« C’est la parole à l’état de foudre ; c’est l’électricité sociale. Pouvez-vous faire qu’elle n’existe pas ? Plus vous prétendrez la comprimer, plus l’explosion sera violente. Il faut donc vous résoudre à vivre avec elle, comme vous vivez avec la machine à vapeur. »
-- Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe
Les controverses juridico-politiques autour de la liberté d’expression sur Internet offrent le spectacle d’un affrontement entre deux logiques. La première défend le bien-fondé des politiques de restrictions de libertés sur Internet au nom de l’application du droit positif existant et du primat du régime représentatif.
[...]
Face à cette approche positiviste-légaliste, les mouvements de la société civile héritiers des utopies pirates du cyberespace incarnent la seconde logique. Défenseurs de la culture libre, militants de la transparence, hacktivistes de tous crins... Autant d’acteurs et de mouvements qui dénoncent la manière dont les États transposent leur droit à Internet, pointent la spécificité de ce moyen de communication par rapport aux médias traditionnels et critiquent des politiques répressives qu’ils estiment attentatoires à l’État de droit.
[...]
Internet a surgi dans un paysage politique caractérisé par ce fossé croissant entre les institutions et les formes vécues de la citoyenneté. Il est quant à lui le vecteur d’une seconde tendance lourde à l’œuvre dans nos sociétés, à savoir le développement de l’idéologie politique aux multiples facettes que Benjamin Loveluck a appelé le « libéralisme informationnel ».
[...]
Au final, même si ces actions de désobéissance civile constituent un élément important du répertoire d’action de la citoyenneté insurrectionnelle sur Internet, leur recrudescence risque donc de motiver l’adoption de nouvelles mesures d’exception et la sortie plus franche encore de la sujétion du Léviathan à l’État de droit, aggravant les dérives répressives déjà observées. Les insurgés-pirates et les États qui les pourchassent, en sortant chacun à leur manière toujours plus du domaine du droit, engagent une guerre civile en réseau, maintenant Internet dans une sorte d’état de nature hobbesien.
D’où l’importance que revêt la seconde stratégie en réponse à la répression. Afin que les formes insurrectionnelles de participation à l’espace public qui se déploient aujourd’hui sur Internet puissent être durablement reconnues et protégées, des militants tentent de porter l’éthos du libéralisme informationnel dans les arènes institutionnelles de la démocratie, et promeuvent une réforme juridique qui puisse protéger les nouvelles capacités dont Internet dote la société civile. Si ce recours croissant à des formes classiques de participation politique peut passer par la création de partis politiques – à l’image des partis pirates –, il se traduit le plus souvent par des stratégies d’influence et de lobbying citoyen en direction des élus et autres pouvoirs publics ; ou comment une partie des héritiers des utopies pirates du cyberespace tentent de normaliser leur relation au souverain étatique pour mieux changer sa loi. Il s’agit d’une approche constitutionnaliste visant à refonder le droit de l’espace public en accord avec les valeurs du libéralisme informationnel afin notamment de légaliser la citoyenneté insurrectionnelle de l’espace public, et qui semble aujourd’hui seule en mesure de rétablir la pleine légitimité du régime représentatif à réguler Internet (MacKinnon, 2012, p.219-243).
[...]
[L]’avertissement professé par Chateaubriand au sujet de la presse garde aujourd’hui toute sa pertinence s’agissant d’Internet : tant que le pouvoir ne renoncera pas à « comprimer » le « chaos démocratique » engendré par ce réseau de communication et qu’il échouera à produire, comme disait Lefort, « les critères du juste et de l’injuste » face à cette opposition de droit (ibid., p.77), le régime représentatif ne pourra sortir par le haut du conflit de légitimité dans lequel l’entraînent irrémédiablement ces nouvelles incarnations de la citoyenneté insurrectionnelle de l’espace public.