• Ici commence la mort

    « Quelle connerie la #guerre ». Depuis le poème de Jacques Prévert et même bien avant. Et comme on n’arrête pas le progrès : la connerie devient de plus en plus ignoble. Depuis Gaza nous parviennent des informations effrayantes. Il y a bien entendu d’abord le décompte macabre des dizaines de milliers de morts. Mais la « manière » horrifie toujours un peu plus. D’autant plus quand on sait que l’#écosystème_grenoblois œuvre au développement des #robots_tueurs.

    Le 17 avril, le média Middle East Eye révèle que des « drones israéliens émettent des sons d’enfants qui pleurent dans le camp Al-Nuseirat à Gaza pour cibler et tirer sur les civils recherchant la source de ces appels de détresse. » Comme « preuve » : des témoignages d’habitants du camp et une vidéo tournée de nuit où l’on entend effectivement des pleurs d’enfants, qui ne permet pas de reconnaître les lieux ou d’éventuels drones israéliens. Alors, info ou intox de la part de ce « site d’actualité panarabe basé au Royaume-Uni » ? Impossible de savoir : le média France 24 reprend l’information le 26 avril en affirmant que rien « ne permet d’ailleurs de confirmer ou d’infirmer de manière indépendante si l’armée israélienne a effectivement employé une telle tactique ».

    Ainsi vont les incertitudes d’une guerre impossible à documenter précisément, qui a déjà causé la mort de plus d’une centaine de journalistes. S’il n’est pas possible de savoir si Israël diffuse effectivement des pleurs d’enfants pour faire sortir de leur cachette puis abattre des Gazaouis, force est de constater qu’on ne voit pas quelles raisons – éthiques, techniques ou politiques – empêcheraient Tsahal de le faire.

    Il est par contre prouvé que l’#armée_israélienne fait confiance à l’#intelligence_artificielle pour cibler les Palestiniens à abattre. Les systèmes s’appellent « #Lavender » ou « #Where’s_Daddy » et ils ont été « conçus pour marquer tous les agents présumés des ailes militaires du Hamas et du Jihad islamique palestinien, y compris les moins gradés, comme des cibles potentielles pour les bombardements » (L’Humanité, 4/04/2024).
    37 000 Palestiniens auraient ainsi été « marqués » comme « militants présumés – avec leurs maisons – en vue d’éventuelles #frappes_aériennes ». Ceci sans « vérification approfondie des raisons pour lesquelles la machine avait fait ces choix ni d’examen des données brutes de renseignement sur lesquelles elles étaient basées. (…) Le personnel humain ne faisait souvent qu’entériner les décisions de la machine, ajoutant que, normalement, il ne consacrait personnellement qu’environ “20 secondes” à chaque cible avant d’autoriser un #bombardement – juste pour s’assurer que la #cible marquée par Lavender est bien un homme. »

    Bienvenue dans l’époque des robots tueurs, aboutissement logique des évolutions technologiques. Y a-t-il des logiciels ou des composants réalisés par des entreprises grenobloises dans ces « innovations » du champ de bataille israélo-palestinien ? Ici aussi, impossible de trancher affirmativement ou négativement cette question, notamment à cause de l’opacité entourant la composition des armes militaires. Mais ici aussi, force est de constater qu’on ne voit pas pour quelles raisons – éthiques, techniques ou politiques – certains de nos « fleurons » locaux ne participeraient pas avec entrain à l’élaboration de telles armes. Les différentes révélations sur le commerce de composants servant à faire des armes avec la Russie sous embargo prouve l’absence - ou la très faible présence - de barrières éthiques.

    Le 20 mars dernier, Grenoble a reçu la visite de #Daniel_Halevy-Goetschel, « ministre conseiller aux Affaires politiques intérieures, économiques et scientifiques à l’ambassade d’Israël de Paris » venu inspecter la « dynamique de l’écosystème grenoblois ». Au Daubé (21/03/2024), il confie : « Grenoble est un exemple assez frappant de synergies entre le monde de la #recherche (à l’image du CEA où je me suis rendu), les #entreprises, les #start-up, et les #universités. Cela me rappelle le modèle israélien dont l’écosystème s’est construit ainsi, entre différents acteurs. En cette période qui n’est pas évidente, et des défis sécuritaires qu’elle pose, c’est important de soutenir l’économie d’Israël, et j’espère qu’une nouvelle phase de relations économiques entre l’agglomération grenobloise et Israël va s’ouvrir. »

    Les deux « modèles », israéliens et grenoblois, ont déjà quantité de « relations économiques », rappelées dans le texte « De Grenoble à Tel-Aviv » publié par le groupe Grothendieck sur le site Lundi matin le 1er avril dernier. Entre autres exemples :
    #Vérimag, laboratoire de recherche sur les #logiciels embarqués sur le campus de Saint-Martin-d’Hères, a mené des recherches sur des #drones_de_combat avec le mastodonte israélien de l’#armement #Israël #Aerospaces Industries.
    • Le #CEA_Grenoble a un partenariat structurel avec la start-up #Weebit_Nano, spécialiste du design et de la fabrication de #puces nouvelle génération pour la mémoire RAM.
    • La société meylanaise #Dolphin_Design, rachetée notamment par le marchand de missiles #MBDA, a depuis 2009 une filiale en Israël.
    • La multinationale d’origine grenobloise #STMicro est, selon le directeur de son site israélien #Stephan_Chouchan « l’un des plus grands acteurs du #semi-conducteur en Israël » grâce à quantité de partenariats avec des boîtes ou projets technologiques israéliens (#Mobileye, #Valens, #Cisco, #Mellanox, #Adasky, #Autotalk, #Temi, etc.). Le même explique : « Après avoir ouvert un centre de ventes en 2002 et un centre de #recherche_et_développement en 2012, il nous est apparu logique d’ouvrir un centre d’#innovation en 2018. Nous favorisons donc l’accès à la #technologie, aux centres de recherche et développement, aux unités commerciales, aux manufactures, qui font défaut à la plupart des sociétés israéliennes. Dans le monde du semi-conducteur, cette expertise est d’une grande valeur. Nous jouons en quelque sorte le rôle de “grand frère technologique”, qui rend possibles des projets parfois assez ambitieux du point de vue industriel. »

    À Grenoble, les élites essayent de faire croire que les #innovations_technologiques servent avant tout à la « transition » et occultent leurs applications militaires. En Israël, « pays en guerre perpétuelle » depuis sa création en 1948, les liens primordiaux entre l’innovation technologique et l’armée sont complètement assumés. #Nicolas_Brien, ancien directeur de #France_Digitale, s’en amuse sans complexe (israelvalley.com, 19/04/2023) : « Il existe une blague israélienne qui m’a été rapportée lors de mon dernier voyage : les Américains croient qu’une start-up se crée à trois dans un garage, mais en Israël on sait qu’une start-up se crée à trois dans un garage à l’intérieur du ministère de la Défense. »

    Dans l’isolement de leur labo, de leur obscur projet de recherche, de leurs objectifs annuels, quantité d’ingénieurs grenoblois ne se rendent sans doute pas compte que – directement ou indirectement – ils contribuent à fabriquer des #armes toujours plus inhumaines. Que peut-être un bout de leur savoir-faire a servi à fabriquer un drone diffusant des pleurs d’enfants pour apitoyer des humains et les abattre froidement.

