#idolâtrie

  • #Gramsci, défenseur des subalternes dans « un monde grand et terrible »

    Avec « L’Œuvre-vie d’Antonio Gramsci », Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini nous plongent dans les combats et le laboratoire intellectuel d’une figure majeure de la tradition marxiste. Victime du fascisme et opposant au tournant stalinien du communisme, il a développé une pensée encore stimulante.

    « Gramsci« Gramsci, ça vous dit quelque chose ? Il était né en Sardaigne, dans une famille pauvre. À deux ans, une tuberculose osseuse le frappa à la moelle épinière, si bien qu’il ne mesura jamais plus d’un mètre et demi. Vous comprenez ? Un mètre et demi. Et pourtant, c’était un géant ! » Voilà comment, dans Discours à la nation (Les Éditions Noir sur Blanc, 2014), le dramaturge Ascanio Celestini présente le membre fondateur du Parti communiste italien (PCI), martyr du régime fasciste de Mussolini, aujourd’hui considéré comme un monument de la pensée marxiste.

    La même admiration pour « un des plus grands [philosophes] de son siècle » se ressent à la lecture du livre de Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini, consacré à L’Œuvre-vie d’Antonio Gramsci (Éditions La Découverte). S’il existe déjà des biographies du révolutionnaire sarde (notamment celle de Jean-Yves Frétigné) ou des introductions de qualité à son œuvre (aux Éditions sociales ou à La Découverte), les deux spécialistes en études italiennes proposent, avec cet ouvrage de plus 500 pages, une enquête lumineuse et inégalée.

    Ils suivent pas à pas l’élaboration de la pensée gramscienne, liée aux événements de sa vie personnelle et militante, elle-même affectée par les soubresauts d’une époque que Gramsci a décrite comme un « monde grand et terrible ».

    Les deux auteurs embrassent ainsi tous les textes produits depuis ses premières années de militantisme socialiste dans les années 1910, jusqu’aux Cahiers de prison rédigés dans les années 1930, en passant par son implication dans le mouvement turinois des conseils d’usine en 1919-1920, puis son engagement comme responsable et chef du PCI dans les années 1920.

    « Sa vie, son action et sa pensée, écrivent Descendre et Zancarini, l’ont conduit à produire un corpus de textes ayant une double caractéristique rare : il conserve aujourd’hui encore une grande pertinence théorique et politique, en même temps qu’il hisse son auteur au rang des plus grands “classiques” européens. »

    Si c’est le cas, c’est parce que Gramsci a suivi une évolution intellectuelle singulière. Nourri de la lecture de philosophes italiens de son temps, il est imprégné d’une culture très idéaliste lorsqu’il découvre le marxisme. Tout en dépassant ses premières conceptions, il a développé une pensée subtile sur l’ordre politique et les moyens de le subvertir, en intégrant l’importance des conditions socio-économiques, mais en accordant toujours un rôle crucial aux idées et à la culture.
    La culture et l’organisation, clés de l’émancipation

    Certes, « Gramsci n’a jamais écrit ni pensé qu’il suffisait de gagner la bataille des idées pour gagner la bataille politique ». Pour autant, les deux auteurs repèrent chez lui une réflexion constante « sur les mots (idées ou images) qui permettent de mettre en mouvement une volonté collective et sur l’articulation entre pensée et action, entre interprétation et transformation du monde ».

    L’émancipation des groupes subalternes est le moteur de Gramsci, au sens où « possibilité [devrait être] donnée à tous de réaliser intégralement sa propre personnalité ». La chose est cependant impossible dans une société capitaliste, sans parler des autres dominations qui se combinent à l’exploitation du prolétariat ouvrier et paysan.

    Pour changer cet état de fait, la prise du pouvoir est nécessaire. Elle requiert des tâches d’organisation auxquelles Gramsci consacrera une bonne partie de sa vie, mais présuppose aussi un minimum de conscience, par les subalternes eux-mêmes, de leur condition, des tâches à accomplir pour la dépasser et de l’idéal de société à poursuivre. C’est pourquoi Gramsci insiste régulièrement dans son œuvre sur l’importance de s’approprier la culture classique existante, afin de la dépasser dans un but révolutionnaire.

    Citant un texte de 1917, Descendre et Zancarini pointent que selon Gramsci, « l’ignorance est le privilège de la bourgeoisie. […] Inversement, l’éducation et la culture sont un devoir pour les prolétaires, car la “civilisation socialiste”, qui vise la fin de toutes les formes de privilèges catégoriels, exige “que tous les citoyens sachent contrôler ce que décident et font tour à tour leurs mandataires” ». Avant que ce contrôle s’exerce à l’échelle de la société, Gramsci pensait nécessaire qu’il se déploie dans le parti révolutionnaire lui-même.

