Les agents des impôts aux premières loges du ras-le-bol fiscal
Selon la direction générale des finances publiques, 250 incidents se sont produits dans des #centres_des_impôts depuis le début du mouvement des « #gilets_jaunes ».
Le ras-le-bol fiscal, ce sont les agents des impôts qui en parlent le mieux. Eux qui sont quotidiennement confrontés à cette colère sourde, qui s’est manifestée de manière spectaculaire avec le mouvement des « gilets jaunes ». « On le ressent constamment, presque tous les jours », constate Laurent Hutin, représentant syndical Solidaires finances publiques. Pour ce contrôleur des impôts, qui travaille à Cambrai (Nord), le ras-le-bol fiscal a pris le visage de « cette petite mémé qui pleurait dans mon bureau, il y a quelques mois, parce qu’elle n’arrivait plus à payer ses impôts ». « Je n’avais jamais vu ça, soupire-t-il. On essaie de se blinder, mais la souffrance des gens, ça désarçonne… »
Les Français, qui détiennent le record d’Europe de la pression fiscale, ne veulent plus de taxes. Et pour que le message soit bien clair, certains « gilets jaunes » ont joint le geste à la parole en s’en prenant physiquement aux centres des impôts. Selon les chiffres transmis au Monde par Bercy, 250 incidents se sont produits en France depuis le début du mouvement, fin octobre. Cela va « des #dégradations de serrures à la pose de murs devant les entrées, plus quelques cas d’#incendies de poubelles et vitres brisées », détaille Bercy. Solidaires, le premier syndicat du secteur, en a dénombré « 136, dont 55 avec des dégradations matérielles importantes ».
Cela couvait depuis longtemps
Le 17 décembre, le centre des impôts de Thonon-les-Bains (Haute-Savoie) a été vandalisé : des vitres ont été brisées et un feu a été allumé. « Dix impacts de jets de pierre ou de coups de masse » ont été relevés sur la devanture, a constaté France Bleu Pays de Savoie. A Villefranche-de-Rouergue (Aveyron), « une balle de foin pourri » a été placée devant l’entrée du bâtiment, a relaté La Dépêche. Des actions plus violentes avaient eu lieu à Saint-Andiol (Bouches-du-Rhône), Castres (Tarn) ou Falaise (Calvados)…
Mais, en réalité, cela couvait depuis longtemps. « Le mouvement des “gilets jaunes” met sur la place publique un sentiment que l’on ressentait depuis longtemps », explique Laurent Hutin. Les agents des impôts sont aux premières loges, surtout lorsqu’ils sont à l’accueil, pour observer les affres du « consentement à l’#impôt ».
« Oui, on le vit, le ras-le-bol fiscal, témoigne Sophie, en poste dans la région parisienne, qui souhaite conserver l’anonymat. Les gens disent qu’ils ne veulent plus d’impôts. Or, c’est notre métier de les recouvrer… » D’où cette colère à laquelle ils sont parfois confrontés.