    Bien entendu, il ne s’agit pas ici de cibler spécifiquement Israël. De telles armes seraient utilisées par les Palestiniens, les Russes, les Ukrainiens, les Français, qu’elles seraient tout aussi effroyables.
    Il s’agit juste d’ouvrir les yeux sur les résultats de la fuite en avant technologique, dont l’écosystème grenoblois est un des « cerveaux ». Avec deux options principales : soit assumer le développement exponentiel des robots tueurs, soit œuvrer au démantèlement de ces technologies mortifères.

    https://www.lepostillon.org/Ici-commence-la-mort.html
    #complexe_militaro-industriel #Grenoble

    • De Grenoble à Tel Aviv. L’innovation de défense au fondement de la #start-up_nation

      Tout commence par une visite entre amis. En ce beau mois de mars, Daniel Halevy-Goetschel, ministre, conseiller aux affaires politiques intérieures, économiques et scientifiques à l’ambassade d’Israël était en visite dans les Alpes françaises. Dans Le Dauphiné Libéré, il lâchait le morceau :

      « Grenoble est un exemple frappant de synergies entre le monde de la recherche (à l’image du CEA où je me suis rendu) les entreprises, les start-up, les universités. Cela me rappelle le modèle israélien dont l’écosystème s’est construit ainsi entre différents acteurs. […] Et j’espère qu’une nouvelle phase de relations économiques entre l’agglomération grenobloise et Israël va s’ouvrir » [1]

      [1] Le Daubé,...

      Les synergies grenobloises évoquant le « modèle israélien », il serait utile d’en savoir plus sur celui-ci. Cela tombe bien, Daniel Halevy-Goetschel le détaillait l’an dernier dans le magazine Servir :

      « C’est d’un côté, l’implication des institutions publiques et notamment des armées, du gouvernement, sans oublier les universités et le Technion et l’Institut Weizman, et de l’autre côté, un système des start-up très dynamique avec des entrepreneurs qui prennent des risques et de multiples initiatives. En parallèle, il existe un mode de financement efficace, avec des fonds de capital-risque auquel s’ajoute la participation de grandes entreprises multinationales du domaine tech – environ 400 sociétés, connues mondialement et qui ont pour certaines d’entre elles construit des laboratoires de recherche en Israël, notamment EDF et Renault. » [2]

      [2] « La ’Start-Up nation’, Israël, un modèle à suivre pour...

      Voilà la définition du « modèle israélien » : des liens symbiotiques entre l’armée, le gouvernement, les universités, et des start-ups boostées au capital risque. Les lecteurs de notre livre L’Université désintégrée. La recherche grenobloise au service du complexe militaro-industriel [3]

      [3] Groupe Grothendieck, L’Université désintégrée. La...
      reconnaîtront en effet là une forme de similarité avec le « modèle grenoblois ». Ainsi, la coopération de la « nation au 7000 start-up et 90 licornes » avec la « Silicon Valley grenobloise » paraît naturelle. Les liens sont symbiotiques entre les deux régions, qui parlent la même langue, celle de l’innovation.

      On sait qu’Israël est le pays comptant le plus de start-up par habitant. On sait aussi que le « modèle grenoblois » est à la source de la politique nationale des « pôles de compétitivité » qui structurent la recherche scientifique française et la coopération public-privé dans ce domaine. Nous nous proposons donc ici de jeter d’abord un œil sur l’économie israélienne et à la place structurante qu’y occupe la Défense, avant d’étudier les organismes principaux de coopération économique franco-israéliens, et de nous attarder quelques instants sur les collaborations spécifiques entre Grenoble et Israël. On verra qu’au coeur même de la notion de « start-up nation » chère à Emmanuel Macron, on trouve l’innovation de défense et la production de mort. Nous en profiterons pour livrer quelques réflexions sur les luttes en cours contre le Moloch.
      Zèbres, guépards et innovation

      « Il existe une blague israélienne qui m’a été rapportée lors de mon dernier voyage : les Américains croient qu’une start-up se crée à trois dans un garage, mais en Israël on sait qu’une start-up se crée à trois dans un garage à l’intérieur du ministère de la Défense »
      Stephane Chouchan, directeur israëlien de STMicroelectronics [4]

      ...

      L’armée et l’industrie de l’armement structurent Israël depuis sa création en 1948. Depuis le début, Israël, avec l’aide des États-Unis, fabrique une bonne part de son armement, sa « base industrielle et technologique de défense » (le terme par lequel on désigne l’ensemble des entreprises du secteur privé travaillant pour la défense) étant maintenant très large et variée.

      « Pays en guerre perpétuelle, l’avance technologique est une réelle question de survie pour Israël : l’armée est au cœur de son écosystème. » [5]

      ...

      Le secteur de l’armement est le premier employeur public du pays. L’industrie technologique représente quant à elle 18% du PIB du pays [6]

      ...
      . En mettant de côté les crédits alloués à Tsahal, plus de 4,5% du PIB est consacré aux dépenses en R&D. Une part non négligeable de l’argent public va donc inévitablement dans l’innovation de défense. N’oublions pas qu’Israël est un pays extrêmement belliqueux depuis sa création et constitua progressivement dans les années 1970 avec l’aide des États-Unis [7]

      [7] Encore en 2012, l’aide militaire américaine à Israël...
      , un complexe scientifico-militaro-industriel très puissant développant une maîtrise hors-pair dans les drones, la surveillance militaire, la cybersécurité, les systèmes anti-missiles et le maintien de l’ordre [8]

      [8] Voir la brochure très complète de Patrice Bouveret...
      . Cette maîtrise adaptée à sa guerre coloniale fait d’Israël un pays compétitif dans l’exportation d’armement (toujours dans le top 10 des ventes d’armes).

      Comment cela fonctionne-t-il ? C’est l’Innovation Authority, sous mandat direct du Premier ministre qui finance aussi bien les start-up que les PME que les grands groupes, pour des projets intéressant en premier chef Tsahal (cyberdéfense, cybersécurité, nanotechnologies, IA, etc), mais aussi des domaines où la tech israélienne à déjà une longueur d’avance permettant de conforter son statut derrière les État-Unis, de « seconde Silicon Valley ».

      « L’écosystème israélien doit énormément à l’intervention publique massive dès les phases d’amorçage. En France, on a mis du temps à le comprendre. Il faut des instruments publics efficaces pour faire germer des start-up » [9]

      ...

      Ces financements sont aussi audacieux et fonctionnent selon le jeux « du zèbre et du guépard : l’État israélien produit en masse des start-up innovantes (les zèbres) qui se font racheter par les géants de la tech, la plupart du temps américain (les guépards). Ainsi les guépards s’implantent en Israël, créent des emplois, injectent des liquidités, confortent l’économie du pays et attirent de nouveaux groupes.

      On sait que cette politique économique axée sur les start-ups avait inspiré Emmanuel Macron dans sa désormais fameuse déclaration de 2017 :

      « I want France to be a start-up nation. A nation that thinks and moves like a start-up. »

      Quand, il transpose à la France ce mot d’ordre de « start-up nation » jusque-là réservé à Israël, Emmanuel Macron choisit de le faire lors du salon Vivatech, lui même calqué sur les grands showroom israéliens comme le salon DLD de Tel Aviv.
      Les liens France-Israël

      Les liens économiques entre la France et Israël sont anciens et nombreux. Ils sont assurés par quatre organismes principaux. Passons-les rapidement en revue.

