Commencée avant le fascisme, galvanisée par Mussolini, la colonisation par l’Italie de la Libye, de la Somalie et de l’Ethiopie fut marquée par de nombreuses atrocités,loin du mythe d’une occupation douce. Longtemps refoulés, ces souvenirs commencent à ressurgir
Tout commence dans le centre de Rome, sur l’Esquilin, la plus haute des sept collines antiques. Plus précisément dans la cage d’escalier d’un immeuble sans ascenseur, situé à deux pas de la piazza Vittorio. Dans ce quartier à deux pas de la gare Termini, les prix de l’immobilier sont beaucoup plus modestes que dans le reste du centre, si bien que l’Esquilin est devenu, depuis une vingtaine d’années, un lieu de concentration de l’immigration africaine et asiatique, ce qui n’est pas sans provoquer des tensions le squat, occupé depuis 2003 par les militants néofascistes de CasaPound, est juste à côté.
C’est donc là, en rentrant chez elle, épuisée, dans la touffeur d’une après-midi de fin d’été 2010, qu’Ilaria Profeti se retrouve nez à nez avec un jeune homme arrivé d’Ethiopie par la route des migrants. Dans un italien presque sans accent, celui-ci lui assure, documents à l’appui, qu’il est le petit-fils de son père, Attilio, un homme de 95 ans qui est resté, sa longue vie durant, plus que discret sur ses jeunes années de « chemise noire » fasciste, en Abyssinie.
Levons toute ambiguïté : la scène qui vient d’être décrite est tout à fait vraisemblable, mais elle est issue d’une oeuvre de fiction. Il s’agit en réalité des premières pages d’un roman, le superbe Tous, sauf moi (Sangue giusto), de Francesca Melandri (Gallimard, 2019), qui dépeint avec une infinie subtilité les angles morts de la mémoire coloniale italienne. Le fil conducteur de la narration est le parcours sinueux d’un vieil homme dont le destin finalement assez ordinaire a valeur d’archétype.
Issu d’un milieu plutôt modeste, Attilio Profeti a su construire à sa famille une position plutôt enviable, en traversant le mieux possible les différents mouvements du XXe siècle. Fasciste durant sa jeunesse, comme l’immense majorité des Italiens de son âge, il est parti pour l’Ethiopie, au nom de la grandeur impériale. Après la chute de Mussolini et la fin de la guerre, il parviendra aisément à se faire une place au soleil dans l’Italie du miracle économique, jouant de son physique avantageux et de ses amitiés haut placées, et enfouissant au plus profond de sa mémoire le moindre souvenir de ses années africaines, les viols, les massacres, les attaques chimiques. C’est ce passé, refoulé avec une certaine désinvolture, qui revient hanter ses enfants, trois quarts de siècle plus tard, sous les traits d’un jeune homme d’une vingtaine d’années, arrivé à Rome après une interminable traversée.
Comme l’héroïne de Tous, sauf moi, Francesca Melandri vit sur l’Esquilin, au dernier étage d’un immeuble à la population mélangée. Et à l’image d’Ilaria, c’est sur le tard qu’elle a découvert ce pan escamoté de l’histoire italienne. « Quand j’étais à l’école, on ne parlait pas du tout de ce sujet-là, confie-t-elle depuis sa terrasse dominant les toits de la ville. Aujourd’hui ça a changé, il y a eu une prise de conscience, et de nombreux travaux universitaires. Pourtant cette histoire n’est jamais rappelée par les médias. Lorsqu’on parle du dernier attentat à la bombe à Mogadiscio, qui se souvient des liens entre Italie et Somalie ? Quand des bateaux remplis de migrants érythréens sont secourus ou coulent avant d’être sauvés, qui rappelle que l’Erythrée, nous l’appelions "l’aînée des colonies" ? »
Le plus étrange est qu’à Rome, les traces du passé colonial sont légion, sans que personne n’ait jamais pensé à les effacer. Des stèles près desquelles personne ne s’arrête, des bâtiments anonymes, des noms de rue... rien de tout cela n’est explicité, mais tout est à portée de main.
