Dans les #écoles_d’ingénieurs, l’emprise grandissante des multinationales
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A CentraleSupélec, les élèves ingénieurs peuvent suivre des cours dans l’auditorium Michelin, ou pratiquer l’escalade et le handball dans le gymnase EDF, aménagé dans le bâtiment Francis-Bouygues. A Télécom Paris, leurs camarades s’aèrent les neurones dans le jardin « Patrick-et-Lina-Drahi », du nom de la fondation du patron d’Altice, « premier grand mécène de la Fondation Mines-Télécom et de Télécom Paris », peut-on lire sur le site Internet de l’établissement. Le milliardaire franco-israélien est aussi en vue à Polytechnique, où un incubateur de start-up technologiques (le Drahi X-Novation Center) lui rend hommage.
Dans les #grandes_écoles d’ingénieurs ont fleuri ces dernières années de nouveaux bâtiments, salles ou espaces communs baptisés du nom de généreux donateurs, souvent d’anciens élèves, comme les trois industriels susmentionnés. Une illustration de parrainage parmi d’autres alors que les partenariats entre ces établissements – pour la plupart publics – et le secteur privé se multiplient, sous diverses formes.
Parmi les financements dans l’air du temps : les chaires, cofinancées par des industriels pour développer un programme de recherche sur des sujets spécifiques. Le mastodonte Polytechnique en compte trente-cinq actives à ce jour ; l’Ecole nationale supérieure de techniques avancées (Ensta) Paris, vingt-sept, les Mines Paris Tech et IMT Atlantique, seize ; CentraleSupélec, quinze, etc. Des poids lourds de l’économie française y sont associés : Dassault, EDF, TotalEnergies, Renault, Airbus, Thales, Safran, Vinci, L’Oréal ou encore BNP Paribas.
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Ces chaires pluriannuelles sont le plus souvent financées par du mécénat, la plupart du temps à travers les fondations des écoles, qui permettent de récolter l’argent des entreprises. « Ces financements orientent indirectement la recherche car l’entreprise désigne un domaine de recherche qui, ensuite, empêche d’autres domaines de recevoir des fonds », dénonce Romain Poyet, membre du collectif Entreprises illégitimes dans l’enseignement supérieur (EIES), qui revendique une cinquantaine de contributeurs, étudiants et anciens étudiants.
EIES a mis en ligne, le 17 septembre, une cartographie recensant la présence, dans l’enseignement supérieur, de multinationales françaises. « Les données accumulées montrent que les influences du secteur privé, qui pouvaient apparaître comme ponctuelles, sont en réalité systémiques », contextualise Romain Poyet. Selon l’ancien élève de Polytechnique, « le problème des intérêts privés est d’autant plus flagrant dans les grandes écoles d’ingénieurs qu’elles sont supposées avoir une mission de service public, laquelle n’a jamais été redéfinie au regard des nouvelles orientations avec les partenariats privés ».
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Autre sujet qui questionne sur les liens poreux entre les grands groupes et les écoles : la présence de dirigeants dans les instances de gouvernance, notamment les conseils d’administration (CA), chargés de définir les grandes orientations des écoles et de valider leurs projets. Le PDG de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, siège au CA de Polytechnique depuis 2019. Il y siégeait en 2020, au moment où cette institution symbole d’excellence académique fut le théâtre d’une fronde contre sa multinationale.
A l’époque, TotalEnergies s’apprête à implanter un centre de R&D de 10 000 mètres carrés sur le campus. L’arrivée du pétrolier suscite l’inquiétude chez une partie des élèves, qui créent le collectif Polytechnique n’est pas à vendre ! Total renonce à son projet à l’X, déplacé à quelques centaines de mètres, à l’est du plateau de Saclay. En 2021, trois associations ont porté plainte contre Patrick Pouyanné, le suspectant d’avoir « abusé de sa position » de membre du conseil d’administration lors des discussions sur l’implantation dudit centre de recherches, plainte finalement classée sans suite par le Parquet national financier en 2024.
Toujours à l’X, le groupe LVMH a souhaité monter, en 2020, un centre de recherche sur le « luxe digital et durable ». Devant la levée de boucliers des étudiants et alumni, dénonçant notamment « le manque d’impact pour l’intérêt général », Bernard Arnault a dû à son tour faire marche arrière.
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A AgroParisTech, c’est le directeur des relations institutionnelles de l’assureur mutualiste Groupama, Pascal Viné, qui préside le CA – dont fait aussi partie Christiane Lambert, l’ancienne présidente de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), principal syndicat agricole. Du côté du CA des Ponts ParisTech, Benoît de Ruffray, son président, est également PDG du groupe Eiffage.
Adrien Delespierre, chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique, spécialisé dans les écoles d’ingénieurs, décrit « une sorte de prédation d’institutions financées par l’Etat au profit d’intérêts privés, que ce soit ceux des entreprises ou ceux des corps d’anciens élèves ».
Le ruissellement du grand capital se manifeste jusque dans le sponsoring de… la vie étudiante elle-même. Le bureau des étudiants (#BDE) des Ponts et Chaussées a un partenariat avec Société générale, celui de Centrale Lyon vit de la générosité de BNP Paribas. D’autres ont fait le choix de ne plus contracter de partenariat avec des entreprises « jugées trop polluantes, comme l’industrie de la pétrochimie, des banques et de la finance », précisent les élèves de la Kès, le BDE de l’X, dont le partenariat avec BNP, LCL et Société générale a cessé à la mi-2024.
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Les collectifs qui mènent la fronde contre la politique de partenariats avec le privé en dénoncent aussi l’opacité. Les conventions de mécénat ou les conventions partenariales, parfois assorties de clauses de non-dénigrement prohibant toute communication susceptible de porter atteinte à l’image de l’entreprise partenaire, sont rarement – sinon jamais – publiques ou disponibles sur le site Internet des écoles d’ingénieurs.
« Les opérations de mécénat permettent aux entreprises des réductions d’impôts à hauteur de 66 % du montant versé, car le mécénat est censé être un acte désintéressé. On n’est pas du tout dans le champ des opérations commerciales et concurrentielles [qui pourrait justifier que le secret des affaires s’applique] », avance Matthieu Lequesne, ancien élève de l’Ecole polytechnique, qui préside Acadamia, l’association pour l’accès citoyen aux documents administratifs dans le milieu académique et culturel.


















