Le tournant hantologique de l’anthropologie, Frédéric Keck
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« Quelqu’un, vous ou moi, s’avance et dit : je voudrais apprendre à vivre enfin. »
De telles objections au « tournant ontologique en anthropologie » manquent cependant la façon dont il s’est prolongé et ramifié en un « tournant hantologique » pour mieux saisir l’expérience humaine dans ses détours et ses bifurcations. Si l’anthropologie donne une présence aux non-humains, c’est la présence absente des esprits, des spectres et des fantômes, qui fait dérailler le projet totalisateur des sciences sociales, car elle ouvre la figure du peuple à ce qui le déborde. Or une telle présence spectrale était au cœur du « tournant ontologique en anthropologie » si on le prend depuis des figures moins médiatiques et masculines. À la fraternité entre Bruno Latour, Philippe Descola et Eduardo Kohn (fraternité réelle et quasi monastique, puisqu’on peut rattacher ces anthropologues aux convictions religieuses par ailleurs très différentes à la figure de saint François d’Assise communiquant avec les animaux), il faut ajouter la sororité entre Anne-Christine Taylor (qui étudie les pratiques funéraires des Achuar pendant que Philippe Descola étudie leurs pratiques de chasse), Vinciane Despret et Isabelle Stengers (qui analysent les sorcières et les fantômes encore actives dans notre modernité en dialogue permanent avec Bruno Latour) ou encore Donna Haraway et Anna Tsing (qui participent avec Eduardo Kohn à ce qui a été conçu aux États-Unis comme une « ethnographie multi-espèces » car elles décrivent les vivants qui résistent à la standardisation globalisée). Alors que cette fraternité annonce la bonne nouvelle d’un nouveau peuple plus large pour les temps qui viennent, cette sororité montre qu’il est composé de spectres apparaissant dans les failles de la modernité pour les temps qui restent.
En publiant presque en même temps les livres de Grégory Delaplace, La voix des fantômes, et de Jacques Derrida, Spectres de Marx, les éditions du Seuil permettent aux lecteurs de prendre la mesure de ce que le « tournant hantologique » a fait à la pensée des sciences sociales. Si le livre de Grégory Delaplace prolonge les enquêtes qu’il mène depuis vingt ans en Mongolie et si celui de Jacques Derrida est réédité pour le vingtième anniversaire de sa mort, ils s’inscrivent en vérité dans une période plus longue : celle qui s’est ouverte avec la chute du mur de Berlin en 1989, l’écroulement soudain du bloc soviétique, l’effondrement de l’espérance communiste et la disparition du marxisme, que Jean-Paul Sartre décrivait dans la préface de la Critique de la raison dialectique en 1961 comme « l’horizon indépassable de notre temps. » Le livre de Jacques Derrida est en effet issu d’un colloque organisé en 1993 à l’Université de Californie intitulé « Wither Marxism ? » (Où va le marxisme ?) pour analyser les figures de l’esprit chez Marx, et celui de Grégory Delaplace se situe dans une Mongolie post-soviétique où les fantômes prolifèrent sur les ruines de la collectivisation.
Grégory Delaplace ouvre son livre sur la première phrase du livre de Jacques Derrida : « Quelqu’un, vous ou moi, s’avance et dit : je voudrais apprendre à vivre enfin. ». Alors que Spectres de Marx abonde en formules qui sont devenues centrales dans la deuxième partie de son œuvre ouverte par ce livre crucial (« la justice comme indéconstructible », « le messianique sans messianisme »…), cette formule a été rarement commentée par les lecteurs et disciples du fondateur de « l’école de la déconstruction ». Dans la postface qu’il a écrite pour la réédition de ce livre, et qui ouvre le dialogue qu’il eut avec Jacques Derrida au Collège International de philosophie en 1994, Etienne Balibar rappelle que Spectres de Marx arrivait au moment du débat sur « la fin de l’histoire » lancé par le livre à succès de Francis Fukuyama. « Apprendre à vivre enfin », dans ce contexte, c’est apprendre à vivre dans le temps de la fin de l’histoire, à condition de ne pas concevoir ce temps, à la manière de Kojève repris par Fukuyama, comme une réconciliation de l’humanité avec elle-même (et avec son animalité, ajoutait Kojève) mais comme un temps « out of joints », expression de Shakespeare dans Hamlet que l’on traduit ordinairement par « hors de ses gonds » mais que Derrida préfère traduire par « usé dans ses jointures », pour interpréter son usage par Marx et Engels dans le Manifeste du parti communiste. Ainsi Spectres de Marx se présente-t-il comme une exégèse brillante de la figure du spectre dans l’œuvre de #Marx en vue de dégager l’esprit de la critique marxiste des décombres d’une ontologie matérialiste et dialectique qui apparaissait alors usée.
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