Comprendre les raisons de cette occultation impose de revenir sur les conditions dans lesquelles l’ « Empire » italien s’est formé. Création récente et n’ayant achevé son unité qu’en 1870, alors que la plus grande partie du monde était déjà partagée en zones d’influence, le royaume d’Italie s’est lancé avec du retard dans la « course » coloniale. De plus, il ne disposait pas, comme l’Allemagne qui s’engage dans le mouvement à la même époque, d’une puissance industrielle et militaire susceptible d’appuyer ses prétentions.
Visées impérialistes
Malgré ces obstacles, l’entreprise coloniale est considérée par de nombreux responsables politiques comme une nécessité absolue, à même d’assurer une fois pour toutes à l’Italie un statut de grande puissance, tout en achevant le processus d’unification du pays nombre des principaux avocats de la colonisation viennent de la partie méridionale du pays. Les visées impérialistes se dirigent vers deux espaces différents, où la carte n’est pas encore tout à fait figée : la Méditerranée, qui faisait figure de champ naturel d’épanouissement de l’italianité, et la Corne de l’Afrique, plus lointaine et plus exotique.
En Afrique du Nord, elle se heurta vite à l’influence française, déjà solidement établie en Algérie. Ses prétentions sur la Tunisie, fondées sur la proximité de la Sicile et la présence sur place d’une importante communauté italienne, n’empêcheront pas l’établissement d’un protectorat français, en 1881. Placé devant le fait accompli, le jeune royaume d’Italie considérera l’initiative française comme un véritable acte de guerre, et la décennie suivante sera marquée par une profonde hostilité entre Paris et Rome, qui poussera le royaume d’Italie à s’allier avec les grands empires centraux d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie plutôt qu’avec sa « soeur latine .
Sur les bords de la mer Rouge, en revanche, la concurrence est plus faible. La première tête de pont remonte à 1869, avec l’acquisition de la baie d’Assab (dans l’actuelle Erythrée) par un armateur privé, pour le compte de la couronne d’Italie. Cette présence s’accentue au cours des années 1880, à mesure du recul de l’influence égyptienne dans la zone. En 1889, est fondée la colonie d’Erythrée, tandis que se structure au même moment la Somalie italienne. Mais l’objectif ultime des Italiens est la conquête du my thique royaume d’Abyssinie, qui s’avère plus difficile que prévu.
En 1887, à Dogali, plusieurs centaines de soldats italiens meurent dans une embuscade menée par un chef abyssin, le ras Alula Engida. Cette défaite marque les esprits, mais ce n’est rien à côté de la déconfiture des forces italiennes lors de la bataille d’Adoua, le 1er mars 1896, qui porte un coup d’arrêt durable aux tentatives italiennes de conquête.
Seul pays africain indépendant (avec le Liberia), l’Ethiopie peut désormais se targuer de devoir sa liberté à une victoire militaire. Le négus Menelik II y gagne un prestige considérable. Côté italien, en revanche, cette défaite est un électrochoc. Ressentie comme une honte nationale, la déroute des troupes italiennes entraîne la chute du gouvernement Crispi et freine durablement l’im périalisme italien.
Adoua est un tournant. L’historien et ancien sénateur de gauche Miguel Gotor est l’auteur d’une remarquable synthèse sur le XXe siècle italien, L’Italia nel Novecento. Dalla sconfitta di Adua alla vittoria di Amazon (« L’Italie du XIXe siècle. De la défaite d’Adoua à la victoire d’Amazon » Einaudi, 2019, non traduit). Pour lui, c’est là-bas, sur les hauteurs de la région du Tigré, par cette humiliation retentissante, que le XXe siècle italien a commencé.
L’aventure coloniale italienne s’est ouverte de façon peu concluante, mais l’aspiration à l’empire n’a pas disparu. La décomposition de l’Empire ottoman offrira à Rome une occasion en or, en lui permettant, en 1911-1912, de s’implanter solidement en Cyrénaïque et en Tripolitaine. « Souvent la conquête de ce qui allait devenir la Libye est évacuée un peu vite, mais c’est un moment très important. Pour l’armée italienne, c’est une répétition, un peu comme a pu l’être la guerre d’Espagne, juste avant la seconde guerre mondiale », souligne Miguel Gotor. Ainsi, le 1er novembre 1911, un aviateur italien lâche quatre grenades sur des soldats ottomans, réalisant ainsi le premier bombardement aérien de l’histoire mondiale.