      La Chambre de commerce et d’industrie France-Israël (CCIIF) est une structure créée en 1957 [10]

      ...
      . Elle laisse progressivement la place à La Chambre de commerce France-Israël (CCFI), et son site promotionnel Israel Valley [11]

      ...
      qui est surtout un relais médiatique en faveur de l’économie israélienne et des coopération avec la France. L’Observatoire de l’armement précise que la Chambre « organise nombre d’évènements dans lesquels il n’est pas rare de voir participer comme intervenants des chercheurs, des responsables français et israéliens, impliqués dans des domaines de cyberdéfense, du spatial et autres secteurs connexes à la défense et à la sécurité » [12]

      [12] Patrice Bouveret, « La coopération militaire et...
      .

      Le Technion France est le relais français du Technion Israel Institute of Technology, une grande université et école d’ingénieurs israélienne, sorte de « MIT du Moyen-Orient ». Le Technion France fait connaître les réalisations et les projets du Technion en France dans les milieux scientifiques, académiques, industriels et économiques. L’institution cherche à développer des partenariats et des coopérations sur des sujets d’intérêt commun comme la e-santé et les nanotechnologies. Il multiplie les coopérations industrielles avec des entreprises françaises comme Véolia, Total, Havas, ou encore Servier, Arkema, SEB Alliance et Alstom. Enfin, le Technion France a mis en place de nombreux partenariats académiques (co-tutelles de thèses, mobilité des étudiants, doubles diplômes…) notamment avec l’École Polytechnique, l’Institut Mines Télécom, Université Paris Dauphine, Centrale Supélec, ou encore l’Université Paris Saclay [13]

      ...
      .

      La French Tech en Israël, déclinaison israélienne depuis 2016 de la French Tech. En Israël, « il s’agit d’un réseau assez actif d’investisseurs et d’entrepreneurs » explique Stéphane Chouchan, « ambassadeur French Tech Israël, Conseiller du commerce extérieur et directeur pays pour Israël de STMicroelectronics » [14]

      [14] « Table ronde 2 – La start-up nation et la French Tech...
      , qui ajoute : « Le réseau fonctionne très bien aux États-Unis et en Israël, mais moins en France. »

      Enfin, le Comité Israël des Conseillers Extérieurs de la France (Comité Israël des CCE), le lobby des sociétés françaises œuvrant en Israël. On trouve dans leur conseil d’administration, les plus importantes de ces entreprises. Ainsi, le vice-président et trésorier du CCE Israël est le directeur de Thales-Israël, un autre est le représentant en Israël de direction générale internationale de Dassault Aviation. Ce dernier « a débuté sa carrière chez Dassault Aviation en 1990 dans le domaine de la guerre électronique puis après un passage à la direction commerciale en 1996 où il a négocié la vente de produits militaires et spatiaux, a été appelé à la direction des achats en 2002 afin de s’occuper de grand compte tel que Thales, puis des partenaires israéliens jusqu’en 2017. » [15]

      ...
      . On retrouve encore Stephane Chouchan :

      « En charge de la filiale du groupe depuis 2007. ST est implanté depuis plus de 18 ans en Israël avec un site de Vente et Marketing, un centre R&D et, depuis 2018, avec le ST-Up Accelerator : un accélérateur de startups hardware late-stage. Parmi les projets réalisés avec des composants ST : Mobileye EyeQ SoC ; Autotalks Craton SoC ; Adasky Ada SoC, des composants de puissance chez SolarEdge, le STM32 pour Strauss/Tami4 ainsi que l’implémentation de capteurs et micro-contrôleurs dans le robot de Temi. » [16]

      ...

      Tous ces structures bi-nationales servent à nourrir des partenariats technoscientifiques dans les domaines qui intéressent les deux régions, c’est-à-dire la plupart du temps dans la nano et microélectroniques, les capteurs, l’internet des objets, les supra-conducteurs ou l’atome. Le CEA-Grenoble et le CNRS font régulièrement des échanges de leur chercheurs avec de grandes universités israéliennes [17]

      [17] Par exemple :...
      permettant de renforcer les liens militaro-civils qui ne date pas d’hier et a permit historiquement à Israël d’avoir la bombe atomique, et dont l’Observatoire des armements note que cette coopération atomique à été relancé en 2010 [18]

      [18] « La coopération militaire et sécuritaire...
      .

      Les liens Grenoble-Israël

      À Grenoble, on peut s’intéresser aux activités de l’un des plus gros instituts de l’université, l’IMAG, centre de recherche en logiciel, IA et internet des objets. En son sein, le laboratoire Verimag, laboratoire de recherche sur les logiciels embarqués, avait retenu en 2020 notre attention pour ses liens étroits avec le complexe français [19]

      [19] Cf Groupe Grothendieck, L’Université désintégrée, op....
      . Mentionnons par exemple le projet CAPACITES [20]

      ...
      qui réunissait de 2014 à 2017 pratiquement tout le complexe militaro-industriel français (MBDA, ONERA, Safran, Dassault Aviation, Airbus Helicopter, etc) sous la houlette de Verimag et de la start-up de design de puce pour l’armement, la grenobloise Kalray.

      Verimag s’est acoquiné plusieurs fois avec le mastodonte israélien de l’armement Israel Aerospace Industries (IAI) pour des projets des recherches en drones de combat : le projet COMBEST [21]

      ...
      (avec comme partenaire connexe EADS) ; le projet SafeAir II [22]

      ...
      (avec comme partenaire MBDA) ; les projet OMEGA [23]

      ...
      et SPEEDS (avec EADS). Précisons que l’actuel directeur de l’université, Yassine Lakhnech, figure comme chercheur de ces projets en lien avec le conglomérat israélien.

      La start-up israélienne Weebit Nano, spécialiste du design et de la fabrication de puces nouvelle génération pour la mémoire RAM a, elle, un partenariat structurel avec le CEA-Leti. Elle teste dans les salles blanches du CEA ses dernières innovations et utilise du substrat semi-conducteurs préparé par le Leti (notament du FD-SOI).

      On pourrait également citer la société Dolphin Design (ex Dolphin Integration), domiciliée à Meylan. Cette entreprise dessine des puces pour des applications civiles et militaires, notamment du SoC (System-on-Chip). Rachetée conjointement par la société iséroise Soitec et le géant français du missile MDBA, Dolphin Design est bien implantée en Israël depuis la moitié des années 90 [24]

      ...
      . Cette implantation lui permettant de ravir des marchés militaires au Proche-Orient et profiter des réseaux de la tech israélienne. Il est en effet très intéressant pour des sociétés qui font du design de puces et de la création de nouvelles fonctions électroniques de s’implanter en Israël. Non pas tant pour profiter d’un marché déjà bien saturé, mais plutôt pour se servir de son expertise en ce domaine [25]

      [25] Voir...
      .

      On sait que Grenoble est jumelée avec la ville universitaire de Rehovot depuis 1984. Or, à Rehovot on trouve l’Institut Weizmann, une sorte d’équivalent de la branche recherche du CEA [26]

      [26] Nous avons déjà parlé de l’Institut Weizman dans...
      . Le site de la mairie de Grenoble nous explique que ce jumelage est réalisé dans le cadre de coopération de l’Institut Weizmann avec l’Université Joseph Fourier (Grenoble 1) [27]

      ...
      .

