• La méritocratie à la française, un mythe sans mérite ?
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    L’idée que chacun peut s’élever et réussir grâce à son travail et ses talents personnels est profondément ancrée dans notre imaginaire collectif. Pourtant cette “fiction nécessaire” ne fait que perpétuer les inégalités, s’alarment certains sociologues.

    « Si tu travailles à l’école, tu seras libre, tu auras le choix de ta vie », lui disait-il souvent quand elle était enfant. N’était-ce point la voix de la raison ? Aujourd’hui sociologue renommée, Annabelle Allouch porte un regard à la fois tendre et critique sur ce père, un Marocain qui avait posé ses valises dans la France des années 1970 avec la conviction que, dans ce pays, le labeur est récompensé à sa juste valeur. Peu importe le milieu social, la couleur de peau, la religion, dès lors que la détermination est totale. En cela le storiste de profession croyait si fort que sa -camionnette affichait fièrement « 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 ». « Il ressemblait à tous ceux qui sont certains que le mérite est la meilleure solution (ou la moins mauvaise) pour organiser l’ordre social et que leur destin peut être modifié par leurs propres actions. » (Mérite, d’Annabelle Allouch, éd. Anamosa).

    La méritocratie est au cœur de notre imaginaire collectif. L’idée que les efforts, les sacrifices, la sueur versée permettent aux plus déterminés d’entre nous de tirer leur épingle du jeu nourrit le roman national depuis fort longtemps. Elle s’incarne pleinement sous la IIIe République dans la figure du boursier, cet élève issu des classes populaires, portée par les valeureux hussards noirs, qui à la force de sa volonté se hisse peu à peu tout en haut de l’échelle sociale. Et aujourd’hui, elle se niche partout. Dans les dispositifs d’ouverture sociale des grandes écoles comme dans la maxime « quand on veut, on peut » et son avatar macronien, « je traverse la rue et je vous trouve un travail » (une phrase prononcée le 15 septembre 2018 par Emmanuel Macron à un homme lui expliquant qu’il ne trouvait pas d’emploi dans le secteur de l’horticulture). Elle est même, note Annabelle Allouch, « dans les notes attribuées en ligne aux médecins ou aux livreurs », ces « formes de classement ordinaires des individus ».

    L’ascenseur est toujours en panne

    Mais si nous avons intériorisé ce discours méritocratique, y croyons-nous vraiment ? Bien sûr que non. Ou plutôt : l’immense majorité des Français a également assimilé les conclusions des travaux des recherches en sciences sociales, qui démontrent -depuis des lustres que les dés sont pipés, explique Annabelle Allouch dans Mérite, un essai aussi court que percutant (éd. Anamosa). Car, de toute évidence, les positions sociales sont distribuées en fonction de bien d’autres facteurs, à commencer par le milieu de naissance et les réseaux d’interconnaissance dont les familles disposent. Travailler dur ne garantit rien lorsqu’on naît pauvre. Non seulement notre système éducatif reproduit les inégalités, mais il les aggrave. « L’ascenseur social est en panne », selon la formule consacrée. Nous vivons dans un monde où les écarts de richesse se creusent toujours plus, la France comptant désormais quarante-trois milliardaires, « soit quatre fois plus qu’après la crise financière de 2008 », note l’association Oxfam, qui précise : « plus de la moitié d’entre eux ont hérité de leur fortune ». Tandis que, pendant la seule période pandémique récente, « un million de Français ont basculé dans la pauvreté ».

    Ainsi, deux convictions contradictoires cohabitent en chacun de nous. C’est ce paradoxe qu’explore brillamment Annabelle Allouch. Au fond, nous savons bien que l’égalité des chances est une fable. Nous nous racontons des histoires. « Le mérite fonctionne comme ce que le sociologue François Dubet appelle “une fiction nécessaire” : dans un temps d’incertitude économique, écologique et sanitaire, croire que notre seule volonté peut affecter notre trajectoire sociale nous permettrait de faire taire le sentiment anxiogène de notre propre impuissance face aux structures sociales. » Cela ne signifie pas, bien entendu, que notre monde est parfaitement figé et qu’il est impossible de s’extraire de sa condition. L’existence même des transfuges de classe prouvent le contraire, aujourd’hui comme hier. « La IIIe République a permis d’indéniables progrès pour les enfants du peuple par rapport à tous les régimes qui l’ont précédée », écrit ainsi le chercheur en sociologie Paul Pasquali dans Héritocratie, un ouvrage dense, érudit, remarquablement documenté (éd. La Découverte).

    Mais pour autant, et contrairement à une opinion très partagée, « elle ne constitue en rien un âge d’or méritocratique. Pour l’immense majorité d’entre eux, les études commençaient à 6 ans et cessaient vers 12 ou 13 ans, sanctionnées par un diplôme (le “certif” qu’obtenait moins de la moitié d’entre eux). Quelques rares miraculés (1 % d’une génération, en moyenne) poussaient encore quatre ans jusqu’au brevet pour devenir instituteur, contremaître ou employé de bureau. L’école du peuple, “pilier” de l’imaginaire républicain, avait beau être gratuite et obligatoire, elle restait bien à distance des lycées et collèges, fréquentés quasi exclusivement par les enfants de la bourgeoisie de 6 à 18 ans, entièrement payants jus-qu’aux années 1930. Les poursuites d’études au-delà de l’école élémentaire demeuraient l’apanage de la petite bourgeoisie, bien mieux armée que les ouvriers et les paysans […] Ces frontières de classe étaient redoublées par des frontières de genre tout aussi tranchées ». Autrement dit, le boursier d’antan, figure majeure de la méritocratie, était l’exception, non la règle. Pasquali rappelle d’ailleurs que cette réalité était déjà dénoncée en leur temps par nombre d’entre eux, à l’instar du philosophe Alain, pour qui « tout l’effort des pouvoirs publics devrait [être employé] à éclairer les masses par le dessous et par le dedans, au lieu de faire briller quelques pics superbes, quelques rois nés du peuple, et qui donnent un air de justice à l’inégalité ».