« La conquête des côtes d’Afrique du Nord est importante, certes, mais la Libye est juste en face de la Sicile, au fond c’est du "colonialisme frontalier". La colonie au sens le plus "pur", celle qui symboliserait le mieux l’idée d’empire, ça reste l’Abyssinie », souligne Miguel Gotor. Aussi les milieux nationalistes italiens, frustrés de ne pas avoir obtenu l’ensemble de leurs revendications territoriales au sortir de la première guerre mondiale, continueront à nourrir le rêve de venger l’humiliation d’Adoua.
Le fascisme naissant ne se privera pas d’y faire référence, et d’entretenir le souvenir : les responsables locaux du parti se feront appeler « ras », comme les chefs éthiopiens. A partir de la fin des années 1920, une fois le pouvoir de Mussolini solidement établi, les prétentions coloniales deviendront un leitmotiv des discours officiels.
Aussi la guerre de conquête déclenchée contre l’Ethiopie en 1935 est-elle massi vement soutenue. L’effort est considérable : plus de 500 000 hommes sont mobilisés. Face à un tel adversaire, le négus Haïlé Sélassié ne peut résister frontalement. Le 5 mai 1936, les soldats italiens entrent dans la capitale, Addis-Abeba, et hissent le drapeau tricolore. Quatre jours plus tard, à la nuit tombée, depuis le balcon du Palazzo Venezia, en plein coeur de Rome, Mussolini proclame « la réapparition de l’Empire sur les collines fatales de Rome » devant une foule de plusieurs centaines de milliers de personnes.
« C’est bien simple, à ce moment-là, en Italie, il est à peu près impossible d’être anti fasciste », résume Miguel Gotor. Dans la foulée de ce succès, le roi Victor-Emmanuel III est proclamé empereur d’Ethiopie ; Benito Mussolini peut désormais se targuer d’avoir bâti un empire. La faillite d’Adoua avait été causée par un régime parle mentaire inefficace et désorganisé ? La victoire de 1936 est due, elle, aux vertus d’une Italie rajeunie et revigorée par le fascisme. La machine de propagande tourne à plein régime, l’assentiment populaire est à son sommet. « Ce moment-là est une sorte d’apogée, et à partir de là, la situation du pays se dégrade, analyse Miguel Gotor. Ar rivent les lois raciales, l’entrée en guerre... tout est réuni pour nourrir une certaine nostalgie de l’épopée éthiopienne. »
Mécanisme de refoulement
Le rêve impérial sera bref : il ne survivra pas à la défaite militaire et à la chute du fascisme. L’Ethiopie est perdue en 1941, la Libye quelques mois plus tard... Le traité de Paris, conclu en 1947, met officiellement un terme à une colonisation qui, dans les faits, avait déjà cessé d’exister depuis plusieurs années. Tandis que l’Ethiopie indépendante récupère l’Erythrée, la Libye est placée sous la tutelle de la France et du Royaume-Uni. Rome gardera seulement une vague tutelle sur la Somalie, de 1949 à 1960.
Le projet d’empire colonial en Méditerranée et en Afrique, qui fut un des ciments de l’assentiment des Italiens à Mussolini, devient associé pour la plupart des Italiens au régime fasciste. L’un et l’autre feront l’objet du même mécanisme de refoulement dans l’Italie de l’après-guerre. Les dirigeants de l’Italie républicaine font rapidement le choix de tourner la page, et ce choix est l’objet d’un profond consensus qui couvre tout le spectre politique (le premier décret d’amnistie des condamnations de l’après-guerre remonte à 1946, et il porte le nom du dirigeant historique du Parti communiste italien Palmiro Togliatti). Les scènes de liesse de la Piazza Venezia ne seront plus évoquées, et avec elles les faces les plus sombres de l’aventure coloniale. Même la gauche transalpine, qui prendra fait et cause pour les mouvements anticoloniaux africains (notamment le FLN algérien) n’insistera jamais sur le versant italien de cette histoire.