      Comme au CEA, les chercheurs et doctorant bénéficient d’un cadre de travail relativement libre leur permettant de « buller » dans leur recherche pointilleuse en physique nucléaire ou biologie de synthèse [28]

      [28] C.f Groupe Grothendieck, Guerre généralisée au vivant...
      . Le directeur de l’institut l’explique à Bruno Lemaire lors de la visite de ce dernier.

      « Ici la recherche scientifique pure et ses futures applications sont deux choses absolument séparées. Les scientifiques étudient ici par curiosité, avec une liberté de pensée complète. Une fois que vous avez trouvé quelqu’un avec du talent, il faut lui donner tous les moyens possibles. » [29]

      ...

      Mais – car il y a toujours un « mais » à chaque fois que l’on parle de liberté dans le technocapitalisme – l’Institut Weizmann, via son bureau de transfert (Navor), touche des royalties sur les découvertes de ses blouses blanches, (comme le CEA dispose aussi de ses bureaux de transfert CEA-Investissement et sa société Supernova Invest [30]

      ...
      ). Ce qui lui a rapporté en 2016... 3,5 milliards de dollars ! [31]

      ...
      La liberté est à ce prix.

      Indiquons que l’institut Weizmann possède en France une fondation destinée à capter les deniers et les cerveaux français et à faire sa pub dans l’Hexagone, Weizmann France [32]

      ...
      . Le président de Weizmann France n’est autre que Maurice Levy, patron de Publicis – donc organisateur du salon des technologies israélienne Vivatech [33]

      ...
      .

      On ne peut pas conclure ce petit état de l’amitié entre les entreprises françaises et israéliennes sans parler du plus gros employeur grenoblois : STMicroelectronics. Écoutons encore une fois l’ambassadeur et blagueur Stéphane Chouchan :

      « STMicroelectronics est un des leaders européens du semi-conducteur, avec un chiffre d’affaires de 8,35 milliards de dollars en 2017 et 120 millions de dollars domestiques en Israël, ce qui fait de STMicroeletronics l’un des plus grands acteurs du semi-conducteur en Israël. […] Nous menons depuis plus de quinze ans des partenariats avec Mobileye ou Valens, mais nous nous sommes également stratégiquement rapprochés de Cisco, Mellanox ou autres. Nous partageons également des projets avec des centres de design. Nous ne sommes en effet pas toujours facilement identifiables. Or les centres de design constituent parfois une aide précieuse dans ce domaine. Nous menons aussi des partenariats avec les universités, comme le Technion ou l’université de Tel-Aviv. [… ] Après avoir ouvert un centre de ventes en 2002 et un centre de recherche et développement en 2012, il nous est apparu logique d’ouvrir un centre d’innovation en 2018. Nous favorisons donc l’accès à la technologie, aux centres de recherche et développement, aux unités commerciales, aux manufactures, qui font défaut à la plupart des sociétés israéliennes. Dans le monde du semi-conducteur, cette expertise est d’une grande valeur. Nous jouons en quelque sorte le rôle de « grand frère technologique », qui rend possible des projets parfois assez ambitieux du point de vue industriel. » [34]

      [34] « Table ronde 2 - La start-up nation et la French tech...

      ST joue en Israël comme son homologue américain Intel Corp., le rôle de guépard, captant les cerveaux et les start-up à forte valeur ajoutée pour nouer des partenariats ou les intégrer au groupe franco-italien.

      Il faut noter aussi que la fonderie israélienne Tower Semiconductor, spécialiste des circuits analogiques et capteurs thermiques a signé un accord avec ST pour s’implanter dans la nouvelle usine de ST d’Agrate en Italie [35]

      ...
      . L’activité de Tower ? Faire des circuits spéciaux notamment pour l’industrie de l’armement :

      « Tower est le fournisseur unique proposant la plus large gamme de technologies pouvant être utilisées par les clients A&D [Aérospatial et Défense] pour les besoins gouvernementaux, militaires et de défense, notamment les ROIC à grande matrice [36]

      [36] Les ROIC sont des micropuces utilisées pour lire les...
      , les imageurs, la photonique sur silicium, le CMOS sur SOI pour les applications RH, les MEMS et les dispositifs à ondes millimétriques, entre autres. » [37]

      ...

      L’entreprise a reçu, sous la marque « Towerjazz », les qualification ITAR (International Trafic in Arms Regulations) pour ses puces 65nm lui permettant de s’ouvrir au marché américain de la Défense. Elle est classée par le DMEA (Defense Microelctroniocs Activity) du
      ministère de la Défense américain (DoD) comme une boîte importante et sûre [38]

      ...
      .

      Puisqu’on parle de STMicroelectronics, il serait malvenu d’oublier sa voisine Soitec et comme elle, spin-off du CEA-Grenoble. Ainsi, les plaquettes SOI utilisées par Tower proviennent de Soitec, qui fournit à Tower des dizaines de milliers de plaquettes RF-SOI 300nm par an [39]

      ...
      .

      Comme Tower, ST a un certain savoir-faire dans les produits spécifiques à destination du militaire. L’entreprise grenobloise est le chef de file du projet militaire européen EXCEED notamment pour le design de « système sur puce » (’system-on-chip’ SoC [40]

      [40] Les SoC sont des circuits intégrés embarqués ayant sur...
      ) avec la technologie développée par Soitec (FD-SOI 28 nm) dans son centre de recherche grenoblois sur le Polygone scientifique. Parmi les partenaires du projet, on trouve ArianeGroup (fabricant du missile atomique M51), Thales, MBDA, Safran Electronics and Defense et l’avionneur italien Leonardo. Le projet durera de 2020 à 2025 avec une enveloppe totale de 12 Millions d’euros dont 1,9 pour ST. Les puces issues du projet sont destinées à équiper, d’après la communication :

      « les capteurs RF et réseaux de traitement du signal, radios flexibles, positionnement et navigation sécurisés, liaisons de données UAV [drone], réseaux militaires, des moteurs de cryptographie flexibles, soldat débarqué, contrôleurs de guidage et de mission critiques » [41]

      ...
      .

      Nos luttes sont matérielles et locales

      En guise de conclusion nous tenons à dire que nous n’avons rien ni contre les Israéliens, ni contre les Palestiniens, ni contre les Juifs, les Arabes, ni contre les Slaves, les Russes, les Ukrainiens, ni contre n’importe quel peuple. Ce que nous combattons, c’est une logique à l’oeuvre et une façon dont notre monde est agencé : le technocapitalisme et sa course en avant mortifère et sanguinaire, aidé dans cette course par les structures étatiques et supra-étatiques. Qu’elles soit « made in France », « made in Israel » ou « made in Ukraine », les technologies continueront à nous tuer en tant qu’humains et en tant qu’êtres vivants. Elles continueront à nous écraser et à nous asservir comme des esclaves.

      Nous ne disons pas que tout se vaut, mais, depuis notre position et avec les idées qui nous portent, nous ne pouvons nous contenter d’accepter benoîtement la guerre de « l’Axe du Bien » face à la « Barbarie ». A l’heure de la fusion intégrale entre le capital et la technologie, il n’y a plus à choisir. Il n’y a rien à regretter de notre monde absurde et sans consistance où la guerre industrielle est devenue une option de gouvernance parmi d’autres, où « tout change pour que rien ne change » dans un confort ouaté de consommateur-citoyen ou sous une maison en ruine. Notre exigence de liberté nous commande d’agir tout de suite et ici-même. La mobilisation totale pour la guerre nous guette, tâchons d’être plus rapide qu’elle avant que nous soyons tous pris dans son piège inextricable.

