• Indonésie : le Comité des femmes obtient des espaces sécurisés

    a Ministre indonésienne de l’émancipation des femmes et de la protection de l’enfance, Gusti Ayu Bintang Darmawati, a inauguré l’espace sécurisé de PT Evoluzione Tyre (groupe Pirelli) dans l’ouest de Java, le 19 mars dernier.

    L’entreprise est syndiquée par le CEMWU (Syndicat des travailleurs de la chimie, de l’énergie et des mines), affilié à IndustriALL. Les deux parties ont signé une politique de tolérance zéro en matière de violence et de harcèlement en 2021, dans le cadre d’un engagement à éliminer la violence et le harcèlement dans le monde du travail.

    Au cours des trois dernières années, le Comité des femmes du conseil d’IndustriALL pour l’Indonésie a fait pression sans relâche sur le ministère pour qu’il mette en œuvre une politique d’espaces sécurisés au sein des zones industrielles et sur le lieu de travail.

    https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/04/13/indonesie-le-comite-des-femmes-obtient-des-esp

    #international #feminisme #indonesie

  • Le naufrage de Rohingya en Indonésie révèle une crise humanitaire grandissante
    https://www.lemonde.fr/international/article/2024/03/22/le-naufrage-de-rohingya-en-indonesie-revele-une-crise-humanitaire-grandissan

    Le naufrage de Rohingya en Indonésie révèle une crise humanitaire grandissante
    Par Brice Pedroletti (Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est)
    Le naufrage, mercredi 20 mars, d’un bateau de Rohingya au large des côtes indonésiennes, lors duquel plus d’une cinquantaine de personnes auraient péri, est un nouveau signe de la détresse de cette minorité apatride originaire de Birmanie. Plusieurs milliers de Rohingya ont pris la mer en 2023 sur des embarcations vétustes.
    Or cette crise humanitaire à bas bruit dans les eaux du détroit de Malacca et du golfe du Bengale a tout lieu de s’aggraver : la « révolution birmane » a gagné le nord-est de l’Etat de Rakhine, en Birmanie, où vivent les quelque 650 000 Rohingya restés dans ce pays après le grand exode de 2017.
    Au Bangladesh voisin, où près d’un million de Rohingya vivent dans des camps de réfugiés – dont 750 000 arrivés en 2017 après les atroces massacres perpétrés par l’armée birmane dans l’Arakan (Etat de Rakhine, selon l’appellation officielle), la situation humanitaire n’a cessé de se détériorer. Les Rohingya sont une minorité autochtone de l’Etat de Rakhine, de confession musulmane et ethniquement apparentée aux Bengalis. Mais les dictatures birmanes successives en ont fait des « immigrés illégaux », les privant en 1982 de la citoyenneté birmane.
    Les 75 survivants du 20 mars, en majorité des hommes, entassés sur la coque retournée de leur embarcation au large de Kuala Bubon, sur la côte occidentale d’Aceh (île de Sumatra), ont d’abord été secourus par des pêcheurs, avant que des sauveteurs ne recueillent le lendemain la majorité d’entre eux. Un survivant du nom de Zaned Salim a fait état de cent cinquante personnes embarquées à l’origine, dont beaucoup de femmes et d’enfants, présumés morts noyés. Ils auraient quitté un « centre de réfugiés » malaisien pour tenter de rejoindre l’Australie. Mais ce témoignage reste sujet à caution tant la méfiance règne chez ces damnés de la Terre, rejetés de toute part. La plupart des Rohingya fuient les camps du Bangladesh, mais aussi la Birmanie, pour tenter de gagner la Malaisie, jugée plus tolérante, où 108 500 d’entre eux étaient, en février, enregistrés comme demandeurs d’asile selon l’UNHCR, l’agence des Nations unies pour les réfugiés. Mais la Malaisie ne reconnaît pas ce statut et a durci, ces dernières années, sa politique anti-immigration : beaucoup de Rohingya se retrouvent dans des centres de détention pour migrants illégaux. En février, une centaine d’entre eux s’étaient d’ailleurs évadés d’un de ces centres. L’Australie, elle, envoie les rares réfugiés qui atteignent ses côtes sur l’île de Nauru, dans le Pacifique, dans un centre de traitement des demandes d’asile.
    L’afflux de bateaux de réfugiés rohingya en Indonésie a pris de l’ampleur depuis octobre 2023 : sur les 4 500 qui, selon les estimations de l’UNHCR, ont pris la mer en 2023, 1 500 Rohingya auraient, depuis, accosté sur les rivages de la province d’Aceh. Les morts présumés se comptent par centaines. Or cet afflux suscite une vague de rejet parmi les Acehnais : en novembre, près de 200 Rohingya sinistrés ont été parqués une nuit entière sur une plage de Sabang, sur l’île de Weh, au large de Banda Aceh, la capitale provinciale. Les habitants voulaient les repousser vers la mer.
    Fin décembre, une centaine d’étudiants ont manifesté et pris d’assaut un local où des familles rohingya étaient hébergées à Banda Aceh, poussant l’UNHCR à se déclarer « profondément troublée par l’attaque d’une foule sur un site abritant des familles de réfugiés vulnérables ». Les survivants du 20 mars ont eux aussi vu affluer des villageois avec des pancartes « pas de Rohingya chez nous ».Car depuis novembre, une virulente campagne de haine agrémentée de fake news dépeint sur les réseaux sociaux indonésiens, en particulier TikTok, les Rohingya comme des « voleurs », voire de la « vermine » – reprenant sans aucun recul les stéréotypes racistes et islamophobes diffusés à l’envi par l’armée birmane sur les réseaux sociaux dans les années précédant les massacres de 2016 et 2017. Selon un observateur de l’Internet indonésien consulté par Le Monde en février, certains des messages de haine diffusés à grande échelle remontent à au moins l’un des « influenceurs » de la campagne de Prabowo Subianto, le général qui a gagné l’élection présidentielle indonésienne du 14 février et est vu comme un farouche nationaliste.
    Cruelle ironie : on sait que les Acehnais, de pieux et conservateurs musulmans sunnites comme les Rohingya, ont subi pendant des décennies les exactions de l’armée indonésienne lors de leur combat pour plus d’autonomie, puis furent, après le tsunami dévastateur de 2004, sous perfusion de l’aide internationale durant dix ans. Ce manque d’empathie est dénoncé en Indonésie par des figures progressistes, et des ONG locales viennent en aide aux Rohingya en détresse. Si Djakarta met en avant ses obligations de non-refoulement des réfugiés en perdition, la marine indonésienne a été soupçonnée d’avoir fait la chasse à des bateaux de Rohingya pour qu’ils n’accostent pas.Or les raisons qui poussent les Rohingya à prendre la mer ont tout lieu de se renforcer. Au Bangladesh, les conditions se détériorent dans la trentaine de camps qui les accueille autour de Cox’s Bazar, de l’autre côté de la frontière avec la Birmanie. La criminalité s’y répand, des incendies dévastent des quartiers entiers. Les Nations unies, qui financent les camps, n’ont pu lever en 2023 que la moitié des 876 millions de dollars (809 millions d’euros) nécessaires à leur fonctionnement. Au point que le Programme alimentaire mondial a dû, en mars 2023, réduire progressivement de 12 à 8 dollars mensuels le bon alimentaire attribué à chaque résident du camp, alors même que 40 % des enfants de moins de 5 ans souffrent de malnutrition chronique. Le montant a toutefois pu être réévalué à 10 dollars en janvier.
    En Birmanie, les zones d’habitation des Rohingya, dans le nord-est de l’Etat de Rakhine, comme les villes ghettos de Maungdaw, Buthidaung, et Rathedaung, font l’objet d’intenses combats entre l’armée birmane et l’Armée de l’Arakan. Le groupe rebelle arakanais opposé à la junte a lancé en janvier une offensive massive sur les positions de l’armée, qui recule mais bombarde régulièrement les zones habitées. A Sittwe, la capitale de l’Etat de Rakhine, les combats forcent la population à s’enfuir, mais les Rohingya, pour la plupart parqués dans des camps dans la périphérie, sont à la merci de l’armée birmane. « Il ne reste que des musulmans [rohingya] dans la ville. Ils n’ont nulle part où fuir et n’ont pas de carte d’identité. Le régime les exploite, en a forcé certains à suivre un entraînement militaire », confiait récemment au site birman en exil The Irrawaddy un cadre de l’Armée de l’Arakan. L’armée rebelle s’est dite, le 4 mars, par le truchement d’un porte-parole, prête à accueillir dans les zones libérées les Rohingya qui risquent sinon d’être utilisés comme « boucliers humains » par la junte : celle-ci en aurait recruté de force plusieurs centaines, depuis l’annonce en février de la conscription obligatoire.

    #Covid-19#migrant#migration#birmanie#australie#malaisie#bangladesh#rohinhya#indonesie#refugie#conflit#sante

  • « Faute de bras, l’immigration est en hausse constante au Japon »
    https://www.lemonde.fr/economie/article/2024/01/30/faute-de-bras-l-immigration-est-en-hausse-constante-au-japon_6213857_3234.ht

    « Faute de bras, l’immigration est en hausse constante au Japon »
    Philippe Escande
    Pour la première fois de son histoire, l’archipel nippon a dépassé en 2023 le seuil des 2 millions de travailleurs immigrés. Cette tendance, qui s’étend à tous les secteurs, cache un grand mystère : la stagnation des salaires, en dépit de la pénurie. Tout un défi pour le gouvernement et la Banque du Japon, note Philippe Escande, éditorialiste économique au « Monde ».
    Ils sont vietnamiens, chinois, philippins, indonésiens, birmans ou népalais. Ils rêvent désormais d’une vie meilleure au Japon. Progressivement, le pays du Soleil-Levant ouvre ses portes à ses voisins, pourvu qu’ils sachent s’occuper de malades, construire des immeubles ou travailler en usine. L’archipel nippon n’a pas vraiment le choix. Les derniers chiffres publiés, mardi 30 janvier, par le ministère du travail l’attestent. Avec un chômage à 2,4 % en décembre 2023, il existe 120 offres d’emploi pour 100 demandeurs. Désormais, de nombreuses petites entreprises sont poussées à la faillite, faute de bras.
    Résultat, l’immigration est en hausse constante. Commencée dans les hôpitaux, elle s’étend à tous les secteurs. Pour la première fois de son histoire, le pays a dépassé en 2023 le seuil des 2 millions de travailleurs immigrés sur son sol, soit 12 % de plus qu’en 2022. Selon les statistiques dévoilées vendredi 26 janvier, un quart de ces employés étrangers viennent du Vietnam, près de 20 % de Chine et 11 % des Philippines. Mais la palme de la progression revient aux Indonésiens, dont le nombre est en progression de 56 % sur un an.
    Pour canaliser ce flux, le pays a créé des classes de visa. Il distingue les « compétences spécifiques » pour les métiers en pénurie et même les « hautes compétences » pour les chercheurs et ingénieurs les plus recherchés. Ceux-là sont les seuls à pouvoir emménager avec leur famille.
    D’après le Fonds monétaire international, les gens arrêtent d’émigrer d’un pays quand, dans celui-ci, le produit intérieur brut (PIB) par habitant atteint 7 000 dollars (6 500 euros), car la différence de salaire ne vaut plus le coup. Le Vietnam, avec son PIB par tête d’un peu plus de 4 000 dollars, a encore de la marge, tout comme l’Indonésie, avec ses 4 700 dollars. Cette réalité, encore très contrôlée, de l’immigration japonaise cache un grand mystère, celui de la stagnation des salaires, en dépit de la pénurie. Ceux-ci ont encore baissé de 3 % en valeur réelle en 2023. C’est un souci majeur pour le gouvernement, et un drame pour la Banque du Japon, qui tente désespérément de faire monter l’inflation. Ils espèrent un regain à l’occasion des négociations annuelles, qui démarrent en février dans les entreprises.
    Sans rebond de la hausse des prix et des salaires, la banque centrale ne pourra pas s’extraire du piège dans lequel elle est enfermée. Détentrice désormais de plus de 50 % de la gigantesque dette nationale, elle ne sait plus comment sortir de sa politique de taux négatifs destinée à doper une croissance anémique. Et ce ne sont pas les travailleurs vietnamiens ou philippins qui pourront résoudre ce problème. Philippe Escande

    #Covid-19#migrant#migration#japon#economie#maindoeuvre#immigration#chine#vietnam#philippines#indonesie#metierenpenurie#visas#competence#sante

  • Un long article de synthèse sur un débat en cours : jusqu’à quel point la société française actuelle est-elle marquée par des legs coloniaux ? A retenir, notamment, les noms et analyses des philosophes Souleymane Bachir Diagne et Nadia Yala Kisukidi.
    (la suite de l’article est à lire en vous connectant au site du Monde)

    Comment la question coloniale trouble les sociétés occidentales
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/19/comment-la-question-coloniale-trouble-les-societes-occidentales_6211842_3232

    Comment la question coloniale trouble les sociétés occidentales
    Par Nicolas Truong, le 19 janvier 2024

    Si l’histoire des colonisations se renouvelle en France, ses approches théoriques restent déconsidérées par une frange de l’opinion qui en refuse les conclusions et les réduit à leurs aspects les plus controversés.

    C’est une histoire qui travaille les mémoires. Un passé qui pèse sur le présent. La question coloniale ne cesse de hanter la politique nationale. A croire que chaque fracture française réveille ce passé qui a encore du mal à passer. Dans certaines de ses anciennes colonies, notamment africaines, où la France est conspuée et même chassée de pays longtemps considérés comme des prés carrés. Dans ses banlieues paupérisées au sein desquelles les émeutes contre les violences policières ravivent le sentiment du maintien d’une ségrégation sociale, spatiale et raciale héritée de la période coloniale. Dans des stades où La Marseillaise est parfois sifflée.

    Une histoire qui s’invite jusque dans les rangs de l’Assemblée nationale, où l’usage du terme « métropole » pour désigner la France continentale sans les territoires d’outre-mer est désormais rejeté, car considéré comme colonialiste. Et jusqu’à l’Elysée : après avoir affirmé, lors de la campagne présidentielle de 2017, que la colonisation était un « crime contre l’humanité » qui appartient à un « passé que nous devons regarder en face, en présentant nos excuses à l’égard de celles et ceux envers lesquels nous avons commis ces gestes », Emmanuel Macron a finalement estimé, en 2023, qu’il n’avait « pas à demander pardon ». Un ravisement contemporain d’un ressassement idéologique et médiatique permanent contre la « repentance », la « haine de soi » et l’« autoflagellation ».

    Cependant, il semble difficile pour une société d’éviter les sujets qui finissent inexorablement par s’imposer. Il en va de la colonisation comme de la collaboration. La génération Mitterrand et les années Chirac ont été ponctuées par des révélations, débats et discours marquants liés à la période du gouvernement de Vichy. La France d’Emmanuel Macron n’échappe pas à l’actualité de l’histoire de ses anciennes colonies. Car « le passé colonial est partout », résume l’historien Guillaume Blanc, l’un des quatre coordinateurs de Colonisations. Notre histoire, ouvrage collectif dirigé par Pierre Singaravélou (Seuil, 2023).

    (...).

    #colonisation #colonialité #racisme #antiracisme #émancipation #universalisme

    • Suite de l’article :

      https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/19/comment-la-question-coloniale-trouble-les-societes-occidentales_6211842_3232

      « Le colonialisme n’est pas achevé »

      Au Sahel, la présence de la France est devenue indésirable. Bien sûr, la stratégie africaine de la Chine comme l’emprise de la Russie, à travers les milices privées du Groupe Wagner, n’y sont pas étrangères. Mais « il faut souligner l’épaisseur historique de ce sentiment », insiste Guillaume Blanc. L’histoire de cette réprobation est « à la fois récente et ancienne », ajoute-t-il, en référence aux analyses d’Ousmane Aly Diallo, chercheur à Amnesty International, selon qui les interventions militaires de la France dans ses anciennes colonies en Afrique – près de cinquante depuis 1960 – ont pérennisé « l’hégémonie française dans ces espaces ». Ainsi, à partir de 2022, lorsque l’armée française quitte le Mali et le Burkina Faso et se replie au Niger, « elle a beau dire y lutter contre le djihadisme, les populations y voient une ingérence française de plus », constate Guillaume Blanc.

      Cette histoire est également plus ancienne et « nous ramène notamment aux années 1950 », explique-t-il, à la lumière des apports de l’historienne Gabrielle Hecht : c’est à cette époque, selon elle, que la France a construit sa prétendue « indépendance énergétique » en exploitant l’uranium du Gabon et du Niger. En échange de prix avantageux, la France soutenait les dirigeants gabonais et nigériens au pouvoir.
      Lire aussi la tribune | Article réservé à nos abonnés « La question du passé colonial est le dernier “tabou” de l’histoire de France des XIXᵉ et XXᵉ siècles »

      C’est pourquoi « les sociétés africaines sont des sociétés postcoloniales, tout simplement au sens où le passé colonial pèse encore sur le présent », observe Guillaume Blanc, qui estime que « la France est, elle aussi, une société postcoloniale ». En effet, rappelle le philosophe Souleymane Bachir Diagne, l’Organisation des Nations unies (ONU) considère toujours que la Polynésie et la Nouvelle-Calédonie sont des territoires « non autonomes », ce qui signifie que leurs populations « ne s’administrent pas encore complètement elles-mêmes ». Pour le professeur d’études francophones à l’université Columbia (New York), « cela veut dire que la majorité des nations qui composent l’ONU, et qui pour la plupart ont conquis leur souveraineté contre le colonialisme, estime que le mouvement des décolonisations, qui a défini l’histoire du XXe siècle, n’est pas achevé ».

      Souleymane Bachir Diagne rappelle une situation encore assez méconnue. Car si les recherches sur les colonisations et décolonisations sont nombreuses, novatrices et fécondes, la diffusion de ces savoirs reste parcellaire. Afin d’enseigner l’histoire de la colonisation et aussi « combattre les clichés », Guillaume Blanc, maître de conférences à l’université Rennes-II, trouve « assez utile » de partir des chansons, des bandes dessinées ou des films lors de ses cours sur les sociétés africaines et asiatiques du XIXe au XXIe siècle. Dans les amphithéâtres, l’auteur de Décolonisations (Seuil, 2022) n’hésite pas à diffuser le tube de Michel Sardou Le Temps des colonies (1976), où l’on entend : « Y a pas d’café, pas de coton, pas d’essence en France, mais des idées, ça on en a. Nous on pense », ou à évoquer certains albums d’Astérix « qui parlent de “nègres” aux lèvres protubérantes et ne sachant ni lire ni écrire ».

      La popularité du couscous

      D’autres contributeurs de Colonisations, comme la linguiste et sémiologue Marie Treps, s’attachent à l’actualité des « mots de l’insulte », comme « bougnoul », emprunté à la langue wolof où il signifie « noir », apparu au Sénégal à la fin du XIXe siècle, terme vernaculaire transformé en sobriquet « lourdement chargé de mépris » qui désigne désormais « un étranger de l’intérieur ». Les experts du fait colonial mobilisent l’analyse des objets ou de la cuisine – avec la popularité du couscous ou du banh mi – mais aussi du paysage urbain, comme le géographe Stéphane Valognes, qui montre la façon dont les rues de Cherbourg (Manche) portent encore les traces de la conquête coloniale, avec ses maisons de style néomauresque et ses rues estampillées du nom d’anciens généraux coloniaux. Sans oublier le palais de l’Elysée, à Paris, ancien hôtel particulier financé pour la monarchie par Antoine Crozat (1655-1738), qui bâtit sa fortune, dans les années 1720, grâce à la traite transatlantique, après avoir obtenu le monopole de la fourniture en esclaves de toutes les colonies espagnoles.

      « Si l’histoire de la colonisation est bien connue des spécialistes, en revanche, en France, il y a encore un refus de voir ce que fut la colonisation », estime Guillaume Blanc, qui trouve « aberrant » d’entendre encore des hommes politiques et certains médias évoquer les routes et les écoles que la France aurait « amenées » dans ses colonies : « Sans le travail forcé, la mort et la sueur des Congolais, des Malgaches ou des Vietnamiens, il n’y aurait jamais eu de routes. Quant à l’école, les petits garçons et les petites filles colonisés n’y allaient tout simplement pas : l’enseignement était réservé à une élite restreinte, et la France n’a jamais eu l’intention de scolariser les millions d’enfants qu’elle colonisait. »

      Nous vivons un moment postcolonial parce que notre époque est postérieure à l’ère des grandes colonisations – d’où le préfixe « post » – mais aussi, selon certains chercheurs, parce qu’il convient d’analyser ce passé qui pèse sur le présent en dépassant les anciennes dichotomies forgées aux temps des colonies. Notamment celles entre Orient et Occident, centre et périphérie ou civilisation et barbarie. « Postcolonial » est ainsi à la fois le marqueur d’une période historique et la désignation d’un mouvement théorique : après la critique du « néocolonialisme » des années 1960-1970, à savoir de l’emprise occidentale encore manifeste au cœur des nouvelles nations indépendantes, les études postcoloniales – postcolonial studies – émergent à la fin des années 1970. Elles prennent leur essor dans les années 1980 sur les campus américains et s’attachent à montrer comment les représentations et les discours coloniaux, en particulier ceux de la culture, ont établi une différence radicale entre les colonisés et le monde occidental, notamment forgé sur le préjugé racial.

