Longtemps l’homme ivre a suscité l’hilarité indulgente, les poivrots de la littérature étaient plutôt attachants. Trop boire était accepté dans les mœurs quand c’était festif et occasionnel… Et quand cela concernait un homme.
Mais ce regard tolérant change au cours du 19e. Les imaginaires de l’ivresse joyeuse font place à ceux de l’abrutissement, du danger pour sa santé et pour les autres.
Les médecins ont joué pour beaucoup. Si longtemps ils ont pu défendre les vertus médicinales des alcools, ils découvrent au 19e les effets physiques négatifs de sa consommation abusive et font entrer l’alcoolisme dans les peurs sanitaires et sociales.
(j’insiste sur sociales, j’y reviendrai)
Ce sont les aliénistes (ancêtre des psys pour le dire rapidement) qui les premiers scrutent les effets de l’alcool (on leur envoyait les déliriums trémens) et tirent la sonnette d’alarme
C’est en 1852 qu’un médecin suédois utilise pour la 1re fois le mot alcoolisme (dans une région ravagée par l’eau-de-vie de patate souvent frelatée qui plus est) Le mot fait son entrée dans les dicos de médecine dans les années 60, au Larousse en 1880
Les médecins se lancent alors dans des études sur l’alcoolisme, nombreuses thèses, études L’État prend le relai, commence à faire des stats. Les discours inquiets se multiplient, entrent dans la presse
Particulièrement dans le viseur, les alcools forts et en particulier, « l’alcool qui rend fou » comme on disait, l’absinthe. la fée verte devient le péril vert L’alcool est à la fin du 19 étiqueté comme fléau social majeur
Mais ce discours vise surtout l’alcoolisme des classes populaires et se teinte d’un profond moralisme. On appelle ça l’#hygiénisme.
L’alcool est en effet présenté comme un vice des seules classes laborieuses. Comme si les bourgeois ne buvaient pas ! On dit que ça rend l’ouvrier paresseux, turbulent (en gros ils ne bossent pas assez et ils revendiquent, c’est dingue ces ouvriers !!)
La dénonciation de l’alcoolisme participe donc de la construction de l’image des « classes laborieuses - classes dangereuses » qui sert avant tout à justifier la répression contre les salariés et ouais....
Fin 19e, vient se greffer une peur nouvelle, celle de la « dégénération de la race » (sic) L’ivrogne ne fait plus seulement peur quand il boit, mais voilà qu’on pense qu’il amoindrit le patrimoine génétique de la Fr
Et les médecins, hygiénistes, romanciers d’expliquer à l’envie que l’alcoolisme est héréditaire, que l’#alcoolisme des parents prédispose celui des enfants, avec toujours les classes populaires dans le collimateur, ainsi que quelques régions (désolée ami-es breton-nes)
La grande fresque des Rougon-Macquart de Zola en est la traduction littéraire. L’arbre généalogique de la famille est là pour démontrer le caractère dégénératif L’Assommoir est en cela central, car c’est Le roman de l’hérédité alcoolique.
La Commune est par ailleurs interprétée par ses opposants comme le déchainement d’ivrognes dégénérés (oui parce que c’est bien connu, les révolutionnaires sont des ivrognes, ben voyons, ça permet de nier le contenu politique et social). Y’a qu’à lire Maxime Du Camp
À la fin du siècle, dans un contexte de peur de la dépopulation française face à la chute de la natalité, l’hygiénisme social prend une ampleur énorme sous la IIIe République
d’autant plus que ça permet de ne se préoccuper guère de régler les problèmes de la condition ouvrière (faiblesse des salaires, logements insalubres, temps de travail, absence de droits) en préférant charger l’alcoolisme de tous les torts
Dans le même état d’esprit, on s’en prend aux cafés ouvriers au motif qu’ils favorisent l’alcoolisme, ce alors que pour le patron, le principal tord du café était d’être le lieu où on préparait les grèves !
