• Déshériter de l’héritage
    https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-suite-dans-les-idees/desheriter-de-l-heritage-8541239

    Si la révolution française, en commençant par abolir les privilèges le 4 août 1789 et jusqu’au Code Civil, a profondément transformé l’héritage, elle n’a pas, par là même, pour autant contribué à la réductions d’inégalités de richesses qui n’ont eu de cesse de s’accentuer au cours du siècle suivant avant de marquer le pas au tournant du XXe siècle du fait de nouvelles mesures fiscales. Cela fait pourtant désormais plus de 50 ans que ces inégalités de revenu comme de patrimoine progressent, au point d’être plus flagrantes encore qu’au XIXe siècle. Comment l’expliquer ? Pourquoi est-il si difficile d’inscrire durablement la question des successions, de leur fiscalité, et bien au-delà, de leur nature politique dans le débat public ? Mélanie Plouviez a mené l’enquête, historique et philosophique. (...)

    L’injustice en héritage : repenser la transmission du patrimoine, un livre de Mélanie Plouviez aux éditions La Découverte, 2025

    Allez, il reste du centrisme qui n’est pas d’extrême centre, ce qui donne des émissions moins débiles que d’autres, comme celle-ci, qui vaut pour les passages sur la Révolution française et ses débats aiguisés contre l’héritage qui contrairement à aujourd’hui n’est pas vu comme un enjeu fiscal, mais en tant que manifestation du despotisme paternel (on supprime le droit d’ainesse, fait des filles des héritières au même titre que les fils, envisage même d’imposer aux familles à patrimoine d’adopter des enfants afin que ceux-ci soient sauvés du dénuement et contribuent à morceler la propriété ; la réaction bourgeoise tendra pour partie à l’enfant unique pour préserver ses biens !), enjeu politique, et aussi pour le débat Marx/Bakounine ou s’oppose abolition de la propriété privé des moyens de production et extinction progressive, au fil des décès, de la propriété par la suppression de l’héritage.

    edit Aussi pour un mise à jour de ce qu’est aujourd’hui l’héritage, de plus en plus tardif avec l’allongement de la durée de vie (le XIXème siècle n’est plus ce qu’il était).

    #histoire #héritage

    • « L’essor de la fortune héritée génère une classe de non-privilégiés qui, désemparés, finissent par se tourner vers les partis contestataires »
      https://archive.ph/8qP1L

      Dans un brillant ouvrage sur le sujet (L’Injustice en héritage, La Découverte, 368 pages, 23 euros), la philosophe Mélanie Plouviez soulève une série de paradoxes. Ainsi, « la fiscalité successorale est détestée par les franges les moins favorisées », détaille l’autrice. Pourtant, la moitié des Français les plus pauvres – qui possèdent moins de 70 000 euros à transmettre – ne paient pas d’impôt sur la succession, puisqu’un abattement exonère les 100 000 premiers euros transmis.

      Surtout, « la question de l’héritage est, aujourd’hui, réduite à sa fiscalité ». A droite comme à gauche, le débat est cantonné au seuil des transmissions à imposer et tourne souvent court. Pourtant, au XIXe siècle, la grande époque des inégalités, les discussions sur l’héritage étaient foisonnantes de créativité, et indissociables d’une réflexion sur la justice sociale, explique Mélanie Plouviez.

      Certaines idées étaient radicales. Des auteurs oubliés suggéraient qu’à la mort de leurs possédants la propriété des biens privés soit transmise à des institutions publiques. Le théoricien social italien Eugenio Rignano (1870-1930), lui, proposait que le taux d’imposition varie selon que le patrimoine est issu du travail direct des parents ou du legs d’aïeux plus anciens. Plus surprenant encore, Emile Durkheim, père de la sociologie moderne, estimait pertinent de transférer l’héritage familial aux organisations de travailleurs, afin de financer les protections maladie, vieillesse et accident. Une forme de cotisation sociale prélevée non pas du vivant, mais post mortem .

