15.7.2022 par Elodie Guéguen (Radio France) et Damien Leloup (Le Monde) - Mark MacGann a travaillé pour Uber entre 2014 et 2016. C’est lui qui est à l’origine de la fuite de documents qui a déclenché l’enquête Uber Files. Il se dit aujourd’hui prêt à répondre à une éventuelle commission d’enquête, même s’il estime n’avoir « aucune légitimité pour s’immiscer dans le contexte politique franco-français ».
Le lanceur d’alerte des Uber Files, Mark MacGann, a accordé une interview exclusive aux partenaires français de l’ICIJ, dont fait partie la cellule investigation de Radio France. Aujourd’hui âgé de 52 ans, il a mené entre 2014 et 2016 les efforts de lobbying de la plateforme de VTC en Europe, en Afrique et au Moyen-Orient. Après les révélations des Uber Files, l’ancien lobbyiste revient sur la relation qu’entretenait Uber avec Emmanuel Macron lorsque celui-ci était au ministère de l’Economie. Mark MacGann évoque aussi ses regrets et son avenir.
Elodie Guéguen (Radio France) et Damien Leloup (Le Monde) : Comment jugez-vous l’impact des révélations des Uber Files ?
Mark MacGann : Je sais qu’il y a un peu de controverse dans différents pays. Je suis bluffé par la qualité du travail d’investigation de la part de Radio France, du Monde, du Washington Post, du Guardian et j’ai l’espoir que les gens vont prendre le temps de lire pour comprendre quel est mon raisonnement, pourquoi j’ai pris le risque de faire ce que j’ai fait.
Justement, beaucoup de personnes se demandent ce qui vous a poussé à nous confier ces 124 000 documents… Qu’avez-vous voulu dénoncer précisément ?
J’ai voulu dénoncer la fragilisation de notre modèle social. Selon moi, le pouvoir démesuré de certaines entreprises de technologie pose un problème. J’ai cru dur comme fer qu’on allait pouvoir donner des opportunités économiques à des centaines de milliers, à des millions de personnes qui, jusque-là, étaient invisibles. Je voyais en Uber une opportunité pour beaucoup de gens de pouvoir mettre le pied à l’étrier dans le monde professionnel. Mais, il y a un décalage entre la réalité vécue aujourd’hui par les chauffeurs et le rêve qu’on leur a vendu à l’époque. On ne leur a pas dit toute la vérité.
Les Uber Files montrent que vous aviez des échanges très réguliers avec Emmanuel Macron lorsqu’il était à Bercy. Une des informations importantes concerne un « deal », comme Emmanuel Macron l’appelait lui-même. Pouvez-vous nous expliquer précisément en quoi il consistait ?
Le mot « deal » peut laisser supposer des choses pas très catholiques, mais ceux qui veulent aller sur ce terrain se trompent. Il n’y a pas eu d’arrangement. Il ne peut pas y avoir d’arrangement entre une start-up et un gouvernement souverain. C’était plutôt une forme d’entente. Le gouvernement de l’époque, représenté par son ministre de l’économie, nous disait : « Vous arrêtez cette activité illégale » [le service UberPop]. On ne l’a pas fait tout de suite, mais on a fini par le faire. En parallèle, il y a eu un engagement politique. Monsieur Macron était en train de réformer plusieurs secteurs de l’économie. Uber était une petite partie d’un secteur qui avait besoin d’être ouvert à la concurrence.
Emmanuel Macron était votre interlocuteur privilégié au sein de gouvernement alors même qu’il n’était pas en charge du dossier des VTC ?
C’est celui qui a pris le temps de nous écouter. Beaucoup d’autres ne le souhaitaient pas. On sentait trop le soufre. En plus, on était des Américains. Le ministre de tutelle des VTC est le ministère des Transports, certes, mais Uber est une plateforme numérique. Donc il était tout à fait légitime qu’on sollicite Bercy pour essayer de nous faire entendre.
Vous communiquez aussi directement avec Emmanuel Macron lorsque vous étiez confrontés à des problèmes administratifs ou judiciaires – comme des perquisitions. Avec le recul, vous trouvez ça normal d’avoir fait appel au ministre de l’économie dans ces moments-là ?
Quand votre maison est en feu et que vous n’avez qu’un numéro de téléphone qui répond, vous appelez ce numéro de téléphone. Chaque fois qu’il y avait un couac – et Dieu sait qu’il y en a eu beaucoup en France –, chaque fois qu’on avait un problème sérieux, on sollicitait les ministres. D’ailleurs, je pense que c’était un peu gonflé de notre part de solliciter le ministre Macron, mais on l’a fait. A ma connaissance, il n’y a pas eu d’intervention directe de sa part. Maintenant, je reconnais qu’on a fait les malins chez Uber en « préparant » une descente de police afin de ne pas coopérer, une fois de plus. Avec le recul, je me dis qu’on aurait dû faire les choses autrement.
Vous voulez parlez du « kill switch », ce coupe-circuit utilisé lors des perquisitions pour empêcher l’accès aux serveurs de l’entreprise ?
Oui.