    Cloisons étanches

    Or voilà bien l’intérêt de la méritocratie pour ceux qui souhaitent que rien ne change : la croyance selon laquelle le mérite détermine la réussite constitue un puissant ciment social. Elle légitime les inégalités de revenu. Elle dissuade les plus bas salaires de s’insurger et les invite plutôt à s’en prendre à eux-mêmes. Faut-il en conclure que cette fable de la méritocratie est volontairement professée par une élite qui s’emploie ainsi à asseoir sa domination sur le reste de la société ? Sans évoquer un quelconque « complot de caste », Paul Pasquali décrit par le menu cent cinquante ans de batailles et de manœuvres des classes aisées, des lendemains de la Commune à Parcoursup, pour ériger des « cloisons étanches » au sein de l’enseignement supérieur, tenant ainsi à distance « le menu peuple ». À l’en croire, elles l’ont fait avec une remarquable efficacité. « Quelle que soit l’époque considérée, écrit-il, les grandes écoles ont toujours démontré une redoutable capacité à résister aux critiques et aux attaques, même les plus virulentes. »

    Le seul moment où cette hégémonie a bien failli s’effondrer, c’est au sortir de la Seconde Guerre mondiale. « Rarement les grandes écoles furent autant menacées et les élites aussi discréditées qu’à la Libération […] En juillet 1944, l’un des principaux journaux de la Résistance non communiste, Le Franc-Tireur, appelait ainsi à injecter du sang neuf dans les veines de l’État et de la classe dirigeante. » C’est-à-dire à réserver les postes clés de la République non point aux héritiers, mais à ceux qui avaient risqué leur vie pour la patrie. Le Franc-Tireur, qui poursuivait en s’enflammant, « Nous préférons aux hommes formés par les sciences politiques les hommes formés par le maquis »…

    “Il n’y a jamais eu d’âge d’or de la méritocratie.” Paul Pasquali, sociologue

    Des secousses ébranlèrent à nouveau la petite noblesse scolaire au cours des années 1960, « marquées par un élan réformateur peu commun en matière de politiques scolaires, alimenté par une forte poussée démographique mais aussi par la peur obsessionnelle, chez les élites et jusqu’au sommet de l’État, d’une submersion généralisée des universités ». Avec l’avènement du collège unique, à la fin des années 1970, puis l’arrivée la décennie suivante, dans l’enseignement supérieur, de nouveaux contingents d’étudiants — bénéficiaires de la politique des 80 % de réussite d’une classe d’âge au baccalauréat —, les universités ouvrent en grand leurs portes. Tandis que les grandes écoles les ferment autant que possible.

    « Les frontières se sont moins effacées que déplacées, agissant dans le supérieur sous d’autres formes », au demeurant aussi hermétiques que celles qui sous la IIIe République séparaient le primaire (ouvert aux classes populaires) du secondaire (le domaine réservé des plus aisés). Au tournant du siècle, les filières d’élite — à commencer par Sciences Po — assurent vouloir rétablir l’égalité des chances en accueillant en leur sein des « élèves méritants », en particulier issus des quartiers prioritaires, grâce à des « points bonus » ou la suppression de certaines épreuves de concours jugées discriminantes. Pour Paul Pasquali, ces dispositifs sont surtout « un aveu d’échec » et l’illustration la plus criante que « malgré deux décennies de mobilisations pour l’ouverture sociale et un arsenal de mesures ciblées (prépas spécifiques, voies d’entrée réservées, admissions parallèles, tutorat, mentorat, bourses, etc.), la plupart des écoles, notamment les plus cotées, peinent toujours à entrouvrir leurs portes aux enfants des classes populaires ».

    À ce point du récit, le lecteur se laissera peut-être gagner par la pensée désespérante que nous sommes prisonniers d’une sorte d’apartheid social implacable. « Dire que l’ascenseur social est un mythe ne signifie pas qu’il n’y a jamais eu, au cours de l’histoire, des formes d’émancipation collectives par l’école et la culture, ni a fortiori des périodes où les trajectoires sociales ascendantes étaient plus fréquentes qu’aujourd’hui, nuance Paul Pasquali. Il s’agit plutôt de rompre avec les illusions mémorielles qui piègent les débats […] L’idée d’un “autrefois” glorieux, ou plus chanceux, revient à évacuer l’histoire des luttes qui, tout au long du XXe siècle, ont dénoncé sans cesse les faux-semblants de l’élitisme républicain. » Cessons une fois pour toutes de fantasmer, dit Pasquali, « il n’y a jamais eu d’âge d’or de la méritocratie ». Certes, « pour les classes populaires, la reproduction sociale tend à diminuer sur le long terme. Mais elle demeure la règle ». Dès lors, interrogeons-nous vraiment : « Que vaut une méritocratie dans laquelle tout le mérite (ou du moins l’essentiel) revient aux héritiers ? »

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