      A l’heure où l’Etat peine à financer l’école et le vieillissement de la population, _« cette voie-là n’a-t-elle pas à nous faire réfléchir aujourd’hui ? »°, interroge Mélanie Plouviez. On referme son ouvrage en souhaitant que la France n’attende pas une nouvelle guerre [civile ?, ndc] pour mieux répartir son #patrimoine.

    • Mélanie Plouviez, philosophe : « La France du XXIᵉ siècle est redevenue une société d’héritiers »
      https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/03/31/melanie-plouviez-philosophe-la-france-du-xxi-siecle-est-redevenue-une-societ

      Autrice d’un ouvrage passionnant, cette spécialiste de philosophie sociale et politique, explore, dans un entretien au « Monde », la diversité et la radicalité des pensées du XIXᵉ siècle qui remettent en cause le principe de la transmission familiale.

      Mélanie Plouviez, maîtresse de conférences en philosophie sociale et politique à l’université de Côte d’Azur, ressuscite, dans L’Injustice en héritage. Repenser la transmission du patrimoine (La Découverte, 368 pages, 23 euros), les réflexions oubliées et souvent surprenantes des penseurs de la fin du XVIIIe et du XIXe siècles sur la transmission héréditaire des biens.

      Vous estimez dans votre ouvrage que nous vivons dans une « société d’héritiers ». Pourquoi ces termes s’appliquent-ils, selon vous, à la fois à la France du XIXe siècle et à celle du XXIe siècle ?

      Une société d’héritiers, c’est une société dans laquelle l’héritage pèse plus que le travail dans la constitution du patrimoine. Cette mécanique de l’hérédité façonne un ordre social dans lequel les plus grandes fortunes sont réservées aux individus issus de familles riches. Les autres peuvent, grâce à leurs efforts, leurs mérites ou leurs diplômes, obtenir de fortes rémunérations, mais il leur est impossible d’atteindre les positions patrimoniales les plus élevées.

      C’était le cas de la société française du XIXe siècle mais c’est aussi le cas de celle du XXIe siècle. Dans Le Capital au XXIe siècle (Seuil, 2013), Thomas Piketty montre en effet que la part du patrimoine hérité dans les ressources des générations nées depuis les années 1970 a retrouvé le niveau qu’elle atteignait pour les générations nées au XIXe siècle. La destruction des capitaux privés lors des deux guerres mondiales et l’instauration d’une fiscalité successorale fortement progressive avaient fait du XXe un siècle moins inégalitaire, mais aujourd’hui, la France est redevenue une société d’héritiers.

      Lorsque l’on évoque les sociétés d’héritiers, on cite souvent le « discours de Vautrin » dans « Le Père Goriot » (1835), de Balzac. En quoi est-ce pertinent ?
      Dans ce discours édifiant, le personnage de Vautrin, un ancien forçat, expose crûment les réalités sociales des années 1820 à Rastignac, un jeune ambitieux issu d’une famille désargentée qui est venu « faire son droit » à Paris. Il aura beau réussir brillamment ses études et accéder aux plus hautes professions juridiques, il n’atteindra jamais, grâce à ses seuls efforts, des positions patrimoniales équivalentes à celles que pourrait lui apporter un beau mariage.

      L’héritage, explique Vautrin, est la seule manière d’accéder aux plus hautes sphères de la société. Il lui conseille donc d’épouser une riche héritière, Victorine Taillefer, et ce bien qu’il faille en passer par un meurtre. Rastignac refusera ce pacte faustien, mais ce passage en dit long sur ce qu’est une société d’héritiers.

      Aujourd’hui, les controverses sur l’héritage concernent le taux d’imposition de la transmission et non son principe. Jugez-vous le débat tronqué ?

      La question de l’héritage a resurgi dans le débat public à la faveur de la campagne présidentielle de 2022, mais elle s’est effectivement trouvée cantonnée à la question du « plus ou moins d’impôt » : il n’y a pas eu de réflexion sur la légitimité de la transmission familiale du patrimoine.