      Le combat se situe donc bien au-delà des appels patriotiques, nationalistes, ethniques ou communautaires. La seule communauté auxquels nous accordons de l’importance et pour laquelle nous nous battrons sans relâche, c’est la communauté humaine. C’est dans cette optique que nous essayons d’aider nos congénères dans une pure localité de la lutte : solidarité avec nos congénères opprimés et combats sans relâche contre les ingénieurs, scientifiques, technologues et encravatés des instituts mortifères. Car le pouvoir aujourd’hui se situe là : dans la puissance liée à l’argent et à la technologie, liée aux machines, aux usines, aux laboratoires et à leurs directives. Dans cette démarche d’action réelle et endurante, intransigeante et stratégique, nous combattons donc les sbires grenoblois et leur modèle de développement car nous savons que les répercussions – on les vois déjà – dépassent de loin les frontières naturelles de nos montagnes.

      Tout est à faire, les rapports de force se mettent en place pendant que les contradictions profondes réémergent. Tâchons de dépasser les fausses oppositions, précipitons les frictions et poussons les exigences de liberté à l’ensemble de la vie humaine pour qu’enfin, le mouvement de contestation émergeant embrasse dans la négation la totalité des existences.

      Bella matribus detestata.

      https://lundi.am/De-Grenoble-a-Tel-Aviv

    • Guerres & Puces - La dure réalité de la microélectronique en temps de guerre mondialisée

      En pleine montée du bellicisme et de la barbarie au Moyen-Orient et pendant que Poutine et Biden nous refont la Guerre Froide avec notamment une nouvelle menace atomique, il nous faut redire encore et encore en quoi la France participe, avec son « écosystème de la microélectronique » aux guerres, avec ses morts, ses destructions et ses colères légitimes, de part et d’autre du globe.

      « Il existe un lien direct entre semi-conducteurs et puissance militaire [… ]. Bien que la plupart des puces produites aujourd’hui soient utilisées à des fins civiles, les grandes armées du monde sont de plus en plus dépendantes des semi-conducteurs les plus avancés. »

      Chris Miller, auteur de Chip War [1]

      [1] Chris Miller, La guerre des semi-conducteurs. L’enjeux...
      , interview dans Libération, 30 Août 2023.

      Le nerf de la guerre : les puces

      L’Observatoire des armements (OBSARM) vient de publier un compte-rendu à partir de deux rapports de la commission défense du parlement [2]

      ...
       : l’un concernant les exportations françaises d’armes et l’autre, les fameux « biens à double usage » [3]

      ...
      , c’est-à-dire le matériel civil servant à faire la guerre.

      Et la révélation est importante : en 2023 il y a eu une augmentation par six des exportations françaises de biens à double usage vers Israël. En effet le montant passe de 34 millions d’euros en 2022, à 192 millions d’euros en 2023, avec notamment 154 millions en puces (capteurs, lasers, etc).

      On se doute qu’une partie des puces et capteurs sont made in Grenoble, si on se souvient de l’enquête du media en ligne Blast, "Russian Paper [4]

      ...
      ", où il était démontré que les entreprises Lynred et STMircoelectronics utilisaient des intermédiaires israéliens pour acheminer leurs puces en Russie. D’intermédiaires, il est facile d’en faire des clients finaux. Sans compter que ST a des centres de R&D et des bureaux en Israël depuis 20 ans et que ses partenariats et autres acquisitions d’entreprises israéliennes sont nombreuses [5]

      [5] Groupe-Grothendieck, De Grenoble à Tel Aviv, sur...
       :

      « STMicroelectronics est un des leaders européens du semi-conducteur, avec un chiffre d’affaires de 8,35 milliards de dollars en 2017 et 120 millions de dollars domestiques en Israël, ce qui fait de STMicroeletronics l’un des plus grands acteurs du semi-conducteur en Israël [6]

      [6] Stéphane Souchan responsable de la French Tech en...
      . »

      Les guerres 2.0 ont un appétit gargantuesque en puces (contrôleurs, capteurs, processeurs) parce que le matériel jetable, c’est-à-dire les munitions, les missiles et les drones kamikazes en sont truffés. Le plus souvent, même des gros producteurs de puces comme Israël ou la Russie ne peuvent combler cet appétit avec seulement la production interne. Il faut donc rafler les puces partout où il y en a : des machines à laver kazakh [7]

      ...
      aux usines de la vallée grenobloise, tout est bon pour combler l’appétit sans fin de Moloch.

      D’où le fait que les exportations de puces françaises montent en flèche vers Israël et la Russie. Rappelons que pour l’année 2023, il a été découvert sur le champ de bataille ukrainien pour 94 millions d’euros de puces ST, le plus souvent issues de missiles russe [8]

      ...
      ….mais que font les syndicats des usines de Crolles ? Les morts russes et ukrainiens sont-ils plus « légitimes » que les morts palestiniens ? L’internationalisme est-il à géométrie variable ?

      Les embargos servent surtout à calmer les opinions publiques envers les vendeurs d’armes quand le sang éclabousse trop les caméras, mais n’ont jamais été réellement mis en application. Ils n’ont pas un rôle éthique du genre d’embargo qu’avait imposé De Gaulle à Israël en 1967 après l’attaque contre l’Égypte, espérant ainsi temporiser les déjà voraces appétits d’Israël. Les embargos aujourd’hui sont une manière de contraindre l’économie des ennemis à se reconfigurer. Ce qui prend du temps et qui permet de provoquer du mécontentement dans les populations qui ont à subir des coupes budgétaires et des baisses de salaires, et donne des temps de latence dans la production ou l’achat d’armement des assaillants.
      La guerre mondialisée : entre augmentation de la puissance technologique et ré-agencement économique

      Ce que l’on vient de dire précédemment est de la théorie. En pratique, le business l’emporte toujours sur le politique car le business est la vrai politique de notre temps. Enfin… le business couplé à l’accroissement sans limite de puissance, quitte à foutre en l’air des pans entiers du globe, à provoquer la haine de population pour trois générations, et à laisser planer sur la Terre entière des menaces d’holocauste atomique.

      Dans la guerre mondialisée, il n’y a plus cette ancienne rupture économique et sociale des guerres mondiales, où les fronts et frontières étaient bouclés, barricadés, et où la pénurie s’installait. Les échanges mondialisés et supportés par les réseaux virtuels s’accommodent maintenant d’affrontements durs et sanguinaires sur les fronts et frontières par un ré-agencement constant des routes et échanges économiques. Les pôles de puissances économiques maintenant variés et multiples (zone chinoise, zone étasunienne, zone singapourienne, zone indienne, zone turque, zone européenne, zone du golfe persique, etc) font qu’il est facile de changer de fournisseurs, d’acheteurs ou de vendeurs d’une denrée et d’échanger devises et actifs avec d’autres agents économiques.

