Je ne connais pas Jakuta Alikavazovic, mais son papier dans Libé le week-end dernier m’a touché :
[… sortie sans téléphone, et finalement plus embarrassée qu’espéré…], j’ai fait ce qu’on faisait quand on était une bande de lycéens désargentés, régulièrement refoulés des cafés car la mise en commun de nos ressources ne nous permettait pas de payer une consommation par personne : je suis allée au cimetière...
Nous n’étions pas romantiques. Nous n’étions pas gothiques. Nous voulions la paix et nous la trouvions. On le sait, que les cimetières sont des havres de vie. Ils accueillent la biodiversité, abritent les amoureux, les retraités, les chômeurs et les lycéens qui veulent fumer de l’herbe tranquilles à l’heure du cours d’histoire-géo : le peuple discret de ceux qui n’ont, à ce moment-là de leur journée ou de leur vie, aucune ambition transactionnelle. Ce qui les rend si reposants, ces lieux, même si on ne s’en rend pas tout de suite compte, c’est l’absence de publicités : les morts et ceux qui les fréquentent sont encore libres de ne pas consommer.
Ce jour-là, pendant la petite expérience dont j’étais à la fois l’instigatrice et la victime, je n’ai pas vu de lycéens dans lesquels me reconnaître. En revanche j’ai croisé plusieurs grappes d’enfants qui, avec le plus grand sérieux, se livraient à une étude approfondie de la flore urbaine. En d’autres termes, ils s’agenouillaient, d’une façon qui me paraissait arbitraire, dans une allée pavée, au pied d’une tombe ou d’un arbre, pour se livrer à l’observation passionnée d’un brin d’herbe, d’une petite fleur. Ils recueillaient des spécimens. Les glissaient dans un cahier. Repartaient. S’évitaient, se contournaient. L’un avait une loupe. Etait-ce une sortie scolaire ? Un jeu de piste ? Un escape game ? Mais la sortie du cimetière est fléchée, me suis-je dit, et une journée en ville n’est pas une expérience d’enfermement. A moins, bien sûr, que l’on ne s’estime prisonnier d’un système économique global.
Ils faisaient des herbiers. Pourquoi, je l’ignore, je n’ai pas réussi à croiser le regard de l’un d’entre eux. Je n’avais pas le cœur à les interrompre. Et puis je suis partie à la dérive dans mes pensées, car leurs herbiers m’en avaient rappelé un autre.
Rosa Luxemburg (1871-1919), militante d’extrême gauche marxiste révolutionnaire et fondatrice, avec Karl Liebknecht, de la Ligue spartakiste, était également une herboriste chevronnée, ce que j’ignorais avant de découvrir les belles photographies de ses planches prises par l’artiste Anaëlle Vanel. Et l’herbier de Rosa Luxemburg était un #herbier carcéral - cette fois littéralement : elle en a constitué une grande partie en détention (1). Pourquoi cela m’avait-il tant émue ? Il y avait là quelque chose qui me parlait de liberté. D’une liberté inaliénable, radicale, et qui a la particularité de relever du libre arbitre. Une liberté qui se cultive, donc. Par l’esprit, par le regard. Par la douceur, par l’attention. Cette attention que l’on peut porter aux choses en apparence les plus petites, les plus fragiles, les plus insignifiantes.
Une partie de mon émotion passée - une émotion pressée entre deux souvenirs, deux images, comme une fleur entre deux pages - venait à présent innerver celle que m’inspiraient les petits botanistes du cimetière. L’une nourrissait l’autre. Mon téléphone ne me manquait plus. Bien entendu, le répit n’a été que temporaire.
(1) Voir le Problème de l’herbier. De l’Herbarium de #Rosa_Luxemburg à l’Herbier des villes de Georges Perec, Cahiers du Musée national d’art moderne (CMNAM), n°157, novembre 2021. On doit également à l’autrice, Muriel Pic, le beau Affranchissements (Seuil, 2020).