« Cela n’est pas étonnant, la mémoire est un phénomène sélectif, et on choisit toujours, consciemment ou non, ce qu’on va dire à ses enfants ou ses petits-enfants », remarque le jeune historien Olindo De Napoli (université de Naples-Frédéric-II), spécialiste de la période coloniale. « Durant l’immédiat après-guerre, ce sont les témoins qui parlent, ce sont eux qui publient », remarque l’his torien. Ainsi de la collection d’ouvrages L’Italia in Africa éditée sous l’égide du ministère des affaires étrangères, emblématique de la période. « Ces volumes sont passionnants, mais il y a certains oublis, qui vont vite poser des problèmes. »
Parmi ces « oublis », la question la plus centrale, qui fera le plus couler d’encre, est celle des massacres de civils et de l’usage de gaz de combat, malgré leur interdiction par les conventions de Genève, lors de la guerre d’Ethiopie. Dans les années 1960, les études pionnières d’Angelo Del Boca et Giorgio Rochat mettront en lumière, documents officiels à la clé, ce pan occulté de la guerre de 1935-1936. Ils se heurteront à l’hostilité générale des milieux conservateurs.
Un homme prendra la tête du mouvement de contestation des travaux de Del Bocaet Rochat : c’est Indro Montanelli (1909-2001), considéré dans les années 1960 comme le journaliste le plus important de sa géné ration. Plume du Corriere della Sera (qu’il quittera pour fonder Il Giornale en 1974), écrivain d’essais historiques à l’immense succès, Montanelli était une figure tutélaire pour toute la droite libérale.
Comme tant d’autres, il avait été un fasciste convaincu, qui s’était porté volontaire pour l’Ethiopie, et il n’a pris ses distances avec Mussolini qu’en 1943, alors que la défaite était apparue comme certaine. Ra contant « sa » guerre à la tête d’une troupe de soldats indigènes, Montanelli la décrit comme « de longues et belles vacances », et qualifie à plusieurs reprises d’ « anti-Italiens » ceux qui font état de massacres de civils et d’usage de gaz de combat. La polémique durera des années, et le journaliste sera bien obligé d’admettre, à la fin de sa vie, que les atrocités décrites par Rochat et Del Bocaavaient bien eu lieu, et avaient même été expressément ordonnées par le Duce.
A sa manière, Montanelli incarne parfaitement la rhétorique du « bon Italien » (« Italia brava gente »), qui sera, pour toute une génération, une façon de disculper l’homme de la rue de toute forme de culpabilité collective face au fascisme. Selon ce schéma, contrairement à son allié allemand, le soldat italien ne perd pas son humanité en endossant l’uniforme, et il est incapable d’actes de barbarie. Ce discours atténuant la dureté du régime s’étend jusqu’à la personne de Mussolini, dépeint sous les traits d’un chef un peu rude mais bienveillant, dont le principal tort aura été de s’allier avec les nazis.
Ce discours trouve dans l’aventure coloniale un terrain particulièrement favorable. « Au fond, on a laissé s’installer l’idée d’une sorte de colonisation débonnaire, analyse Olindo De Napoli, et ce genre de représentation laisse des traces. Pourtant la colonisation italienne a été extrêmement brutale, avant même le fascisme. En Ethiopie, l’armée italienne a utilisé des soldats libyens chargés des basses oeuvres, on a dressé des Africains contre d’autres Africains. Et il ne faut pas oublier non plus que les premières lois raciales, préfigurant celles qui seront appliquées en 1938 en Italie, ont été écrites pour l’Ethiopie... Il ne s’agit pas de faire en sorte que des enfants de 16 ans se sentent coupables de ce qu’ont fait leurs arrière-grands-pères, il est seulement question de vérité historique. »
Désinvolture déconcertante
Malgré les acquis de la recherche, pour le grand public, la colonisation italienne reste souvent vue comme une occupation « douce », par un peuple de jeunes travailleurs prolétaires, moins racistes que les Anglais, qui se mélangeaient volontiers avec les populations locales, jusqu’à fonder des familles. L’archétype du colon italien tombant amoureux de la belle Abyssine, entretenu par les mémoires familiales, a lui aussi mal vieilli. Là encore, le parcours d’Indro Montanelli est plus qu’éclairant. Car aujourd’hui, si sa défense de l’armée italienne apparaît comme parfaitement discréditée, ce n’est plus, le concernant, cet aspect de sa vie qui fait scandale.