      Prenons la Russie. Elle a complètement reconfiguré son système bancaire vers la Chine, réorienté ses exportations vers les Brics et dispose d’une diaspora aux quatre coins du monde permettant le transit de puces et autres matériels sensibles par des sociétés écrans singapouriennes, chinoises ou turques. Et vu que la demande en matières premières est bien souvent beaucoup plus forte que l’offre, au fur et à mesure de l’épuisement des ressources et du changement climatique, il est par exemple facile pour la Russie de vendre son excédant de gaz et d’autres matières pétrolifères à qui le veut. Poutine peut même se glorifier d’un peu de croissance et d’une augmentation générale des salaires de 17 % à 19 % [9]

      ...
      . Tournée générale, y’a rien à voir ! En somme, la routine capitaliste dans la guerre mondialisée.

      Israël ou l’Ukraine sont encore bien dépendantes des américains pour leur économie (de guerre il va sans dire !) mais développent toutes deux une forte « économie de la connaissance » liée à leur complexe scientifico-militaro-industriel, comprenez le système des start-up rachetées par des multinationales qui peuvent avoir comme client l’armée.

      Vous êtes haut technocrate d’un pays en guerre et vous voulez des points de croissance, malgré la guerre, les pleurs et le sang ? Injectez massivement de l’argent public dans des structures de recherches (Le Weizman Institute ou le Technion en Israël, CEA et l’AID en France, l’UCU et Polytechnique en Ukraine [10]

      ...
      ), puis concentrez le jus de cerveau de votre recherche publique dans des « incubateurs », enfin garantissez sur deux ou trois ans le revenu de vos nouveaux startuppers ex-chercheurs ou ingénieurs. Trois solutions sont à envisager. 1° Vos petites start-ups meurent car il n’y a pas de marché correspondant, c’est le lot des 3/4 des boîtes ; 2° Au contraire, des débouchés civils ou civilo-miltaires arrivent (investissez dans le drone, les biotechnologies ou l’IA en ce moment !) ; enfin, 3°, le must, c’est de se faire racheter très cher par les « guépards » du coin, c’est-à-dire par les grosses multinationales bien implantées dans les « silicon valley » françaises, israéliennes, russes ou ukrainiennes. C’est pour cette raison que tous les gros industriels français ou américains ont des centres et des bureaux en Israël, le pays au 7000 start-ups et 90 licornes. STMicroelectronics a même un incubateur géant, le ST-Up accelerator créé en 2018 à Jérusalem [11]

      [11] Pour une analyse du « jeu » des guépard, des zèbres...
      .

      Dans tout ce merdier, les industriels de l’armement français et les marchands de puces, notamment Safran [12]

      ...
      , Thales [13]

      ...
      , Nicomatic [14]

      ...
      et STMicroelectronics s’en sortent bien. Ils utilisent des intermédiaires chinois, singapouriens ou turques pour vendre des puces à des États en guerre de « haute intensité [15]

      [15] Il y a dans le monde quelques guerres dites par les...
       ».

      Quant aux « matières fissibles » (uranium enrichi ou déchets nucléaires), elles ne font même pas partie des embargos – et du reste on en parle pas – ce qui permet à la France de garder son train-train nucléariste comme à l’accoutumée (un tiers de notre uranium enrichi est importé des centrifugeuses du géant russe Rosatom ; Framatome (France) continue de construire, notamment en Hongrie, des centrales nucléaires avec Rosatom [16]

      ...
       ; et Orano refile une partie de ses déchets nucléaires à la Russie [17]

      ...
      .)

      Le technocapitalisme est une tuerie sans nom

      Revenons à Israël et aux liens avec la France et reparlons de plates vérités difficiles à entendre. La France exporte en moyenne tous les ans pour 20 millions d’euros d’armes à Israël. C’est juste 0,2 % de ses exportations mondiales pour ce mastodonte de l’armement (la France est deuxième exportateur mondial d’armement en 2023 [18]

      ...
      ). 20 millions, ce sont des broutilles diriez-vous, mais des broutilles qui tuent !

      On ne dira jamais assez qu’il ne faut pas voir tout le temps les quantités d’armes exportées mais plutôt le type (par exemple les boîtiers de détection Thalès classé ML5 « 
      Matériel de conduite de tir et matériel d’alerte et d’avertissement connexe » [19]

      [19] « Guide du classement du matériel de guerre et...
      peuvent avoir de grosse capacité de nuisance quand ils sont installés sur des drones israélien Hermes 900, même si leur coût n’est pas élevé, ni les quantités astronomiques [20]

      ...
      .)

      Sur le champ de bataille israélo-palestinien on peut retrouver l’hélicoptère AS565A Panther d’Airbus (ex-Eurocopter) baptisé « Atalef » [21]

      ...
      , des hommes de Tsahal équipés de fusils d’assaut de la marque PGM Précision [22]

      [22] Voir la brochure « Lyon, capitale européenne du...
      , des drones Watchkeeper WK450 d’une « joint venture » de Thales avec l’entreprise israélienne Elbit System [23]

      [23] « Les liaisons dangereuses de l’industrie française de...
      , ou encore de manière plus anecdotique, l’interception de drones iraniens par des missiles français tirés de bases françaises en Jordanie et en Irak [24]

      ...
      . La France donc, ou tout du moins son « savoir-faire », sont bien présent dans cette guerre d’extermination et ne font qu’amplifier le désastre même si elle se positionne dans le jeu médiatique en État-arbitre, renvoyant dos à dos palestiniens et israéliens.

      Mais ce n’est pas tout, Israël avec son gros Triangle de fer (complexe scientifico-militaro-industriel), exporte largement elle aussi, et les deniers récoltés peuvent retourner illico-presto pour faire la guerre aux palestiniens et maintenant aux libanais. Elle est toujours dans le top 10 des exportateurs d’armement, souvent talonnée par la Corée du Sud, et est leader dans quelques secteurs clé comme le drone, la cyberdéfense, maintenant l’IA militaire :

      « La concurrence israélienne est, quant à elle, très performante sur certains segments de haute technologie (matériels électroniques, drones, systèmes spatiaux, missiles). Les exportations d’armes israéliennes ont doublé en une décennie, en raison des changements de l’environnement stratégique en Europe et de la normalisation des relations diplomatiques avec plusieurs pays arabes. Malgré le conflit découlant de l’attaque du 7 octobre, l’industrie israélienne continue à proposer ses offres à l’export » [25]

      [25] « Rapport au Parlement 2023 sur les exportations...

      Le chiffre d’affaires combiné des trois entreprises israéliennes du Top 100 (Elbit System, IAI et Rafael) a atteint 12,4 milliards de dollars en 2022, soit une augmentation de 6,5 % par rapport à 2021 [26]

      ...
      .

      Les échanges scientifico-techniques avec Israël ne se sont pas arrêtés, le Haut Conseil Franco-Israélien pour la Science et la Technologie (HCST) continue de délivrer des bourses à des chercheurs [27]

      ...
      , pendant que des gros instituts de recherche français nouent des partenariats de plus en plus serrés avec des pôles de recherches israélien. Notamment l’Institut national de recherche en informatique et automatisme (INRIA) qui a signé un accord cadre avec le Technion israélien avec à la clé une enveloppe bipartite de 720 Millions d’euros pour développer l’ordinateur quantique [28]

      ...
      . De plus l’INRIA continue a vouloir envoyer des chercheur en Israël [29]

      ...
      . L’INRIA n’est qu’un exemple, mais les échanges scientifiques franco-israéliens sont fructueux pour les deux « start-up nation » et mériteraient d’être cartographiés et dénoncés.