      Publié en 1978, L’Orientalisme, ouvrage de l’écrivain palestino-américain Edward Said (1935-2003) consacré à la façon dont un Orient fantasmé a été « créé » par l’Occident (Seuil, 1980), est considéré comme l’un des premiers jalons du courant postcolonial, même s’il n’en revendique pas le terme. Au cours d’une déconstruction des représentations et clichés véhiculés sur l’Orient depuis le siècle des Lumières, ce défenseur lettré de la cause palestinienne assure que « le trait essentiel de la culture européenne est précisément ce qui l’a rendue hégémonique en Europe et hors de l’Europe : l’idée d’une identité européenne supérieure à tous les peuples et à toutes les cultures qui ne sont pas européens ». Se réclamant d’un « humanisme » qui ne se tient pas « à l’écart du monde », cet ancien professeur de littérature comparée à l’université Columbia estimait dans une nouvelle préface publiée en 2003, en pleine guerre en Irak à laquelle il était opposé, que « nos leaders et leurs valets intellectuels semblent incapables de comprendre que l’histoire ne peut être effacée comme un tableau noir, afin que “nous” puissions y écrire notre propre avenir et imposer notre mode de vie aux peuples “inférieurs” ».
      « La continuation du rapport de domination »

      La pensée postcoloniale fut largement inspirée par les subaltern studies, courant né en Inde dans les années 1970, autour de l’historien Ranajit Guha (1923-2023), études consacrées aux populations à la fois minorées par la recherche et infériorisées dans les sociétés récemment décolonisées. Une volonté de faire « l’histoire par le bas », selon les termes de l’universitaire britannique Edward Palmer Thompson (1924-1993), une façon de rompre avec l’idée d’un progrès historique linéaire qui culminerait dans l’Etat-nation, une manière de réhabiliter des pratiques et des savoirs populaires mais aussi d’exercer une critique des élites indiennes souvent constituées en mimétisme avec l’ancienne bourgeoisie coloniale.

      L’ambition des intellectuels postcoloniaux est assez bien résumée par l’Indien Dipesh Chakrabarty, professeur d’histoire, de civilisations et de langues sud-asiatiques à l’université de Chicago : il s’agit de désoccidentaliser le regard et de Provincialiser l’Europe (Amsterdam, 2009). L’Europe n’est ni le centre du monde ni le berceau de l’universel. Incarnée par des intellectuels comme la théoricienne de la littérature Gayatri Chakravorty Spivak ou l’historien camerounais Achille Mbembe, cette approche intellectuelle « vise non seulement à penser les effets de la colonisation dans les colonies, mais aussi à évaluer leur répercussion sur les sociétés colonisatrices », résume l’historien Nicolas Bancel (Le Postcolonialisme, PUF, 2019).
      Lire aussi l’enquête (2020) : Article réservé à nos abonnés « Racisé », « racisme d’Etat », « décolonial », « privilège blanc » : les mots neufs de l’antiracisme

      L’empreinte de l’époque coloniale n’est pas seulement encore présente à travers des monuments ou les noms des rues, elle l’est aussi dans les rapports sociaux, les échanges économiques, les arts ou les relations de pouvoir. Car une partie de ses structures mentales se serait maintenue. « La fin du colonialisme n’est pas la fin de ce que l’on appelle la “colonialité” », explique Souleymane Bachir Diagne. Forgé au début des années 1990 par le sociologue péruvien Anibal Quijano (1928-2018), ce terme désigne un régime de pouvoir économique, culturel et épistémologique apparu à l’époque moderne avec la colonisation et l’essor du capitalisme mercantile mais qui ne s’achève pas avec la décolonisation.

      La colonialité, c’est « la continuation du rapport de domination auquel les décolonisations sont censées mettre fin », poursuit Souleymane Bachir Diagne. « Et les jeunes ont une sensibilité à fleur de peau à ces aspects », relève-t-il, en pensant notamment aux altercations entre policiers et adolescents des « quartiers ». Pour le philosophe, une définition « assez éclairante de cette colonialité structurelle » a été donnée par le poète et homme d’Etat sénégalais Léopold Sédar Senghor (1906-2001), selon qui « l’ordre de l’injustice qui régit les rapports entre le Nord et le Sud » est un ordre fondé sur « le mépris culturel ». Ainsi, poursuit l’auteur du Fagot de ma mémoire (Philippe Rey, 2021), « on peut se demander si les populations “issues de l’immigration” dans les pays du “Nord” ne constituent pas une sorte de “Sud” dans ces pays ».

      « Le concept de colonialité ouvre des réflexions fécondes », renchérit la philosophe Nadia Yala Kisukidi, maîtresse de conférences à l’université Paris-VIII. Loin du terme « néocolonialisme » qui réduit la domination à une cause unique, la colonialité permet « d’articuler les formes de la domination politico-économique, ethnoraciale, de genre, culturelle et psychosociale, issues du monde colonial et de déceler leur continuation dans un monde qu’on prétend décolonisé. Ce qui permet de dire que, dans un grand nombre de cas, les décolonisations apparaissent comme des processus inachevés », poursuit l’autrice de La Dissociation (Seuil, 2022).

      Souleymane Bachir Diagne insiste sur le fait que Léopold Sédar Senghor, en « grand lecteur de Jean Jaurès », croyait comme le fondateur du journal L’Humanité en un monde où « chaque nation enfin réconciliée avec elle-même » se verrait comme « une parcelle » de cette humanité solidaire qu’il faut continûment travailler à réaliser. « Mais pour cela il faut combattre la colonialité, le mépris culturel, l’ordre de l’injustice. D’un mot : il faut décoloniser. L’impensé colonial existe : il consiste à ignorer la colonialité. »
      Universalisme eurocentré

      C’est ainsi que l’approche décoloniale, nouveau paradigme apparu dans les années 1990, est venue s’ajouter aux études postcoloniales autour de cette invitation à « décoloniser ». Née en Amérique du Sud au sein d’un groupe de recherche intitulé Modernité/Colonialité, la pensée décoloniale se donne notamment comme ambition de décoloniser les savoirs. Et de revisiter l’histoire. C’est pourquoi, selon ce courant théorique, la date capitale de la domination occidentale est 1492, le moment où Christophe Colomb ne « découvre » pas l’Amérique, mais l’« envahit ». C’est la période lors de laquelle naît la modernité par « l’occultation de l’autre », explique le philosophe et théologien argentino-mexicain Enrique Dussel (1934-2023). Un moment où la « reconquête » menée par la chrétienté expulsa les musulmans de la péninsule Ibérique et les juifs d’Espagne. Ainsi, une « désobéissance épistémique » s’impose, enjoint le sémiologue argentin Walter Mignolo, afin de faire éclore des savoirs alternatifs à une conception de l’universalisme jugée eurocentrée.

      Tous les domaines politiques, sociaux, économiques et artistiques peuvent être analysés, réinvestis et repolitisés à l’aide de cette approche décoloniale, à la fois savante et militante. L’écologie est notamment l’un des nombreux thèmes investis, car « la double fracture coloniale et environnementale de la modernité » permet de comprendre « l’absence criante de Noirs et de personnes racisées » dans les discours sur la crise écologique, assure l’ingénieur en environnement caribéen Malcom Ferdinand dans Une écologie décoloniale (Seuil, 2019). « Faire face à la tempête écologique, retrouver un rapport matriciel à la Terre requiert de restaurer les dignités des asservis du navire négrier tout autant que celles du continent africain », écrit Malcom Ferdinand.

      Partis d’Amérique latine, « ces travaux ont essaimé dans le monde entier », explique Philippe Colin, coauteur avec Lissell Quiroz de Pensées décoloniales. Une introduction aux théories critiques d’Amérique latine (Zones, 2023). Dans les années 1990, les lectures partisanes des théories postcoloniales ont suscité des controverses dans l’espace public, notamment autour de la notion de « discrimination positive » et du « politiquement correct ». Une discorde qui se rejoue aujourd’hui, notamment avec les attaques menées par les néoconservateurs américains contre ce qu’ils appellent, de manière péjorative, la « cancel culture », cette culture dite « de l’annulation » censée être portée par un « maccarthysme de gauche » et même un « fascisme d’extrême gauche », résume d’un trait Donald Trump.
      Pensées « victimaires »

      Aux Etats-Unis, les études postcoloniales et décoloniales, « forgées dans une matrice marxiste au sein d’une diaspora d’intellectuels indiens, africains ou sud-américains enseignant dans les campus américains, se sont déployées d’abord dans le champ académique », précise Philippe Colin. Alors qu’en France, la réception de ces travaux s’est faite immédiatement de façon polémique. « Le concept a été revendiqué par le Parti des indigènes de la République à partir de 2015 de manière explicite, et cela a changé beaucoup les choses en France », analyse l’historien Pascal Blanchard. « Il est alors devenu une cible idéale pour ceux qui cherchaient un terme global pour vouer aux gémonies les chercheurs travaillant sur la colonisation », poursuit-il dans le livre collectif Les Mots qui fâchent. Contre le maccarthysme intellectuel (L’Aube, 2022).

      Dans L’Imposture décoloniale (L’Observatoire, 2020), l’historien des idées Pierre-André Taguieff se livre à une critique radicale de « l’idéologie postcoloniale et décoloniale, centrée sur la dénonciation criminalisante de la civilisation occidentale ». Une position que l’on retrouve également au sein de L’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires, un site Web dont les contributeurs alimentent régulièrement les dossiers à charge des médias en guerre contre le « wokisme ».
      Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Le « wokisme », déconstruction d’une obsession française

      Les critiques ne viennent toutefois pas uniquement de la galaxie conservatrice, des sites de veille idéologique ou des sphères réactionnaires. Auteur d’un ouvrage critique sur Les Etudes postcoloniales. Un carnaval académique (Karthala, 2010), le politologue Jean-François Bayart leur reproche de « réifier le colonialisme » car, affirme-t-il, aujourd’hui, « le colonial n’est pas une essence mais un événement ». Par ailleurs, rappelle-t-il, « le colonialisme n’a pas été l’apanage des seuls Etats occidentaux ». Des chercheurs insistent également sur le fait que la colonisation est un fait historique pluriel et qu’il convient de tenir compte de la diversité des sociétés où elle s’est exercée. Or, la prise en compte des formes de pouvoir propres à chaque société anciennement colonisée serait parfois omise par les approches décoloniales.

      Auteur de L’Occident décroché (Fayard, 2008), l’anthropologue Jean-Loup Amselle estime que ce courant de pensée a « détrôné l’Occident de sa position de surplomb, ce qui est une bonne chose, mais a entraîné des effets pervers », puisque, selon lui, elle reprend parfois à son compte « les stigmates coloniaux en tentant d’en inverser le sens ». Sur le site Lundimatin, l’essayiste Pierre Madelin critique, lui, les travers du « campisme décolonial » notamment apparu après le déclenchement de la guerre en Ukraine, à l’occasion de laquelle, dit-il, « plusieurs figures de proue des études décoloniales » ont convergé vers la rhétorique anti-occidentale de Vladimir Poutine.

      Procès en relativisme

      Comme toute théorie, ces approches postcoloniales et décoloniales sont critiquables, estime Nicolas Bancel, « mais à partir de textes, de positions théoriques et épistémologiques, et non à partir de tribunes maniant l’invective, la désinformation, la dénonciation ad hominem, sans que leurs auteurs sachent rien de la réalité et de l’importance de ce champ intellectuel », juge-t-il. D’ailleurs, prolonge Nadia Yala Kisukidi, au-delà de l’université, les termes « décolonial » ou « postcolonial », dans le débat public français, « fonctionnent comme des stigmates sociaux, pour ne pas dire des marqueurs raciaux. Loin de renvoyer à des contenus de connaissance ou, parfois, à des formes de pratiques politiques spécifiques, ils sont mobilisés pour cibler un type d’intellectuel critique, souvent non blanc, dont les positionnements théoriques et/ou politiques contribueraient à briser la cohésion nationale et à achever le déclassement de l’université française. Comme si le mythe de la “cinquième colonne” avait intégré le champ du savoir ». D’autant que « décoloniser n’est pas un mot diabolique », relève le sociologue Stéphane Dufoix (Décolonial, Anamosa, 2023)

      Un reproche résume tous les autres : celui du procès en relativisme. Une critique qui est le point de discorde de tous les débats qui opposent de façon binaire l’universalisme au communautarisme. Or, cette querelle a presque déjà été dépassée par deux inspirateurs historiques de ces mouvements postcoloniaux et décoloniaux : Aimé Césaire (1913-2008) et Frantz Fanon (1925-1961). Dans sa Lettre à Maurice Thorez, publiée en 1956, dans laquelle il explique les raisons de sa démission du Parti communiste français, à qui il reproche le « chauvinisme inconscient » et l’« assimilationnisme invétéré », le poète martiniquais Aimé Césaire expliquait qu’« il y a deux manières de se perdre : par la ségrégation murée dans le particulier ou par la dilution dans l’“universel” ».

      Aimé Césaire a dénoncé « un universalisme impérial », commente Souleymane Bachir Diagne, auteur de De langue à langue (Albin Michel, 2022). Mais, dans le même temps, « il a refusé avec force de s’enfermer dans le particularisme ». Au contraire, poursuit le philosophe, Césaire « a indiqué que s’il a revendiqué la “négritude”, c’était pour “contribuer à l’édification d’un véritable humanisme”, l’“humanisme universel”, précise-t-il, “car enfin il n’y a pas d’humanisme s’il n’est pas universel” ». Des propos que le Frantz Fanon des dernières pages de Peau noire, masques blancs (Seuil, 1952) « pourrait s’approprier », estime Souleymane Bachir Diagne.

      Ces exemples remettent en cause l’idée selon laquelle les études, réflexions et théories actuelles sur le fait colonial, postcolonial ou décolonial seraient des importations venues des campus américains et issues du seul frottement des études subalternes avec la French Theory, du tiers-monde et de la déconstruction. « Il n’est donc tout simplement pas vrai que les penseurs du décolonial soient unanimement contre l’universel », déclare Souleymane Bachir Diagne, qui, loin de tous les impérialismes et réductionnismes, appelle à « universaliser l’universel ».

      Nicolas Truong

    • « La question du passé colonial est le dernier “tabou” de l’histoire de France des XIXᵉ et XXᵉ siècles », Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, historiens

      L’#histoire_coloniale est désormais à l’agenda des débats publics. Et si les débats sont très polarisés – entre les tenants d’une vision nostalgique du passé et les apôtres du déclin (de plus en plus entendus, comme le montre la onzième vague de l’enquête « Fractures françaises ») et les décoloniaux les plus radicaux qui assurent que notre contemporanéité est tout entière issue de la période coloniale –, plus personne en vérité ne met aujourd’hui en doute l’importance de cette histoire longue, en France, de cinq siècles.

      Loin des conflits mémoriaux des extrémistes, l’opinion semble partagée entre regarder en face ce passé ou maintenir une politique d’amnésie, dont les débats qui accompagnèrent les deux décrets de la loi de 2005 sur les « aspects positifs de la #colonisation » furent le dernier moment d’acmé. Vingt ans après, les politiques publiques sur le sujet sont marquées par… l’absence de traitement collectif de ce passé, dont l’impossible édification d’un musée colonial en France est le symptôme, au moment même où va s’ouvrir la Cité internationale de la langue française à Villers-Cotterêts.

      Si l’histoire coloniale n’est pas à l’origine de l’entièreté de notre présent, ses conséquences contemporaines sont pourtant évidentes. De fait, les récents événements au Niger, au Mali et au Burkina Faso signent, selon Achille Mbembe, la « seconde décolonisation », et sont marqués par les manifestations hostiles à la #France qui témoignent bien d’un désir de tourner la page des relations asymétriques avec l’ancienne métropole. En vérité, malgré les assurances répétées de la volonté des autorités françaises d’en finir avec la « Françafrique », les actes ont peu suivi les mots, et la page coloniale n’a pas véritablement été tournée.

      Relation toxique

      La France souffre aussi d’une relation toxique avec les #immigrations postcoloniales et les #quartiers_populaires, devenus des enjeux politiques centraux. Or, comment comprendre la configuration historique de ces flux migratoires sans revenir à l’histoire coloniale ? Comment comprendre la stigmatisation dont ces populations souffrent sans déconstruire les représentations construites à leur encontre durant la colonisation ?

      Nous pourrions multiplier les exemples – comme la volonté de déboulonner les statues symboles du passé colonial, le souhait de changer certains noms de nos rues, les débats autour des manuels scolaires… – et rappeler qu’à chaque élection présidentielle la question du passé colonial revient à la surface. C’est très clairement le dernier « tabou » de l’histoire de France des XIXe et XXe siècles.

      Ces questions, la France n’est pas seule nation à se les poser. La plupart des anciennes métropoles coloniales européennes sont engagées dans une réflexion et dans une réelle dynamique. En Belgique, le poussiéreux Musée de Tervuren, autrefois mémoire d’une histoire coloniale chloroformée, a fait peau neuve en devenant l’AfricaMuseum. Complètement rénové, il accueille aujourd’hui une programmation ambitieuse sur la période coloniale et ses conséquences. Une commission d’enquête nationale (transpartisane) a par ailleurs questionné le passé colonial.

      En France, le silence

      En Allemagne, outre le fait que les études coloniales connaissent un développement remarquable, plusieurs expositions ont mis en exergue l’histoire coloniale du pays. Ainsi le Münchner Stadtmuseum a-t-il proposé une exposition intitulée « Decolonize München » et le Musée national de l’histoire allemande de Berlin consacré une exposition temporaire au colonialisme allemand en 2017. Et, si le Humboldt Forum, au cœur de Berlin, fait débat pour son traitement du passé colonial et la présentation des collections provenant du Musée ethnologique de Berlin, la question coloniale est à l’agenda des débats publics de la société allemande, comme en témoigne la reconnaissance officielle du génocide colonial en Namibie.

      En Angleterre, le British Museum consacre une partie de son exposition permanente à cette histoire, alors que l’#esclavage colonial est présenté à l’International Slavery Museum à Liverpool. Aux Pays-Bas, le Tropenmuseum, après avoir envisagé de fermer ses portes en 2014, est devenu un lieu de réflexion sur le passé colonial et un musée en première ligne sur la restitution des biens culturels. Au Danemark, en Suisse (où l’exposition « Helvécia. Une histoire coloniale oubliée » a ouvert ses portes voici un an au Musée d’ethnologie de Genève, et où le Musée national suisse a programmé en 2024 une exposition consacrée au passé colonial suisse), au Portugal ou en Italie, le débat s’installe autour de l’hypothèse d’une telle institution et, s’il est vif, il existe. Et en France ? Rien. Le silence…

      Pourtant, le mandat d’Emmanuel Macron faisait espérer à beaucoup d’observateurs un changement de posture. Quoi que l’on pense de cette déclaration, le futur président de la République avait déclaré le 15 février 2017 à propos de la colonisation : « C’est un crime. C’est un crime contre l’humanité, c’est une vraie barbarie. Et ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face. »

      Notre pays est à la traîne

      Puis, durant son mandat, se sont succédé les commissions d’historiens sur des aspects de la colonisation – avec deux commissions pilotées par Benjamin Stora entre 2021 et 2023, l’une sur les relations France-Algérie durant la colonisation, l’autre sur la guerre d’#Algérie ; et une autre commission sur la guerre au #Cameroun, présidée par Karine Ramondy et lancée en 2023 – qui faisaient suite au travail engagé en 2016 autour des « événements » aux #Antilles et en #Guyane (1959, 1962 et 1967) ou la commission sur les zoos humains (« La mémoire des expositions ethnographiques et coloniales ») en 2011 ; alors qu’était interrogée parallèlement la relation de la France à l’#Afrique avec la programmation Africa 2020 et la création de la Fondation de l’innovation pour la démocratie confiée à Achille Mbembe en 2022. En outre, le retour des biens culturels pillés lors de la colonisation faisait également l’objet en 2018 d’un rapport détaillé, piloté par Felwine Sarr et Bénédicte Savoy.

      Mais aucun projet de musée d’envergure – à l’exception de ceux d’un institut sur les relations de la France et de l’Algérie à Montpellier redonnant vie à un vieux serpent de mer et d’une maison des mondes africains à Paris – n’est venu concrétiser l’ambition de regarder en face le passé colonial de France, aux côtés du Mémorial ACTe de Pointe-à-Pitre (#Guadeloupe) qui s’attache à l’histoire de l’esclavage, des traites et des abolitions… mais se trouve actuellement en crise en matière de dynamique et de programmation.