      Au XIXe siècle, la question de l’héritage était au contraire sur toutes les lèvres. Sur la plateforme en ligne Gallica, j’ai recensé presque 50 000 ouvrages du XIXe siècle sur ce thème : une vie ne suffirait pas à les lire… De Gracchus Babeuf à Jeremy Bentham, de John Stuart Mill à Jean Jaurès, d’Alexis de Tocqueville à Pierre-Joseph Proudhon, cette institution était étudiée, questionnée, contestée… Ce foisonnement contraste avec la pauvreté de notre imaginaire social et politique. D’où l’utilité de revenir aux pensées de l’héritage qui émergent lors de la Révolution française et au XIXe siècle.

      La #Révolution_française, qui met fin à la transmission héréditaire du pouvoir politique, débat-elle également de la transmission héréditaire des biens ?

      Elle ne remet pas en cause le principe de l’héritage familial, mais elle arrête les trois principes qui fondent, aujourd’hui encore, l’architecture du système successoral français.

      La première contribution majeure de la Révolution, c’est le principe du partage égal entre tous les enfants ; en 1790, la Constituante abolit les droits d’aînesse et de masculinité qui permettaient, sous l’Ancien Régime, d’orienter l’essentiel du patrimoine familial vers le premier enfant mâle. Désormais, l’héritage bénéficie autant à l’aîné qu’au cadet, autant à la sœur qu’au frère.

      Le deuxième principe hérité de la Révolution, c’est l’unification du droit sur l’ensemble du territoire. Sous l’Ancien Régime, les règles successorales variaient en fonction des localités, des types de biens et des statuts sociaux, mais la Constituante pose en 1790 un principe d’unité : les règles seront désormais les mêmes pour tous.

      Le troisième principe, c’est l’instauration, sur tout le territoire, d’une #fiscalité unique sur les successions fondée sur l’obligation de déclaration : les droits d’enregistrement. Chacun doit déclarer à l’administration fiscale toute transmission de patrimoine, qu’il s’agisse d’un héritage, d’un legs ou d’une donation entre vivants, et ce quel que soit le bien transmis et quelle qu’en soit la valeur.

      Le XIXe siècle est, écrivez-vous, le « siècle des pensées de l’héritage ». Comment les philosophes de l’époque abordent-ils la question ?

      Cet immense corpus est traversé par une idée qui nous est devenue étrangère : aux yeux de #Robespierre, des saint-simoniens ou de #Durkheim, la propriété individuelle doit s’éteindre avec la mort du propriétaire. Ces auteurs ne nient pas tout droit de propriété individuelle mais ils le restreignent à la durée de vie de son détenteur. Ce faisant, ils inventent une théorie de la propriété hybride : individuelle durant la vie, sociale après la mort.

      Cette conception n’est pas sans intérêt pour aujourd’hui : elle permet en effet de concilier notre attachement moderne à la propriété individuelle avec une destination plus élevée que le seul intérêt individuel ou familial. Si ce que je possède de manière privée, je le possède par concession sociale pour mon seul temps de vie, je ne peux pas en user de manière absolue.

      Dans un monde frappé par le dérèglement climatique et la destruction de la biodiversité, ce bouleversement théorique pourrait en particulier conduire à remettre en question les usages privatifs qui engendrent des dégradations pour tous.

      A quoi ressemble le système imaginé par les disciples de Saint-Simon (1760-1825), qui souhaitent abolir l’héritage familial ?

      Dans les années 1830, les #saint-simoniens estiment en effet que la Révolution française s’est arrêtée en chemin : elle a aboli la transmission héréditaire du pouvoir politique mais, en conservant l’héritage familial, elle a maintenu celle du pouvoir économique. Ils proposent donc de substituer au principe d’hérédité le principe méritocratique de « capacité » : les biens d’un individu, et en particulier les moyens de production, ne doivent pas aller à ses enfants, mais aux travailleurs qui seront le plus capables de les administrer.