donc on assiste à la naissance d’un anti alcoolisme qui vient de l’élite, avec un regard mi-paternaliste et moralisateur, mi-dégouté et toujours dénonciateur sur la seule classe ouv
Des associations anti alcooliques voient le jour à partir de 1871, par ex la Société française de Tempérance puis en 1897 l’Union française antialcoolique (UFA) qui devient un mouvement important. 351 membres à sa fondation, 41 000 membres 8 ans plus tard
Qui plus est, les Églises s’engagent à fond dans la lutte anti alcoolique : catholiques, mais aussi protestante et les juives
Ce sont d’ailleurs les protestants qui créent la 1re association d’ancien buveurs, ancêtre des AA, en Suisse en 77, puis dans le Doubs en 83, puis partout en F : La Croix bleue
Les cathos au début ne sont pas très présents, même si certains curés voient bien que l’un des moyens de ramener les gens à la messe est d’attaquer le cabaret !
Mais sous l’influence du pape Léon XIII, les évêques de France s’engagent au tournant des deux siècles et fondent… ce qui devient la ligue de la Croix blanche en 1901
Les adhésions augmentent, car le pape a concédé des indulgences (rémissions partielles de la peine temporelle) aux adhérents (indulgence plénière pour chaque adhésion, partielle pour bonne action (300 jour si on a arraché qq un à l’alcool, 60 jours si on a fait adhérer quelqu’un)
La croix blanche compte 25 000 membres en 1914. surtout des femmes et des enfants ! et des curés bien sur (le vin de messe étant le seul autorisé faut pas déconner !)
Les associations se divisent entre celles qui prônent la tempérance et celles qui prônent l’abstinence ; modération ou prohibition la tendance mondiale est plutôt à l’augmentation des abstinents, mais pas en France qui préfère la tempérance
Ça s’explique en partie, car ce sont surtout les cathos et protestants qui sont pour l’abstinence. Or dans un pays alors anticlérical et avec un poids important des viticulteurs comme le nôtre, ça ne passe pas !
les anti alcooliques n’ont pas bonne presse en général en Fr… on les appelle les « buveurs d’eau », on les brosse sous les traits de coincés, sans chaleur, limite anormaux
Notons aussi la naissance aussi d’un antialcoolisme ouvrier. Discours qui dit que l’ouvrier doit s’affranchir de l’alcool pour préparer la révolution, et qui dénonce même l’alcoolisme comme une stratégie de la bourgeoisie pour avilir et dominer la classe ouv
En 1899 la lutte anti alcoolique est ainsi intégrée au programme socialiste, Jaurès défendait les lois anti alcool à l’Assemblée. Les anarchistes font aussi entrer l’anti alcoolisme dans leurs pratiques militantes.
La lutte anti alcoolique a d’abord utilisé la propagande : pièce de théâtre tirée de l’Assommoir, cartes postales ou affiches On diffuse aussi des photos d’organes atrophiés par l’alcool. Une pédagogie de la peur
L’accent est mis sur l’éducation ! les assos font pression pour que l’État s’investisse Et de fait, l’école est bientôt mobilisée. En 77 le ministre de l’instruction publique autorise les affiches anti alcooliques dans les classes
Dans le programme officiel de la primaire en 1882 on trouve « enseignement de morale et d’hygiène, Sobriété, tempérance et danger de l’alcool »
On fait par exemple des dictées de l’Assommoir, des rédactions anti alcooliques (sujet : les méfaits de l’alcool), même des exo de maths !
Nombreux instit se prennent les parents sur la gueule à cause de ça !
Pb d’un matraquage anti alcoolique sans finesse, manichéen, qui vise la peur ou la culpabilisation plus que la réflexion et qui énerve plus qu’il ne fonctionne D’ailleurs… la consommation ne baisse pas !
Autre solution La répression. Dans les cités ouvrières paternalistes, le patron ferme le café (faut dire, on y fomentait les grèves aussi comme je vous le disais plut haut !!!)