      Situation extraordinaire : en France, le débat sur l’opportunité d’un musée colonial n’existe tout simplement pas, alors que la production scientifique, littéraire et cinématographique s’attache de manière croissante à ce passé. Notre pays est ainsi désormais à la traîne des initiatives des autres ex-métropoles coloniales en ce domaine. Comme si, malgré les déclarations et bonnes intentions, le tabou persistait.

      Repenser le #roman_national

      Pourtant, des millions de nos concitoyens ont un rapport direct avec ce passé : rapatriés, harkis, ultramarins, soldats du contingent – et les descendants de ces groupes. De même, ne l’oublions pas, les Français issus des immigrations postcoloniales, flux migratoires qui deviennent majoritaires au cours des années 1970. On nous répondra : mais ces groupes n’ont pas la même expérience ni la même mémoire de la colonisation !

      C’est précisément pour cela qu’il faut prendre à bras-le-corps la création d’un musée des colonisations, qui sera un lieu de savoir mais aussi d’échanges, de débats, de socialisation de cette #histoire. Un lieu majeur qui permettra de relativiser les mémoires antagonistes des uns et des autres, d’éviter la polarisation mortifère actuelle entre les nostalgiques fanatiques et les décoloniaux radicaux, mais aussi d’intégrer à l’histoire les millions de personnes qui s’en sentent exclues. Une manière de mettre les choses à plat, pour tourner véritablement la page.

      De toute évidence, l’histoire coloniale est une page majeure de notre histoire, et l’on doit désormais repenser notre roman national à l’aune de la complexité du passé et d’un récit qui touche dans leur mémoire familiale des millions de familles françaises. Ce n’est pas là la lubie de « sachants » voulant valoriser les connaissances accumulées. Les enjeux sont, on le voit, bien plus amples.

      Mais comment concevoir ce musée ? Ce n’est pas à nous d’en décrire ici les contours… Mais on peut l’imaginer comme un carrefour de l’histoire de France et de l’histoire du monde, ouvert aux comparaisons transnationales, à tous les récits sur cinq siècles d’histoire, ouvert à toutes les mémoires et à inventer en collaboration avec la quarantaine de pays et de régions ultramarines qui en sont parties prenantes. Un musée qui mettrait la France à l’avant-garde de la réflexion mondiale sur le sujet, dans une optique résolument moderne, et permettrait de mettre en perspective et en récit les politiques actuelles de retour des biens coloniaux pillés et des restes humains encore présents dans nos musées.

      Allons-nous, à nouveau, manquer ce rendez-vous avec l’histoire, alors que dans le même temps s’ouvre la Cité internationale de la langue française à Villers-Cotterêts, installée dans le château de François Ier avec « 1 600 m² d’expositions permanentes et temporaires ouvertes au public, un auditorium de 250 places, douze ateliers de résidence pour des artistes… », dotée de plus de 200 millions d’investissements ? Si nous sommes capables d’édifier cette cité, nous devons imaginer ce musée. Sinon, la page coloniale ne pourra être tournée.
      Nicolas Bancel et Pascal Blanchard sont historiens (université de Lausanne), et ils ont codirigé Histoire globale de la France coloniale (Philippe Rey, 2022). Pascal Blanchard est également codirecteur de l’agence de communication et de conseil Les bâtisseurs de mémoire.

      https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/10/30/la-question-du-passe-colonial-est-le-dernier-tabou-de-l-histoire-de-france-d

      (candidature d’intellectuel éclairé)

      #1492 #Indochine (omise) #colonialité

    • La « cancel culture » avec les historiens Henry Laurens et Pierre Vesperini
      Publié le : 17/06/2022

      https://www.rfi.fr/fr/podcasts/id%C3%A9es/20220617-la-cancel-culture-avec-les-historiens-henry-laurens-et-pierre-vesperini

      Pierre-Édouard Deldique reçoit dans le magazine Idées, pour le thème la « cancel culture » ou « culture de l’annulation » en français : Henry Laurens, historien, titulaire de la chaire d’Histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France, qui vient d’écrire Le passé imposé (Fayard) et Pierre Vesperini, historien, spécialiste de l’Antiquité grecque et latine, auteur de Que faire du passé ? Réflexions sur la cancel culture (Fayard).

  • Mine games

    Rare earths are to the 21st century what coal was to the 19th and oil to the 20th. Our everyday electronics - and Europe’s climate goals - depend on them. But China controls almost all supply chains. Can Europe free itself from this dependence?

    Your mobile has them. Your laptop as well. They are likely in the toothbrush you used this morning. E-scooters are full of them. So are electric cars.

    Rare earths and other minerals are essential for wind and solar power installations, defence, and for the gadgets that we now rely upon in our daily lives. The demand for critical raw materials is going to skyrocket in the years ahead, far beyond current supply.

    There is no “climate neutrality” ahead without them. This implies more mining than ever before. “We, eight billion of us, will use more metal than the 108 billion people who lived before us,” according to Guillaume Pitrón, author of the book Rare Metals War.

    The political headache is that Europe depends heavily on imports of these critical raw materials, primarily from China.

    China controls EU supply of critical raw materials
    The trade in rare earths and other materials is controlled by the Chinese. Russia and Chile are significant suppliers as are some European nations.

    European dependency on Russian gas was a wake-up call last year, when Russia invaded Ukraine. Now the EU urgently wants to reduce the similar dependency on Chinese supplies of rare earth elements, lithium, bismuth, magnesium and a series of other critical minerals.

    European consumers have for decades not had to be much concerned with the environmental destruction and pollution that often comes with mining. Now, governments haste to revive mining across the continent – and to fast-track processes that otherwise may take a decade or more.

    https://www.youtube.com/watch?v=qzw9-1G9Sok

    Investigate Europe reporters have unearthed what lies beneath these “green mining” ambitions. We have broken into a mountain of dilemmas, challenges and questions that come with Europe’s pressing need for minerals.

    To what extent will Europe be practically able to revive a mining industry that it has long abandoned? How can governments secure social acceptance for new mines if they are to fast-track permit processes? What kind of autonomy can come in an industry dominated by global companies?

    https://www.investigate-europe.eu/themes/investigations/critical-raw-materials-mining-europe
    #minières #mines #extractivisme #Europe #Chine #dépendance #indépendance #terres_rares #neutralité_climatique #transition_énergétique #importation #lithium #bismuth #magnésium #green_mining #industrie_minière #autonomie

    disponible en plusieurs langues, français notamment :
    https://www.investigate-europe.eu/fr/themes/investigations/critical-raw-materials-mining-europe

    • Écocides et #paradis_fiscaux : révélations sur les dérives du soutien européen à l’industrie minière

      Pour développer l’industrie des #batteries_électriques ou des éoliennes, l’Union européenne finance des entreprises minières au travers du programme #Horizon. Une partie de ces fonds soutient des sociétés impliquées dans des catastrophes environnementales, voire, pour l’une d’entre elles, domiciliée dans un paradis fiscal.

      C’est une immense tâche blanche, un entrelacs de tuyaux et de cuves, au milieu d’un écrin vert-bleu, à l’embouchure du fleuve Amazone, au #Brésil. Ici, l’usine de la société minière française #Imerys a laissé un souvenir amer aux communautés autochtones. En 2007, plusieurs dizaines de familles ont été contraintes à l’exil lorsque le leader mondial de la production de minéraux industriels a déversé 200 000 m3 de #déchets_toxiques dans les rivières alentour. #Cadmium, #baryum et autres #métaux_lourds cancérigènes se sont déposés au fond des cours d’eau dans lesquels puisent les populations, aux confins de la plus grande forêt pluviale du monde.

      De l’autre côté du globe, dans le #désert_de_Gobi, en #Mongolie, #Orano, (ex-#Areva), exploite des gisements d’#uranium. Cette fois, le géant français du combustible nucléaire est suspecté d’avoir injecté dans le sol « d’énormes quantités d’#acide_sulfurique », contaminant les #eaux_souterraines au #strontium — mortel à très haute dose — et à l’#arsenic, selon une enquête judiciaire mongole. « Moutons, chèvres, chevaux qui naissent handicapés, eau souterraine polluée, femmes qui font des fausses couches… » : l’association locale #Eviin_huch_eh_nutgiin_toloo, interrogée récemment par Reporterre, énumère les conséquences sanitaires potentiellement désastreuses de l’exploitation d’Orano.

      Plus loin au sud, près de l’équateur, l’île d’#Halmahera, en #Indonésie, fait face aux effets dévastateurs de l’exploitation récente de #nickel, à #Weda_Bay, en partie détenue par le groupe métallurgique et minier français, #Eramet. Là aussi, les terres sont détruites, et les populations autochtones déplacées. Sa filiale calédonienne, la société #Le_Nickel, est à l’origine d’une importante #pollution au #fuel constatée en avril 2023. Environ 6 000 litres de combustible se seraient échappés d’une conduite percée.

      Ces trois sociétés françaises n’ont pas pour seul point commun d’être impliquées dans des scandales environnementaux : elles bénéficient des largesses du programme européen Horizon. D’après notre enquête, la société française Eramet a touché 1,9 million d’euros, entre 2019 et 2022. Quant à Orano et Imerys, elles ont reçu respectivement 2,3 millions d’euros et 312 637 euros du programme européen. Parmi les prérequis indispensables à l’obtention de ces #subventions, figurait celui de « ne pas nuire à l’un des six objectifs environnementaux » présent au cœur du “#green_deal” européen, le #pacte_vert, en français. À commencer par la prévention contre les #risques_de_pollution ou la protection des écosystèmes. Sollicitée, la Commission européenne se contente de déclarer qu’elle accorde « une attention approfondie » aux enjeux environnementaux.

      Quinze sociétés impliquées dans des crimes environnementaux

      Doté d’un budget de 95 milliards d’euros sur sept ans (2021-2027), le programme européen Horizon, initié en 2014, et financé en grande partie sur fonds publics, a pour mission de soutenir la #recherche et l’innovation au sein de l’Union européenne. Avec l’émergence des besoins en batteries électriques, en #éoliennes et autres industries liées au secteur de la #transition_énergétique, ce soutien se dirige en grande partie vers le secteur minier, d’après notre analyse des données mises en ligne par l’UE. Avec une nette accélération ces dernières années : sur les 667 millions d’euros réservés à ce type de projets, entre 2014 et 2023, près de la moitié ont été attribués à partir de 2020.

      Projets financés par le programme de l’UE Horizon, en lien avec la loi sur les #matières_premières_critiques

      Depuis 2014, Horizon a financé 95 projets de ce type. Ceux-ci ont reçu 667 millions d’euros distribués entre 1 043 organisations. Les 67 présentés dans le graphique ont reçu plus de 2 millions d’euros.

      En plus des trois entreprises françaises ayant bénéficié du fonds Horizon malgré leur lien avec des pollutions environnementales, Disclose et Investigate Europe ont identifié douze autres sociétés problématiques. À chaque fois, celles-ci ont été impliquées dans des catastrophes environnementales. Leurs liens avec lesdites catastrophes sont accessibles en quelques clics sur Internet.

      Un exemple : l’entreprise minière suédoise #Boliden. Elle a perçu près de 2,7 millions d’euros dans le cadre de huit appels à projets Horizon. La dernière fois, c’était en novembre 2019. Or, cette société spécialisée dans la production de #zinc et de #cuivre a un lourd passif en matière de dégradation des écosystèmes. En 1998, près de Séville, en Espagne, le barrage d’un bassin de décantation d’une mine de #pyrite lui appartenant s’est rompu, déversant des eaux polluées sur plus de 40 km de terres agricoles. Dans les années 1980, Boliden a également été épinglé pour avoir exporté des milliers de tonnes de #déchets_miniers depuis la Suède vers #Arica, au nord du #Chili. Les #boues_toxiques d’arsenic liées au stockage sont pointées par des locaux pour être vraisemblablement à l’origine de #cancers et #maladies chez des milliers de résidents, lui valant d’être un cas d’étude dans un document du Parlement européen.

      Défaillances en chaîne

      Les données analysées réservent d’autres surprises. Alors que l’Union européenne ne cesse de défendre la nécessité de réduire sa dépendance vis-à-vis de la Chine et de la Russie, surtout depuis la pandémie et le conflit russo-ukrainien, le #programme_Horizon semble souffrir de quelques défaillances. Et pour cause, selon l’examen détaillé des entreprises bénéficiaires, il est arrivé à au moins trois reprises que les fonds versés par l’UE terminent soit sur le compte en banque d’un acteur étatique chinois, soit sur celui d’oligarques russes.

      Dans le premier cas, il s’agit du dossier déposé par la #Soil_Machine_Dynamics, une entreprise britannique leader dans le domaine de la robotique sous-marine. Celle-ci a reçu 3,53 millions d’euros du budget d’Horizon pour un projet baptisé #Vamos. Il visait à développer une technique permettant d’extraire des minéraux à des profondeurs jusque-là inaccessibles. Le projet a démarré le 1er février 2015. Mais, cinq jours plus tard, le fonds d’investissement privé Inflexion a cédé l’entreprise à #Zhuzhou_CSR_Times_Electric, dont l’actionnaire majoritaire est l’État chinois. Le projet Vamos, passé sous pavillon chinois, est resté actif jusqu’au 31 janvier 2019.

      Le second cas fait référence à la société #Aughinish_Alumina. L’entreprise basée en Irlande raffine la #bauxite, la roche dont est extraite l’#alumine utilisée pour produire l’#aluminium. En 2018, elle a reçu 563 500 euros en provenance de l’Union européenne pour sa participation à un projet visant à étudier la réutilisation des résidus de bauxite. Or, cette entreprise minière appartient depuis 2007 à #Rusal, un groupe russe qui domine le secteur et dont l’un des principaux actionnaires n’est autre qu’#Oleg_Deripaska. Réputé proche de Vladimir Poutine, ce dernier figure sur la liste des oligarques russes sanctionnés par le Royaume-Uni et les États-Unis… et l’Europe.

      Des fonds publics européens atterrissent dans un paradis fiscal

      Un autre cas intrigue, celui de la société #Lancaster_Exploration_Limited, spécialisée dans l’exploration de terres rares. L’entreprise a participé à un projet Horizon qui promettait de développer de nouveaux « modèles d’exploration pour les provinces alcalines et de carbonatite » destinés à l’industrie européenne de haute technologie. Pour ce projet, elle a perçu plus de 168 000 euros de la part de l’Europe, alors que son siège social est situé dans les #îles_Vierges britanniques, paradis fiscal notoirement connu. Interrogé sur ce cas précis, un porte-parole de la Commission européenne explique que l’institution peut mettre fin à un contrat la liant avec une société qui se serait rendue coupable d’infractions avec ses « obligations fiscales » ou qui aurait été « créé sous une juridiction différente, avec l’intention de contourner les obligations fiscales, sociales ou autres obligations légales dans le pays d’origine. »

      Reste à savoir si l’Union européenne prendra des mesures contre des sociétés ne respectant manifestement pas leurs obligations. D’autant plus que l’acquisition d’une souveraineté dans le secteur des #matières_premières critiques et des terres rares est l’une des priorités affichées par l’exécutif européen. La Commission a d’ailleurs présenté, en mars dernier, le #Critical_Raw_Materials_Act, consistant à relancer l’activité minière sur le continent. Grâce, notamment, aux centaines de millions d’euros que le programme Horizon destine aux professionnels du secteur.

      https://www.investigate-europe.eu/fr/posts/eu-horizon-scheme-millions-funding-mining-companies-environmental
      #paradis_fiscal #fisc #évasion_fiscale #écocide

  • Indonésie : îles en lutte contre un projet « d’éco-city » qui chasserait des habitants - Contre Attaque
    https://contre-attaque.net/2023/09/16/indonesie-iles-en-lutte-contre-un-projet-deco-city-qui-chasserait-de

    L’île de Rempang se situe dans l’archipel de Riau, en Indonésie, en Asie du Sud-Est. L’île est située à seulement 25 kilomètres au sud de la riche métropole de Singapour.

    Les autorités veulent y construire un projet « d’Éco-City » consacré au tourisme de luxe et aux « industries vertes ». Un investissement à 11,5 milliards de dollars.

    Le problème, c’est qu’il faudra pour cela déporter les 10.000 habitant-es de l’île, des populations autochtones de pêcheurs. Pour vider Rempang, les natifs seraient expulsés sur l’île voisine de Galang.

    Hors de question pour les habitant-es de ces deux îles. Depuis dix jours, d’importants affrontements ont lieu pour résister aux 1000 forces de l’ordre envoyées par le pouvoir central indonésien. Des barricades bloquent les voies et une émeute a aussi eu lieu sur l’île Batam où se situe le grand port industriel.

    Derrière l’hypocrisie de projets « d’éco-city » réservés aux riches et de « tourisme vert », l’écrasement de populations locales et la répression.

    https://contre-attaque.net/wp-content/uploads/2023/09/379346149_1101000894204090_2952220341890526182_n.mp4

    #indonésie #libéralisme #greenwashing #expropriation "tourisme

  • Indopacifique : l’impérialisme français manœuvre
    https://journal.lutte-ouvriere.org/2023/07/26/indopacifique-limperialisme-francais-manoeuvre_725787.html

    Le 24 juillet, Macron a atterri en Nouvelle-Calédonie, première étape d’une tournée qui devait l’emmener au Vanuatu et en Papouasie-Nouvelle-Guinée, une tournée qualifiée d’ historique dans cette région du monde appelée maintenant #Indopacifique.

    La présence dans cette région est devenue une priorité stratégique de l’État français. Alors que la tension monte entre les #États-Unis et la #Chine, que les uns et les autres cherchent à enrôler les pays de la région dans des alliances économiques et militaires, l’impérialisme de second rang qu’est la France veut pouvoir jouer son propre jeu. En s’appuyant sur ses #colonies du #Pacifique, en particulier la Nouvelle-Calédonie et la #Polynésie, il se présente comme un acteur régional et une « puissance d’équilibre », à distance des États-Unis et de la Chine.

    Cette posture lui permet d’avoir l’oreille de certains États, comme l’Inde et l’Indonésie, qui ne veulent pas apparaître comme trop inféodés aux États-Unis, ce qui met les Dassault et autres Thales en bonne position pour vendre leurs armes. Ainsi Macron a reçu à l’Élysée le 14 juillet le président indien Modi au moment où son pays annonçait l’achat de 26 Rafale. De son côté, l’#Indonésie a acheté en 2022 des Mirage d’occasion, tout en s’engageant pour 42 Rafale. Au-delà des ventes d’armes, la possession de ces #territoires_d’Outre-mer permet à la France de s’intégrer à différents traités et forums du Pacifique, et d’obliger les États-Unis à lui faire une petite place dans leurs manœuvres militaires et diplomatiques.

    La #Nouvelle-Calédonie est donc pour l’#impérialisme français une pièce majeure. Outre les abondantes réserves de #nickel et sa vaste zone maritime, elle abrite une base militaire sur la route commerciale à destination de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, d’où partent les navires et avions militaires qui participent aux opérations conjointes avec les États-Unis. Ainsi celles du 19 juillet sur l’#île_de_Guam, baptisées #Elephant_Walk, ont rassemblé États-Unis, #Royaume-Uni, Canada, Australie, Japon et France.

    Il n’est donc pas dans les intentions de l’État français de relâcher ses liens avec ce qui lui reste de colonies. La présence de #Sonia_Backès, anti-indépendantiste caldoche, présidente de la province Sud, la plus riche de l’archipel, au gouvernement de Macron comme secrétaire d’État à la Citoyenneté, est plus qu’un symbole. Mardi 25 juillet, plusieurs dizaines de militants #kanaks se sont rassemblés pour dénoncer la colonisation de leur archipel et s’opposer à la modification du corps électoral, qui donnerait encore plus de poids aux #Caldoches, les colons et descendants de colons de métropole.

    Après avoir reçu les uns et les autres et leur avoir fait moultes promesses, Macron s’envolera vers le Vanuatu, un archipel devenu un enjeu entre États-Unis et Chine, où celle-ci construit de nombreuses infrastructures. Pour riposter, les États-Unis ont annoncé début avril l’ouverture d’une ambassade. Tout le #Pacifique_Sud est devenu le théâtre de cette rivalité croissante. En 2022, le ministre chinois des Affaires étrangères y a fait une tournée, proposant aux États insulaires des millions de dollars d’aides, un projet d’accord de libre-échange, des pactes de sécurité, comme celui passé avec les #îles_Salomon. Les États-Unis quant à eux rouvrent des ambassades et négocient des accords militaires.

    La #Papouasie-Nouvelle-Guinée, ancienne colonie australienne, pays parmi les plus pauvres du monde, était la dernière étape de Macron. En même temps, le secrétaire d’État américain devait se rendre aux Tonga voisines. Le #Pacifique est un nouvel enjeu pour les pays impérialistes. L’#impérialisme_français veut être de la partie.

