• La financiarisation, le microcrédit et l’architecture changeante de l’accumulation du capital CADTM - Silvia Federici - 28 Juin 2017 _

    Comme le crash de Wall Street de 2008 l’a si dramatiquement démontré, l’espoir que la « financiarisation » puisse apporter une solution ou une alternative à la disparition des emplois et des salaires s’est avéré une illusion. La décision de renflouer les banques mais pas les débiteurs de la classe ouvrière a démontré que la dette est conçue pour être une norme de la vie des travailleurs, pas moins que dans la phase initiale de l’industrialisation, mais avec des conséquences plus dévastatrices du point de vue de la solidarité de classe. Ceci parce que le créditeur n’est plus le boutiquier local ou le voisin mais le banquier, et qu’en raison des taux d’intérêts élevés, la dette, comme un cancer, continue de s’accroître avec le temps. De surcroît, depuis les années 1980, toute une campagne idéologique a été orchestrée qui présente les emprunts comme destinés à subvenir à l’autoreproduction, comme une forme entrepreneuriat, passant sous silence la relation de classe et l’exploitation qu’ils impliquent. Si l’on en croit cette campagne, au lieu d’un combat capital-travail favorisé par la dette, nous avons des millions de micro-entrepreneurs qui investissent dans leur reproduction même s’ils ne possèdent que quelques centaines de dollars, supposément « libres » de prospérer ou d’échouer en fonction de leur labeur et de leur sagacité.

    Il ne s’agit pas seulement de présenter la « reproduction » comme un « auto-investissement ». Comme la machine à prêter de la dette devient le principal moyen de reproduction, une nouvelle relation de classe s’instaure, où les exploiteurs sont mieux cachés, plus dans l’ombre, et les mécanismes d’exploitation sont plus individualisés et culpabilisants. Au lieu de travail, d’exploitation et, par-dessus tout, de « patrons », si importants dans le monde de l’usine, les débiteurs se retrouvent maintenant non plus face à un employeur mais à une banque qu’ils affrontent seuls et non plus comme partie d’une entité collective et de relations de groupe, comme c’était le cas avec les travailleurs salariés. De cette façon, la résistance des travailleurs est affaiblie, les désastres économiques acquièrent une dimension moralisatrice et la fonction de la dette comme instrument d’extraction du travail est masquée, comme nous l’avons vu, sous l’illusion d’un auto-investissement.


    
Microfinance et #macrodette
    Jusqu’à présent, j’ai décrit à grands traits comment la création de la dette de la classe ouvrière a fonctionné aux États-Unis. Néanmoins, les fonctionnements de la machine prêt/dette sont plus visibles dans la politique du microcrédit ou de la microfinance. Ce programme très médiatisé lancé à la fin des années 1970 par l’économiste bangladeshi, Muhammad Yunus, avec la fondation de la Grameen Bank s’est depuis étendu à toutes les régions de la planète. Vanté comme moyen d’« alléger la pauvreté » dans le monde, la microfinance s’est en réalité avérée être un instrument à créer de la dette, impliquant un vaste réseau de gouvernements nationaux et locaux, d’organisations non gouvernementales (ONG) et de banques, à commencer par la Banque mondiale, servant surtout à capter le travail, les énergies et l’inventivité des « pauvres » |1|, surtout des femmes. Comme Maria Galindo de Mujeres Creando |2| l’a écrit au sujet de la Bolivie dans son prologue à La pobreza, un gran negocio, la microfinance, en tant que programme financier et politique, a eu pour but de récupérer et de détruire les stratégies de survie que les femmes pauvres avaient mises au point en réponse à la crise de l’emploi mâle provoquée par l’ajustement structurel des années 1980. Persuadant les femmes que même un petit prêt pouvait résoudre leurs problèmes économiques, il a intégré leurs activités informelles, faites d’échanges avec des femmes pauvres sans emploi comme elles, dans l’économie formelle, les obligeant à payer un montant hebdomadaire en remboursement de leur emprunt |3|. L’observation de Maria Galindo, que la microfinance est un mécanisme destiné à placer les femmes sous le contrôle de l’économie formelle, peut être généralisée à d’autres pays, de même que son argument selon lequel les prêts sont des pièges dont peu de femmes peuvent profiter ou se libérer.

    “La microfinance est un instrument à créer de la dette, impliquant un vaste réseau de gouvernements, d’ONG et de banques.”
    Il est significatif que les prêts concernant habituellement de très faibles sommes d’argent sont majoritairement donnés à des femmes et particulièrement à des groupes de femmes, bien que dans de nombreux cas, ce sont les maris ou les autres hommes de la famille qui les utilisent |4|.
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    La suite : http://www.cadtm.org/La-financiarisation-le-microcredit

    |1| Je mets « pauvres » entre guillemets pour souligner la mystification implicite de ce concept. Il n’y a pas de pauvres, il y a des peuples et des populations qui ont été appauvris. Cela peut paraître une distinction mineure mais elle est nécessaire pour lutter contre la normalisation et la banalisation de l’appauvrissement sous-tendues pas le concept de « pauvres ».
    |2| Mujeres creando est l’organisation féministe autonome la plus importante de Bolivie. Basée à La Paz depuis 2002, elle a été partie prenante des luttes contre les dettes de la microfinance et a développé des recherches sur la microfinance, dont le livre d’où vient la citation. Sur ce sujet, voir : Maria Galindo “La Pobreza Un Gran Negocio.” In Mujer Pública 7. Revista de Discusión Feminista, 2012.
    |3| Ibid. p.8
    |4| C’est la situation décrite pour le Bangladesh par Lamia Karim qui a constaté dans son étude que « 95 % des emprunteuses donnent le montant de leurs prêts à leurs maris ou à d’autres emprunteurs hommes. Lamia Karim. Microfinance and Its Discontents, Women in Debt in Bangladesh. Minneapolis : University of Minnesota Press, 2011

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