Morts de la Manche : les petites solidarités locales, malgré la litanie des noyades de migrants
Par Julia Pascual (Dunkerque, Gravelines (Nord), Neufchâtel-Hardelot (Pas-de-Calais), envoyée spéciale)
Au moins 27 personnes ont perdu la vie depuis le début de l’année en essayant de rejoindre l’Angleterre, tandis que plus de 33 000 y sont parvenues. Des habitants que l’indifférence insupporte se sentent le devoir d’aider.
Sur la plage de Gravelines (Nord), quand la nuit ne s’est pas encore dissipée, les bruits composent une atmosphère trouble. Au son régulier du clapotis des vagues se mêlent celui ronronnant d’un drone qui vole dans le ciel et celui, lointain et soudain, des coups de fusil des chasseurs de gibier d’eau. Des policiers en patrouille éclairent de leur torche les silhouettes des premiers promeneurs matinaux et balayent les dunes, guettant l’instant où le calme précaire se rompt et laisse place au tumulte d’une tentative de départ vers l’Angleterre.
Quand la météo est bonne, les traversées sont systématiques. Samedi 27 septembre, après six jours de mauvais temps, 895 personnes ont ainsi rejoint le Royaume-Uni, réparties sur 12 small boats, ces embarcations pneumatiques de piètre facture. Le lendemain, elles étaient encore plus de 400, au départ de tout le littoral nord. Et, le surlendemain, 70 à bord d’un unique canot.
Ces trois journées ont été émaillées de drames. Un jeune homme s’est noyé dans le canal de l’Aa ; le corps d’un autre homme a été retrouvé sur la plage de Saint-Etienne-du-Mont (Pas-de-Calais) ; et deux femmes sont mortes étouffées dans le bateau surchargé à bord duquel elles avaient embarqué vers Neufchâtel-Hardelot (Pas-de-Calais). Au moins 27 personnes ont perdu la vie depuis le début de l’année en essayant de rejoindre l’Angleterre, tandis que plus de 33 000 y sont parvenues.
Un sinistre bilan que certains voudraient ne pas recouvrir d’indifférence. Lundi soir, sur la digue de Malo-les-Bains, sur la commune de Dunkerque (Nord), une quinzaine de militants associatifs sont venus déplier sur le sol de la promenade la liste des plus de 500 personnes mortes à la frontière franco-britannique depuis 1999. « Pour qu’on n’oublie pas qu’il y a des gens qu’on empêche de rester, qu’on empêche de partir et qui se noient », a défendu Claire Millot, de l’association Salam, qui distribue des repas sur le camp de Loon-Plage.
L’indifférence, c’est aussi ce que combat Anne Blanpain depuis plusieurs mois. Elle est un des nouveaux visages de la « solidarité » en faveur des personnes migrantes sur le littoral. On rencontre cette femme de 54 ans, vendeuse dans le rayon librairie d’un centre commercial, sur le parking de la forêt d’Ecault. Dans le sud du Pas-de-Calais, ce lieu a été investi depuis plusieurs mois par des groupes dans l’attente d’un départ. « Ils sont au moins 150 en ce moment, mais on ne sait pas vraiment, car ils se cachent dans des broussailles », jauge Anne.
Dans le coffre de sa voiture, elle a réuni de quoi offrir un thé et des compotes à ceux qui ont passé une nuit, humide et froide, à même le sol. Elle récupère des téléphones qu’elle promet de charger. Dans son sac, elle a du paracétamol, des crayons de couleur et même des tire-tiques. Elle note les besoins : des paires de chaussures en 42, du savon, des duvets, encore à manger… et s’enquiert de l’état des jeunes enfants présents dans les bois. Il y en a beaucoup.
Allongés à l’intérieur d’une des trois seules tentes du camp, des jumeaux de 7 mois, Eyan et Leyan, auraient besoin de couches. Leur mère, Kurde de Syrie, demande aussi un récipient pour pouvoir chauffer leur lait dans les braises d’un feu de bois. Elle voudrait encore des gilets de sauvetage et un pantalon propre. Le sien est taché de sang.
Tous ceux qui sont présents dans le camp ont déjà essayé plusieurs fois la traversée. Mohammed (toutes les personnes citées par leur prénom ont requis l’anonymat), un Kurde d’Irak de 19 ans, raconte dans un français courant que lui et sa famille ont déjà échoué sept fois, après avoir quitté la Suisse, où l’asile leur a été refusé. Six années de vie près de Lausanne ont été balayées et les voilà dans le dénuement le plus total.