  • Les #nouvelles_routes_de_la_soie : une nouvelle forme de #coopération_multipolaire ?

    Les nouvelles routes de la soie (#Belt_and_road_initiative) sont souvent présentées comme une offensive économique unilatérale de la #Chine, fondées sur les #transports. En fait, les transports n’en représentent qu’une partie, et elles sont loin d’être un projet coordonné et centralisé. Elles font l’objet d’investissements de nature et d’intensité très variables, souvent multiformes et opportunistes. Bien des projets n’existent que sur le papier. En Chine même, des critiques sont formulées pour demander plus de lisibilité et un pilotage plus étroit pour éviter la multiplication des financements à perte.

    Formellement lancé en 2013 à l’occasion d’une visite officielle de Xi Jinping au Kazakhstan, le projet chinois des nouvelles routes de la soie n’a laissé au cours de la dernière décennie aucun gouvernement ou observateur indifférent. Perçu comme une menace à un ordre établi ou à leurs intérêts par certaines puissances, notamment les États-Unis, l’Inde ou le Japon ; ou comme une occasion de développement ou d’émancipation d’une certaine tutelle occidentale par d’autres, ce projet s’est inscrit dans la durée avec comme objectif des transformations du paysage économique, politique et diplomatique en Asie, et même au-delà. On relève ainsi des mutations économiques, politiques et géopolitiques au Moyen-Orient, en Afrique ou encore en Amérique latine qui sont liées de près ou de loin à ce qui peut être assimilé à une nouvelle grammaire des relations internationales.

    Une décennie après le lancement de cette initiative chinoise connue sous le nom générique de Belt & Road Initiative (#BRI, ou Initiative de la ceinture et de la route), comment interpréter la portée de ces transformations ? Le déploiement de ces « nouvelles routes de la soie », qui désignent la BRI, a-t-il abouti à des bouleversements significatifs de l’ordre régional et international ? Ces questions se posent avec d’autant plus d’acuité que deux phénomènes récents viennent rebattre les cartes dans le paysage politique international, et notamment en Asie : tout d’abord, l’émergence du concept d’#Indopacifique, régionyme qui traduit de plus en plus non pas une réalité économique ou humaine tangible, mais un glissement des représentations géopolitiques de la part de plusieurs puissances de cette partie du globe – qui reste cependant récusée par la Chine, comme par la Russie. Ensuite, la guerre en Ukraine a conduit notamment à une remise en question du trafic ferroviaire transasiatique entre Chine et Europe, pour une durée qui reste indéterminée. La BRI ne se limite cependant pas aux transports ferroviaires. D’autre part, d’autres acteurs régionaux, le Kazakhstan, la Turquie et l’Iran, s’efforcent de profiter de cette situation pour promouvoir leur propre projet de corridor entre Chine et Europe, en coordination avec la Chine. D’où des interrogations sur une évolution des corridors prioritaires pour Pékin, en tenant compte des évolutions géopolitiques.

    Ces reconfigurations, jointes aux difficultés économiques et politiques que rencontre actuellement la Chine, caractérisées par une baisse significative de sa croissance (conséquence d’une baisse de la croissance mondiale, et d’une stratégie de zéro-covid jusqu’en janvier 2023 soumise à de nombreuses critiques et porteuse d’incertitudes quant à la capacité de réouverture complète du pays) ou encore une image contestée sur la scène internationale, signifient-elles la fin de la BRI ? Si des réajustements sont en cours, et l’étaient même déjà avant la pandémie, il serait cependant erroné de considérer que Pékin pourrait abandonner son projet de mettre en place une nouvelle mondialisation dont elle serait le principal acteur. Ainsi, plus que de faire mention de la fin programmée de la BRI, il nous semble plus approprié de mettre en relief une BRI 2.0, adaptée aux contraintes internes et externes que rencontre la Chine, tant au niveau économique que géopolitique.

    1. Investissements et prêts massifs au service d’un projet mondial peu coordonné

    Les observateurs et les médias accordent une attention toute particulière au volet des infrastructures des nouvelles routes de la soie, mettant l’accent sur le caractère gigantesque des projets portés par Pékin. La Chine investirait ainsi des sommes considérables, jusqu’à 932 milliards de dollars depuis 2013 selon le think tank Green Finance & Development Center de l’université de Fudan (Shanghai), injectés dans la construction ou la modernisation de nouvelles infrastructures énergétiques (près de 40 % du total), de transport (23 %), oléoducs et gazoducs, voies ferrées, routes, ports en Asie, au Moyen-Orient, en Europe et en Afrique, et même en Amérique latine. Longtemps considérée comme un pays d’accueil des investissements, la Chine est même, depuis 2014, exportatrice nette d’IDE. Les flux sortants sont ainsi passés de 7 en 2001 à plus de 216 milliards de dollars en 2016, puis 128 milliards en 2021 (OCDE, 2023). La Chine est ainsi devenue un des principaux pays investisseurs à l’étranger. Pour autant, les entreprises chinoises investissent rarement dans les projets liés aux nouvelles routes de la soie, sauf dans certains projets ciblés comme des ports comme c’est le cas depuis deux décennies, ou dans des secteurs bien précis comme l’énergie.

    En effet, la BRI ne saurait se limiter aux infrastructures de transport, rail, route, ports et aéroports, secteur très médiatisé à travers les contrats portant sur la modernisation de ports ou de voies ferrées trans-asiatiques : ce sont aussi des projets dans de nombreux domaines, car si le transport est un pilier de la BRI, bien d’autres secteurs y sont évoqués dans les discours chinois. Le programme couvre aussi le transport urbain ; le secteur de l’énergie (production et transport) ; manufacturier ; agricole ; de la culture, du tourisme, de la finance (avec des échanges en yuan en remplacement du dollar), de la santé (comme l’a illustré la très active diplomatie du masque engagée par Pékin au début de la pandémie de covid-19), ou encore du numérique. La circulation des données de la datasphère constitue de son côté un enjeu économique majeur dans le cadre des nouvelles routes de la soie, au sein du volet de la Digital Silk Road, ou Routes de la soie numériques (Opalinski et Douzet, 2022). Huawei, multinationale chinoise dans le domaine de la téléphonie et de l’Internet, est ainsi devenue un champion industriel chinois de la 5G (1/3 des brevets détenus par Huawei), mais un champion controversé, objet de craintes et de préoccupations de sécurité, en particulier dans le monde occidental. La BRI rassemble un nombre croissant d’États, non seulement en Asie, mais aussi en Europe, en Afrique et dans les Amériques, qui bénéficient depuis deux décennies d’importants investissements. De nombreux projets anciens ont été labellisés a posteriori comme faisant partie des nouvelles routes de la soie, tandis que le caractère opportuniste, flexible du programme conduit à la multiplication des projets sans que cela ne traduise une stratégie bien coordonnée : il s’agit de faire feu de tout bois et de promouvoir de nombreux projets économiques. Il importe de se défaire de cette image de grand projet étroitement coordonné par le Parti communiste. Si les grandes lignes des orientations du projet sont effectivement décidées dans les cercles restreints du pouvoir, il est difficile de lire une coordination étroite entre tous les sous-projets associés à la BRI, parfois de manière très opportuniste : il semblerait que ce cadre très souple de la BRI ne connaisse pas de coordination étroite et d’articulation réfléchie de l’ensemble de ses composantes (Jones et Zeng, 2019).

    Les grands projets des nouvelles routes de la soie sont le plus souvent l’objet de prêts accordés par les banques d’affaires chinoises ou la Banque Asiatique pour les Investissements pour les Infrastructures (BAII), levier financier créé par la Chine en 2014, qui compte désormais 86 membres, dont de nombreux partenaires asiatiques et européens. Cette réalité implique que la Chine ne devient pas propriétaire des infrastructures ainsi construites et elle refuse parfois de le devenir, comme en témoigne le projet de voie ferrée à travers le Kirghizstan, dont la rentabilité douteuse a incité le gouvernement kirghiz à insister auprès de Pékin pour qu’il soit payé par la Chine, ce que celle-ci refuse alors qu’elle serait le premier bénéficiaire d’une voie qui dessert mal ce pays enclavé. De fait, plusieurs projets majeurs supposent l’endettement des pays partenaires, à travers des prêts dont les conditions demeurent souvent opaques, ce qui alimente l’idée du « piège de la dette », idée selon laquelle la Chine induirait délibérément les pays partenaires à s’endetter pour devenir dépendants de Pékin, voire être forcés de lui concéder des actifs et des infrastructures en échange d’une restructuration de leur dette. Or, si effectivement plusieurs États se sont lourdement endettés à travers les prêts chinois, et si la Chine a paru en profiter pour prendre le contrôle du port de Hambantota (Sri Lanka), ce projet fait surtout ressortir la gabegie des autorités sri-lankaises et il est difficile de prouver la volonté délibérée des autorités chinoises de vouloir provoquer le défaut de paiement des partenaires pour se saisir de leurs actifs (Jones et Hameiri, 2020 ; Lasserre et al., 2022 ; Bazile et al., 2022).

    Ainsi, sur la période 2013-2021, les investissements chinois n’ont représenté que 39,9 % des engagements financiers totaux labellisés BRI ; en 2021, la part était tombée à 23,3 %, pour remonter à 48 % en 2022. Les entreprises chinoises investissent donc, mais on est loin du cliché voulant que les nouvelles routes de la soie se traduisent par une déferlante d’investissements chinois. Ces investissements ne se font pas dans tous les secteurs : dans le domaine de l’énergie, 40 % des engagements chinois sont des investissements ; cette part tombe à 12 % dans le domaine des transports (Nedopil, 2022, 2023).

    Au-delà de cette controverse qui se vérifie plus ou moins selon les cas, les infrastructures de transport demeurent une dimension importante des nouvelles routes de la soie. S’appuyant parfois sur des infrastructures existantes comme le Transsibérien ou plusieurs ports le long de la route maritime classique reliant la Méditerranée à la mer de Chine méridionale, la BRI implique parfois la construction de nouveaux équipements : en Asie du Sud-Est à travers le Laos notamment (voie ferrée rapide inaugurée en décembre 2021) ; à travers les montagnes du Kirghizstan, un projet qui se heurte à de nombreuses difficultés économiques et techniques et pour lequel Bichkek tente de résister à la pression chinoise (Ren et Lasserre, 2021, 2022) même si les négociations semblent progresser, on le verra (Piedra et Gupta, 2023) ; ou encore à travers de nombreux ports que des entreprises chinoises modernisent parfois de fond en comble ou construisent, comme Hambantota (Sri Lanka), Djibouti, Gwadar (Pakistan), Le Pirée (Grèce), Rotterdam (Pays-Bas) ou Hambourg (Allemagne). Avec les corridors terrestres symbolisés par les voies ferrées, la Chine se relie aux pays de son voisinage et au-delà. Avec les infrastructures portuaires, ce sont les voies d’accès maritimes qui sont l’objet d’une forte attention.

    2. Une forte dimension ferroviaire

    Si les nouvelles routes de la soie ne se limitent pas aux corridors terrestres et au développement ferroviaire, ce volet n’en constituait pas moins un élément-phare du grand projet, dont les médias se sont largement fait l’écho, au point que justement les routes de la soie ont parfois pu être réduites à cette dimension ferroviaire. Lancés en 2011 à l’initiative, non du gouvernement chinois mais de la compagnie ferroviaire allemande Deutsche Bahn, les convois ferroviaires de conteneurs ont connu un rapide essor à travers un nécessaire partenariat pour faciliter la gestion logistique de ces convois, Trans-Eurasia Logistics, partenariat entre la Deutsche Bahn, la Kazakhstan Temir Joly (KTZ), la China Railway Corporation et la Compagnie des chemins de fer russes (Российские железные дороги, RZD) (Lasserre, Huang et Mottet, 2021), pour être intégrés dès 2013 au projet de la BRI. Le commerce ferroviaire entre Chine et Europe est ainsi passé de presque rien à 8 milliards $ en 2016, puis 75 milliards en 2021 (The Economist, 2022).

    Ce volet de transport ferroviaire s’est accompagné d’une floraison de projet de construction de nouvelles voies, classiques ou lignes à grande vitesse, en Asie du Sud-est, en Asie centrale et dans le sous-continent indien. Cet engouement pour l’idée de la construction de nouvelles infrastructures s’inscrivait dans la multiplication des projets de lignes à grande vitesse de l’époque, en Inde, Indonésie, Malaisie, Thaïlande, et dans l’essor du réseau à grande vitesse chinois, avec notamment l’inauguration de la grande LGV entre Xian et Urumqi en 2014 (Lasserre, Huang et Mottet, 2020 ; Pecqueur, 2021).

    La ligne Kunming-Boten-Vientiane a été inaugurée en décembre 2021 et assure une vitesse commerciale de 160 km/h. Présentée comme une ligne à grande vitesse par la Chine et le Laos, cette ligne nouvelle, si elle offre assurément un service nettement plus rapide que la plupart des liaisons ferroviaires en Asie du Sud-Est, ne rencontre cependant pas les critères de l’Union Internationale des Chemins de fer (UIC), selon lesquelles la grande vitesse ferroviaire est supérieure à 250 km/h. De nombreuses lignes classiques en Europe fonctionnent à 160 km/h. De plus, à voie unique et faisant circuler des convois de fret à 120 km/h, la ligne ne pourra offrir un service cadencé à haute fréquence. Du côté thaïlandais, le gouvernement a décidé d’aller de l’avant avec le projet de LGV Bangkok-Vientiane, qui devrait être achevé vers 2027… si les coûts demeurent contrôlés.

    Mais de nombreux projets connaissent des difficultés, voire des déboires : le projet de LGV Singapour-Kuala Lumpur a été annulé pour la deuxième fois en 2021. Le projet de LGV entre Kashgar (Xinjiang) et Karachi (Pakistan) demeure une chimère tant les coûts sont élevés, la capacité de financement pakistanaise limitée, et les enjeux politiques avec l’Inde délicats. Le projet de LGV Moscou-Kazan, première étape d’une mythique liaison à grande vitesse Moscou-Pékin, demeure au point mort depuis 2013. Un autre projet de LGV entre Urumqi et Téhéran demeure à l’état de concept. Un projet de ligne classique entre Kunming, Mandalay et Dacca ne progresse plus depuis 1997 du fait de l’opposition de l’Inde, de l’instabilité politique au Myanmar… et des coûts très élevés. En réalité, la plupart des convois ferroviaires de la BRI empruntent des voies déjà existantes, et les projets de nouvelles infrastructures ferroviaires progressent à des rythmes très variables.

    Pour la voie ferrée Chine-Kirghizstan, dont l’ébauche du projet remonte à 1997, donc bien avant la BRI, un accord a finalement été conclu en septembre 2023 (Piedra et Gupta, 2023) à travers lequel le projet serait co-financé au tiers par chacun des trois pays impliqués, Chine, Kirghizstan et Ouzbékistan, et avec un tracé plus long qui dessert une partie du territoire kirghiz (Ren et Lasserre, 2022). Le projet paraît coûteux (4,5 milliards de dollars), probablement sous-évalué compte tenu de la configuration très montagneuse du tracé : il reste donc à voir s’il aboutira.

    Avec la guerre en Ukraine, le trafic ferroviaire à travers les corridors transsibérien et kazakh a dû s’ajuster. Mais, contrairement à un cliché souvent mis de l’avant, le trafic ne s’est pas effondré. Aucune sanction n’est venue directement frapper le trafic ferroviaire transitant par la Russie. Ainsi, en 2022, le trafic total ayant circulé sur des tronçons des voies ferrées entre Chine et Europe a augmenté de 9 % pour 1,6 million de conteneurs ; mais cette hausse masque une baisse de 31,94 % du trafic direct entre Chine et Europe, le nombre de conteneurs empruntant la route de bout en bout passant de 618 180 en 2021 à 386 374 en 2022 (Papatolios, 2023).

    Pour autant, cela ne signifie pas la fin du développement des corridors ferroviaires. Entre Europe et Chine, il a connu une baisse significative mais ne s’est pas effondré. Vers l’Asie du Sud-Est, la ligne moderne Kunming-Vientiane a été inaugurée en décembre 2021. Si les corridors Chine-Birmanie-Inde et Chine-Pakistan demeurent au point mort sur le plan des infrastructures ferroviaires, d’autres acteurs, Kazakhstan, Turquie et Iran, s’efforcent de tirer parti de ce blocage des convois via la Russie, pour proposer des alternatives à travers leur territoire, notamment via la Caspienne puis vers le sud-est de l’Europe. En 2022, le trafic a certes été multiplié par 2,5, pour atteindre un niveau encore très modeste de 1,5 million de tonnes (Astana Times, 2023). La Chine considère cela avec intérêt : son objectif est de maintenir des options de développement, accréditant en cela l’idée d’un certain opportunisme ou d’une flexibilité réelle dans le déploiement des projets de la BRI. Cet itinéraire turco-kazakh connaîtra-t-il un développement réel, ce n’est pas certain, car le réseau ferré dans l’Est de la Turquie est en mauvais État, tandis que la traversée de la mer Caspienne suppose deux ruptures de charge, complexes au vu des infrastructures existantes et qui allongent la durée du transport, et que le goulot d’étranglement du passage du Bosphore demeure un épineux problème logistique, surtout si le trafic augmente (Alexeeva et Lasserre, 2022a ; Larçon et Vadcar, 2022 ; Kenderdine, 2022) ; mais ces initiatives témoignent d’une part de la flexibilité des options qui se présentent à la Chine ; et, d’autre part, des initiatives que d’autres acteurs peuvent prendre pour relancer des projets, en l’occurrence en matière de transport.

    3. La Chine revoit ses ambitions à la baisse ?

    Depuis son lancement, la BRI se distingue par la flexibilité de la labellisation des projets, tout comme par l’immense portée de l’initiative dont le volume total se compte en milliers de milliards de dollars. Alors que la BRI a pu évoluer rapidement en englobant différents projets et pays, la prolifération précipitée de projets étiquetés BRI s’est cependant révélée difficile à gérer. Une source officielle chinoise estimait un total de 3 116 projets à la fin de 2018 [1]. Les gouvernements, les entreprises, les banques et les promoteurs, tant chinois qu’étrangers, ont généreusement mobilisé le label BRI comme un terme à la mode en matière de relations publiques, y compris à de nombreux projets déjà en cours au moment du lancement de l’initiative en 2013.

    Pour de nombreux observateurs, la vocation des nouvelles routes de la soie est économique mais aussi politique, ce qui en fait un projet très ambitieux. Il s’agissait de relancer le développement de l’Ouest et du centre du pays, d’accélérer la transition de l’économie chinoise de la sous-traitance et la production manufacturière à haute intensité de main d’œuvre, vers une économie plus moderne, axée sur les services et la haute technologie, résolument engagée dans la mondialisation (Ye, 2017 ; Lasserre et Mottet, 2020). Le développement des services de transport et des infrastructures routières, ferroviaires, énergétiques et portuaires, qui ne sont rappelons-le, qu’un des aspects, quoique très visible, des nouvelles routes de la soie, est plus vraisemblablement un instrument au service des objectifs à terme de la Chine que le but en soi de la stratégie chinoise. En effet, la politique des nouvelles routes de la soie nous semble graviter autour de trois objectifs :

    - assurer la stabilité de la République populaire de Chine. Cela passe par le développement économique intérieur, l’aménagement et le rééquilibrage du territoire chinois (les provinces enclavées dans l’ouest du pays en particulier), la maîtrise des tentations séparatistes du Xinjiang et la création de nouveaux débouchés économiques pour une économie chinoise affectée par des surcapacités. La croissance économique et la distribution de la richesse sont la clé de la stabilité de la société et de la légitimité de son parti dirigeant.
    - sécuriser les frontières, l’environnement régional et les approvisionnements en matières premières, en particulier en offrant une alternative au détroit de Malacca, par lequel passe l’essentiel de l’approvisionnement chinois en pétrole et perçu comme source de vulnérabilité par la Chine.

    – enfin, s’est peu à peu fait jour l’idée de proposer une alternative à l’ordre mondial, hérité de Bretton Woods, sur les plans commercial et financier notamment. Cet objectif n’a jamais été explicite dans la communication chinoise sur la BRI mais percole dans les gestes et les postures chinoises. La Chine apparaît de plus en plus comme désireuse d’infléchir les normes internationales, voire de formuler de nouvelles normes (Lanteigne, 2017 ; Mottet, 2020 ; Lincot et Véron, 2021 ; Radu et al., 2021). La création de la Banque Asiatique d’Investissement dans les Infrastructures (BAII) est apparue comme un instrument financier visant à permettre l’émancipation d’un système international perçu comme trop américano-centré. Une nouvelle étape a été franchie début 2018 avec la décision de créer très rapidement un marché domestique pour la négociation des contrats à terme sur le pétrole brut libellé en yuan chinois et convertible en or, aux bourses de Shanghai et de Hong-Kong. La Russie, l’Iran, le Qatar et le Venezuela acceptent désormais de vendre leur pétrole avec des contrats en yuans convertibles en or (Allizard et Jourda, 2018). La guerre en Ukraine et les conséquences économiques et sociales de la pandémie mondiale de covid-19 ont accéléré ce phénomène, comme le démontre la posture anti-occident mise en avant par Pékin.