Vous aviez parfaitement connaissance de la mise en place de ce procédé ?
C’est un procédé qui existait quand je suis arrivé dans l’entreprise. J’ai compris que ces pratiques ont été abandonnées depuis. Je n’ai jamais donné l’ordre directement d’opérer le « kill switch ». Je n’avais pas d’autorité à ce sujet mais j’étais là quand on l’utilisait à Paris, Amsterdam ou Bruxelles.
Le président Macron a indiqué qu’il était fier de ce qu’il avait fait dans le dossier Uber, qu’il n’avait pas de regret, que ça avait permis de créer des emplois. Vous partagez son sentiment ?
D’abord, pour moi, c’est compliqué d’utiliser le mot « emploi »… Le modèle d’Uber est : nous n’avons pas de voitures, nous n’avons pas de salariés. Je suis déçu de voir qu’Uber continue à vouloir s’opposer devant les tribunaux lorsqu’il y a des initiatives législatives afin de donner un cadre minimum aux chauffeurs qui travaillent énormément et qui sont mal payés.
Il y a beaucoup de réactions politiques visant le président français depuis la publication des Uber Files. Vous le regrettez ?
Ce n’était pas le but de l’opération. Je n’ai aucune légitimité pour m’immiscer dans le contexte politique franco-français.
S’il y a une commission d’enquête parlementaire, comme le réclament certains partis d’opposition en France, vous accepterez d’y participer ?
Si on me pose des questions sur ce qui s’est passé chez Uber à l’époque, dans des réunions, lorsque j’étais physiquement présent, oui, il est de mon devoir de répondre. Si c’est pour me parler du comportement de telle ou telle personnalité politique, ce n’est pas mon rôle.
Si vous ne condamnez pas les pratiques d’Uber, avez-vous tout de des regrets sur les méthodes utilisées ?
Il y avait beaucoup de violence. Je comprends parfaitement les chauffeurs de taxi qui avaient un certain droit sur le marché. Quand une entreprise arrive et dit : "Nous, on peut mieux faire pour moins cher", ça crée un contexte de violence qui est inacceptable, et j’en avais ma part de responsabilité.
La violence était entretenue par les dirigeants d’Uber à l’époque ?
Non, à l’époque, ce n’était pas notre volonté. J’étais favorable à une déréglementation dans le secteur des transports. Il y avait le même nombre de licences de taxi à Paris en 2014 que dans les années 1950, ça n’avait aucun sens ! Maintenant, c’est vrai, ce n’est pas à une entreprise étrangère – ou même française – de dicter à la République comment elle doit réformer les choses. En clair : Uber avait raison de vouloir introduire de la concurrence dans les transports de ville mais, parfois, les méthodes n’étaient pas acceptables.
Lorsqu’on a vu que les chauffeurs Uber étaient en danger, même en danger de mort dans certains pays du monde, on aurait dû calmer le jeu beaucoup plus vite. Il y a aussi des consommateurs et des clients qui ont été tabassés, en France et ailleurs. Il y a des gens qui ont perdu la vie au Brésil, au Mexique, en Afrique du Sud. Et même si on croyait que notre projet était quelque chose de positif, je pense qu’on aurait dû être plus patient.
« Nous, on était speed, on voulait tout, tout de suite. On voulait une valorisation boursière sans précédent et je pense qu’on aurait dû être plus adulte et qu’on aurait dû respecter la démocratie. On ne l’a pas fait. »
Mark MacGann aux partenaires français de l’ICIJ
Vous avez en quelque sorte forcé la porte pour entrer sur le marché français du VTC ?
Je pense qu’on a défoncé la porte… On n’a pas eu la maturité ou la clarté de voir qu’on n’était pas seuls au monde et qu’il fallait prendre en compte les intérêts des autres.
Appelez-vous à un changement en matière d’encadrement des pratiques du lobbying auprès des pouvoirs publics ?
Chez Uber, on avait un accès inespéré, démesuré aux pouvoirs publics. C’était incroyable de pouvoir atteindre des ministres, des premiers ministres, des présidents partout dans le monde, parce qu’on était innovant. Les portes étaient grandes ouvertes ! C’est enivrant quand vous pouvez envoyer un texto, un message WhatsApp, à un dirigeant. C’est encore plus enivrant quand cette personne vous répond. Avec le recul, je perçois qu’on a eu des privilèges, des accès qui ne sont pas donnés à toutes les start-up et que, quelque part, c’était déloyal.
Quel est l’avenir de Mark MacGann, le lobbyiste devenu lanceur d’alerte ?
Ce sera aux autres de me dire si je peux être utile. J’ai fait ce que j’ai fait les yeux grand ouverts. Je n’ai pas été un observateur innocent. J’étais en plein dedans. Maintenant, j’ai mis au grand jour les erreurs que j’ai commises. Donc si les pouvoirs publics veulent un coup de main de quelqu’un qui a été au sein de l’entreprise pour essayer d’améliorer les lois, les réglementations, je serai là. Si je peux être utile, je souhaite l’être. Et si ce n’est pas le cas, j’espère qu’on me jugera sur mes actes.