• « Nous devons apprendre à voir Internet comme un acteur politique »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/08/10/pour-combattre-la-fragmentation-de-la-societe-il-faut-revenir-a-une-technolo

    La psychologue Sherry Turkle, spécialiste du Web, estime que la pandémie, malgré des initiatives numériques désintéressées, n’a pas fait disparaître le risque que nous soyons manipulés par des technologies qui cherchent à capter notre attention.

    Avec la pandémie, le télétravail s’est largement répandu. Si jongler entre vie professionnelle et vie de famille n’est pas toujours facile, ne faut-il pas se réjouir d’être enfin libéré de l’emprise du bureau ?

    Votre question soulève plusieurs enjeux. A propos du travail multitâche, il faut rappeler que, malheureusement, nous ne savons pas faire plusieurs choses à la fois. Nous avons l’illusion d’y arriver, particulièrement lorsque nous travaillons à la maison. Mais notre cerveau ne peut faire qu’une tâche à la fois. La recherche est très claire sur un point : à chaque chose que nous ajoutons, notre capacité de concentration diminue, alors que nous avons l’impression d’être de plus en plus efficaces. C’est un tour que nous joue notre cerveau. Pour faire face, la solution la plus simple est de se montrer bienveillant envers soi-même, lorsque les choses à faire s’accumulent, il faut mieux diviser notre temps entre le travail, les enfants, les amis, etc.
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    Second enjeu, décrire le fait de travailler de la maison comme une libération revient à présenter le bureau comme un endroit qui n’a que des désavantages. Les choses ne sont pas si simples. Travailler à la maison apporte un supplément de flexibilité pour concilier vie professionnelle et vie familiale. Les parents peuvent optimiser leur temps, sachant qu’ils pourront profiter du sommeil des enfants pour se consacrer à leur travail. Sans avoir à se déplacer, on récupère aussi de précieuses minutes que l’on peut employer à des fins personnelles.

    Mais on risque aussi de voir s’affaiblir notre réseau professionnel, les décisions perdent aussi de leur collégialité et nous sommes moins créatifs. Et n’oublions pas que ce sont les femmes qui, plus que les hommes, paient le prix du travail à distance. Tirons néanmoins profit de cette expérience pour rendre les entreprises plus flexibles et mieux utiliser les technologies, les mettre davantage à notre service plutôt que l’inverse.

    Vous êtes généralement très critique à l’égard du Web et de ses possibilités dites « sociales ». Pourquoi ?

    Les différents modes de communication que nous employons sur nos téléphones, nos ordinateurs – textos, courriels, échanges sur des forums – font tous la même promesse : tout se passera sans difficulté, sans heurt ni « friction ». Ce discours, d’abord employé pour parler d’applications servant au transfert de fonds, est désormais utilisé pour des applications dites sociales. Nous nous sommes donc habitués à choisir la photo la plus flatteuse, à écrire plutôt que de téléphoner, à maîtriser beaucoup mieux notre expression que lors d’un échange fait de vive voix.

    Mais échapper – en amour, dans notre vie de famille, en amitié – à toute « friction », est-ce vraiment possible ou désirable ? C’est pourtant la vie que l’on nous a vendue en ligne, contredisant notre expérience dans le monde physique. Sur le plan politique, on a donc cru que la démocratie pouvait se contenter de ce monde numérique aseptisé. Nous vivons pourtant un moment d’intenses frictions, comme le mouvement Black Lives Matter ou la répression à Hongkong le démontrent. Si Internet doit être sans friction, alors cette technologie est en profond décalage avec l’époque.

    #Frictionless #Sherry_Turkle #Confinement #Internet #Culture_numérique