    À la même époque, des auteurs comme Roberto Michels délivrent des diagnostics sans concession sur les tendances oligarchiques qui finissent par affecter les partis de masse, y compris ouvriers. Or Gramsci est attaché à la forme-parti, qu’il juge indispensable pour affronter de manière « réaliste » la domination sociale et politique de la bourgeoisie. Contre tout fatalisme, il veut donc croire en la possibilité d’une dialectique démocratique, propre à éviter les « phénomènes d’idolâtrie, […] qui font rentrer par la fenêtre l’autoritarisme que nous avons chassé par la porte ».
    Un opposant au « tournant sectaire » de Staline

    Certes, Gramsci a été le dirigeant d’un parti de l’Internationale communiste dans lequel on ne plaisantait pas avec la discipline une fois l’orientation tranchée. Mais son attachement à la libre discussion n’était pas feint, et lui-même n’a pas hésité à interpeller de manière critique le parti frère russe, dans une missive d’octobre 1926 fort mal reçue par les intéressés, à l’époque où la majorité dirigée par Staline attendait un alignement sans discussion.

    L’épisode peut se lire comme un prélude à son rejet du « tournant sectaire » imprimé par Staline au mouvement communiste en 1928 – rejet qui l’a placé en porte-à-faux avec ses propres camarades, qui eux s’y sont ralliés. Gramsci était alors incarcéré, et doutait que tout soit fait, à l’extérieur, pour faciliter sa libération. Le constat de son « isolement », affirment Descendre et Zancarini, a en tout cas été « un élément déclencheur de sa réflexion » dans les Cahiers de prison.

    Les deux auteurs restituent bien les conditions compliquées dans lesquelles Gramsci a travaillé, en devant lutter contre la maladie, négocier l’accès aux lectures multiples qui le nourrissaient, et déjouer la surveillance de ses écrits. La ligne qu’il développait était originale, en ce qu’elle s’opposait tout autant au stalinisme qu’au trotskisme, sans se replier sur un réformisme social-démocrate. Mais « cette opposition de l’intérieur [ne devait] surtout pas être comprise ni récupérée par les autorités fascistes. D’où le caractère partiellement crypté – et donc ardu – de l’écriture de Gramsci. »

    Appuyés sur une nouvelle édition en cours des Cahiers de prison, Descendre et Zancarini décryptent comment le penseur sarde a élaboré un réseau de notions telles que « l’hégémonie politique », « la révolution passive », ou encore la « guerre de position » distinguée de la « guerre de mouvement ».

    En raison de la puissance de sa réflexion, ces notions peuvent encore nous aider à penser notre situation politique. Mais les deux spécialistes préviennent : « Le travail théorique de Gramsci ne produit jamais de catégories abstraites, encore moins un système à visée universelle : toute son élaboration critique et conceptuelle […] est en prise sur la réalité internationale autant qu’italienne. »

    Un exemple permet de bien le comprendre. Fin 1930, Gramsci défend auprès des autres détenus communistes une proposition hétérodoxe. Face au régime de Mussolini, estime-t-il, le PCI devrait travailler avec les autres forces antifascistes derrière le mot d’ordre de Constituante républicaine. Puisque « l’inutilité de la Couronne est désormais comprise par tous les travailleurs, même par les paysans les plus arriérés de Basilicate ou de Sardaigne », il s’agit d’un point de départ intéressant pour politiser des masses, avant d’aller plus loin.

    Au-delà du cas italien, il ne croit pas que la crise du capitalisme fournisse les conditions suffisantes à une offensive du prolétariat, du moins à court terme. Le refus du déterminisme économique est renforcé par le constat, préalable aux Cahiers de prison, des différences qui existent entre les pays d’Europe de l’Ouest et la Russie de 1917. Dans les premiers, la société civile et la société politique apparaissent beaucoup plus denses, et les élites dirigeantes sont mieux parvenues à reproduire le consentement des populations.