Même si certains contribuables font la part des choses : « On est le réceptacle d’une rancœur, mais pas la cible, relativise Sylvain, fonctionnaire en Corse. Le ras-le-bol fiscal, il existe, mais il n’est pas dirigé contre nous. On nous dit “on paie trop d’impôt, mais vous êtes logés à la même enseigne que nous…’’ »
Subtilités byzantines de la #fiscalité
Pour Sylvain, la complexité administrative accroît considérablement l’exaspération de citoyens considérant déjà qu’ils sont trop taxés. « J’ai en mémoire le cas d’une personne, raconte-t-il, qui avait obtenu gain de cause [après une réclamation]. Mais elle ne comprenait pas le courrier qu’on lui avait envoyé… Les gens ne comprennent plus le langage de l’administration. C’est frappant chez les jeunes : ils ne comprennent rien à ce qu’on leur dit. »
Mais, au-delà du langage, c’est surtout la complexité même de la fiscalité qui pollue les relations entre fonctionnaires et contribuables. « Ce sont les #impôts_locaux les plus compliqués à comprendre, déplore Yves Peyras, contrôleur des finances publiques à Toulouse. Selon que vous disposez d’une douche ou d’une baignoire, vous ne payerez pas le même montant de taxe sur votre logement… »
Sur ce point, la volonté du gouvernement de supprimer progressivement la #taxe_d’habitation devrait satisfaire ceux qui se perdent dans les subtilités byzantines de la #fiscalité_locale… Même si cette annonce a, elle aussi, embrouillé les contribuables. C’est ce qu’Arlette Crouzet, responsable du service des impôts des particuliers Grenoble-Chartreuse, a expliqué à Olivier Dussopt, le 19 novembre, lors d’une visite du secrétaire d’Etat. Elle évoque « beaucoup de réactions épidermiques. Certaines personnes avaient compris qu’elles auraient droit à une exonération à 100 % d’un coup. D’autres avaient bien saisi qu’elles n’auraient droit qu’à un tiers cette année, mais elles ont vu leur taux augmenter à cause des collectivités locales… Bref, les agents ont dû faire face à des entretiens parfois délicats et même houleux. Il y avait un gros décalage entre ce que les gens entendaient dans les médias et ce que nous étions alors en mesure de leur expliquer . »
Trop d’impôts, trop complexes, et « il y a toujours des gens révoltés contre l’injustice de la fiscalité », note Sandrine, contrôleuse qui travaille dans le Val-d’Oise. L’image du « président des riches » qui réduit l’impôt sur la fortune mais augmente la contribution sociale généralisée (#CSG) des #retraités a visiblement fait des ravages dans les trésoreries…
« Rendre l’accueil sur place pénible »
De multiples restrictions administratives nourrissent également ce ras-le-bol qu’un rien suffit à faire déborder. « Les personnes âgées ne comprennent pas qu’elles ne puissent plus payer par chèque », même si ce n’est plus financièrement pénalisé, relate par exemple Yves Peyras, le contrôleur de Toulouse, également représentant syndical Solidaires.
L’impossibilité de payer en espèces pour des sommes inférieures à 300 euros est visiblement un sujet. Lors de la visite de M. Dussopt en Isère, la question est très vite arrivée dans la discussion qu’il a eue avec les responsables des services : « Avec la baisse de la taxe d’habitation, on a une recrudescence de gens qui viennent payer en liquide. Mais comme ce moyen de paiement est aujourd’hui interdit au-dessus de 300 euros, cela pose problème », a relevé Philippe Vasseur, responsable de la trésorerie de Saint-Martin-d’Hères.
La crispation a semble-t-il été aiguë : « A cause du paiement en numéraire, a complété Philippe Leray, directeur départemental des finances publiques, on était au bord de la révolution au centre Rhin-et-Danube. Mais c’est un problème général dans le département et ça, on ne l’avait pas vu venir… »
Il y a plus grave. Selon les agents interrogés, dans le souci de prendre le tournant du numérique et de faire des économies, Bercy voudrait que les usagers perdent l’habitude de venir dans les centres des impôts au profit des démarches en ligne. Concrètement, cela implique de « rendre l’#accueil sur place pénible , explique Sylvain. L’an passé, par exemple, la direction a fait enlever toutes les chaises de la salle d’attente… Mais chez nous, on reçoit beaucoup de personnes âgées, donc on a demandé à ce qu’elles soient réinstallées. »
En revanche, lorsque son tour est arrivé, il faut se remettre debout, et le rester. « On les reçoit à la chaîne, poursuit l’agent corse, sur des sièges où l’on est mi-assis mi-debout. Mais c’est tellement inconfortable que personne ne s’en sert. Des voltigeurs, une tablette accrochée au bras, comme chez Orange, passent des uns aux autres et essaient de traiter ce qu’ils peuvent. »
« Temps d’entretien mesuré »
La direction générale des finances publiques « récuse formellement que des consignes ont été données pour forcer les gens à être debout ou limiter la durée des entretiens », indique-t-on à Bercy. L’administration centrale assure qu’elle ne privilégie aucun « moyen de contact » par rapport à d’autres. Le cabinet de M. Darmanin rappelle que celui-ci veut « augmenter le nombre de points de contacts physiques de 30 % ».