      Pour le philosophe positiviste Auguste Comte [1798-1857], cette gestion de l’outil de production doit s’incarner dans un rituel. Sept ans avant sa retraite, le chef d’industrie forme son successeur et, au terme de cette période, lors d’une cérémonie publique, il fait le bilan de sa vie de travail et expose les raisons pour lesquelles il transmet sa charge, non à ses enfants, mais à ce compagnon de travail. Ce rituel donne à l’acte de transmission une profondeur que nous avons perdue.

      Le fondateur de la sociologie moderne, Emile Durkheim (1858-1917), propose, lui aussi, d’abolir la propriété individuelle mais sous une forme différente. Laquelle ?

      Durkheim, qui est socialiste mais qui n’est pas un révolutionnaire, estime que la #famille moderne est devenue un groupe social trop restreint pour continuer à être le support légitime de l’activité économique. Il propose donc que les moyens de production soient transférés, à la mort de leur propriétaire, à son organisation professionnelle d’appartenance – une « corporation » rénovée, structurée démocratiquement et cogérée par les travailleurs.

      Ce mécanisme permettrait, selon lui, de financer de nouveaux #droits_sociaux. Dans une société comme la nôtre, où l’Etat social est affaibli, cette pensée pourrait utilement nourrir notre imaginaire !

      Les socialistes Karl #Marx (1818-1883) et Mikhaïl #Bakounine (1814-1876) s’opposent, eux, sur la question de l’héritage. Sur quoi leur différend porte-t-il ?

      Lors du congrès de la Première Internationale, à Bâle (Suisse), en 1869, les divergences entre Marx et Bakounine se cristallisent sur la question de l’héritage. Pour Marx, l’abolition de l’héritage découlera mécaniquement de la socialisation des moyens de production : dans un monde où la #propriété est collective, la transmission familiale du patrimoine privé disparaîtra d’elle-même. Bakounine adopte, lui, une perspective inverse : à ses yeux, c’est l’abolition de l’héritage qui permettra de parvenir peu à peu à la socialisation des biens ; et ce, sans expropriation puisque le transfert se fera progressivement, au fil des successions.

      Toutes ces pensées du XIXe siècle peuvent-elles encore, selon vous, nous inspirer ?

      Ce détour par le XIXᵉ siècle bouscule profondément l’évidence que revêt pour nous l’héritage familial : il nous aide à questionner cette institution qui, pour nous, va de soi.

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      « L’injustice en héritage » : réinventer la succession grâce aux penseurs du XIXᵉ siècle

      C’est un livre qui élargit l’horizon politique et stimule l’imagination sociale. Au premier abord, son sujet peut paraître quelque peu aride, mais le voyage se révèle vite surprenant et fécond : dans L’Injustice en héritage. Repenser la transmission du patrimoine (La Découverte, 368 pages, 23 euros), Mélanie Plouviez, maîtresse de conférences en philosophie sociale et politique à l’université Côte d’Azur, explore avec beaucoup de rigueur et de clarté les réflexions théoriques consacrées à la transmission depuis la Révolution française.
      La philosophe part d’un constat : si la France contemporaine, comme l’a montré Thomas Piketty dans Le Capital au XXIe siècle (Seuil, 2013), est (re)devenue une « #société_d’héritiers », rares sont les Français qui remettent en cause la légitimité de la transmission familiale. Face à cette « pauvreté de notre imaginaire social et politique », Mélanie Plouviez entreprend de nous faire découvrir la radicalité des pensées du long XIXe siècle : à l’époque, nombreux sont les intellectuels qui questionnaient le droit des individus à conserver, à leur mort, un droit sur les choses qu’ils possédaient de leur vivant.
      La philosophe analyse ainsi en détail les discours de Mirabeau et de Robespierre, mais aussi les écrits de Prosper Enfantin, chef de file des saint-simoniens, du philosophe allemand Johann Fichte, du révolutionnaire Mikhaïl Bakounine ou du fondateur de la sociologie moderne, Emile Durkheim. Ce passionnant détour par le passé a le mérite de ressusciter un questionnement oublié sur le rôle du hasard dans les inégalités sociales, et de remettre en question nos certitudes contemporaines sur le fait que l’héritage « va de soi ».