      La marche forcée scientifico-militaire n’a pas de point de vue « morale », au contraire, plus la guerre avance, plus « l’innovation de Défense », comprenez la mobilisation scientifique pour la guerre sera de mise. Il faut du jus de cerveau concentré et des savoirs-faire spécifiques pour que les drones tuent mieux, que l’IA détecte mieux les cibles et que les missiles soient le plus performant possible pour détruire ! Le technocapitalisme, dont la recherche publique est l’un des rouages [30]

      [30] Fabrice Lamarck, Des treillis dans les labo. La...
      (et le chercheur un pion mais un pion volontaire !), a besoin de ces cerveaux bien enrégimentés pour continuer à tuer et vendre des armes !

      Devant l’atrocité des massacres à Gaza, au Liban mais aussi sur le front russo-ukrainien, ou au Yémen, la neutralité scientifique n’a plus sa place. Continuer tout bonnement son train-train de recherche en IA, en informatique, en microélectronique, en résistance des matériaux, continuer à bosser dans des laboratoires où Thales ou MBDA ont investit et donnent des conseils, être chercheur ou ingénieur chez ST ou Airbus, c’est sûrement avoir du sang sur les mains. Et oui, quand nous sommes « en paix » (paix toute relative), les questions morales échauffent moins les oreilles de nos producteurs de biens ou de savoir parce que les massacres et la guerres existent qu’en potentiel. Effectivement, la France a un potentiel de mort et de destruction quasi-illimité, et cela c’est grâce en grande partie à nos chercheurs et à leur technoscience que nous le devons.

      Cependant, il n’y a pas les mêmes responsabilités entre un trimard faisant les 3-8 en salle blanche et le chef de projet R&D d’une multinationale, qui passe des commandes et comprend à quoi vont servir les puces de son unité de conception. Mais de toute façon, au-delà des parcours individuels, que ces usines et ces instituts de mort ferment, malgré les emplois, malgré la Connaissance, malgré le « Progrès », malgré la manne financière, serait la meilleur des solutions politiques pour mettre fin à la destruction sans concession à laquelle notre génération assiste.

      Quant aux thésards, étudiants, réfusant, celles et ceux qui ne sont pas résignés ou pas encore trop bien installés dans l’ordre technoscientifique commencent à se mobiliser. Il y a des énergies vivantes et en colères qui fomentent en interne. La technocratie en place va avoir du mal à « fixer » et à « canaliser » ce mouvement de fond et tant mieux !
      Conclusion : aux hésitants et refusants, c’est maintenant qu’il faut agir

      Il paraît clair que la France est rentrée tête baissée dans une économie de guerre et qu’elle se prépare à la guerre de « haute intensité ». Les signaux faibles de ce futur engagement sont pléthores (3 milliards pour les hôpitaux militaires, Jeux de rôles militaires avec l’OTAN, obligation pour les industriels de l’armement de faire des stocks, loi sur les ingérences étrangères, bourrage de crane intensif, etc). Encore beaucoup de personnes nient l’évidence et ce même après les multiples prises de parole de Macron, du Ministre des Armées Lecornu et des chefs militaires. Elle y rentrera doucement en guerre, elle y est déjà rentré en faite ! Le fait que la marine française ai intercepté des tirs de missiles houthis en provenance du Yémen le 21 Mars [31]

      ...
      , mais aussi les interceptions de quelques drones et missiles iraniens lors de l’attaque massive du 13 Avril dernier contre Israël [32]

      ...
      , montre qu’elle est déjà sur les théâtres d’opération (opération ASPIDES en mer Rouge, mission Aigle aux frontières Roumanie-Ukraine), prête à dégainer quand papa-OTAN le décidera.

      C’est une spirale montante dont on ne sait où elle mènera et quand elle s’arrêtera… si elle s’arrête un jour !, Et nous sommes bien malgré nous tous prit dedans en tant que producteurs de savoir, producteurs de biens à double-usage, producteurs d’armement mais aussi en tant que soldats et réservistes (objectif de 300 000 hommes au total pour 2030), et enfin en tant que citoyens, c’est-à-dire sujet de l’État nous nous prenons au jeu d’imaginer des stratégies de guerre, de promouvoir la violence (« faut bien se défendre ! ») et vivons torses bombés dans une atmosphère patriotique foncièrement réactionnaire. Les militaires appellent cette dernière « composante » du militarisme français, les « forces morales de la nation », qui devront, en cas de coup dur, être derrière les « premiers de cordée » cette fois habillés tout de kaki, arme à la main pour sauver les valeurs mortifères de la France [33]

      [33] Si vous voulez vous tenir au courant des agissements...
      .

      Les personnes qui soutiennent le calvaire palestinien en ce moment, les anti-militaristes convaincus ou qui viennent de le devenir, les sympathisants des causes anti-impérialistes, anti-colonialistes, les pacifistes, les anarchistes anti-nation, tous commencent à comprendre l’ampleur des forces bellicistes des pays du sommet capitaliste et de comment la France mène sa barque industriellement et militairement là dedans.

      Des groupes en réseaux comme Stop Arming Israël [34]

      ...
      ou le Réseau de surveillance de l’Observatoire des armements [35]

      ...
      , ont compris qu’il était intéressant d’agir localement sur le complexe scientifico-militaro-industriel, dans chaque ville de France, d’Angleterre ou d’Allemagne où ces instituts et multinationales se déploient. Manifestations, piquets devant les usines, jets de faux sang, sabotages, pression sur les pouvoirs publics, discussions dans les laboratoires, affiches de la honte, mobilisations des syndicats des boîtes, enquêtes critiques… un large panel d’actions se met en place un peu partout en France d’un mouvement anti-militariste qui, nous l’espérons, ne s’arrêtera pas au massacre des palestiniens, mais embrassera petit à petit toutes les misères des guerres en cours dont la France trempe salement.

      Principalement répartie en France en trois « pôles de compétitivité de rang mondial » à Grenoble, Paris-Saclay et Bordeaux-Toulouse, le côté « innovation de Défense » (le lien armée-recherche) commence à être aussi dénoncé dans les facs et écoles d’ingénieurs où les entreprises d’armement comme Thales, Airbus et SAFRAN [36]

      [36] Par exemple à Grenoble :...
      sont bien installées et amplifient leurs encrages, proposant cours, bourses pour les étudiants précaires [37]

      ...
      , présences dans les forums étudiants et surtout finançant des recherches grâces aux chaires privées [38]

      [38] Par exemple la chaire « Deepred » à Grenoble créée par...
      . Mais les étudiants et les syndicats commencent à réagir : tribune des chercheurs pour un cessez-le-feu à Gaza [39]

      [39] « Engageons-nous activement pour arrêter immédiatement...
      , occupation de la Sorbonne en mai dernier (86 gardés à vue) [40]

      ...
      , actions multiples contre Thales à Toulouse [41]

      ...
      , AG étudiante luttant contre la présence de Thales à Grenoble… la sauce monte et les directeurs d’universités feront tout pour conserver cette manne financière, quitte à avoir les mains sales et à envoyer la flicaille au moindre débordement, Attal l’a promis ! De toute façon, le Triangle de fer est structurant pour les 3 pôles de compétitivité depuis les années 1950-1960 [42]