    Le caractère multiforme des objectifs contenus dans la BRI confirme les ambitions de Pékin, mais aussi la difficulté à les concrétiser. Non seulement le contexte géopolitique et économique international ne plaide pas en faveur d’un succès d’initiatives dépassant le simple cadre d’investissements dans les infrastructures, mais en plus l’image de la BRI peut souffrir d’une perception négative associée à un risque d’hégémon ou de piège de la dette dans les pays récipiendaires.

    4. Le problème du piège de la dette et les projets alternatifs à la BRI

    Les nouvelles routes de la soie connaissent des succès, comme en témoigne la collaboration étroite entre les gouvernements chinois et pakistanais, et l’avancement de plusieurs projets de modernisation des infrastructures domestiques, même si l’état très dégradé des infrastructures ferroviaires et l’opposition politique de l’Inde rendent illusoire un projet phare du corridor Chine-Pakistan, à savoir la construction d’une voie ferrée entre Kashgar au Xinjiang et Islamabad. L’Inde demeure très réticente à s’engager dans un programme qui bouscule sa perception de l’ordre régional et comporterait de nombreux éléments de menace, comme la construction d’un réseau de ports à vocation commerciale et militaire, le fameux « collier de perles » qui viserait selon New Dehli à la menacer dans l’océan Indien. En attesterait l’ouverture en 2017 d’une base militaire chinoise à Djibouti, les escales de navires de guerre chinois à Gwadar, et les projets chinois dans les ports sri-lankais de Colombo et de Hambantota. À court terme, le développement d’infrastructures commerciales semble cependant la priorité, et rien ne prouve l’existence de cette stratégie militaire chinoise. Le concept même du collier de perles, largement popularisé par les analystes militaires indiens et américains, est récusé par Pékin (Amelot, 2010 ; Samaan, 2012 ; Sheldon-Duplaix, 2016). À plus long terme, l’intégration de cette volonté de développement portuaire à une stratégie navale militaire n’est cependant pas à exclure.

    Dans le Caucase, les projets cheminent lentement, on l’a vu, malgré le désir turc de saisir l’occasion induite par la guerre en Ukraine. En Asie du Sud-Est, les perceptions de la BRI sont contrastées, au-delà des occasions d’affaires qu’aucun gouvernement ne veut ignorer, selon des grilles de lecture qui reflètent assez largement les préoccupations géopolitiques des États de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN). Elles recoupent largement les représentations que nourrissaient les États envers la Chine, soit un vif désir de développer les relations économiques en Thaïlande, en Malaisie, au Cambodge ; un intérêt modulé en Birmanie et aux Philippines ; une profonde méfiance au Vietnam et en Indonésie – qui n’empêche pas de grands contrats d’être signés comme le train à grande vitesse Jakarta-Bandoung en 2015.

    Que ce soit dans le Caucase, en Asie du Sud-Est, dans le sous-continent indien ou au-delà, l’ampleur des prêts consentis par la Chine et l’intensité de son activisme économique et diplomatique viennent bousculer les ordres régionaux. Certains tentent d’en tirer parti, comme la Turquie ou l’Iran, en proposant des services de transport à travers leurs territoires, surtout à la faveur de la guerre en Ukraine qui se traduit notamment par une baisse majeure des convois ferroviaires transitant par la Russie. D’autres s’en inquiètent, l’Inde et le Japon on l’a vu, mais aussi l’Union européenne ou les États-Unis. Afin de ne pas laisser le champ libre à la Chine, les États-Unis, le Japon et les autres pays du G7 souhaitent jouer le même jeu que Pékin en débloquant plus de 600 milliards de dollars pour construire des infrastructures en Amérique latine, en Afrique et dans la région Indopacifique. Le président américain Joseph Biden et ses homologues du G7 ont annoncé en juin 2021 l’initiative Build Back Better World (B3W ou Reconstruire le monde en mieux), lors du sommet du G7 de 2021 au Royaume-Uni. Cette initiative vise à financer la construction d’infrastructures dans les pays en développement qui ont été particulièrement affectés par la pandémie de covid 19. La B3W fait suite à d’autres initiatives comme le Global Gateway (2021-2027) de l’Union européenne dotée de 300 milliards d’euros (Commission européenne, 2021), ou le Partenariat pour des Infrastructures de Qualité lancé par le Japon en 2015 en partenariat avec la Banque Asiatique de Développement (BAD) dont le Japon est le premier investisseur, et doté de 110 milliards de dollars, ou encore le Blue Dot Network, un organisme de certification lancé en 2019 par l’Australie, le Japon et les États-Unis dans le but de promouvoir et de mobiliser des financements dans des infrastructures dites de qualité, par opposition implicite à des projets chinois, construits rapidement et souvent dépeints comme de moindre qualité par les concurrents occidentaux ou japonais (Yoshimatsu, 2021).

    Ces prêts, qui sont à des taux souvent inférieurs aux taux chinois (Horn et al., 2021 ; Pairault, 2021) et cette aide seront-elles cependant suffisants pour contrer l’influence croissante de la Chine en Eurasie comme en Afrique, où les offres de financement chinois permettaient aussi aux États africains de disposer d’un levier de négociation dans leur face-à-face avec leurs anciens tuteurs coloniaux ou créanciers occidentaux ? Les Occidentaux et le Japon misent sur des offres de financement plus transparentes (en vertu des critères du Club de Paris de l’OCDE), mais il pourrait se révéler ardu de concurrencer l’offre financière chinoise, abondante jusqu’à un récent resserrement du crédit, rapidement disponible y compris pour des États endettés ou ne répondant pas aux critères du FMI (Mass et Rose, 2006 ; Horn et al., 2021), sans conditionnalité politique et, surtout, moins critiques envers des projets de rentabilité discutable (Kratz et Pavlicevic, 2016 ; Ker, 2017). Il se peut que le temps passant, certains pays ciblés par la Chine découvriront les limites de la coopération économique, ou prendront la mesure des illusions qu’eux-mêmes entretenaient à ce sujet, notamment en Europe centrale et orientale, où le désenchantement à l’égard des nouvelles routes de la soie tient autant au faible niveau d’investissement de la Chine qu’aux espoirs irréalistes que nourrissaient un certain nombre de ces États (Turcsányi, 2020 ; Kavalski, 2021). Mais la Chine a indiscutablement pris de l’avance avec ses projets.

    C’est également sur le plan diplomatique que plusieurs États cherchent à contrer la BRI. L’Union européenne craint ainsi que les appels d’offre lancés par la Chine pour construire routes, gares et ports excluent ses entreprises et se fassent au profit des seules entreprises chinoises, tout en accroissant l’influence politique de la Chine, devenue aux yeux de plusieurs États européens un partenaire important certes, mais aussi un concurrent économique et même un « rival systémique » (Commission européenne, 2019 :1). Outre l’attrait que peut représenter le marché chinois et son levier financier, il est prématuré de penser que la Chine demeurera très attractive pour longtemps.

    Les États-Unis sont également très méfiants vis-à-vis de l’ensemble du programme des nouvelles routes de la soie. Washington s’inquiète de savoir si, derrière le projet économique, ce n’est pas un nouveau système multilatéral mondial que la Chine tenterait de mettre en place, au détriment de l’influence américaine. L’Accord de partenariat transpacifique, également connu sous le nom de « Partenariat transpacifique », fut ainsi lancé en 2016 comme tentative de rapprocher certains pays d’Asie des États-Unis et de contrer l’influence chinoise… approche abandonnée par le président Trump en 2017. Mais on voit que depuis son arrivée au pouvoir en janvier 2021, Joseph Biden cherche à renouer une relation étroite avec les partenaires traditionnels de Washington en Asie-Pacifique, et a fait de l’Indopacifique la priorité de la politique étrangère des États-Unis, comme pour mieux contrer Pékin.

    Enfin, d’autres pays cherchent à nouer des alliances pour contrer le projet chinois. Le corridor de croissance Asie-Afrique ou AAGC (Asia-Africa Growth Corridor) est ainsi un accord de coopération économique entre les gouvernements de l’Inde, du Japon et de plusieurs pays africains, qui s’est négocié sans Pékin. De même, le corridor Nord-Sud qui rassemble la Russie, l’Iran et l’Inde, est un outil géoéconomique destiné, aux yeux de New Dehli, à contrer la Chine sur le terrain des corridors de développement.

    5. Vers une BRI 2.0 ?

    Les nouvelles routes de la soie sont l’objet de critiques en interne en Chine, de la part de ceux qui se plaignent d’un trop faible retour sur investissement, tout autant que sur la scène internationale, chez ceux qui craignent un hégémon chinois ainsi que chez ceux qui s’inquiètent des déséquilibres politiques régionaux provoqués par ces investissements massifs (Courmont et Lemaire, 2023). Derrière la puissance de Xi Jinping incarnée par son troisième mandat présidentiel et la désignation de proches à des postes-clefs, les critiques de la BRI se sont multipliées en interne et ciblent le président chinois, ce dernier ayant fait de ce projet le projet phare de son pouvoir depuis 2013. Son ancien Premier ministre, Li Keqiang, mais aussi des responsables comme Wang Wen, chef économiste de Sinosure (China Export and Credit Insurance Corporation) ont ainsi alerté sur le coût pharaonique de la BRI, pointant du doigt le risque d’un gaspillage, en s’appuyant notamment sur des expériences peu probantes, comme Gwadar au Pakistan. Xi Jinping a lui-même appelé les investisseurs à être plus rigoureux sur le contrôle de qualité et la rentabilité. Figure également au cœur des interrogations, l’image potentiellement négative de la Chine, notamment véhiculée par les risques de piège de la dette. Bien sûr, ces critiques sont souvent restées mesurées et n’ont pas modifié la ligne officielle, mais elles témoignent d’une volonté de repenser la politique d’investissements de la Chine. Des ajustements de la BRI sont en cours, témoignant du souci de la Chine de s’efforcer de s’adapter aux contraintes économiques, sociales et politiques, consistant à prioritiser certains projets, au détriment d’autres peu rentables et mal acceptés. Un certain nombre de projets problématiques comme le port d’Hambantota, le train Djibouti-Addid Abeba, le port de Gwadar, l’autoroute Podgorica-Matesevo au Monténégro, et la gouvernance financière de l’initiative et le décalage entre les attentes en matière de développement et la concrétisation de celui-ci, ont conduit à ternir l’image de la BRI dans certaines parties d’Asie, d’Afrique ou en Europe de l’Est. Ce risque envers la crédibilité et la réputation de l’initiative a poussé Pékin à promettre davantage de clarté et de bonifier la gouvernance des projets, en particulier sur certaines questions comme les prêts et la dette des pays partenaires, et la durabilité environnementale. Le gouvernement chinois a ainsi communiqué aux banques chinoises des directives pour orienter les décisions d’octroi des prêts, leur enjoignant de resserrer les conditions de financement (Zhang, 2019 ; Liao, 2021 ; Mingey et Kratz, 2021 ; Sweet, 2021), ce qui contribue à expliquer la tendance à la diminution des engagements financiers ces dernières années (voir document 1). Nous assistons ainsi à la mise en place d’une sorte de BRI 2.0, plus sélective et plus contrôlée, afin d’éviter les échecs et les critiques, tant en interne que dans les pays récipiendaires.

    La question de la réciprocité est aussi au cœur des réserves que manifestent de nombreux pays à l’égard des projets chinois. On se souvient notamment des propos d’Emmanuel Macron, alors en visite officielle en Chine, à ce sujet en janvier 2018 : « ces routes sont toujours en partage. (…) Elles ne peuvent être univoques. (…) Mais ces routes de la soie ne pourront pleinement être une réussite que si elles parviennent à créer des coopérations équilibrées. (…) Elles ne peuvent être les routes d’une nouvelle hégémonie qui viendraient en quelque sorte mettre en état de vassalité les pays qu’elles traversent » (Macron, 2018). Un appel à la prudence qui ne peut laisser insensible ni les dirigeants chinois, ni les pays intéressés par l’offre de Pékin, mais qui sont dans le même temps inquiets de basculer dans une néo-vassalité.
    Conclusion

    Personne ne peut nier que les nouvelles routes de la soie ont de profondes conséquences géopolitiques : en redessinant la carte des relations commerciales, en favorisant des relations économiques et politiques plus étroites entre la Chine et ses partenaires, en diffusant les normes industrielles chinoises, en bâtissant des liens plus directs entre la Chine et ses voisins à travers ports, routes, voies ferrées, câbles de télécommunication, réseaux internet, Pékin exerce un pouvoir d’attraction, non pas irrésistible, mais réel sur son voisinage proche mais aussi plus lointain et cela module les relations politiques et les dynamiques géoéconomiques. Mais de ce constat, on ne peut en tirer aucune conclusion quant au caractère inéluctable et prémédité d’un plan de domination chinoise à travers les nouvelles routes de la soie, quand bien même la Chine ne cache pas qu’elle aspire à devenir la première puissance mondiale à l’horizon 2049, centième anniversaire de l’accession au pouvoir du Parti communiste. L’outil des nouvelles routes de la soie n’est pas forcément l’instrument de ce projet, même s’il peut contribuer à asseoir le rayonnement et l’influence de la Chine.

    Du fait de l’ampleur des sommes prêtées par ses banques d’affaires, d’infrastructures de transport en développement et de services logistiques modernisés ; d’un intense engagement diplomatique dans de grandes conférences de coopération à vocation économique parfois plus anciennes que la BRI mais relancées après 2013, comme le sommet Chine-Europe Centrale et orientale 17+1, devenu 16+1 depuis la défection de la Lituanie en 2021 (Alexeeva et Lasserre, 2022b), ou encore les Forum sur la coopération sino-africaine (depuis 2000) ; et de l’émergence d’acteurs économiques majeurs comme Cosco, Hutchison, China Merchants, CNPC, Sinopec, ZTE, Huawei, les nouvelles routes de la soie sont sans doute appelées à marquer la scène internationale sur le moyen terme. Imprimeront-elles une redéfinition de l’ordre des normes et de la gouvernance internationale que la Chine appelle de ses vœux ? Ou seront-elles rapidement connotées comme un instrument de promotion économique porté par la Chine, sur lequel nombre de pays posent un regard pragmatique car porteurs de leviers possibles de croissance, mais un regard critique et détaché des hyperboles rhétoriques et des promesses de développement accéléré, comme on l’observe notamment en Europe (Claverie, 2019) ? Fortement intégrée à l’économie mondiale, la Chine n’a pas d’autre choix que de poursuivre ses investissements massifs en vue d’assurer sa croissance et d’ouvrir de nouveaux marchés. Ainsi, en dépit des effets de la pandémie de covid 19 et des problèmes rencontrés dans plusieurs pays récipiendaires des investissements chinois, la BRI s’imposera dans la durée, avec des projets remaniés et parfois corrigés, une concurrence plus âpre, mais une dynamique qui n’a pas vocation à s’arrêter.

    https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/la-chine/articles-scientifiques/nouvelles-routes-soie-bri-belt-and-road-initiative
    #nouvelle_route_de_la_soie

  • Ukraine is the blind spot in Macron’s military splurge – POLITICO
    https://www.politico.eu/article/ukraine-emmanuel-macron-military-defense-tank-jet-delay

    French President Emmanuel Macron wants to ramp up military expenditure to €413 billion over the next seven years, but critics say the 30 percent spending boost isn’t taking into account what’s happening on the ground in Ukraine.

    The Russian invasion of Ukraine has been marked by a voracious use of artillery and rockets — a return to a more traditional type of warfare that post-Cold War planners had eschewed in favor of smaller, high-tech and highly trained forces able to deploy far from home.

    The French military budget — which the National Assembly will begin voting on this week — still sticks to that pre-Ukraine war model by cutting back on heavy weapons like tanks and armored personnel carriers while boosting spending on France’s nuclear deterrent and investing in fighting new threats in areas such as space, cyber and the deep seas.

    A final vote is expected before July 14, France’s national day.

    • The budget plans reflect a real strategic vision, not short term, but long term. We are thinking about the Indo-Pacific region, about the deep seas,” said Philippe Maze-Sencier, a geopolitics analyst with Hill+Knowlton Strategies. “Who in Europe thinks about that? We’ve got a rare materials problem and we know that the ocean depths have mining resources.

      In the next seven years, France will spend €5 billion to build a new aircraft carrier to replace the Charles de Gaulle.

      The multi-annual plan also seeks to tackle what Armed Forces Minister Sébastien Lecornu called “new areas of conflict and militarization” — namely space, the deep seas and cyber. By 2030, Paris wants to invest €6 billion in space, €4 billion in cyber — representing a 300 percent increase — and €5 billion in intelligence services.

      Ok le budget des armées c’est pour aller extraire des terres rares au fond des mers dans l’indo-pacifique ??

      C’est un truc complètement déprimant : loin de faire scandale, les +100 milliards pour les armées sont au contraire vus comme nettement insuffisants pour provoquer le « saut capacitaire » présenté comme nécessaire avec l’invasion de l’Ukraine. Et le pire c’est que ça se tient vu (i) qu’une leçon de cette guerre semble être que le qualitatif ne doit pas se faire au détriment du quantitatif, (ii) le coût astronomique de ces engins de guerre (c’est un puits sans fond) et (iii) qu’on s’est mis en tête de militariser toute la colonne du fond des mers jusqu’à l’espace et que l’#indo-pacifique is a thing.

      Apparemment 160 chars Leclerc et 137 rafales d’ici 2030 c’est pas assez, on avait prévu plus, c’est la grosse déception. Mais c’est pas assez pour quoi faire ? Ce que je comprends c’est que ce n’est pas assez pour faire la guerre tout seuls à une grande puissance, mais bon, est-ce que c’est grave ?

      Dans le même genre militariste mais en relativement moins énervant :
      Why the French Army Will Continue to Prioritize Quality Over Mass
      https://warontherocks.com/2023/04/why-the-french-army-will-continue-to-prioritize-quality-over-mass

      The French approach to high-intensity warfare since the calamity of 1940 has been to privilege maneuver, speed, and “audacity” at the expense of mass and firepower. This was a reaction to the stolid doctrines that emerged in World War I — often associated with Gen. Philippe Pétain — that contributed to the construction of a force that in 1940 was vast in size and firepower but unwieldy and inflexible when attacked by the rapid-moving and far nimbler Wehrmacht. The newer maneuver-centric approach found reinforcement in the French army’s colonial experience and its expeditionary doctrines, which likewise promoted audacity and improvisation in the absence of numbers and resources. That colonial culture has had a profound influence on the French military up to the present day because of a variety of institutional factors and the reality that, as one Foreign Legion officer has frequently told me, an “army is what it does.” The French army most of the time in recent decades has been busy with small wars in Africa.

    • Ces articles ne sont pas stratégiques, ils sont économiques. Il faut acheter de la quincaillerie, parce que ça fait marcher l’économie. Il faut atteindre le 2%+ du PIB en achats militaires, parce que le CMI occidental en a besoin, le réclame, l’impose. Ce n’est même pas du complotisme, comme on a tous envie de le voir, parce que bon, quoi, le CMI, ça n’existe pas, ce sont des trucs qu’Eisenhower - que plus personne ne connait - imaginait à la fin de sa vie. Et le TCE, en 2005, ne l’évoquait pas du tout, ce niveau de dépenses militaires, ce sont de purs mensonges lancés par les pires eurosceptiques à qui on a filé la plupart des présidences des commissions de l’Assemblée Nationale tellement ils sont peu fréquentables.

      J’ignore ce qu’ils ont prévu précisément de faire pour l’amélioration des capacités de destructions mutuelles (nucléaires, donc), mais oui, c’est de ce côté là qu’il y a un apprentissage sur le fond de la guerre en Ukraine. Mais on n’en parle pas à la télé. Personne ne comprendrait. On te répète quotidiennement que la Russie mène une guerre d’invasion, et que son objectif est d’envahir les Etats-Unis, après l’Europe. Excusez moi, mais les complotistes mous du bulbe, là, ils sont à la télé et ils parlent dans le poste avec la morgue des prédicateurs.

      Les Russes ont démontré qu’ils avaient une force de première frappe, une capacité de décapitation des centres de commandement. Mais on feint de faire comme si quelques chars d’assaut de plus pouvaient changer la donne.

      L’obtention de la capacité de première frappe, c’est ce que les US tentent et prétendent d’obtenir depuis 20 ans, en faisant avancer l’OTAN en Europe de l’Est et en installant le bouclier anti-missile en Pologne et en Roumanie. C’est ce qui a fait dire à la Russie en 2008 qu’ils allaient mettre en œuvre une modernisation de leur arsenal, et qui a aboutit à ce qu’on voit mis en œuvre désormais en Ukraine. La destruction des batteries de Patriot à Kiev par exemple, pour la partie la plus visible (fèqueniouzes !, comme ils diraient dans les services de vérification de l’information, à la façon du premier trump venu).