    C’est ce qui convainc Gramsci que la priorité est à la « guerre de position », c’est-à-dire une période longue d’apprentissages, d’accumulation de force, et d’élaboration d’une « contre-hégémonie ». Il ne croit certes pas à une transition pacifique vers le socialisme. Mais même après la dimension « militaire » de la prise du pouvoir, il estime qu’il restera beaucoup à faire pour qu’émerge un État nouveau, permettant à la société de s’autogouverner. Une « perspective anti-autoritaire et anti-bureaucratique » en contradiction avec l’évolution de l’État soviétique, que Gramsci cible en mettant en garde contre « le fanatisme aveugle et unilatéral de “parti” » et les risques d’une « statolâtrie » prolongée.

    Dans leur conclusion, Descendre et Zancarini rappellent que Gramsci s’était lui-même défini, dans une phrase terrible, comme « un combattant qui n’a pas eu de chance dans la lutte immédiate ». Si ses efforts n’ont toujours pas suffi à ce que triomphe une hégémonie des subalternes, ils lui auront néanmoins assuré une postérité impressionnante dans le champ de la pensée critique, bien au-delà de l’Italie et même de l’Occident.

    Pour les deux auteurs, Gramsci appartient à une génération « broyée dans les affrontements de cette époque, entre fascisme et communisme et au sein même du communisme ». Il se distingue cependant par « la force de [sa] résistance morale et intellectuelle ».

    C’est ce que traduit, à sa façon, le texte théâtral d’Ascanio Celestini par lequel nous avons commencé, et qui se poursuit ainsi : « Je suis en train de parler de Gramsci, le type qui fonda le Parti communiste italien et qui fit un seul discours au Parlement vu qu’ensuite les fascistes l’arrêtèrent et le jetèrent en prison où il passa dix années pendant lesquelles il transforma la pensée socialiste. Il sortit de prison cinq jours avant de mourir et pourtant, près d’un siècle plus tard, il nous rappelle que nous devons nous opposer au pessimisme de la raison en ayant recours à l’optimisme de la volonté. »

    https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/101223/gramsci-defenseur-des-subalternes-dans-un-monde-grand-et-terrible
    #Antonio_Gramsci #marxisme #culture #émancipation #organisation #exploitation #capitalisme #dominations #privilèges #civilisation_socialiste #éducation #ignorance #dialectique_démocratique #autoritarisme #idolâtrie #tournant_sectaire #Staline #hégémonie_politique #révolution_passive #guerre_de_position #guerre_de_mouvement #contre-hégémonie #socialisme #statolâtrie

    • L’Oeuvre-vie d’Antonio Gramsci

      Antonio Gramsci (1891-1937) reste l’un des penseurs majeurs du marxisme, et l’un des plus convoqués. L’Œuvre-vie aborde les différentes phases de son action et de sa pensée – des années de formation à Turin jusqu’à sa mort à Rome, en passant par ses activités de militant communiste et ses années d’incarcération – en restituant leurs liens avec les grands événements de son temps : la révolution russe, les prises de position de l’Internationale communiste, la montée au pouvoir du fascisme en Italie, la situation européenne et mondiale de l’entre-deux-guerres. Grâce aux apports de la recherche italienne la plus actuelle, cette démarche historique s’ancre dans une lecture précise des textes – pour partie inédits en France –, qui permet de saisir le sens profond de ses écrits et toute l’originalité de son approche.
      Analysant en détail la correspondance, les articles militants, puis les Cahiers de prison du révolutionnaire, cette biographie intellectuelle rend ainsi compte du processus d’élaboration de sa réflexion politique et philosophique, en soulignant les leitmotive et en restituant « le rythme de la pensée en développement ».
      Au fil de l’écriture des Cahiers, Gramsci comprend que la « philosophie de la praxis » a besoin d’outils conceptuels nouveaux, et les invente : « hégémonie », « guerre de position », « révolution passive », « subalternes », etc. Autant de concepts qui demeurent utiles pour penser notre propre « monde grand et terrible ».

      https://www.editionsladecouverte.fr/l_oeuvre_vie_d_antonio_gramsci-9782348044809
      #livre

  • Une part du gâteau de mariage de Charles et Diana vendue plus de 2 500 euros ! - Monde - Le Télégramme
    https://www.letelegramme.fr/monde/une-part-du-gateau-de-mariage-de-charles-et-diana-vendue-plus-de-2-500-


    Conservée dans un film alimentaire, la part de gâteau de 800 grammes a été acquise par un collectionneur privé vivant à Leeds.
    Photo AFP

    Tout le monde veut sa part du gâteau. Quarante ans après, une part du gâteau de mariage de la princesse Diana et de Charles, héritier du trône britannique s’est vendue aux enchères, mercredi, pour 2 220 livres (2 620 euros).