      #philosophie_politique #imaginaire_social

  • Mort de Dominique Kalifa, historien et fidèle contributeur de « Libération » - Culture / Next
    https://next.liberation.fr/livres/2020/09/13/mort-de-dominique-kalifa-historien-et-fidele-contributeur-de-liberat


    Dominique Kalifa à Paris, en juin 2015. Photo Didier Goupy. Signatures

    Le spécialiste de l’histoire du crime et de ses représentations, professeur à l’université Panthéon-Sorbonne et collaborateur régulier depuis plus de trente ans des pages Livres de « Libération », s’est éteint samedi à l’âge de 63 ans.


    Dominique Kalifa, bas-fonds et débats de fond

    Certains, sur Twitter, lisant le dernier message de Dominique Kalifa, ont cru qu’il s’éloignait pour un temps de ce réseau où il communiquait volontiers, sur un mode souvent lucide, parfois simplement informatif  : ­ « Au revoir. » Mais c’est à nous tous que l’historien faisait ses adieux. Dominique Kalifa s’est donné la mort samedi, le jour de ses 63 ans. Spécialiste du XIXe siècle – ce « long XIXe » qui s’achève dans les tranchées de la Grande Guerre –, professeur à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, où il a succédé à Alain Corbin, il a publié plus d’une dizaine d’ouvrages sur l’histoire du crime, de la justice et de la culture de masse. Il était aussi un collaborateur régulier, depuis trente ans, des pages Livres de Libération.

    L’historien Dominique Kalifa, spécialiste des imaginaires sociaux, est mort à l’âge de 63 ans
    https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2020/09/13/l-historien-dominique-kalifa-specialiste-des-imaginaires-sociaux-est-mort-a-

    Professeur à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, où il dirigeait le Centre d’histoire du XIXe siècle, il était également un collaborateur régulier du quotidien « Libération ».

    C’était un des historiens les plus attachants et les plus originaux de sa génération. Dominique Kalifa, spécialiste des imaginaires sociaux, qui s’intéressa aussi bien aux faits divers de la Belle Epoque ou aux bagnes coloniaux qu’au mythe des bas-fonds ou à la figure de Fantômas, s’est suicidé samedi 12 septembre, le jour de son soixante-troisième anniversaire. Professeur à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, où il dirigeait le Centre d’histoire du XIXe siècle, membre du Comité d’histoire de la Ville de Paris, il était également, depuis plus de trente ans, un collaborateur régulier des pages « Livres » du quotidien Libération.
    Il naît le 12 septembre 1957 à Vichy. Ancien élève de l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, agrégé d’histoire, il soutient en 1994, sous la direction de Michelle Perrot, une thèse de doctorat sur les récits de crimes dans les années 1900. Elle devient, l’année suivante, son premier ouvrage, L’Encre et le Sang (Fayard), dont « Le Monde des livres » écrit : « L’inventivité et l’érudition se mêlent ici pour faire de ce livre un modèle d’étude culturelle. » L’œuvre qui vient de s’ouvrir sera marquée jusqu’au bout par un mélange d’insatiable curiosité et de rigueur, d’éclectisme et de recherche tenace d’une image exacte des manières de vivre et de se représenter la vie.

    Suivront une dizaine de livres, auxquels s’ajoutent des directions d’ouvrages collectifs et quelques collaborations avec d’autres historiens, comme le marquant Vidal le tueur de femmes. Une biographie sociale (Perrin, 2001, rééd. Verdier, 2017), coécrit avec Philippe Artières, où, à travers un montage d’archives, sont reconstitués la trajectoire du tueur en série Henri Vidal et, plus encore, l’impact que cette affaire eut sur la société française. De La Culture de masse en France (La Découverte, 2001) à Biribi : les bagnes coloniaux de l’armée française (Perrin, 2009), en passant par Imaginaire et sensibilités au XIXe siècle (avec Anne-Emmanuelle Demartini, Creaphis, 2005), il impose ses sujets et ses méthodes. Ce disciple d’Alain Corbin ajoute à l’histoire des sensibilités des pistes nouvelles, avec lesquelles il faut désormais compter.