    • Ca a du le faire chier qu’un chef étranger occupe le devant de la scène.
      « - Mirroir, mirroir, qui est le plus cool des présidents ? »
      " - Il y a un élu, dans une vallée voisine qui attire les projecteurs"
      « - Rhaaaa, vite habillons nous comme lui pour quelques photos »

  • Visite en Mongolie d’Emmanuel Macron
    Antoine Maire – Twitter
    https://twitter.com/Maire_Antoine/status/1660196785824866305

    🇲🇳🇫🇷 Le Président de la République, Emmanuel Macron, se rendra aujourd’hui en #Mongolie, une première historique pour un Président français.

    🌏 Longtemps négligée dans le cadre des reflexions sur l’espace #Indopacifique, la Mongolie constitue un partenaire avec lequel nous partageons de nombreux intérêts convergents et qui a toute sa place dans la stratégie française en Indopacifique.

    🤝🏻 Cette visite illustre l’approfondissement continu des relations entre nos deux pays dans les domaines stratégique, économique, scientifique ou encore culturel. Elle témoigne également des potentialités de développement de nos échanges.

    📰 Pour en savoir plus sur cette relation bilatérale atypique, vous pouvez consulter l’article que j’ai publié sur le sujet en 2018.

    • Les évolutions stratégiques d’un « petit pays » et leur importance pour la France : le cas de la Mongolie | Cairn.info
      https://www.cairn.info/revue-les-champs-de-mars-2018-1-page-253.htm

      La Mongolie est le premier pays asiatique avec lequel la France a entretenu des relations diplomatiques. Au XIIIe siècle, alors que le grand empire mongol était au faîte de sa puissance, le pape Innocent IV et le roi saint Louis envoyèrent des émissaires auprès du khaan mongol pour étudier un projet d’alliance dans le cadre des croisades. Ce projet se heurta à la demande de reconnaissance de vassalité formulée par le khaan. Si cette tentative a marqué le début des relations franco-mongoles, l’établissement officiel des relations bilatérales n’a eu lieu qu’en 1965, avec l’ouverture d’une ambassade de France à Oulan-Bator. Enclavée entre la Chine et la Russie, la Mongolie a depuis fait de la France un de ses « troisièmes voisins », et un développement significatif des relations bilatérales est notable depuis le début des années 2010.

      À l’heure où la France a procédé à une Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, l’étude du cas mongol et des évolutions stratégiques auxquelles ce pays fait face permet de mieux comprendre les déterminants stratégiques du développement des relations franco-mongoles, et plus largement l’intérêt des « petits pays » dans le cadre de l’élaboration d’une telle stratégie.

      Cet article présentera tout d’abord le contexte stratégique au sein duquel s’insère la Mongolie. Il évoquera ensuite l’évolution des relations bilatérales entre la France et la Mongolie, et ses « déterminants stratégiques ». Cette analyse permettra de souligner l’intérêt d’une prise en compte des petits pays dans le cadre de l’élaboration d’une stratégie de défense et de sécurité nationale.

    • L’auteur a de bonnes raisons d’être un peu au courant : il a été doctorant chez Areva et a fait (au moins…) un stage dans leur antenne mongole (cf. LinkedIn)

      sinon,… apparemment, la Mongolie intéresse apparemment pas seulement pour son potentiel minier - elle a l’habitude – mais comme acquéreur potentiel de centrales nucléaires… Sur ce plan, la France va, rapidement, se trouver face à la Chine – dont les EPR, issus de technologie française, fonctionnent…

      (pour une revue détaillée du nucléaire chinois - mise à jour avril 2023)
      China Nuclear Power | Chinese Nuclear Energy - World Nuclear Association
      https://world-nuclear.org/information-library/country-profiles/countries-a-f/china-nuclear-power.aspx

      • China’s policy is to ‘go global’ with exporting nuclear technology including heavy components in the supply chain.

      Il va falloir jouer subtil avec un pays enclavé entre ses deux grands voisins.

      Ça tombe bien ! c’est la spécialité de notre président. Encore plus à l’international.

  • Comment la #France verrouille son #passé_colonial

    La polémique en France sur la notion de #crime_contre_l'humanité du temps de la #colonisation rappelle les vifs débats causés dans ce même pays il y a plus de dix ans par l’adoption de la loi du 23 février 2005 qui ne retenait que le « rôle positif de la présence française outre-mer ». L’« #affaire_Macron » met en exergue le profond malaise lié au passé colonial de la France, souligne la professeure de droit Sévane Garibian.

    Quoi que l’on pense des propos récents d’#Emmanuel_Macron sur la #colonisation_française, il est utile d’observer leurs effets en recourant à une temporalité plus longue, dépassant le court terme médiatico-politique. La #polémique née il y a quelques jours en France rappelle, en symétrie inversée, les vifs débats causés dans ce même pays il y a plus de dix ans par l’adoption de la loi du 23 février 2005 qui ne retenait que le « #rôle_positif de la présence française outre-mer ». La disposition litigieuse (finalement abrogée par décret en 2006), tout comme les rebondissements et double discours dans ladite « affaire Macron », auront eu pour mérite de mettre en acte le profond #malaise lié au passé colonial de la France.

    Ce trouble s’est régulièrement nourri de résistances dont nous trouvons de multiples traces dans le champ du #droit, grand absent des commentaires de ces derniers jours. Abordons donc cette polémique de biais : par ce qu’elle ne dit pas, par ce qu’elle occulte. Rappelons ainsi que la Cour de cassation française eut l’occasion de produire une jurisprudence relative aux #crimes commis en #Algérie (#affaires_Lakhdar-Toumi_et_Yacoub, 1988) ainsi qu’en #Indochine (#affaire_Boudarel, 1993). Une #jurisprudence méconnue, ou tombée dans l’oubli, qui soulevait pourtant directement la question de la qualification ou non de crime contre l’humanité pour ces actes.

    Les précédents

    Plusieurs historiens ont pu souligner dernièrement la distinction entre les usages juridiques, historiques et moraux du concept de crime contre l’humanité, tout en rappelant que ce dernier ne peut se trouver, aujourd’hui en France, au cœur de #poursuites_pénales visant les #crimes_coloniaux. Quelle est donc l’histoire du droit menant à un tel constat ? Afin de mieux comprendre ce dont il s’agit, il est possible d’ajouter deux distinctions à la première.

    D’abord, une distinction entre le problème de la #qualification de crime contre l’humanité (qui renvoie à la question complexe de la #définition de ce crime en #droit_français), et celui de l’#amnistie prévue, pour les crimes visés, par des lois de 1966 et 1968. Ces deux points fondent les justifications discutables du refus de poursuivre par la #Cour_de_cassation dans les affaires précitées ; mais seul le premier constituait déjà le réel enjeu. En l’état du droit, et contrairement à ce qu’affirmaient alors les juges de cassation, la qualification de crime contre l’humanité aurait en effet pu permettre, au-delà du symbole, de constater une #imprescriptibilité (inexistante en France pour les crimes de guerre) défiant l’amnistie.

    Plus tard, la Cour de cassation admettra d’ailleurs en creux le caractère « inamnistiable » des crimes contre l’humanité, non reconnus en l’espèce, dans l’affaire de la manifestation du 17 octobre 1961, en 2000, puis dans l’#affaire_Aussaresses en 2003 – toutes deux en relation avec les « évènements d’Algérie ». Entre les deux, elle confirmera dans l’#affaire_Ely_Ould_Dah (2002) la poursuite, en France, d’un officier de l’armée mauritanienne pour des faits de #torture et des actes de #barbarie amnistiés dans son propre pays : il semble manifestement plus aisé d’adopter une attitude claire et exigeante à l’encontre de lois d’amnistie étrangères.

    Volonté de verrouillage

    En outre, et c’est là que se niche la seconde distinction, une analyse plus poussée du raisonnement de la Cour dans les affaires Lakhdar-Toumi, Yacoub et Boudarel met en lumière une volonté des juges de verrouiller toute possibilité de traitement des crimes coloniaux. Il importe donc de distinguer ici les questions de droit et les politiques juridiques qui sont à l’œuvre. L’historienne Sylvie Thénault écrivait récemment que « toute #définition_juridique est le résultat d’une construction par des juristes et d’une évolution de la jurisprudence » (Le Monde du 16 février). Or il n’existait à l’époque des affaires précitées que des définitions jurisprudentielles, plus (#affaire_Barbie) ou moins (#affaire_Touvier) larges du crime contre l’humanité en France, lequel ne fera son apparition dans le Code pénal qu’en 1994.

    A y regarder de plus près, on comprend que les juges de cassation rejettent la qualification de crime contre l’humanité pour les crimes coloniaux à plusieurs reprises, en choisissant de s’appuyer exclusivement sur la #jurisprudence_Touvier. Celle-ci limite, à l’inverse de la #jurisprudence_Barbie, la définition du crime contre l’humanité aux crimes nazis commis « pour le compte d’un pays européen de l’Axe ». Si la jurisprudence Touvier permit en son temps d’esquiver habilement le problème de la #responsabilité de la France de Vichy, elle bloquera aussi, par ricochet, toute possibilité de répression des crimes perpétrés par des Français pour le compte de la France, jusqu’en 1994.

    Le verrouillage est efficace. Et le #refoulement créé par cette configuration juridique, souvent ignorée, est à la mesure du trouble que suscitent encore aujourd’hui les faits historiques survenus dans le contexte de la #décolonisation. Plus généralement, l’ensemble illustre les multiples formes d’usages politiques de l’histoire, comme du droit.

    https://www.letemps.ch/opinions/france-verrouille-passe-colonial

    ping @cede @karine4

  • Aidez-nous à empêcher l’#extermination d’un peuple non contacté pour produire des batteries de #voitures_électriques | #Survival_International
    https://agir.survivalinternational.fr/page/125708/action/1

    La forêt tropicale de l’île d’#Halmahera en #Indonésie, habitée par des centaines de personnes non contactées du #peuple_autochtone des #Hongana_Manyawa, a été ciblée pour des #activités_minières extrêmement destructrices, qui dévastent la forêt et ses habitants.

    Des entreprises extrêmement puissantes sont impliquées. Les Hongana Manyawa ont désespérément besoin de votre soutien pour survivre.

    Ce vaste projet d’#exploitation_minière s’inscrit dans le cadre du plan de l’Indonésie visant à devenir un producteur majeur de batteries pour voitures électriques – un plan dans lequel Tesla et d’autres entreprises investissent des milliards de dollars. Le #nickel est actuellement un composant clé de ces batteries.

    L’entreprise minière française #Eramet, détenue à hauteur de 27 % par l’#État_français, est responsable des opérations minières dans la zone. L’argent du contribuable français est donc impliqué dans ces activités dévastatrices. 

    Eramet opère sur les terres des Hongana Manyawa sans leur consentement libre, informé et préalable (CLIP), et les peuples non contactés ne sont en aucun cas en mesure de le donner. Cela va à l’encontre des standards internationaux sur le sujet, qui requièrent l’obtention du CLIP pour tout projet sur les territoires des peuples autochtones (notamment la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones). 

    De sérieux doutes se posent aussi sur la conformité des activités d’Eramet à la loi française sur le devoir de vigilance.

    Les Hongana Manyawa – dont le nom signifie “peuple de la #forêt” dans leur propre langue – sont l’un des derniers peuples de chasseurs-cueilleurs nomades d’Indonésie.

    Ils risquent aujourd’hui de voir leurs terres et tout ce dont ils ont besoin pour vivre détruits par des #entreprises, dont Eramet, qui ose mettre en avant dans sa communication son attachement aux #droits_humains et à l’environnement. 

    Dites à Eramet de cesser immédiatement ses activités sur les terres des peuples autochtones non contactés d’Halmahera – et faites-le savoir au gouvernement français et aux autorités indonésiennes.

  • 40 Years of Silence - An Indonesian Tragedy | Full Documentary Movie
    https://www.youtube.com/watch?v=cn8m_2JJcPE

    40 Years of Silence: An Indonesian Tragedy explores the long-term multi-generational effects of the mass-killings in Indonesia in 1965 and 1966, where approximately half a million to a million suspected communists were killed in six months. The documentary weaves together archival footage, photos, interviews with historians and anthropologists, and the testimonies of victims and perpetrators of the 1965 mass-killings to reveal a complex story of politics, death, suffering, and coping. Shot over the course of 10 years, with over 400 hours of footage, 40 Years of Silence follows four families, all of whom had family members killed or “disappeared” by soldiers and neighbors in the mass-killings in Bali and Java. The survivors and their children break the silence as they reveal how they are still subjected to and cope with the continual harassment, surveillance, and discrimination by the State and their community members.

    #Indonésie #anticommunisme #massacre #CIA #1965

  • Victims Of Anti-Communism with Vincent Bevins
    https://www.youtube.com/watch?v=_a3h7zFQzas&t=1s

    The historic sins of communism and fascism are well documented. Often ignored, however, is murder and violence done in the name of anti-communism, and how this underpinned new forms of empire during the Cold War.

    Aaron Bastani interviews author of ’Jakarta Method’, Vincent Bevins, to examine the historic legacy of anti-communism, and the murder programs done in its name.

    Buy The Jakarta Method here ⇛ https://www.hachette.co.uk/titles/vincent-bevins/the-jakarta-method/9781541742406

    00:00 - Introduction
    2:16 - The CIA-backed Massacre of the Indonesian Communist Party
    3:58 - What Was Third Worldism?
    6:26 - Who was President Sukarno?
    9:05 - Who Were the Leaders of the Third World?
    14:15 - The Birth of the CIA
    20:49 - The United States in Indonesia, 1958
    24:00 - Who Controlled the CIA?
    27:08 - How Was Sukarno Removed?
    33:14 - How Many Were Killed in Indonesia?
    36:25 - Did ‘Anti-Communism’ prefigure the War on Terror?
    40:12 - The Intersection of Anti-Communism and Indigenous Genocide
    45:35 - What Was ‘Operation Condor’?
    51:14 - Did Modern Globalisation Require Fanatical Anti-Communism?
    54:54 - Could Third Worldism Come Back?

    #Indonésie #anticommunisme #massacre #CIA #1965

  • 13 mars 1954 : les combattants vietnamiens attaquent le camp retranché de Diên-Biên-Phu

    À lire sur cet événement ce #chef_d'oeuvre de la #littérature contemporaine : « Une sortie honorable », d’Eric Vuillard (Actes Sud)

    Vuillard, au-delà de l’histoire (par Hugo Pradelle)

    Une sortie honorable, le nouveau livre d’#Éric_Vuillard consacré à l’#Indochine française, se lit avec ses autres récits. C’est d’une relation cohérente de ses livres les uns avec les autres qu’émerge une manière singulière, décalée et obstinée de raconter l’histoire et de penser un geste littéraire et moral assurément fort.

    https://www.en-attendant-nadeau.fr/2022/01/19/vuillard-histoire

    « Une sortie honorable », d’Eric Vuillard (par Camille Laurens)

    « L’histoire est un roman vrai », disait l’historien Paul Veyne. Une telle assertion, floutant la frontière désormais poreuse entre fiction et non-fiction, pourrait justifier la mention « roman » sur le nouveau livre d’Eric Vuillard, Une sortie honorable. Celui-ci lui a pourtant préféré, comme pour ses précédents ouvrages fondés sur des faits historiques, le mot « récit ». Sans doute est-ce pour souligner à la fois la relative brièveté du texte eu égard à l’ampleur des événements racontés – la guerre d’Indochine –, la place qu’y tient l’auteur et le refus de toute invention. Le récit, loin d’une vaste fresque à la Tolstoï, choisit de mettre en perspective quelques journées et personnages en déplaçant la focale et la lumière sur des moments obscurs, néanmoins décisifs. Congo et 14 juillet (Actes Sud, 2012 et 2016) proposaient déjà ce choix narratif, tout comme L’Ordre du jour (Actes Sud, prix Goncourt 2017), qui montrait l’ascension du pouvoir nazi dans les années 1930 à travers différents épisodes méconnus ou apparemment anecdotiques.

    La guerre d’Indochine de 1946 à 1954, rebaptisée « guerre du Vietnam » de 1955 à 1975, très long conflit dans lequel deux grandes puissances mondiales furent vaincues par un tout petit pays, est peu étudiée dans les programmes scolaires. La pédagogie de Vuillard, qu’on sent à l’œuvre – parfois un peu trop –, consiste à expliquer le déroulement des faits en juxtaposant des scènes qui rendent lisibles causes et conséquences. Ainsi, les premières pages décrivent une plantation de caoutchouc en 1928 et la torture de trois coolies, ligotés par un contremaître avec du fil de fer, après avoir tenté d’échapper aux cadences infernales. « C’était une scène d’épouvante », surligne l’auteur. Puis il enchaîne avec la réunion, quelques années plus tard, d’André Michelin et de F. W. Taylor, le théoricien du management industriel. Une troisième scène montre le président de l’Assemblée nationale, Edouard Herriot, rendant hommage à « nos héroïques soldats » en Indochine.

    L’efficacité de ce montage est redoutable. Le dispositif repose essentiellement sur une opposition entre nantis et dominés, soutenue par une idée simple et juste : l’histoire bâtit toujours « cet immense édifice qu’est le pouvoir » grâce à la même « immense communauté de poncifs, d’intérêts et de carrières ». Aussi Vuillard présente-t-il tous les puissants – ceux qui savent qu’ils auront « des rues à [leur] nom » – par une sorte de fiche généalogique où les alliances ont quelque chose d’incestueux et où « un bel héritage est pris pour un destin ». L’une des dernières scènes du récit dépeint les membres du conseil d’administration de la Banque de l’Indochine, le « fil d’or » qui les lie à la fin de la guerre après qu’ils ont « spéculé sur la mort » : « On perdait en gagnant et en gagnant prodigieusement », « le dividende était multiplié par trois. Il était rigoureusement proportionnel au nombre de morts. » [...]

    Reste que la #guerre, d’être décrite en coulisse plus que sur le terrain, froide mécanique d’intérêts, n’en est que plus terrifiante. Certes, à #Dien_Bien_Phu, « on crève de partout. On recule de trou en trou, on empile des cadavres pour se protéger ». Mais « si l’on veut vraiment connaître l’horreur (…), il faudrait pouvoir pénétrer en silence dans le bureau où causent Eisenhower et Dulles ». Vuillard nous invite à prolonger notre réflexion en mettant son tressage subtil en regard des tragédies contemporaines. Car l’histoire n’est pas du passé, c’est d’ailleurs souvent au présent qu’il nous la raconte. Déjà, La Guerre des pauvres (Actes Sud, 2019) suggérait un parallèle entre le soulèvement des paysans allemands au XVIe siècle et le mouvement des « gilets jaunes ». De même, Une sortie honorable, dont le titre ironique reprend un syntagme figé cher aux politiques et aux militaires, interroge tacitement la façon dont la France négocie son retrait de conflits sanglants – au Mali, en Afghanistan… – au mépris de toutes les valeurs humaines et tout particulièrement de l’honneur. Le récit d’Eric Vuillard, par sa force de conviction, tient allumé en nous « ce petit lampadaire qu’on appelle la conscience ».

    https://www.lemonde.fr/livres/article/2022/01/13/une-sortie-honorable-d-eric-vuillard-le-feuilleton-litteraire-de-camille-lau

    #impérialisme #colonialisme #crétinerie #armée_française #Diên-Biên-Phu

    • Dien Bien Phu (Lutte de classe n°61 - 12 mars 1963)

      Le 13 mars 1954, le premier jour de l’attaque du camp retranché de Dien Bien Phu.

      Ce nom, mais personne ne le savait encore, devait devenir le symbole de la défaite de l’impérialisme français par le mouvement de libération nationale du peuple vietnamien. Effectivement, l’imprenable Dien Bien Phu dont l’armée française était si fière devait capituler après 55 jours de combats.

      En fait l’armée française et le commandant de Castries, commandant de la place attendaient cette attaque et même la souhaitaient, persuadés que le Vietminh ne pourrait concentrer suffisamment de forces pour sortir victorieux d’une bataille rangée « classique ».

      C’est délibérément que le commandement français avait choisi la cuvette de Dien Bien Phu dans cet arrière-pays montagneux. Il voulait obliger Giap, commandant les troupes #Vietminh à attaquer de front. Sa cécité politique l’empêchait de voir la croissance de l’armée vietminh. Pour nos militaires bornés, la « guérilla » était la forme spécifique de la guerre révolutionnaire. Dans leur esprit, il suffirait d’obliger les « rebelles » à abandonner cette tactique, à changer de méthodes de combat et alors la supériorité technique de l’armée française les écraserait.