    Cette large part d’environ 800 grammes avait été récupérée puis conservée par une employée de la Reine mère, Moyra Smith, sur l’un des 23 gâteaux réalisés pour ce mariage royal, célébré le 29 juillet 1981.

    Surmontée d’un glaçage blanc et faite de pâte d’amande, la tranche vendue, « légèrement fissurée » et conservée dans un film alimentaire, est ornée d’une version en sucre des armoiries royales britanniques, où figurent un lion et un cheval.

    Estimée entre 300 et 500 livres
    « Nous avons été surpris par le nombre de personnes souhaitant enchérir sur cette grande et unique pièce du gâteau royal », a déclaré le commissaire-priseur et spécialiste des objets royaux Chris Albury, évoquant avoir reçu des « demandes de renseignements » venues du « Royaume-Uni, des États-Unis et de plusieurs pays du Moyen-Orient ».

    Estimé initialement entre 300 et 500 livres, le morceau a finalement été adjugé à 1 850 livres (soit 2 220 livres en comptant les taxes et frais), par la maison d’enchères Dominic Winter Auctioneers. Il a été acquis par Gerry Layton, un collectionneur privé vivant à Leeds (nord de l’Angleterre).

    « Compte tenu de sa taille, il est plus que probable qu’il s’agisse du côté ou du sommet d’un gâteau à un étage », a précisé la maison d’enchères, qui avait déjà adjugé une première fois ce lot à 1 000 livres (1 180 euros) en août 2008, après le décès de Moyra Smith.

    « Nous vous déconseillons de la manger ! »
    Vendue avec des programmes de la cérémonie de mariage, un menu commémoratif du petit-déjeuner et un plan des tables pour la réception à Buckingham Palace, la tranche « semble être exactement dans le même état que lors de la vente initiale », a précisé la maison d’enchères. « Mais nous vous déconseillons de la manger ! »

    Charles et Diana avaient officiellement divorcé en 1996, un an avant la mort tragique de la princesse de Galles dans un accident de voiture à Paris, à l’âge de 36 ans.

    La « princesse du peuple » reste l’objet d’un véritable culte et ses objets se vendent régulièrement aux enchères à prix d’or : une Ford Escort offerte par Charles s’est vendue en juin pour plus de 60 000 euros, et un tricycle de son enfance en juillet pour plus de 20 000 euros

  • Les cultes médiatiques - En être ou pas : le fan-club de la série le prisonnier - Presses universitaires de Rennes
    http://books.openedition.org/pur/24177?lang=fr

    par Philippe Le Guern
    Un très beau travail d’un « aca-fan » français.

    Lorsqu’on parle des fans, de qui s’agit-il ? Hormis la présentation caricaturale qu’en donnent la presse et les médias1 et que les fans eux-mêmes s’emploient à récuser, peu de travaux sociologiques ont répondu sérieusement à cette question. S’agit-il d’une population particulière, appartenant à un groupe social déterminé ? Cette question renvoie spontanément à une première image des fans qui seraient majoritairement issus des classes populaires. S’agit-il d’individus qui se distinguent par des pratiques spécifiques ? Quelle place occupent-ils dans l’échelle sociale des intérêts qui vont des dispositions esthétiques pures et distanciées aux engouements passionnés, voire démesurés ou obsessionnels ? On les représentera volontiers « dans l’effervescence collective (au stade, ou lors d’une concentration de motards ou d’un concert de rock)2 » ou encore tapissant leurs murs de posters de leurs idoles et dépensant sans compter pour trouver un disque épuisé ou une photo dédicacée.

    3 Pasquier (Dominique), La culture des sentiments, l’expérience télévisuelle des adolescents, Éditio (...)

    2On peut donc s’étonner de ce désintérêt apparent pour les fans alors que leur nombre (ceux de Britney Spears se comptent par dizaine de milliers) comme leurs activités peuvent avoir des répercussions dans les secteurs de la culture, de l’économie, de la vie sociale.

    On doit s’interroger sur les critères retenus pour décrire et caractériser la population des fans : la survalorisation des usages (ce que font les fans) semble largement contrebalancer la sous-valorisation des déterminations sociales (ce que sont les fans) ; rares sont en effet les auteurs qui, dans ce contexte, ont cherché à établir des corrélations entre positions sociales et formation des goûts5 et les quelques tentatives débouchent tantôt sur une sociologie sommaire dressant le portrait de « consommateurs issus des classes moyennes et dotés d’un faible capital intellectuel dont la passion pour les gadgets est inextinguible6 », tantôt sur une sociologie particulièrement prudente ou résignée à ne pouvoir articuler position sociale et passion7. Et comme le font remarquer H. Jenkins et J. Tulloch, « […] ces représentations de fans illettrés, infantiles et politiquement irresponsables font que n’importe qui peut écrire sur les fans mais que les fans n’ont guère de possibilité de s’exprimer en retour8 ».