Reste que le témoigne de Sylvain n’est pas isolé. La situation est comparable à Toulouse. Ou dans le Val-d’Oise : « Il y a quelques années, on recevait encore les gens dans des bureaux, rappelle Sandrine. On prenait le temps de leur expliquer. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. On les reçoit debout pour que ça aille plus vite et qu’ils ne reviennent pas. Enfin, nous, on est assis et eux restent debout. On a pour consigne que l’entretien ne dépasse pas cinq minutes. On les incite à faire leurs démarches sur Internet. Mais là, du fait de la fracture numérique, vous perdez un quart des gens. »
A Cergy, dans le même département, le dispositif est même un peu plus sophistiqué : « Notre temps d’entretien, explique Myriam Lebkiri, secrétaire départemental de la CGT, est mesuré automatiquement par un outil informatique : le gestionnaire de fil d’attente. Quand le temps est écoulé, ça passe au rouge. Quand on reçoit des #étrangers, qui ne maîtrisent pas le français, leur dire au bout de quelques minutes qu’ils doivent aller sur Internet, ça n’a aucun sens. Or, ces gens ont besoin de leur #avis_de_non-imposition : c’est le sésame pour obtenir leurs prestations, leur titre de séjour, la cantine des enfants, etc. »
Toutes ces tracasseries rendent la communication difficile. « Quand ils viennent aux impôts, poursuit Mme Lebkiri, les gens pleurent, s’énervent… L’accueil du public est de plus en plus compliqué et on est de plus en plus tiraillé entre ce qui nous semble juste et ce que l’on nous demande de faire. » Sophie donne un exemple : « Certains attendent une heure, relate l’agente en région parisienne, et quand on les reçoit, on se rend compte que leur problème est complexe. Alors, on leur dit qu’ils doivent prendre rendez-vous… Les gens ne sont pas contents, mais on ne peut plus faire autrement… »
Frustration des agents
« Les gens ne comprennent pas que l’on soit injoignable au téléphone », constate Yves Peyras, qui invoque, comme d’autres le manque de personnels. « Allez sur Google Maps et regardez les commentaires associés à mon centre des impôts. Vous verrez… » Certains, en effet, sont sans ambiguïté : « C’est très dur de les avoir au téléphone, peste l’un. Ah, les impôts ! Ils adorent qu’on leur passe de l’argent, mais n’aiment pas qu’on leur pose des questions ou que l’on aille les voir… » Mais de nombreux autres témoignages évoquent un « service téléphonique efficace et très sympathique ».
Pas sûr que cela suffise à remonter le moral des troupes, passablement affecté si l’on en croit les agents des impôts contactés. Beaucoup de fonctionnaires expriment de la frustration : « On n’est plus en mesure de remplir nos missions fiscales », déplore M. Peyras. Le contrôleur évoque le retard qui s’accumule dans le traitement des courriels. Un autre prévient : « Les collègues sont très consciencieux et l’administration compte là-dessus. Mais là, le seau est percé de partout et on n’arrive plus à accomplir toutes nos missions correctement. Par exemple, on ne fait presque plus de contrôle fiscal allégé : on prend pour argent comptant ce que nous déclarent les gens… Le régime des #autoentrepreneurs n’est plus du tout contrôlé chez nous. »
Rien de tel, pourtant, que le sentiment que certains passent entre les gouttes du fisc pour nourrir… le ras-le-bol fiscal. Là encore, l’administration centrale dément en bloc, en mettant notamment en avant la dernière loi sur la lutte contre la #fraude_fiscale. « C’est une priorité qui ne subit aucun fléchissement », assure-t-on à Bercy.