Christopher Wylie : interview du lanceur d’alerte de Cambridge Analytica
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Une parole publique confisquée
Hyper-segmentation, profilage psychologique, exploitation des biais cognitifs des individus pour activer les recoins les plus sombres de la psyché. Les techniques imaginées et mises en œuvre par Cambridge Analytica continuent d’être appliquées, autant par des entreprises que des gouvernements. Pour Christopher Wylie, elles ont très largement contribué à fragmenter durablement les groupes sociaux. « Ces méthodes sont essentiellement de la ségrégation. Les individus deviennent incapables d’éprouver le sentiment de cohésion, d’identité commune partagée qui est le propre de toute nation », prévient-il. À moins de cinquante jours de la prochaine élection présidentielle américaine, et alors que d’autres élections majeures se déroulent en Bolivie, au Chili ou au Burkina Faso cet automne, le lanceur d’alerte estime que les menaces qui pèsent sur les démocraties sont importantes.
Plus encore, cette affaire a permis de révéler le phénomène très inquiétant de la privatisation du discours politique et de la parole publique. Lorsqu’une entreprise est capable de s’immiscer dans la vie quotidienne des gens, en agrégeant des centaines de kilos octets de données à leur sujet, et qu’elle est aussi en mesure de les écouter en temps réel via la somme d’objets connectés qui compose désormais notre environnement quotidien, alors le débat public perd de sa vigueur pour ne devenir qu’une somme de conversations privées. « La parole et le débat public sont des piliers des démocraties », rappelle le lanceur d’alerte. Mais on le voit aujourd’hui : la majorité des discussions qui ont trait à des sujets publics, comme la gestion de la pandémie, se tiennent sur des plateformes privées comme Facebook. « A-t-on vraiment envie de confier la gestion de la parole publique à un milliardaire de la Silicon Valley ? A-t-on vraiment envie de faire de Mark Zuckerberg le seul arbitre de nos prises de décision politiques, et donc in fine de notre processus électoral ? La fonction publique est trop importante pour qu’on la confie à une entreprise privée. »
Ethique : aucun standard pour les ingénieurs
Pour résoudre l’équation qui consiste à encadrer les GAFAM, sans renoncer pour autant aux produits et services qu’ils proposent, Christopher Wylie propose de renverser la perspective. Plutôt que de s’attaquer à la structure, il propose de repartir des produits, et de ceux qui les conçoivent. « Les produits Facebook sont conçus par des ingénieurs, des designers-produit, des data scientist. Or, à l’inverse de leurs collègues d’autres secteurs, comme l’aéronautique ou la construction, ces derniers n’ont aucun cadre éthique auquel se référer. La construction d’un avion ou d’un bâtiment repose sur des cahiers des charges précis, il doit en être de même pour les produits des plateformes digitales ».
Qu’est-ce qu’un code sûr et respectueux des utilisateurs ? Quels sont les standards minimums de sécurité ? Quel encadrement éthique pour les architectes de ces plateformes ? Autant de questions qui ne trouvent pas de traduction dans les chartes d’entreprise des géants du numérique. « Si un ou une employé·e se rend compte que son employeur lui demande de construire un produit qui n’est pas conforme aux standards éthiques, son droit d’opposition doit être sanctuarisé », rajoute le lanceur d’alerte, qui a lui-même du ferrailler contre Cambridge Analytica dans les premiers moments de son parcours de lanceur d’alerte. « Les décideurs et les ingénieurs des grandes entreprises du numérique étant majoritairement blancs et privilégiés, il est indispensable d’avoir des équipes les plus diverses possible pour réfléchir à ce cadre éthique. L’inclusivité permet d’envisager les risques et les failles sous des perspectives plus riches et complémentaires ».
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