    En pratique, les réponses toujours courtoises aux courriers que je lui adressais m’invitaient – réflexe prosélyte systématique à une époque où les effectifs du club commençaient de décroître – à adhérer au fan-club ; elles mentionnaient également la constitution d’un Centre Documentaire du Prisonnier, fait non dénué de signification puisque mes observations ultérieures m’ont permis d’observer à quel point la capacité à mobiliser un savoir exhaustif sur la série est un des principaux éléments constitutifs de l’identité de fan.

    Sur ce que peut apporter le fait d’être un « aca-fan » comme dit Henry Jenkins

    Relégué à une extrémité de la table, je ne me trouvais pas dans la meilleure position pour espérer poser des questions ou recueillir des conversations, et encore moins pour m’intégrer un tant soit peu au groupe, jusqu’au moment où les fans improvisèrent un jeu qui consistait à chanter à la cantonade les airs et les paroles de génériques de séries télévisées. Ma familiarité avec ce type de chansons étonna d’abord les fans et me permit, bien mieux qu’en m’engageant dans de longues et improbables justifications, de convaincre le groupe que je n’étais ni indifférent ni hostile à la culture télévisuelle et de me faire ainsi accepter. L’anecdote avait sans doute marqué les esprits car les fans ne manquèrent pas de me la rappeler à chaque rencontre ultérieure et elle prit une tournure « officielle » en étant finalement mentionnée dans un numéro du fanzine édité par le fan-club21 :

    « Philippe Le Guern est universitaire. Il étudie les fans. Et ça peut faire peur. Du moins au départ, car certains se souviennent de sa présence à la 12e Rencontre en 1998, prenant des notes lors de nos débats tout en nous décryptant d’un œil froid et méthodologique. Puis les discussions plus libres sont venues, les repas ont permis de claironner ensemble des génériques de séries, et nous avons eu la joie de l’accueillir à la 14e Rencontre, toujours friand de notes et d’adresses, mais beaucoup moins effrayant dans son rôle d’universitaire ».

    Fans, culture coopérative et construction de communautés

    Les conventions représentent un moment-clé dans la vie du fan-club : d’une part, elles constituent un point d’orgue dans l’agenda des fans puisqu’il s’agit généralement du seul moment dans l’année ceux-ci peuvent se retrouver ; de ce point de vue, la convention transforme une communauté partiellement imaginée – pour reprendre une expression forgée par B. Anderson23 – en communauté réelle : ceux qui participent pour la première fois à ce type de manifestation et que j’ai interviewés ont le sentiment que leur passion n’est plus une activité isolée parce qu’ils entrent dans un collectif. À la question de savoir pourquoi ils ont choisi d’adhérer au fan-club, les fans mettent en avant deux types d’explications : d’abord, des motivations pratiques telles que « pouvoir suivre toute l’actualité qui tourne autour de la série, me procurer des produits dérivés portant sur la série » ; ensuite, le désir d’entrer dans une communauté d’appréciation.

    D’autre part, être fan ne va pas de soi mais suppose un véritable travail d’apprentissage et d’ajustement progressifs rendu possible par des lectures (de fanzines, de sites sur le Net), par la télévision (qui a consacré ces dernières années plusieurs reportages à des fans-clubs de séries à succès) ou par la fréquentation directe d’autres fans

    Construction collective de la légitimité

    Ceci ne signifie pas bien entendu que les fans sont d’accord sur tout : de même que les fans de Johnny nourrissent individuellement des préférences pour telle ou telle chanson, les fans du Prisonnier ont chacun leur épisode favori. Toutefois, comme l’écrit John Tulloch, « une position interprétative unifiée contribue à unifier les fans et à en faire une communauté d’interprétation30 ». Une des lectures « officielles » du Prisonnier, que j’ai identifiée en lisant le fanzine Le Rôdeur et en particulier la rubrique « courrier des lecteurs31 », est celle qui fait de la série une « œuvre de politique-fiction32 » ; cette thématique que résume une réplique emblématique de la série – « Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre » – est abondamment mentionnée par les fans33 lorsqu’elle n’est pas imprimée sur des tee-shirts ou autres produits dérivés. On peut sans doute envisager cette lecture dominante de type politique, et plus généralement la surenchère interprétative à laquelle donne lieu la série, comme une forme de réponse aux objections classiquement adressées aux amateurs de séries télévisées34 lorsqu’ils sont décrits comme des amateurs de divertissements infantiles et culturellement illégitimes