    « Immense tristesse »

    Un livre comme Les Bas-Fonds : histoire d’un imaginaire (Seuil, 2013, prix Mauvais Genres) en offre une illustration éclatante. Passant des récits de crimes aux milieux censés en être les théâtres, il dresse, entre anthropologie et histoire, un inventaire des usages sociaux d’une catégorie infamante, par laquelle une partie de la société est expulsée hors du champ de la civilisation. Mais des œuvres en apparence plus mineures, comme Tu entreras dans le siècle en lisant « Fantômas » (Vendémiaire, 2017) ou Paris : une histoire érotique, d’Offenbach aux Sixties (Payot, 2018), continueront, par des chemins buissonniers, le même voyage à travers les époques et les mondes sociaux.

    Au début de l’année, l’ouvrage collectif Les Noms d’époque : de « Restauration » à « années de plomb » (Gallimard), qu’il avait dirigé, apportait un nouveau signe de la vitalité et de la créativité propres à cette œuvre réjouissante. Le choc, pour ses lecteurs, pour ses confrères, pour ses anciens étudiants, dont les hommages se multiplient sur les réseaux sociaux, est d’autant plus grand. Sur Twitter, l’historien Nicolas Offenstadt, qui fait part de son « immense tristesse », évoque tout ce que Dominique Kalifa « a fait avancer » à l’université, « dans la discrétion et la robustesse ». Il ajoute : « Salut et merci, de très profond, Dominique, on n’oubliera rien de rien. »

    • Dominique Kalifa, la fascination de l’envers
      Par Quentin Deluermoz , Historien des ordres et désordres au XIXe siècle en France et en Europe et Hervé Mazurel, Historien du corps, des sensibilités et des imaginaires
      https://www.liberation.fr/debats/2020/09/17/dominique-kalifa-la-fascination-de-l-envers_1799768

      Une vision novatrice
      On le pressent, cette plongée dans l’histoire du crime, des bas-fonds, de la transgression, est portée par une vision novatrice de l’histoire. Car il faut prendre ici la pleine mesure de ce que Dominique Kalifa lègue non aux seuls historiens des marginalités ou de l’industrie culturelle, mais à l’ensemble de la communauté historienne. Prolongeant les impulsions de ses maîtres, Michelle Perrot et Alain Corbin, et d’autres comme Bernard Lepetit ou Roger Chartier, il contribua au passage de l’étude historique des grandes structures, économiques, sociales ou mentales, vers une histoire attentive à l’entrelacement des représentations et des pratiques, toujours écrite à hauteur d’individus, de leurs expériences et émotions, sensible aussi aux ressources de la narration. Il fut en cela un acteur majeur du débat opiniâtre qui opposa dans les années 90 les tenants de cette jeune histoire culturelle en plein développement et les praticiens aguerris de l’histoire sociale et économique à la française. Mais loin d’opposer le social et le culturel, cet historien les savait indissociablement liés. Jamais il n’a voulu destituer le social comme horizon premier de l’histoire. Simplement, changer les manières de le viser. Non plus donner primat au tout économique, ni partir de groupes sociaux prédéterminés, mais privilégier une lecture ethno-anthropologique, donc culturelle, des sociétés. Au bout du compte, explique-t-il, « ce social qui reste en ligne de mire tend à changer de visage. C’est un social plus complexe, plus fluide et plus mobile, fait de contradictions et d’écarts plus que de rationalités, d’une texture plus éparse et d’un grain plus infime, résistant aux simplifications ou aux catégories abusives ». Un social, en somme, devenu le produit dynamique des interactions quotidiennes des individus. Un social, d’ailleurs, volontiers saisi sous l’angle des sensibilités, au plus près des corps, tels ceux de ces bagnards, dépeints dans Biribi, « anémiés, meurtris », « maquillés », « bousillés » [qui] « disent dans leur propre langage la douleur et la souffrance que constitue l’expérience africaine ».