      Mais la « guérilla » n’est pas une tactique relevant d’une idéologie particulière. C’est tout simplement un mode de combat utilisé contre un adversaire plus fort militairement que l’on ne peut affronter directement. Même Duguesclin n’avait pas « inventé » la guérilla.

      Toutes les populations occupées par des forces étrangères ont utilisé la « #guérilla » qui consiste à se battre avec ce qu’on a, à faire de sa faiblesse une force, à attaquer par surprise avec des forces faibles mais rapides, très mobiles, échappant à l’adversaire dès le coup de main réalisé. C’est une tactique de harcèlement qui rend une occupation de territoire invisible lorsque toute la population s’en mêle mais qui n’est pas spécifique des révolutionnaires, tout au plus caractérise-t-elle le début des insurrections populaires en particulier dans les pays coloniaux. Mais dès qu’un mouvement peut disposer d’armées ressemblant à celles de l’adversaire, il le fait. C’est ainsi que le mouvement vietminh essaya de renforcer ses troupes. Dès 1950-51 lorsqu’il eut un peu de matériel du la Chine, notamment des camions, les longs cortèges de coolies-soldats se modernisèrent. Les canons, mortiers, armes lourdes, essentiellement pris dans des coups de main contre l’armée française, plus les armements fabriqués par le Vietmninh dans le pays commencèrent à faire des forces vietminh non plus des corps de guerilleros, mais une armée capable d’attaquer des places fortifiées.

      L’armée vietminh n’avait encore jamais attaqué une place forte de l’importance de Dien Bien Phu, mais, alors que le commandement français s’imaginait avoir construit un piège pour le Vietminh, un observateur attentif aurait pu pressentir la vanité de ce piège. Dien Bien Phu n’était cependant pas si facile à prendre. Et il fallut l’héroïsme et l’enthousiasme des troupes combattant pour leur libération pour vaincre dans un tel combat.

      Dien Bien Phu est une cuvette de 10 km de long et de 3 à 6 km de large, au milieu d’une chaise de très hautes montagnes, bordée de petites collines à la base. Dans la cuvette, le village de Muong Thanh et deux camps d’aviation. Au Nord, trois postes fortifiés avec chacun un bataillon. Au centre et à l’est, deux sous-secteurs, à l’ouest 30 points fortifiés. Au Nord le poste de Him Lambarre l’unique voie carrossable jusqu’à Muong Thanh. Le commandement français comptait essentiellement sur l’aviation.

      Pour le Vietminh il était impossible de ne pas attaquer cette place fortifiée en plein coeur du pays. Et ce fut le long travail de préparation en vue de l’épreuve de force déterminante.

      Les unités vietminh venues du Delta tonkinois durent effectuer 400 km pour approcher du camp. Il fallut quinze nuits de marche, en essayant de perdre le moins d’hommes et d’armement possible. Il y avait des récompenses pour l’unité qui arriverait au complet (un taureau).

      C’était la première campagne où les Viets engageaient des batteries de 105 et de la D.C.A. Les pièces de deux tonnes, remorquées derrière des camions sur roues, devaient, dans les montagnes, être tirées à bras, le poste d’Him Lam barrant la route 41, il fallut creuser à flan de montagne des routes carrossables pour les camions, ceci sur douze kilomètres, en passant trois cols. Il fallut sept nuits pour hisser sur les cols ces tonnes d’acier. La descente des cols fut encore plus pénible et exigea vingt nuits. Comme l’aviation française patrouillait le jour, bombardant et arrosant de Napalm les montagnes, pour les soldats Viets, il fallait rester dans son trou individuel toute la journée pour se protéger des bombardements, et, la nuit, creuser la terre et assurer le camouflage. Ils avançaient de 500 mètres ou un kilomètre par nuit, sur la fin.

      La construction des voies de communication nécessitait un gros effort car pour cela les soldats terrassiers n’avaient pas d’outillage. Pourtant, il fallait combler des rivières de quarante à cinquante mètres, attaquer des parois rocheuses, abattre d’énormes arbres. L’ingéniosité était indispensable. Pour abattre les arbres, ils mettaient à nu les racines puis les tranchaient avec des coupe-coupes, afin que l’arbre déraciné s’abatte tout seul.

      Le ravitaillement posait un gros problème. L’armée Vietminh avait des fourneaux spéciaux brûlant sans fumée pour ne pas être repérables de jour par l’aviation, mais, la nuit, ils l’étaient par la clarté du foyer et sous le bombardement, le riz était consommé cru ou brûlé, mais jamais cuit. L’armée se nourrissait en forêt de racines d’ignames, (les paysans pauvres étaient les « meilleurs spécialistes » pour les trouver). Un chantier de pêche fut créé.

      Pendant ce temps, les troupes françaises pilonnaient et incendiaient les forêts. Des bataillons attaquaient un peu dans toutes les directions. La colline 75 changea onze fois de camp, Mais l’encerclement Vietminh se poursuivait.

      La victoire ne fut arrachée qu’au prix d’énormes travaux de retranchement. Tout le front Vietminh n’était qu’une immense tranchée, Le mot d’ordre était « sans tranchée pas de combat ». Le camouflage posait un gros problème de par les grosses quantités de bois qu’il fallait aller chercher à des kilomètres dans la forêt. Mais, peu à peu, le front Vietminh s’approchait auprès des fortifications françaises, malgré les sorties des paras français, sorties effectuées plusieurs fois par jour, sous la protection des blindés, pour essayer de combler les boyaux ou de les piéger. Malgré cela, l’étau se resserrait de plus en plus.

      Le 13 mars 1954 l’attaque est déclenchée par le vietminh. l’assaut à lieu contre le poste de him lam (béatrice) occupé par le 3e bataillon de la division blindée et de la légion etrangère. c’est un poste clé pour la protection des terrains d’aviation de muong thanh. il comprend trois collines derrière un réseau de barbelés large de trente à quarante mètres. a 16 heures l’armée vietminh ouvre le feu. a la tombée de la nuit les groupes de choc vont avec les explosifs faire sauter les barbelés. après 6 heures de combats hin lam est occupé par le vietminh. doc lap (gabrielle) sera attaquée et occupée le 14 avril. l’ultime assaut sera donné à partir du 18 avril, et le 7 mai, la bataille de dien bien phu prendra fin.

      Dans ce combat où l’inégalité de l’armement et du matériel est frappante, malgré les quelques pièces lourdes de l’armée Vietminh, la participation et le dévouement des masses vietnamiennes fut l’élément déterminant de leur victoire, D’une part, l’armée vietminh était numériquement bien plus importante que les troupes stationnées en Indochine (150 000 hommes) et, d’autre part, chaque paysan et paysanne vietnamien, constituait un soutien à l’armée de libération. L’héroïsme et le dévouement du peuple vietnamien luttant pour son indépendance étaient reconnus même par la presse réactionnaire de métropole.

      Par contre, les troupes françaises, elles, se battaient pour une « sale guerre » vomie par une partie de plus en plus grande de la population française et leur combat était à l’avance désespéré.

      Après Dien Bien Phu l’armée française était loin d’être rejetée à la mer, mais la métropole ne pouvait supporter de transformer son « opération de police » assurée par l’armée de métier et les volontaires en guerre ouverte et y envoyer le contingent,

      Ce fut la raison pour laquelle Dien Bien Phu sonna le glas du colonialisme français.

      https://mensuel.lutte-ouvriere.org/documents/archives/la-revue-lutte-de-classe/serie-1960-1963/article/dien-bien-phu

      #archiveLO

  • Un reportage et des témoignages qui permettent d’approcher la complexité des sentiments (et ressentiments) d’appartenance pour des tirailleurs, aujourd’hui centenaire, et le plus souvent recrutés de force au début des années 1940.

    « J’entends encore des voix me dire “viens m’aider” » : au Sénégal, rencontre avec des tirailleurs centenaires

    https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/01/18/j-entends-encore-des-voix-me-dire-viens-m-aider-au-senegal-rencontre-avec-de

    « J’entends encore des voix me dire “viens m’aider” » : au Sénégal, rencontre avec des tirailleurs centenaires
    Par Mustapha Kessous, publié le 18 janvier 2023

    Ils se sont battus pour la France lors de la seconde guerre mondiale, en Algérie ou en Indochine. Pour ces vieux hommes, les combats restent une profonde blessure psychologique jamais prise en compte.

    Un homme peut encore pleurer à 102 ans. Le temps ne guérit pas les blessures. Keffieh rouge posé avec délicatesse sur la tête habillée d’une petite chéchia blanche, trois médailles – bien ternes – accrochées près du cœur, Abdourajhemane Camara dégage une mélancolie qui ne laisse pas indifférent. Le patriarche vit à la Cité Aliou Sow, au nord-est de Dakar, chez son fils. Dans l’immense salon carrelé, on sent chez Mohamed, 60 ans, une fierté infinie de prendre soin de son père. « C’est un guerrier, dans tous les sens du terme », lance-t-il.

    Abdourajhemane Camara est un ancien combattant : dix-sept ans de service dans l’armée française. Cette « carrière » militaire, il n’en a pas voulu. Mais, dit-il, le « ndogalou yalla » (le destin, en wolof) a choisi de l’envoyer se battre sous les feux de la seconde guerre mondiale (1939-1945), puis en Algérie (1954-1962). Selon l’Office national des anciens combattants (ONAC) du Sénégal, quelque 780 tirailleurs, tous vétérans de ces conflits ou de la guerre d’Indochine (1946-1954), vivent aujourd’hui au pays et touchent une pension de la France. L’institution pense qu’il y en a plus : certains ont choisi de ne jamais se manifester, préférant ne pas réclamer leur dû.

    (suite à consulter en ligne)

    #réparations #décolonisations #Sénégal #armée #WWII #tirailleurs

  • Tirailleurs sénégalais : la chair à canon venue des colonies
    https://journal.lutte-ouvriere.org/2023/01/11/tirailleurs-senegalais-la-chair-canon-venue-des-colonies_467

    La sortie du #film #Tirailleurs a servi de prétexte à divers politiciens allant de l’#extrême_droite aux macronistes pour déverser leurs injures contre ceux qui critiquent le passé colonial de la France.

    Ce corps militaire fut créé en 1857 pour aider l’armée française à imposer sa domination aux populations des colonies. Avec la montée vers la #Première_Guerre_mondiale, l’idée surgit d’utiliser ces soldats en dehors des #colonies. Le général Mangin, un officier colonial, justifia par sa rhétorique raciste la constitution d’une « #force_noire ». « Le noir naît soldat », écrivait-il pour justifier l’emploi de ces soldats qu’il décrivait comme des « primitifs pour lesquels la vie compte si peu ». À partir de 1915, de grandes opérations de recrutement de force eurent lieu dans les colonies d’Afrique de l’ouest. Contrairement à la légende, la population résista à cet enrôlement particulièrement violent, comme le montre le film. Des #révoltes éclatèrent même à #Madagascar en 1915, dans des villages de l’actuel Burkina et parmi les populations du Tchad et du nord du #Niger en 1916, dans les Aurès en 1917, ainsi qu’en #Indochine et en #Nouvelle-Calédonie.

    485 000 soldats enrôlés dans tout l’empire colonial furent envoyés au front. Ils tombèrent massivement à Verdun en 1916, lors de l’offensive du Chemin des Dames en 1917 et pour la prise de la ville de Reims en 1918. Sur les 134 000 #tirailleurs_sénégalais envoyés en Europe, plus de 20 % périrent, sur les champs de bataille et dans l’horreur des tranchées d’abord, et aussi du fait de toutes les maladies pulmonaires qui leur étaient inconnues jusque-là. Des dizaines de milliers d’hommes venant des colonies étaient aussi enrôlés dans les usines en France pour faire la richesse des marchands de canons. Pendant ce temps, les populations des colonies connaissaient les réquisitions et le travail forcé pour participer bien malgré elles à l’#effort_de_guerre.

    Lors de la Deuxième Guerre mondiale, de nouveau des troupes coloniales participèrent en masse aux combats pour que la France fasse partie des vainqueurs et garde son #empire_colonial. Mais les discours sur la liberté et la démocratie ne leur étaient pas adressés. Le 1er décembre 1944, plusieurs dizaines de tirailleurs sénégalais furent massacrés par des gendarmes français dans le camp de Thiaroye au #Sénégal. Après avoir été prisonniers de guerre, ils étaient rapatriés au pays et manifestaient pour obtenir la solde à laquelle ils avaient droit.

    Quant aux soldats venant d’Algérie, ils découvrirent, à leur retour, les massacres à Sétif et Guelma contre ceux qui avaient osé réclamer l’indépendance et la liberté pour eux-mêmes. La puissance coloniale française allait finir par payer sa politique. En armant ces soldats, elle fit de certains des combattants qui décidèrent de ne plus se laisser dominer. Beaucoup luttèrent ensuite contre la présence française dans leur pays.

    Jusqu’au bout, l’#armée_française utilisa des tirailleurs et autres soldats enrôlés dans les colonies pour combattre leurs frères d’oppression. En Indochine, en #Algérie, ils servirent à nouveau de #chair_à_canon. Comment s’étonner que les différents gouvernements n’aient jamais traité les soldats africains à égalité avec les soldats français ? Le personnel politique de cette vieille puissance coloniale est élevé dans le #racisme comme il est élevé dans la #haine_antiouvrière et antipauvres.

  • ❝David Van Reybrouck : « Je ne comprends pas comment la lutte pour la décolonisation se détache de la lutte contre le réchauffement climatique »
    20 décembre 2022 Par Christine Chaumeau.

    https://www.justiceinfo.net/fr/110572-david-van-reybrouck-lutte-decolonisation-rechauffement-climatiqu

    Essayiste, historien et journaliste belge, David Van Reybrouck a ausculté en profondeur les colonialisme belge et néerlandais dans deux ouvrages majeurs : Congo, une histoire et Revolusi , l’Indonésie et la naissance du monde moderne. Il raconte l’accélération de la prise de conscience récente en Occident de la violence coloniale et en décrit les limites symboliques. A ses yeux, « nous luttons contre les symboles des injustices du passé tout en acceptant les structures des injustices du présent ».

    JUSTICE INFO : Quels sont les traits communs entre la Belgique et les Pays-Bas au sujet de la colonisation et ceux qui les distinguent ?

    DAVID VAN REYBROUCK : Pour coloniser le Congo, le roi Léopold II s’est directement inspiré des rois néerlandais Guillaume Ier et II, notamment en ce qui concerne le rôle des aristocraties locales. Coloniser était une affaire coûteuse donc le moyen le plus efficace pour avancer a été de s’appuyer sur les élites locales, en concluant des accords avec elles. Aux Indes néerlandaises (aujourd’hui Indonésie), cela a amené à des excès par l’aristocratie javanaise. En effet, au début du XIXe, la Hollande a imposé un certain nombre de cultures : le café, l’indigo, la quinine. Les gens devaient fournir ces récoltes. L’aristocratie locale recevait des bonus quand les récoltes étaient bonnes. Le bonus était tel que cela a conduit à des exactions.

    Dans les deux cas, c’est un colonialisme issu du capitalisme. C’est-à-dire que l’exploitation est à la base de l’entreprise. Mais, une grande distinction sépare les deux. Dans le cas des Indes néerlandaises occupées par la Hollande, il s’agissait d’une exploitation agricole. Au Congo de Léopold II, c’est une colonisation d’ordre industriel, minière. Elle commence avec le caoutchouc puis s’étend au cuivre. Avec une conséquence au Congo belge : l’exploitation se concentre dans le sud, la région du Katanga. La colonisation hollandaise s’étend, pour sa part, sur tout le territoire. Dans un cas, on a une présence coloniale plus nette sur un territoire plus vaste très axé sur l’agriculture.

    En ce qui concerne la violence, les Belges ont été pires en colonisation et les Hollandais en décolonisation. En Indonésie, à partir du milieu du XIXe, il y a des campagnes de vaccination ; à partir de 1900, il y a un enseignement pour les Indonésiens ; à partir de 1910, il existe une première génération de médecins formée par les Hollandais. Au Congo belge, en 1960, on ne comptait que 16 ou 17 diplômés. Jusque dans les années 50, les punitions physiques y étaient encore de rigueur.

    Aux Indes néerlandaises, les colons se laissaient porter par l’illusion que le peuple javanais était doux. On notait la présence de quelques « pommes pourries », inspirées par l’islam, le nationalisme, le marxisme. Ces personnalités gênantes ont d’ailleurs été physiquement mises à l’écart dans un camp d’internement, en Papouasie, dans la brousse. Une grande majorité des Hollandais ignorent complètement l’existence de ce véritable goulag dans lequel les prisonniers ont dû construire leur propre résidence pénitentiaire et y vivre dans des conditions très difficiles.

    Aujourd’hui, le rapport à ce passé colonial est-il différent dans de « petits pays » comme la Belgique et les Pays-Bas si on les compare à la France ou à la Grande-Bretagne ?

    Pour [la société de sondages et études de marché] You Gov, des chercheurs britanniques ont cherché à savoir quel était le pays le plus fier de son passé colonial. A leur grande surprise, c’est la Hollande qui gagne le concours. Et de loin. En 2019, 50 % des Hollandais disent être fiers du passé colonial ; 26 % espèrent un nouveau projet outre-mer ; seulement 6 % en ont une vision négative. C’est incroyable. Cela montre à quel point la mémoire du passé colonial a été réduite au Pays-Bas. Le discours national, la mémoire, ont été dictés par les 120 000 vétérans, les 300 000 colons, les Indo-Européens qui sont rentrés. Le discours national a été formé par ceux qui ont été forcés à partir – au total, 450 000 personnes. Comme pour l’Algérie avec la France, il y a eu l’équivalent des Harkis, des gens qui venaient des Moluques, enrôlés dans l’armée coloniale. En revanche, très peu d’Indonésiens se sont installés aux Pays-Bas après l’indépendance de l’Indonésie. En outre, les heures d’enseignement de l’histoire ont été réduites dans les études au niveau du secondaire. Cela conduit véritablement à une cécité, un analphabétisme historique.

    (...) lire la suite sur le site JusticeInfo.Net :
    https://www.justiceinfo.net/fr/110572-david-van-reybrouck-lutte-decolonisation-rechauffement-climatiqu

    #Indonésie #Congo #Belgique #Pays-Bas #Réparations #colonialisme

  • Qu’est-ce-que le tiers monde ?
    Pour mon #Projet_de_recherche sur le #Cuba j’essaie de définir mes termes avec précision. Commençons donc avec une notion importante, celui du #tiers_monde, grâce au travail d’#Alfred_Sauvy (1986 [1952]) et de #Vijay_Prashad (2007).

    Alfred Sauvy, écrivant dans les pages de L’Observateur en 1952, avance une conception tripartite du monde. Les deux premiers mondes correspondent aux deux côtés qui s’affrontent dans la guerre froide, divisés par le « rideau de fer » de Churchill : le premier monde est l’Ouest, le deuxième monde l’Est. Ils sont en « lutte pour la possession du troisième monde » (p. 81). Ce dernier, le tiers monde, c’est ce que l’on a pu nommer « les pays sous-développés » (Ibid.) aux Nations Unies, comportant deux milliards de personnes—soit deux tiers de la population mondiale (Prashad, 2007, p. 8). (La comparaison est d’ailleurs faite par Sauvy avec le Tiers Etat de la Révolution française.)

    Vijay Prashad, dans The Darker Nations, montre comment les pays concernés ont donné sens à ce concept en cherchant à prendre la place d’un troisième bloc ayant une certaine unité politique. C’est pour cela qu’il dit :

    The Third World was not a place. It was a project. (p. xv)

    La plateforme partagée de cet ensemble de gouvernements est exprimée de plusieurs façons. D’une lutte pour la notion abstraite de « dignité » (p. xv) à l’idéologie plus substantive d’« internationalist nationalism » (p. 12), elle met aussi en avant des demandes tant pour les « nécessités concrètes » (p. xv) de la vie de chacun que, dans les relations internationales, pour une non-violence et un développement des Nations Unies (p. 11).

    Le tiers monde est donc une notion élaborée par les pays concernés eux-mêmes à travers la pratique et le débat, avec une plateforme construite lors d’assemblées afro-asiatiques à Bandung en 1955 (Cf. p. 32 ff.) ou encore à Caïro en 1961 (Cf. p.57 ff.), lors de la Conférence tricontinentale de 1966 (Cf. p. 107 ff.) et lors des luttes de ces pays, souvent à l’unisson, à l’ONU (p. xvi). On peut aussi renvoyer à deux projets aux noms connus pour préciser le concept du tiers monde : le mouvement des non-alignés crée en 1961 et le Groupe des 77 (ou G-77) fondée au sein des Nations Unies en 1964 (p. 13).

    Voilà donc la définition de tiers monde que je retiendrai. Celle-ci montre pourquoi le terme reste pertinent pour mon sujet (la théorie économique ä Cuba pendant les années 1960 et 1970), plutôt que d’employer le terme de « Global South » (suivant le clivage Nord/Sud popularisé par Willy Brandt en 1980) qui est très en vogue mais dont l’utilité—surtout pour parler des pays non-alignés pendant la guerre froide—est contestable.

