouloir être « une charge ».
Dans un monde où on refuse de penser, y compris à gauche et ça me révolte, le validisme crasse de notre société, le sous texte eugéniste, le profond lien avec le capitalisme, les discours nauséabonds sur « l’assistanat », un monde qui hiérarchise les bonnes et les mauvaises vies.
Dans ce monde, le « choix » d’avoir accès à l’aide active à mourir n’en est pas un.
On n’a pas le « choix » de mourir dignement quand il est impossible de vivre dignement.
Il n’y a pas de vie qui ne vaut pas la peine.
Par contre il y a des gens qui n’en peuvent plus.
C’est notre responsabilité collective de nous organiser pour que chacun puisse vivre dignement.
Tant que nous ne nous serons pas attelés sérieusement à cette tâche, et dans un contexte d’effondrement du système de soin , l’aide active à mourir est un pied dans la porte.
J’ai trop entendu les discours immondes de nos dirigeants sur les gens qui ne sont rien.
J’ai trop vu les dérives comptables dans nos manières de soigner.
Je vois très, très, très bien ce qui pourrait mal se passer.
Et ça me terrifie.
Force aux militants antivalidistes