      L’infinitude du monde

      On lui doit aussi la précieuse notion d’« imaginaire social », dont il fut en France, avec Anne-Emmanuelle Demartini, le plus ardent défenseur. Il la définit « comme un système cohérent, dynamique, de représentations du monde social, une sorte de répertoire de figures et des identités collectives (groupes, classes, catégories) dont se dote chaque société à un moment de son histoire ». Comme l’avait vu Cornelius Castoriadis, référence majeure pour lui, ces imaginaires sociaux produisent et instituent le social plus qu’ils ne le reflètent. Toujours d’ailleurs, ils s’incarnent dans des histoires, des intrigues, des fictions latentes. Plus récemment, l’historien a donné une contribution décisive à l’histoire des imaginaires temporels, en invitant à se saisir des chrononymes, les « noms du temps ». Loin d’être naturelles ces désignations courantes du passé (la « Belle Epoque », les « Trente Glorieuses », les « années de plomb ») sont des constructions, des « faits d’histoire », charriant des scènes et des imaginaires qui changent ou se rechargent au cours du temps. Ces balises, faussement évidentes, transportent alors en elles un entremêlement des temps qui vient constamment ébranler le « présent ». « Ne faut-il pas admettre qu’ils restituent aussi quelque chose des "réalités" de 1900, note-t-il à propos de la « Belle Epoque », qu’ils en expriment une part de "vérité" ? » Et de conclure : « Décrypter les chrononymes […] nous aide à considérer le passé pour ce qu’il est : une réalité mobile, changeante, "historique", travaillée par les hommes et les femmes qui l’ont habité, mais aussi par les regards, les lectures, les déplacements que les époques ultérieures lui ont fait subir. »

      Le monde social dévoilé par Dominique Kalifa, façonné par ses hiérarchies et ses exclusions, reste in fine un monde en mouvement, toujours en travail, habité, remodelé. Un monde plein de terreur et d’effroi, de portes dérobées et de chausse-trappes, de routines et de sensualités. Il était en un sens l’historien de l’infinitude du monde. Cet univers, il n’a cessé de le partager, avec ferveur, auprès de ses collègues, de ses nombreux étudiants, auxquels il consacrait une part essentielle de son activité. Il l’a transporté aussi hors de la maison historienne grâce à ses articles dans Libération, ses documentaires, ses expositions… Il l’a aussi mis au travail dans l’écriture elle-même, dont il savait la puissance créatrice, comme en témoignent les explorations pataphysiques de son Fantômas ou l’audacieux montage proposé avec son compagnon de route Philippe Artières dans Vidal, le tueur de femmes. Il le portait aussi en lui, dans son élégance, son allure de dandy, volontiers blagueur et festif, parfois fragile, plein de fulgurances, à l’insatiable curiosité.

      #imaginaire_social

    • Dominique kalifa...
      https://criminocorpus.hypotheses.org/132941

      Criminocorpus déplore la disparition brutale de Dominique Kalifa, survenue hier. Notre collègue était membre du comité scientifique de #Criminocorpus depuis sa création. Les mots commencent à nous manquer pour exprimer la peine que nous inflige la perte de collègues dont les œuvres ont contribué à éclairer de manière si lumineuse l’histoire de la justice, ses marges et ses objets obscurs. Professeur d’Histoire contemporaine à la Sorbonne depuis 2002, #Dominique_Kalifa laisse derrière lui nombre d’étudiants et de collègues orphelins d’une présence qui avait valeur de repère dans l’exigence de la recherche historique.

      Nous adressons toutes nos condoléances à sa famille ainsi qu’à ses proches.