En effet, on peut facilement trouver, sur Internet, plusieurs extraits d’entretiens télévisés remontant aux années 1970 et 1980, dans lesquelles le journaliste raconte avec une désinvolture déconcertante comment, en Ethiopie, il a « acheté régulièrement » à son père, pour 350 lires, une jeune fille de 12 ans pour en faire sa femme à plusieurs reprises, il la qualifie même de « petit animal docile », devant un auditoire silencieux et appliqué.
Célébré comme une gloire nationale de son vivant, Indro Montanelli a eu l’honneur, à sa mort et malgré ces déclarations sulfureuses, de se voir dédié à Milan un jardin public, au milieu duquel trône une statue de lui. Au printemps 2019, cette statue a été recouverte d’un vernis de couleur rose par un collectif féministe, pour rappeler cet épisode, et en juin 2020, la statue a de nouveau été recouverte de peinture rouge, en lointain écho au mouvement Black Lives Matter (« les vies noires comptent ») venu des Etats-Unis.
Indro Montanelli mérite-t-il une statue dans l’Italie de 2021 ? La question a agité les journaux italiens plusieurs jours, au début de l’été, avant que la polémique ne s’éteigne d’elle-même. Pour fondée qu’elle soit, la question semble presque dérisoire eu égard au nombre de témoignages du passé colonial, rarement explicités, qui subsistent un peu partout dans le pays.
Cette situation n’est nulle part plus visible qu’à Rome, que Mussolini rêvait en capitale d’un empire africain. L’écrivaine italienne Igiaba Scego, née en 1974 de parents réfugiés somaliens, y a dédié un passionnant ouvrage, illustré par les photographies de Rino Bianchi (Roma negata, Ediesse, réédition 2020, non traduit).
Passant par la stèle laissée à l’abandon de la piazza dei Cinquecento, face à la gare Termini, dont la plupart des Romains ignorent qu’elle a été baptisée ainsi en mémoire des 500 victimes italiennes de l’embuscade de Dogali, ou l’ancien cinéma Impero, aujourd’hui désaffecté, afin d’y évoquer l’architecture Art déco qui valut à la capitale érythréenne, Asmara, d’être classée au patrimoine de l’Unesco, la romancière fait une station prolongée devant le siège romain de la FAO (l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), construit pour abriter le siège du puissant ministère de l’Afrique italienne.
Devant ce bâtiment tout entier dédié à l’entreprise coloniale, Benito Mussolini avait fait ériger en 1937 un obélisque haut de 24 mètres et vieux d’environ seize siècles, ramassé sur site d’Axoum, en Ethiopie. Il s’agissait, rappelle Igiaba Scego, de faire de ce lieu « le centre de la liturgie impériale .
La république née sur les ruines du fascisme s’était engagée à restituer cette prise de guerre à la suite des traités de 1947, mais après d’innombrables vicissitudes, le monument est resté en place jusqu’en 2003, où le gouvernement Berlusconi choisit de le démonter en trois morceaux avant de le renvoyer à Axoum, à ses frais.
En 2009, la mairie de Rome a fait installer sur la même place, à deux pas de cet espace vide, une stèle commémorative afin « de ne pas oublier le passé . Mais curieusement, celle-ci a été dédiée... à la mémoire des attentats du 11-Septembre. Comme s’il fallait enfouir le plus profondément possible ce souvenir du rêve impérial et de la défaite, la ville a choisi de faire de ce lieu le symbole d’une autre tragédie. « Pourquoi remuer ces his toires horribles ? Pensons plutôt aux tragédies des autres. Le 11-Septembre était parfait », note, sarcastique, Igiaba Scego.
