« Ces territoires jouent le rôle de boucs émissaires » (20+) Michel Kokoreff - Libération
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A Villeneuve-la-Garenne, le 20 avril. Photo Geoffroy van der Hasselt. AFP
Pour le professeur de sociologie Michel Kokoreff, la police cultive une forme d’impunité dans les quartiers populaires, plus visible encore durant l’épidémie.
Quel regard portez-vous sur la situation dans les banlieues depuis le début du confinement ?
Il y a de la révolte dans l’air. D’un côté, on sait bien que ces territoires cumulent les difficultés sociales, à commencer par la pauvreté. Le Covid est un puissant révélateur des inégalités dans les quartiers populaires. La désertification médicale est un fait depuis longtemps dénoncé. L’exercice de métiers de première ligne (caissières, livreurs, ambulanciers, infirmiers…) accroît la vulnérabilité des travailleurs. Ce qui explique que la Seine-Saint-Denis serait la plus touchée par la surmortalité. D’un autre côté, la focalisation des contrôles dans les quartiers populaires (y compris à Paris intra-muros ou dans d’autres villes) a conduit à une surreprésentation des contraventions dans ce contexte. Dès le début du confinement, la Seine-Saint-Denis a concentré à elle seule 10 % de l’ensemble des amendes. A cet égard, la question du respect du confinement est une fausse piste. Les chiffres montrent très bien que les mesures ne sont pas moins respectées en Seine-Saint-Denis que dans le département voisin des Hauts-de-Seine. Cet argument vise surtout à légitimer les interventions rugueuses et stigmatiser à nouveau les populations de ces quartiers populaires, qui jouent le rôle de boucs émissaires en temps d’épidémie.
Plusieurs incidents ont éclaté ces derniers jours. Faut-il craindre une contagion ?
Ce n’est pas sûr. Les conditions d’un débordement général ne me semblent pas réunies, vu le contexte. Au lieu d’agiter le spectre des révoltes de 2005, il faudrait plutôt s’interroger sur l’immobilisme des politiques publiques et la fonction sociale de ces territoires dans le gouvernement de la peur. Aux difficultés structurelles, comme la pauvreté, s’ajoutent les difficultés conjoncturelles liées au Covid-19, la saturation des hôpitaux, la surveillance, les contrôles. Dans certains quartiers, la police continue de se comporter comme une armée de réserve coloniale. Cette culture de l’impunité n’est pas nouvelle, mais elle apparaît plus visible en temps de confinement. En décembre 2015, quand l’état d’urgence a été décrété, certains services de police judiciaire ont profité de l’effet d’aubaine pour perquisitionner et interpeller dans des conditions exceptionnellement garanties par la loi. On a vu toute une série d’interventions qui n’avaient aucun lien avec les attentats terroristes. Aujourd’hui, le risque est exactement le même avec l’état d’urgence sanitaire. Et ce n’est pas propre aux « banlieues ».
Avez-vous noté des changements dans les quartiers populaires depuis 2005 ?
La physionomie de certains quartiers a profondément changé. Des dizaines de milliards ont été investis dans les opérations de rénovation urbaine. L’exemple le plus emblématique est celui de Clichy-sous-Bois, d’où est originaire le réalisateur Ladj Ly. Pour son film les Misérables, il n’a pas pu tourner une partie des scènes sur place car le quartier avait été entièrement rénové. Mais en dehors des conditions de vie souvent plus dignes, rien n’a vraiment changé. La situation sociale des familles ne s’est pas arrangée. Le chômage des moins de 25 ans est toujours trois à quatre fois supérieur au niveau national. Et l’expérience des discriminations ethniques et raciales n’a jamais été aussi prégnante. Face à la désaffection des services publics, au retrait de l’Etat, face à ses options répressives, à la stigmatisation, à l’islamophobie, les religions d’un côté, les trafics de l’autre semblent plus structurants de l’organisation sociale.
Quel est l’impact du confinement sur l’économie parallèle ?
A part la rupture des stocks, un sursaut d’énergie, un désir de vengeance, difficile de répondre. Le trafic constitue une sorte de filière professionnelle qui redistribue les ressources. Cette économie de survie est doublée d’une économie symbolique. Les avantages ne sont pas seulement financiers. Beaucoup d’enquêtes de terrain montrent que participer aux réseaux de trafic, c’est être quelqu’un. Dans les représentations, ni l’école ni le travail légal ne permettent d’accéder à cette reconnaissance. Le business exerce ainsi son emprise sur les plus jeunes. Je suis frappé par la reproduction des schémas. Chaque génération veut éviter les impasses de la précédente mais reste soumise aux mêmes contraintes et aux mêmes risques. Comme le marché s’agrandit, que l’offre est plus forte, que rien n’est vraiment fait pour ses quartiers au plan social, la spirale est sans fin, la chute programmée.
Comment sortir de cette situation ?
Il faut la dénoncer, mais aussi changer de regard. Par exemple, en mettant davantage en avant les initiatives qui voient le jour dans plusieurs cités, de la région parisienne à Marseille. Face aux carences de l’Etat et à l’envoi des policiers, de nombreux collectifs se déploient pour faire des courses, livrer à domicile, venir en aide aux personnes âgées ou isolées, aux familles qui ont faim. A Clichy-sous-Bois, cinquante palettes de nourriture ont été distribuées pendant huit jours à des centaines de personnes. Tous les acteurs de ces quartiers ont financé cette action solidaire - les dealers inclus. Plus largement, de nombreuses prises de position militantes donnent une visibilité aux dérives observées aujourd’hui et exigent des changements en matière de logement, d’emploi, d’école, de vie démocratique. Rapporter la situation actuelle à des causes structurelles sans pour autant ignorer les capacités d’auto-organisation dans ces quartiers et ses appels, la voie est étroite mais vitale politiquement face à ce sujet complexe.
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