    Fans, activité, passivité -> culture participative

    Une seconde catégorie d’activité, récurrente dans l’univers des fans, consiste, on l’a dit, à passer du statut de spectateur à celui de « producteur ». C’est sur des observations similaires que repose la thèse très convaincante de H. Jenkins38 lorsqu’il décrit le fan comme un textual poacher, un « braconnier textuel ». Jenkins entend démontrer que la représentation dominante du fan comme spectateur passif ne résiste pas à l’épreuve des faits

    La construction de « séries cultes »

    Dans cette représentation, la série culte est incomprise du grand public et seuls quelques happy fiews – les fans originels – semblent en mesure d’en apprécier l’intérêt ; mais, avec la généralisation des pratiques audiovisuelles dans les années 80-90 et sous l’effet des politiques de marketing qui font des séries TV de nouveaux biens de consommation, on assisterait à de nouvelles formes d’appropriation par un public renouvelé et élargi, et « ironie du sort, le plus grand flop de l’histoire du feuilleton télé est devenu aujourd’hui l’objet d’un véritable culte62 ».

    On voit donc que la série télévisée est travaillée par la contradiction entre les conditions industrielles de production et de diffusion d’une part et les formes spécifiques d’appropriation et de légitimation d’autre part qui en font un objet potentiellement distinctif pour les fans.

    Légitimation culturelle, déclassement, action collective

    Pour tenter d’expliquer ce positionnement qui écarte à la fois les choix culturels les plus légitimes et les choix les plus communs, on peut reprendre une hypothèse formulée par E. Neveu dans un chapitre intitulé « Peuple adolescent ou génération abusée74 » consacré à la pop musique et à ses publics : selon l’auteur, si la pop devient le lieu privilégié d’un investissement symbolique, c’est qu’elle répond, par son humeur contestataire, à la déroute d’une population issue des classes populaires, dotée d’une disposition cultivée mais dont la trajectoire scolaire est rarement la garantie d’une promotion sociale espérée. On retrouve ici les analyses menées par p. Bourdieu lorsqu’il définit le principe de la « bonne volonté culturelle75 », c’est-à-dire d’un investissement dans les formes mineures des pratiques et des biens culturels selon l’origine sociale et le mode d’acquisition du savoir qui en est corrélatif76

    Ainsi les fans opèrent-ils une double distinction : ils légitiment un bien symbolique, la culture télévisuelle, démuni de légitimité par comparaison à la culture savante ; simultanément, ils adoptent un point de vue qui, à l’intérieur même du sous-champ de la culture télévisuelle, redéfinit la hiérarchie sociale des légitimités en opposant les programmes vulgaires aux programmes nouvellement consacrés (ceux qui peuvent faire l’objet d’un investissement intellectuel)

    Construction de communautés

    Le club est une structure fortement intégratrice, et ce à plusieurs titres : d’une part, l’adhésion au club est généralement vécue comme la rupture d’un isolement ; le fan découvre finalement qu’il n’est ni seul ni anormal puisque d’autres partagent sa passion. D’autre part, être fan n’est pas un donné naturel mais résulte plutôt d’un travail de socialisation, c’est-à-dire d’apprentissage et d’ajustement à des normes de conduite, à des règles du jeu : l’entrée dans la communauté des admirateurs est une des occasions qui contribuent à la construction de l’être social du fan comme fan pour soi et pour autrui.

  • PRIÈRE A LA #CROISSANCE | La Parisienne Libérée ♫
    http://www.laparisienneliberee.com/priere-a-la-croissance

    François Hollande et son gouvernement multiplient les déclarations selon lesquelles le retour de la croissance serait imminent. Certain, quasiment déjà là, en tout cas pour demain. De la hausse du PIB devrait découler la baisse du chômage, promise pour la fin de l’année, et tout sera alors pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

    Pourtant de nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer ces incantations et critiquer leur bien fondé. Dans son récent ouvrage Mystique de la Croissance, la philosophe Dominique Méda démontre par exemple à quel point le PIB est une donnée construite. Elle souligne ainsi l’obstination des médias et des responsables politiques à s’y référer et moque leurs implorations : « Sainte Croissance, nous vous en prions, revenez ! ».

    #idolatrie #économie