A une quinzaine de kilomètres de là, dans le décor grandiose et écrasant du Musée de la civilisation romaine, en plein centre de ce quartier de l’EUR où la mémoire du fascisme est omniprésente, l’ethno-anthropologue Gaia Delpino est confrontée à un autre chantier sensible, où s’entrechoquent les mémoires. Depuis 2017, elle travaille à fusionner en un même lieu les collections du vieux musée ethnologique de Rome (Musée Pigorini) et du sulfureux Musée colonial inauguré en 1923, dont les collections dormaient dans des caisses depuis un demi-siècle.
D’une fascinante complexité
Lorsqu’on lui parle de l’odyssée de l’obélisque d’Axoum, elle nous arrête tout de suite : « C’est bien simple : ce qui a été réalisé là-bas, c’est exactement l’inverse de ce qu’on veut faire. » Restituer ces collections dans leur contexte historique tout en articulant un message pour l’Italie d’aujourd’hui, permettre à toutes les narrations et à toutes les représentations de s’exprimer dans leur diversité... L’entreprise est d’une fascinante complexité.
« Les collections du MuséePigorini ont vieilli bien sûr, comme tous ces musées ethnographiques du XIXe siècle qui véhiculaient l’idée d’une supériorité de la civilisation occidentale. Le Musée colonial, lui, pose d’autres problèmes, plus singuliers. Il n’a jamais été pensé comme autre chose qu’un moyen de propagande, montrant à la fois les ressources coloniales et tout ce qu’on pourrait en tirer. Les objets qui constituent les collections n’ont pas vu leur origine enregistrée, et on a mis l’accent sur la quantité plus que sur la qualité des pièces », expliqueGaia Delpino.
Sur des centaines de mètres de rayonnages, on croise pêle-mêle des maquettes de navires, des chaussures, des outils et des objets liturgiques... L’accumulation donne le vertige. « Et ce n’est pas fini, nous recevons tous les jours des appels de personnes qui veulent offrir des objets ayant appartenu à leur père ou à leur grand-père, qu’ils veulent nous confier comme une réparation ou pour faire un peu de place », admet l’anthropologue dans un sourire.
Alors que le travail des historiens peine à se diffuser dans le grand public, où les représentations caricaturales du système colonial, parfois instrumentalisées par la politique, n’ont pas disparu, le futur musée, dont la date d’ouverture reste incertaine pour cause de pandémie, risque d’être investi d’un rôle crucial, d’autant qu’il s’adressera en premier lieu à un public scolaire. « Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que parallèlement à ce difficile travail de mémoire, la population change. Aujourd’hui, dans nos écoles, il y a aussi des descendants de victimes de la colonisation, italienne ou autre. Nous devons aussi penser à eux », précise Gaia Delpino.
Retournons maintenant au centre de Rome. En 2022, à mi-chemin du Colisée et de la basilique Saint-Jean-de-Latran, une nouvelle station de métro doit ouvrir, dans le cadre du prolongement de la ligne C. Depuis le début du projet, il était prévu que celle-ci soit baptisée « Amba Aradam », du nom de la large artère qui en accueillera l’entrée, appelée ainsi en souvenir de la plus éclatante des victoires italiennes en Ethiopie.
Ce nom était-il opportun, alors que les historiens ont établi que cette victoire écrasante de l’armée fasciste avait été obtenue au prix de 10 000 à 20 000 morts, dont de nombreux civils, et que les troupes italiennes avaient obtenu la victoire en faisant usage d’ypérite (gaz moutarde), interdit par les conventions de Genève ? Le 1er août 2020, la mairie a finalement fait savoir que la station serait dédiée à la mémoire de Giorgio Marincola.
Pour le journaliste Massimiliano Coccia, qui a lancé cette proposition avec le soutien de collectifs se réclamant du mouvement Black Lives Matter, « revenir sur notre passé, ce n’est pas détruire ou incendier, mais enrichir historiquement notre cité . Et on peut choisir de célébrer la mémoire d’un résistant italo-somalien tué par les nazis plutôt que celle d’une des pages les plus sombres de l’histoire coloniale italienne.