• Bienvenue dans la « société free-lance »

    Les technologies numériques transforment un nombre croissant de bons emplois en minables petits boulots en ligne. Mais une autre voie est possible

    Au cours des dernières décennies, les travailleurs de France, d’Allemagne, des Etats-Unis, du Royaume-Uni et d’autres pays développés ont été les plus productifs et les plus riches du monde. Aujourd’hui, cette prospérité est menacée. D’où vient le danger ? Des hordes de migrants qui débarquent sur nos côtes ? Des concurrents étrangers de nos entreprises nationales ? Ni l’un ni l’autre : ce danger est auto-infligé.

    Durant la timide reprise économique, près d’un emploi créé aux Etats-Unis sur cinq a été un emploi temporaire, et près de la moitié sont rémunérés à des salaires à peine supérieurs au salaire minimum. Alors que les profits des entreprises atteignent un niveau historique – et qu’une bonne partie de ces profits est mise à l’abri dans des paradis fiscaux –, les trois quarts des Américains parviennent tout juste à joindre les deux bouts et ne possèdent que très peu d’épargne pour faire face à une éventuelle perte d’emploi.

    Un mélange de technologie façon Silicon Valley et d’investissement à la Wall Street impose aux Américains la dernière tendance : la soi-disant « économie du partage », avec des entreprises comme Uber, Upwork, Airbnb, Instacart et TaskRabbit, censées « libérer les travailleurs » pour leur permettre de devenir des « entrepreneurs indépendants » et être « leur propre patron ». En réalité, les travailleurs se vendent pour décrocher des emplois à temps partiel toujours plus fragmentaires, sans aucune protection sociale ni aucune assurance sur la pérennité de leur emploi, tandis que lesdites compagnies amassent de substantiels profits.

    Ces « entreprises » ne sont guère plus que des sites Web doublés d’une application, avec une poignée de cadres dirigeants et quelques employés réguliers qui supervisent une armée de tâcherons en free-lance, de collaborateurs temporaires et de sous-traitants. Upwork, par exemple, est un site Web sur lequel une dizaine de millions de travailleurs free-lance et de sous-traitants tentent de décrocher un emploi. Upwork fait appel à des personnes du monde entier, mettant ainsi les -travailleurs français ou américains en concurrence directe avec leurs homologues philippins, indiens, chinois et autres. Il s’agit ni plus ni moins d’une embauche mise à l’encan, où le moins offrant l’emporte. Ainsi, la main-d’œuvre bon marché du tiers-monde tire vers le bas les salaires du monde développé.

    Ces « sous-traitants indépendants » doivent sans cesse rechercher leur prochain boulot, jongler en per-manence avec les exigences de dizaines d’employeurs qui ne respectent pas forcément les lois sur le travail ou les obligations fiscales des pays où œuvrent leurs employés. Ces emplois en ligne représentent une part croissante de l’emploi mondial. Les emplois bien rémunérés, accompagnés d’une solide protection sociale et d’une garantie raisonnable de l’emploi, sont désormais une espèce menacée. Bienvenue dans la « société free-lance ».

    Montée du populisme
    Si ces tendances sont les plus avancées aux Etats-Unis, la France et l’Europe y sont également engagées. Le McKinsey Global Institute a mené une étude du marché du travail en France et dans d’autres pays, complétant les données officielles par plusieurs études existantes et par sa propre enquête effectuée auprès d’un échantillon de 8 000 personnes. L’étude a établi qu’un quart de la population française en âge de travailler est composé de travailleurs « indépendants » (c’est-à-dire de personnes pour qui cette façon de travailler constitue leur emploi principal ou leur procure un revenu complémentaire), une proportion supérieure de 67 % aux estimations officielles.

    Si l’on en croit l’agence européenne Eurofound, le nombre de travailleurs ayant un emploi temporaire a crû ces dernières années de 25 % dans les 28 pays de l’Union, contre 7 % pour les emplois permanents. Le taux d’emplois temporaires a ainsi atteint 12,8 %. La France, l’Allemagne, l’Italie, la Pologne et l’Espagne comptent à elles seules plus de 70 % de ces contrats temporaires de l’UE. Un nombre croissant de travailleurs complètent leur salaire de base par un second, troisième ou quatrième emploi. Selon Eurostat, le nombre de travailleurs français menant deux emplois de front a presque doublé au cours des dix dernières années.

    Jusqu’où ce glissement vers une société free-lance peut-il se développer ? Aux Pays-Bas, 47 % des actifs travaillent à temps partiel. Certes, beaucoup de gens apprécient le fait d’avoir des horaires souples pour concilier famille et travail. Mais beaucoup, qui aimeraient avoir un emploi régulier, n’en trouvent pas. Est-ce une simple coïncidence si la plupart des régions connaissant le plus fort taux d’emplois « indépendants » ou à temps partiel sont aussi celles où l’on constate une montée du populisme d’extrême droite ? On a Geert Wilders aux Pays-Bas, Alternativ für Deutschland en Allemagne (où 27 % de la main-d’œuvre travaille à temps partiel), le FPÖ en Autriche (28 %), des partis populistes de plus en plus présents au Danemark, en Suède et au Royaume-Uni (trois pays où le taux dépasse 20 %). La précarité nourrit le populisme.

    Il est possible de préparer l’" ère numérique " tout en préservant de bons emplois et en favorisant l’innovation et un climat entrepreneurial vigoureux. Un travailleur qui passe d’un employeur à un autre, ou d’un type d’emploi à un autre, ne doit pas être exclu des moyens nécessaires pour assurer son existence. La protection sociale doit devenir un acquis portable, mais aussi universel, couvrant tous les travailleurs sans exception. C’est un besoin qui se fera de plus en plus sentir à mesure que les techno-logies numériques gagneront tous les secteurs de l’économie et transformeront un nombre croissant de bons emplois en minables petits boulots en ligne. Entreprises, gouvernement et syndicats doivent travailler de concert à l’élaboration d’un contrat social modernisé.

    par Steven Hill (Traduit par Gilles Berton pour Le Monde)

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