Évidemment les anti alcooliques voudraient que l’État s’engage plus, légifère, qu’il ferme les débits de boissons, revienne sur le privilège des bouilleurs de cru, augmente les taxes, interdise l’absinthe
Pb : ce sont des politiques impopulaires, et on les paye dans les urnes. Ça fait réfléchir à deux fois un député ! Dans certaines régions, 1 électeur sur 5 est bouilleur de cru !
Donc la tendance est à l’inverse on l’a vu, à lever les taxes sur la consommation ou la commercialisation de l’alcool, à libéraliser l’ouverture des débits de boisson
Tout au plus, une loi interdit d’ouvrir un café près d’une école, d’une caserne ou d’un hosto. Mais bon, localement, les maires ferment l’œil, car il n’est jamais très malin de s’affronter au bistrotier du coin.
Pour s’organiser, les anti alcooliques parviennent à se faire élire par endroit, ou à convaincre des députés Ils arrivent à former un groupe anti alcool à la chambre, trans-partisan (on a Jaurès, ou Vailland, socialistes, Siegfried ou Rouvier (droite)
Mais les projets se succèdent sans jamais aboutir la presse titre « l’urne s’incline devant le broc ». un journal, moqueur, propose que l’on remplace Marianne par des alambics dans les mairies
Finalement, c’est la guerre qui fait coupure. Les anti alcooliques font de leur cause une cause patriotique et profitent de la désorganisation des lobbys alcooliers pour faire passer la législation qu’ils défendaient
l’alcool devient un ennemi de l’intérieur. Les mesures anti alcoolique se succèdent Interdiction de l’absinthe en 1915 janvier 16 : fin du privilège des bouilleurs de cru. 1917 : loi sur le délit d’ivresse
En attendant, comme quoi on n’était pas à un paradoxe prêt, on abreuve les soldats de pinard ! même en eau de vie ! pour lutter contre peur, froid, pour qu’ils montent au front…
y’a un bon article du @mdiplo la dessus
▻https://www.monde-diplomatique.fr/2016/08/LUCAND/56091
Au final, en 1918, la consommation d’alcool fin GG = celle de la monarchie de juillet (du moins officiellement) et le nombre de débits a été divisé par 2. Mais les soldats ont pris encore plus l’habitude de picoler au front…
Globalement, ce sont surtout les alcools forts qui en ont fait les frais à la différence du vin, jugé père de la victoire,
Le privilège des bouilleurs de cru est d’ailleurs rétabli en 23 pour les distillations à domicile et pour 10 litres depuis 1959, ce privilège n’est plus transmissible par héritage, et s’éteindra donc au décès des derniers détenteurs.
Je passe vite sur le 20e siècle… mais la lutte anti alcoolique continue. En 1941, on crée les licences, dont la licence IV sans laquelle un établissement ne peut pas vendre de l’alcool
cela permet à l’État de contrôler le nombre de débits d’alcool (car le nombre de licences est limité) à 1/450 hab)
(rappel sous la IIIe république il y avait en Fr un débit de boissons alcoolisées pour 80 habitants)
En 1956, le vin est supprimé des cantines scolaires (pour les moins de 14 ans. En 1961, l’alcool au travail est interdit. En 1970 on fixe le délit de conduite en état d’ivresse (1,2 g !!! à l’époque).
En 1983 le taux du délit de conduite en état d’ivresse est abaissé à 0,8g 1984 publicité « un verre, ça va, trois verres bonjour les dégâts »
La loi Evin de 1990 limite la publicité.
plusieurs lois dans les années 90 viennent encore lutter contre l’alcool au volant
les campagnes préventives s’enchainent
(heu, de fait les zami-es, faut pas conduire quand on est soul)
Mais en 2011, l’absinthe est à nouveau autorisée, d’autant qu’on avait montré que ce n’était pas l’ "alcool qui rendait fou", mais sa consommation abusive
L’année dernière j’avais fait à mes étudiants ce cours sur l’alcool et l’alcoolisme, et à la fin, pour marquer le coup vu que ça leur avait plu, ils avaient loué une fontaine à absinthe et on avait fait toute la cérémonie avec modération bien sûr !