    • Henri La Barthe, l’inventeur de Détective
      https://journals.openedition.org/criminocorpus/4822

      Le fameux Détective de Gallimard et des frères Kessel fut d’abord une feuille professionnelle créée par le détective privé Henri La Barthe en 1925, qui la vendit à Gaston Gallimard trois ans plus tard. Cet article revient sur le parcours obscur du détective Ashelbé (HLB), qui acquit une éphémère notoriété quand le cinéaste Julien Duvivier adapta son roman Pépé le Moko. Il éclaire le fonctionnement d’une feuille corporative dans le milieu souvent médiocre de la police privée française des années 1920 et s’attache à cerner les relations qui existèrent ensuite entre Ashelbé et Gallimard.

      #histoire_du_crime

  • Cynisme, défaitisme, résignation – perspectives révolutionnaires (3) | labyrinthes
    https://labyrinthes.wordpress.com/2016/03/17/cynisme-defaitisme-resignation-perspectives-revolutionnaires-

    Ce qui donne à certain l’énergie et la rage de se battre produit chez d’autres des effets strictement opposés. La surabondance des informations concernant la barbarie économique, la puissance et l’impunité des multinationales, la corruption et collusion des politiciens, ne génèrent pas seulement des résistances résolues, mais aussi des redditions désabusées. Interroger l’accablante insuffisance du nombre de ceux qui résistent et des formes de résistances au sein des sociétés de consommation sous le prisme de la résignation, c’est reconnaître d’emblée que ce qui fait essentiellement défaut n’est pas le franchissement d’un seuil de conscience quant au cynisme criminel des sphères gouvernantes. La lucidité vis-à-vis de la désastreuse forfaiture du capitalisme apparaît de plus en plus comme une distinction marginale entre ceux qui tentent de résister et ceux qui collaborent avec plus ou moins d’enthousiasme à ce qui est : qui ignore encore le degré exorbitant d’inégalité séparant les plus riches des plus pauvres ? Qui se leurre quant à la mauvaise foi insolente du spectacle politico-médiatique ? Qui doute réellement du caractère écologiquement insoutenable de la marchandisation du monde ? Il en existe encore, mais leur nombre ne suffit plus à rendre compte de notre incapacité à renverser la dynamique macabre où l’on s’enterre. Le fait est que l’effondrement progressif des idéaux et croyances de l’époque engendre principalement du dépit, de la frustration ou de la peur, et tend à renforcer les replis identitaires et religieux, et donc l’influence des contre-révolutionnaires fascisants.

    #luttes #révolution #résignation

  • #Bernard_Debarbieux : l’#espace de l’#imaginaire

    Le #paysage, les #lieux, les #villes, les #villages ou les #frontières balisent notre rapport au #territoire et lui donne un sens. Dans son dernier ouvrage, le géographe Bernard Debarbieux montre comment les éléments du concret participent de notre expérience quotidienne et individuelle, et construisent le cadre de nos références collectives et sociales.

    Match de football ou manifestation, aménagement des parcs naturels ou des villes capitales, récits utopiques ou traités philosophiques, institution de la frontière ou des ethnies dans les colonies, éloge du mondial ou du local en écologie politique et dans la production économique… Qu’y a-t-il donc de commun entre tous ces éléments ?

    « Tous relèvent d’une construction imaginaire. L’#imaginaire_social est l’arrière-plan de nos schémas de significations et d’#actions_collectives. Plus que l’attribut d’une société, il est la condition même de son existence ; il participe de l’institutionnalisation de chacune, ainsi que de nos façons communes de penser le monde, et de nous penser en son sein. Aucune expérience individuelle, aucune réalité sociale n’existant indépendamment de l’espace concret dans lequel elles se déploient, l’étude de la pluralité des formes de spatialité des imaginaires sociaux permet de porter sur nos sociétés modernes un regard original et éclairant. » [source : éditeur]

    Avec Bernard Debarbieux, Professeur de géographie et d’aménagement du territoire à l’université de Genève.

    A lire :
    • « L’espace de l’imaginaire », Bernard Debarbieux, éditions CNRS

    http://www.rts.ch/espace-2/programmes/le-grand-entretien/7319859-le-grand-entretien-du-08-01-2016.html
    #livre #entretien
    #ressources_pédagogiques (#géographie)