Non loin, Reza garde espoir, malgré sa mine déconfite. Cet Afghan de 25 ans a reçu des messages de ceux déjà parvenus à Douvres, les jours précédents. Il leur demande combien d’heures a duré leur traversée avant que les Britanniques ne leur portent secours. « Quatre heures », assure l’un. « Six heures », écrit un autre. Reza se rassure en les lisant. Il dit avoir quitté l’Afghanistan avec sa famille lorsque les talibans sont revenus au pouvoir, en 2021. Il s’est réfugié trois années en Iran. « Ma mère et mes frères et sœurs ont, depuis, été renvoyés en Afghanistan. Moi, je ne peux pas demander l’asile en France, car mes empreintes ont été enregistrées en Grèce, explique-t-il. Je n’ai pas le choix. »
Anne Blanpain estime qu’elle n’a pas le choix : « Je ne peux pas passer devant eux et ne rien faire », répète-t-elle. Au début, cette femme faisait des « petites actions toute seule ». Elle portait à manger et à boire aux personnes qu’elle croisait. Et puis, elle a fédéré autour d’elle un petit groupe de volontaires et créé, en mars, le collectif Alors on aide, sur la commune d’Equihen-Plage (Pas-de-Calais), sur le modèle de celui déjà existant depuis 2024 à Wimereux (Pas-de-Calais). D’autres ont essaimé depuis dans le département, à Wissant, Neufchâtel-Hardelot, Montreuil-sur-Mer, Boulogne-sur-Mer, animés par des habitants désireux d’organiser des collectes, de distribuer des repas, de nettoyer les camps… « Les mentalités changent », veut croire Anne. Son mari a vu sur les réseaux sociaux des commentaires encourageants. « C’est pour ça que j’y crois. »
Samedi 4 octobre, un urban trail est organisé à Equihen-Plage. Anne veut en profiter pour faire une collecte de dons auprès des participants. Il y en a régulièrement au supermarché de Condette, une petite commune voisine. Des vêtements sont stockés aussi à la base nautique de Neufchâtel-Hardelot, toute proche. Julie Leprêtre y est monitrice de catamaran. Et, depuis plus d’un an, elle assiste aux traversées, à leurs échecs et à leurs drames. « Je passe mes journées à apprendre aux enfants à aimer la mer et à l’appréhender comme un espace de liberté. Puis, on tourne la tête et il y a des enfants en train de jouer leur vie », confie la jeune femme de 27 ans.
Julie Leprêtre, monitrice de catamaran au club nautique de Neufchâtel-Hardelot (Pas-de-Calais), engagée dans l’aide aux personnes migrantes depuis un an et demi, à Condette (Pas-de-Calais), le 30 septembre 2025.
Lundi 29 septembre, elle a pris un couple de Kurdes d’Irak à bord d’un tracteur du club nautique et leur fils de 1 an et cinq mois dans ses bras. Trempés, exténués, ils venaient d’échouer à grimper sur un canot. La monitrice les a transportés jusqu’au club et les a mis au sec et au chaud. Un couple de retraités belges, tombés par hasard sur eux en se promenant sur la plage, a offert d’héberger la famille. C’est la première fois qu’ils entreprennent une telle démarche. « On a de la place dans notre appartement. C’est la moindre des choses », considèrent sur l’instant Monique et Philippe, 74 et 76 ans.
Le père de famille kurde, Bahzad, est découragé. Il a vécu deux ans en Allemagne avec sa femme, où leur fils Illyas est né, sans parvenir à régulariser leur situation. En Angleterre, ils ont de la famille. Bahzad a déjà tenté sept fois la traversée. « J’ai voulu aller légalement en Angleterre, mais je n’ai pas eu de réponse », dit-il en montrant sur son téléphone le mail du ministère de l’intérieur britannique confirmant son acte de candidature auprès du programme de transfert de migrants entre le Royaume-Uni et la France.
En cet instant, l’accord « One in, one out », entériné entre Londres et Paris durant l’été pour dissuader les traversées par bateau, paraît bien vain. Le 15 juillet, les deux Etats avaient annoncé un protocole consistant à renvoyer en France des migrants arrivés par small boats et à permettre de façon réciproque à des migrants de rejoindre l’Angleterre légalement. Jusqu’à présent, une dizaine de personnes ont été expulsées depuis Londres vers la France, et trois ont rejoint le Royaume-Uni par cette nouvelle voie légale. « L’accord ne marchera pas. On n’empêche pas les migrants de migrer, pas plus qu’on n’empêche le vent de souffler », moque un ressortissant du Biafra, au Nigeria, croisé aux abords d’une petite pizzeria de Condette.
Le gérant, Maxime Maillard, 36 ans, voit défiler dans sa boutique certains migrants reclus dans la forêt d’Ecault. Ils viennent lui acheter à manger et charger leur téléphone. Maxime Maillard a fini par installer une multiprise. « Ils sont réglo et je ne vais pas les recaler parce que ce sont des migrants », dit-il. Il évoque quelques « désagréments », sa femme, Julie, a remarqué que l’un d’entre eux s’était lavé dans les toilettes. Mais elle n’a rien dit. Pas plus que lui quand dix personnes apportent un téléphone à charger. Il a même revu sa carte. « La pizza au thon et la pizza au poulet, je les ai faites pour eux. »