    Références :
    Prashad, Vijay. (2007) The Darker Nations : A People’s History of the Third World. New York : New Press : Distributed by W.W. Norton (A New Press People’s History).

    Sauvy, Alfred. (1986) ‘Trois mondes, une planète’, Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 12(1), pp. 81–83.

    • See also, for further reading:

      Bevins, Vincent. The Jakarta Method: Washington’s Anticommunist Crusade and the Mass Murder Program That Shaped Our World (2020).

      Funnily enough, Bevins uses the same two sources as I did above, summarising thus:

      “Third” did not mean third-rate, but something more like the third and final act: the first group of rich white countries had their crack at creating the world, as did the second, and this was the new movement, full of energy and potential, just waiting to be unleashed. The Third World was not just a category, it was a movement.

      Elbaum, Max. Revolution in the Air: Sixties Radicals Turn to Lenin, Mao and Che (2018 [2002])

      Especially Part I, Chapter 2: “Appeal of ‘Third World Marxism’”.

      Third World Marxism is defined as “a version of Leninism identified with Third World movements – especially the Chinese, Cuban, and Vietnamese Communist Parties”

      Ruffin, Patricia. Capitalism and Socialism in Cuba: A Study of Dependency, Development and Underdevelopment (1990)

      Cf. Preface (discussion of Third World and relation with first and second) and Chapter 1 (on combining Third-Worldism with Marxism and Neo-Marxism)

      The book as a whole is divided into two parts: the first on the relationship between the U.S. and Cuba (first and third worlds) and the second on the USSR-Cuba relationship (second and third worlds)

  • #David_Van_Reybrouck : « Il existe une forme de #colonisation de l’avenir »

    Dix ans après l’épais « Congo, une histoire », l’historien flamand déploie une histoire de la #décolonisation de l’#Indonésie. Entretien sur la #mémoire_coloniale, la #révolution et l’#héritage du #non-alignement forgé lors de la #conférence_de_Bandung en 1955.

    « Ce qui rend la Revolusi indonésienne passionnante, c’est l’énorme impact qu’elle a eu sur le reste de l’humanité : non seulement sur la décolonisation d’autres pays, mais plus encore sur la coopération entre tous ces nouveaux États. »

    David Van Reybrouck, écrivain et essayiste, auteur notamment de Congo, une histoire (prix Médicis Essai 2012), de Contre les élections ou de Zinc est un touche-à-tout obsédé par la volonté d’élargir sans cesse le spectre et le registre des expériences, qu’il s’agisse de promouvoir des innovations démocratiques ou des manières d’écrire l’histoire.

    Pour rédiger Revolusi. L’Indonésie et la naissance du monde moderne, que viennent de publier les éditions Actes Sud dans une traduction d’Isabelle Rosselin et Philippe Noble, David Van Reybrouck a mené près de deux cents entretiens dans près d’une dizaine de langues, et fait un usage inédit de Tinder, s’en servant non comme d’une application de rencontres mais comme un moyen de contacter les grands-parents de celles et ceux qui voulaient bien « matcher » avec lui dans tel ou tel espace du gigantesque archipel indonésien.

    Le résultat de cinq années de travail fait plus de 600 pages et remonte une histoire mal connue, d’autant que les Pays-Bas ont longtemps mis un écran entre leur monde et la violence du passé colonial de leur pays, mis en œuvre non pas par la Couronne ou le gouvernement lui-même mais par la VOC, la Compagnie Unie des Indes orientales, parce que « l’aventure coloniale néerlandaise n’a pas commencé par la soif de terres nouvelles, mais par la recherche de saveurs ».

    Cela l’a mené à la rencontre d’un géant démographique méconnu, et à une mosaïque politique et linguistique inédite, puisqu’un terrien sur 27 est indonésien, et que 300 groupes ethniques différents y parlent 700 langues. Entretien sur la mémoire coloniale, la révolution et l’héritage du non-alignement forgé lors de la conférence de Bandung en 1955.

    Mediapart : Zinc racontait le destin des plus petites entités territoriales et démographiques du monde. À l’inverse, votre dernier ouvrage déroule une copieuse histoire de l’Indonésie, fondée sur de très nombreux entretiens oraux. Pourquoi l’Indonésie demeure-t-elle pour nous un « géant silencieux », pour reprendre vos termes ?

    David Van Reybrouck : L’Indonésie est devenue un pays invisible, alors qu’il y a encore une soixantaine d’années, elle dominait la scène internationale, surtout après la conférence de Bandung de 1955 [qui réunissait pour la première fois les représentants de 29 pays africains et asiatiques - ndlr], qu’on peut qualifier de « 14-Juillet » à l’échelle mondiale.

    Sukarno, son président, était alors reçu à Washington, au Vatican, en Chine. Comment un pays aussi central dans les années 1940-1950 a-t-il pu devenir aussi invisible, alors qu’il demeure la quatrième puissance au monde, par sa démographie, et qu’il est devenu un acteur économique essentiel en Asie du Sud-Est ?

    J’ai l’impression que plus son économie devient importante, plus sa diplomatie devient discrète. C’est une grande démocratie qui, pour sa taille, se porte bien si on la compare à l’Inde ou même aux États-Unis, même s’il y a des tensions, notamment entre l’État laïc et l’État musulman, comme en Turquie.

    L’importance de l’Indonésie au sortir de la guerre était aussi liée à la figure de Sukarno, atypique dans le paysage politique indonésien : flamboyant, charismatique, charmeur, vaniteux, insupportable, brillant. Il me fait penser à Mohamed Ali en raison de la vitesse à laquelle il débitait ses mots. Il pouvait enthousiasmer l’audience.

    Le président actuel, Joko Widodo, surnommé Jokowi, est compétent, mais il a la particularité d’être un petit commerçant n’appartenant ni à l’élite traditionnelle ni à celle qui s’est forgée pendant et après l’indépendance.

    Pourquoi avoir choisi de raconter l’émancipation de l’Indonésie, dix ans après votre somme sur le « Congo » ?

    Pour des raisons à la fois subjectives et objectives. C’est un pays immense dont on ne parle jamais, le premier pays à avoir proclamé son indépendance, deux jours après la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais cela demeure peu connu, même les Indonésiens ne s’en vantent pas.

    J’étais encore au Congo en train de faire mes recherches dans une petite ville proche de l’océan lorsque j’ai rencontré un bibliothécaire de l’époque coloniale qui n’avait plus que 300 livres en flamand. Parmi eux se trouvait Max Haavelar, le grand roman anticolonial hollandais du XIXe siècle – l’équivalent de Moby Dick ou de La Case de l’Oncle Tom –, écrit par Eduard Douwes Dekker, dit Multatuli, un pseudonyme emprunté au latin qui signifie « J’ai beaucoup supporté ». Le roman est écrit à partir de son expérience de fonctionnaire envoyé aux Indes néerlandaises, où il découvre l’exploitation coloniale dans la culture du café.

    À partir de ce point de départ, j’avais gardé en tête l’idée de m’intéresser à l’Indonésie, d’autant que le roi belge Léopold II s’est beaucoup inspiré de la colonisation hollandaise, notamment du principe d’utiliser l’aristocratie indigène pour mener une politique de domination indirecte. Max Havelaar dépeint d’ailleurs très bien la corruption de l’élite indigène qui exploite son propre peuple.

    Pourquoi insister sur l’idée de révolution plutôt que celle de « guerre d’indépendance » pour désigner ce qui s’est déroulé en Indonésie en 1945 ?

    Ce fut à la fois une révolution et une guerre d’indépendance. La proclamation d’indépendance, le 17 août 1945, n’a pas été jugée crédible par les Occidentaux, et les Britanniques ont cru pouvoir reprendre le contrôle du territoire et le redonner aux Hollandais. Mais cela a provoqué une colère immense de la jeunesse indonésienne, dont j’ai retrouvé des témoins qui racontent une expérience particulièrement humiliante et répressive de la colonisation britannique dans les années 1930.

    Lorsque les Japonais arrivent en Indonésie en 1942, ils commencent par donner à cette jeunesse une leçon de fierté. Ils politisent les jeunes générations à travers des slogans, des entraînements de gymnastique, des films, des affiches… À partir de 1943, cette politisation se militarise, et les jeunes apprennent à manier les armes, à faire d’une tige de bambou verte une arme blanche.

    Mais les nonagénaires que j’ai interviewés, qui avaient pu au départ accueillir les Japonais avec reconnaissance, virent ensuite leurs pères emmenés de force comme travailleurs, des millions de personnes mourir de la famine en 1944, leurs sœurs et leurs mères enlevées pour les troupes japonaises pour devenir « des femmes de réconfort ».

    La sympathie initiale pour les Japonais s’est retournée contre eux, et la guerre d’indépendance contre les colons a ainsi pris l’air d’une révolution comparable à la Révolution française, mais menée par des personnes beaucoup plus jeunes. La volonté de renverser le régime était présente d’emblée. Alors que Sukarno était encore en train de négocier avec les Japonais, ce sont les plus jeunes qui l’ont poussé à proclamer l’indépendance sans attendre, avec une certaine improvisation et un drapeau indonésien cousu par sa femme la veille…

    Très vite, on a établi les ébauches de ce nouvel État. Début septembre, les Britanniques arrivent. Les Hollandais sont toujours dans les camps d’internement du Japon, ou alors partis en Australie ou au Sri Lanka. Les Britanniques assurent préparer le retour, désarmer les Japonais. Un premier bateau arrive, puis un deuxième, avec quelques officiers hollandais à bord et des parachutistes pour aller dans les camps d’internement des Japonais.

    Comme souvent dans les révolutions, celle-ci a eu sa part de violence, avec des atrocités commises envers les Indo-Européens, les Chinois et les Hollandais détenus dans les camps par les Japonais, et un bilan total qu’on a longtemps estimé à 20 000 morts, mais que certains estiment aujourd’hui plutôt autour de 6 000.

    Vous avez rencontré des survivants des massacres commis par les Hollandais. Beaucoup vous ont dit : « Vous êtes le premier Blanc à venir nous interroger. » Est-ce que cela vous a questionné ?

    J’ai interviewé presque 200 personnes, la plupart avaient au-delà de 90 ans. J’ai passé un an sur le terrain, même si ça n’était pas d’un bloc. Pour mon livre Congo, j’avais onze cahiers d’entretiens. Là, j’en avais 28. Je me suis retrouvé avec une documentation extrêmement riche. Il fallait organiser tout cela avec des résumés des entretiens, des schémas pour les axes chronologiques, les protagonistes, les figurants…

    Personne n’a refusé de témoigner et j’étais assez étonné de ce qui s’est dévoilé. La plupart des témoins parlent plus facilement des moments où ils étaient victimes que bourreaux, mais j’ai retrouvé des Hollandais et des Indonésiens qui n’hésitaient pas à décrire en détail les tortures qu’ils avaient eux-mêmes commises.

    J’avais la crainte qu’on juge que ce n’était pas à un Blanc de raconter cette histoire, mais j’avais la facilité de pouvoir dire que j’étais belge. Beaucoup de mes témoins ne connaissaient pas la Belgique. La différence aussi est que le souvenir du passé colonial est peut-être moins vif en Indonésie qu’au Congo, qui demeure dans une situation économique pénible. Même si l’Indonésie est un pays pauvre, il se trouve dans une dynamique positive.

    Comment la mémoire du passé colonial est-elle organisée en Indonésie et aux Pays-Bas ?

    Je suis frappé par le talent de l’oubli de la mémoire coloniale indonésienne. Nous, nous sommes obsédés par le passé. C’est important de le travailler, d’avoir une introspection morale, mais il faut aussi le laisser cicatriser pour avancer. Le livre se termine avec l’idée que le rétroviseur n’est pas le seul champ de vision à explorer.

    Souvent les traumatismes sont trop grands, la souffrance est encore trop forte, mais il existe aussi un conditionnement culturel différent. Pour la jeune génération indonésienne, l’époque coloniale est révolue. On trouve des cafés à Djakarta décorés dans un style colonial. Il y a en quelque sorte une appropriation culturelle du passé colonial, qui se voit lors de la fête de l’Indépendance, où il existe un folklore inspiré de la Hollande mais où personne ne parle de ce pays.

    Un sondage de YouGov, commandé par les Britanniques, a récemment cherché à savoir quelle était la nation la plus fière de son passé colonial. Les Britanniques, qui ont encore des colonies, pensaient que ce serait eux. Et, à leur grande surprise et soulagement, ce sont les Hollandais qui remportent haut la main ce triste concours de mémoire coloniale ! Plus de 50 % des sondés hollandais sont fiers du passé colonial, et seulement 6 % expriment de la honte…

    Ces dernières années, il y a cependant eu une accélération aux Pays-Bas de la mise en mémoire du passé colonial avec des excuses du roi, du premier ministre, une exposition au Rijksmuseum d’Amsterdam…

    Mais cette histoire demeure largement ignorée. Ma compagne est hollandaise, mais s’étonnait chaque soir de ce que je lui racontais et qui ne lui avait pas été enseigné, comme l’existence d’un véritable « goulag » où étaient envoyés, dans les années 1920-1930, les indépendantistes et les communistes, ou le fait que la Hollande exigeait des milliards de florins pour reconnaître l’indépendance et payer le coût de la guerre qu’elle avait perdue…

    Le non-alignement, qu’on a vu ressurgir au moment de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, a-t-il le même sens qu’en 1955 ? On voit comment il peut tendre à se confondre avec un refus de prendre la mesure de l’impérialisme russe. Vous semble-t-il malgré cela une position d’avenir ?

    Je trouve que nous assistons là à une perversion du mouvement du non-alignement. L’esprit de Bandung consiste à refuser l’impérialisme et constitue un mouvement moral fondé sur les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité. Si n’être pas aligné aujourd’hui, c’est ne pas s’exprimer sur la Russie, un Nehru, un Nasser ou un Mandela ont de quoi se retourner dans leur tombe. Le non-alignement est un idéalisme géopolitique, pas la somme de calculs économiques.

    Vous écrivez : « Même si nous parvenons un jour à apurer complètement le passif du colonialisme d’antan, nous n’aurons encore rien fait pour enrayer la colonisation dramatique à laquelle nous nous livrons aujourd’hui, celle de l’avenir. L’humanité confisque le siècle à venir avec la même rigueur impitoyable dont elle fit preuve aux temps anciens pour s’approprier des continents entiers. Le colonialisme est un fait non plus territorial, mais temporel. » Solder les comptes du colonialisme est-il une priorité si on veut faire face collectivement à un défi qui se situe à l’échelle planétaire ?

    Le passé est une plaie qu’on a très mal guérie, pas seulement dans le Sud. Elle continue à ternir ou à influencer les rapports entre Nord et Sud. Il faut s’occuper de cette plaie, d’autant plus qu’elle est toujours grande ouverte, comme le montre une carte des pays les plus vulnérables au changement climatique qui est superposable à celle des anciens pays colonisés. Ce qui se joue avec le changement climatique, ce n’est pas un ours polaire sur une banquise qui fond, c’est d’abord ce qui arrive aux peuples du Sud. Quand on parle de colonialisme, on pense en premier lieu au passé, mais il existe une forme de colonisation de l’avenir qui est menée par les mêmes pays qui ont été les acteurs du colonialisme du passé. Il est faux de dire que c’est l’humanité en général qui est responsable du changement climatique, les responsabilités ne sont pas égales.

    Pourquoi écrivez-vous alors que « le quatrième pays du monde n’aurait jamais vu le jour sans le soutien d’adolescents et de jeunes adultes – encore que j’ose espérer que les jeunes activistes de la “génération climat” recourent à des tactiques moins violentes ». Ne faut-il pas une « revolusi » pour le climat ?

    J’ai travaillé sur ce livre au moment où le mouvement de Greta Thunberg faisait parler de lui. Il y avait un regard condescendant sur ces adolescents, les considérant comme une forme politique non sérieuse. Regardez pourtant ce que la jeunesse a fait en Indonésie. Si le pays en est là, c’est grâce aux jeunes, même si j’espère que Greta Thunberg ne va pas se saisir de lances en bambou !

    Je participe à différentes conventions sur le climat qui se déroulent mieux qu’en France, où la transmission vers le politique a été mal faite. Je pense qu’il faut plutôt penser à une désobéissance civile, qui relève d’abord pour moi d’une désobéissance fiscale. Au milieu du XIXe siècle, David Thoreau refuse de payer l’impôt dans l’État du Massachusetts à cause de l’esclavagisme et de la guerre contre le Mexique. Il a été arrêté au bout de six ans.

    Regardons le budget de nos États, et calculons quel pourcentage des dépenses de l’État belge ou hollandais va vers le secteur fossile. Si c’est 18 %, on enlève 18 % de nos impôts et on le met au pot commun. Quand les lois ne sont pas justes, il est juste de leur désobéir.

    Dans la longue liste de vos remerciements, vous remerciez un tableau, « Composition en noir » de Nicolas de Staël, c’est étrange, non ?

    Je remercie deux peintures, celle que vous évoquez et une d’Affandi, un peintre indonésien. J’étais en train d’écrire, je cherchais encore le bon registre pour décrire les atrocités, sans esquiver les détails, mais sans perdre de vue l’ensemble. J’ai une passion pour la peinture et les arts plastiques, qui me vient de ma mère, elle-même peintre. Je me trouvais donc à Zurich, en pleine écriture de mon livre, et je vois cette toile qui m’a montré le chemin, fait de noirceur, d’humanisme, de précision et de lueur aussi. Celle d’Affandi aussi, parce qu’elle était faite de violence et de joie. Il aurait été considéré comme un peintre majeur s’il avait été américain ou français.

    La forme originale, très personnelle de cet ouvrage, comme celui sur le Congo, interpelle. Vous humanisez une histoire abstraite en ayant recours à la non-fiction littéraire. Pourquoi ? Pour la rendre plus accessible ?

    Le discours sur le Congo est trop souvent un monologue eurocentrique. Je voulais rédiger un dialogue en donnant la parole aux Congolais, mais aussi en écoutant des Belges. Dans ce livre sur l’Indonésie, je ne vais pas seulement du monologue vers le dialogue, mais je tends vers la polyphonie. Je suis parti aussi au Japon ou au Népal. Il était important de montrer la dimension internationale de cette histoire et de ne pas la réduire aux rapports verticaux et en silo entre les anciennes métropoles et les anciennes colonies, d’où le sous-titre de l’ouvrage : « et la naissance du monde moderne ».

    https://www.mediapart.fr/journal/international/011022/david-van-reybrouck-il-existe-une-forme-de-colonisation-de-l-avenir
    #Pays-Bas #violence #passé_colonial #livre #Sukarno #guerre_d'indépendance #politisation #fierté #Japon #torture #oubli #appropriation_culturelle #plaie #colonisation_de_l'avenir #désobéissance_civile #désobéissance_fiscale

    ping @cede

    • #Revolusi. L’Indonésie et la naissance du monde moderne

      Quelque dix ans après "Congo", David Van Reybrouck publie sa deuxième grande étude historique, consacrée cette fois à la saga de la décolonisation de l’Indonésie - premier pays colonisé à avoir proclamé son indépendance, le 17 août 1945. Il s’agit pour lui de comprendre l’histoire de l’émancipation des peuples non européens tout au long du siècle écoulé, et son incidence sur le monde contemporain.
      Fidèle à la méthode suivie dès son premier ouvrage, l’auteur se met lui-même en scène au cours de son enquête, alternant sans cesse, et avec bonheur, exposé de type scientifique et “reportage” à la première personne – ce qui rend la lecture de l’ouvrage à la fois aisée et passionnante.

      https://www.actes-sud.fr/catalogue/litterature/revolusi

  • Bancel, PDG de Moderna, affirme que plus personne ne veut se faire injecter dans le monde entier ! (LLP)
    https://www.crashdebug.fr/bancel-pdg-de-moderna-affirme-que-plus-personne-ne-veut-se-faire-injecter

    Bonjour à toutes et à tous, j’espère que vous allez bien, et jour de repos de l’ascension pour certains, et deux bonnes nouvelles ce matin ; )))), avec ce message posté au concert d’Indochine, qui montre que quelque chose se passe...

    #Indochine, 1er groupe français avoir fait un concert test avec masque et test anti-génique en prévision de l’instauration du pass sanitaire, a affiché durant leur concert de samedi dernier un message : « Ils mentent. Ils savent qu’ils mentent. Ils savent que nous savons … » pic.twitter.com/u91bCAirnx — Léna (@cetondada) May 25, 2022

    Et Stéphane Bancel le PDG de moderna qui indique que plus personne ne veut se faire vacciner et qu’il doit jeter 30.000.000 de doses,

    Tout ceci est une expérience médicale expérimentale géante, et il n’ont pas (...)

    #En_vedette #Actualités_françaises