      [42] Groupe Grothendieck, L’Université désintégrée. La...
      , alors nous espérons que contester la présence de Thales pourra permettre de dérouler la vieille bobine mortifère d’une recherche publique française qui travaille structurellement pour le capitalisme mortifère… et peut-être permettre une remise en cause de l’ordre technoscientifique et de savoir s’il faut vraiment continuer la recherche scientifique ? [43]

      [43] Voir le collectif Grenoblois FIC la recherche ?...

      https://lundi.am/Guerres-Puces

  • Sans #transition. Une nouvelle #histoire de l’#énergie

    Voici une histoire radicalement nouvelle de l’énergie qui montre l’étrangeté fondamentale de la notion de transition. Elle explique comment matières et énergies sont reliées entre elles, croissent ensemble, s’accumulent et s’empilent les unes sur les autres.
    Pourquoi la notion de transition énergétique s’est-elle alors imposée ? Comment ce futur sans passé est-il devenu, à partir des années 1970, celui des gouvernements, des entreprises et des experts, bref, le futur des gens raisonnables ?
    L’enjeu est fondamental car les liens entre énergies expliquent à la fois leur permanence sur le très long terme, ainsi que les obstacles titanesques qui se dressent sur le chemin de la #décarbonation.

    https://www.seuil.com/ouvrage/sans-transition-jean-baptiste-fressoz/9782021538557
    #livre #Jean-Baptiste_Fressoz

    • « #Transition_énergétique » : un #mythe qui nous mène dans le mur

      Transition énergétique, ce mot est partout aujourd’hui. Dans les discours du gouvernement, la communication des entreprises fossiles, des multinationales, dans les rapports scientifiques.. Le message est clair, face à l’urgence climatique, il nous faut opérer une transition énergétique pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre et décarboner les économies d’ici à 2050. La notion de de #transition part de l’idée que nous devrions répéter les transition du passé, du bois au charbon puis du charbon au pétrole pour désormais aller vers le nucléaire et les renouvelables et ainsi échapper au chaos climatique. Pour Jean-Baptiste Fressoz, chercheur au CNRS, la transition énergétique n’est qu’une #fable créée de toute pièce par le capital et que toute l’histoire déconstruit. Dans son livre “ Sans transition” il écrit “Rien de plus consensuelle que la transition énergétique, rien de plus urgent que de ne pas y croire” L’historien des sciences le rappelle “après deux siècles de “transitions énergétiques”, l’humanité n’a jamais brûlé autant de pétrole et de gaz, autant de charbon et même de bois”. À l’échelle mondiale, il faut dire que la transition énergétique est invisible. Depuis le début du XXème siècle, les énergies et les ressources que l’on utilise se sont accumulées sans se remplacer. L’histoire de l’énergie est donc une histoire d’accumulation et de symbiose. Même la consommation de charbon, considéré comme l’énergie de la révolution industrielle, a battu un nouveau record en 2023. Les énergies renouvelables ne remplacent pas les fossiles, elles s’ y additionnent. Et les émissions de gaz à effet de serre continuent d’augmenter Alors la transition énergétique n’est-elle qu’une illusion ? Pour Jean Baptiste Fressoz, en se basant sur une lecture fausse du passé selon laquelle chaque énergie serait venue en remplacer une autre, nous nous empêchons de construire une politique climatique rigoureuse. Pourquoi la transition énergétique nous empêche de penser convenablement le défi climatique ? Comment cette notion s’est-elle imposée ? Et en quoi est-il urgent de ne pas y croire et de penser autrement nos réponses au plus grand défi du siècle ? Réponses dans cet entretien de Paloma Moritz avec Jean Baptiste Fressoz.

      https://www.blast-info.fr/emissions/2024/transition-energetique-un-mythe-qui-nous-mene-dans-le-mur-Inu5q1eWT0WwT7X

      #audio #podcast

    • Énergies : le #mythe de la #transition

      La notion de « transition énergétique » a été dévoyée, estime l’historien des sciences #Jean-Baptiste_Fressoz. Il explique pourquoi #charbon et #pétrole n’ont jamais remplacé le #bois. Et que la lutte contre le #changement_climatique doit se fonder sur des techniques disponibles et bon marché.

      Qu’est-ce qui a motivé l’écriture de votre livre Sans transition – Une nouvelle histoire de l’énergie, qui vient d’être traduit en anglais et a obtenu le prix d’histoire du Sénat ?
      Jean-Baptiste Fressoz1 La nécessité de mettre l’histoire de l’énergie à la hauteur du défi climatique. Il y a un genre dominant, dans ce domaine : celui de la grande fresque énergétique de l’humanité, qui narre les transitions successives que l’on aurait accomplies par le passé – du bois au charbon, puis du charbon au pétrole – et qui préluderaient à la transition à venir en dehors des #énergies_fossiles. Le problème de cette approche, que je qualifie de « phasiste », est qu’elle minore la nouveauté radicale de ce qu’il faut accomplir maintenant, face au changement climatique.

      On dispose aussi d’une riche historiographie mono-énergétique sur le bois à l’époque préindustrielle, sur le charbon au XIXe siècle et sur le pétrole au XXe. Mais ces histoires des énergies et des matières ne peuvent se comprendre les unes sans les autres, elles sont interdépendantes, se complètent et se cumulent. En outre, 95 % du charbon a été extrait après 1900. Et le bois-énergie a énormément cru au XXe siècle, et plus fortement encore depuis les années 2000.

      Il faut donc arrêter de se focaliser sur les transitions et les basculements, de penser les énergies comme étant en compétition. Cela peut être le cas dans certains domaines (par exemple, les moteurs Diesel remplacent les machines à vapeur dans l’entre-deux-guerres), mais, globalement, aux XIXe et XXe siècles, l’histoire de l’énergie est celle de l’expansion.

      Il y a pourtant bien eu des ruptures – entre la bougie et l’électricité, par exemple ?
      J.-B. F. Tout à fait, mais ce sont des ruptures technologiques qui masquent la permanence des matières et des énergies. Donc, oui, l’#électrification représente une vraie révolution, qui rend obsolètes les lampes à pétrole. Mais, paradoxalement, elle entraîne une énorme croissance de la consommation de pétrole pour l’éclairage ! Dans les années 2000, les seuls phares des automobiles (le parc mondial est de 1,5 milliard de voitures) consomment bien plus de pétrole que le monde entier en 1900 quand tout le monde ou presque s’éclairait au pétrole. Et nos ampoules LED, aussi efficaces soient-elles, envoient presque 1 milliard de tonnes de CO2 dans l’atmosphère – des milliers de fois plus qu’à l’époque du gaz d’éclairage et des lampes à pétrole…

      Quelles que soient les #innovations_technologiques, les #matières_premières n’ont pour le moment jamais été obsolètes. Les exceptions à cette règle sont rarissimes. L’#huile_de_baleine est un exemple unique de disparition d’une source d’énergie. Il y a aussi la laine de mouton, qui a reculé d’un tiers depuis les années 1950 face aux fibres synthétiques. Ou l’amiante, qui a diminué grâce à des interdictions. Mais, au bout du compte, l’éventail des matières consommées s’élargit et chacune est consommée en quantité croissante. On estime que le poids total des matières premières utilisées par l’économie au XXe siècle (l’extraction de biomasse, d’énergies fossiles, de minerais et de granulats ; on ne compte pas l’eau et l’air) a été multiplié par 12 !

      Mais si on prend le cas de la #révolution_industrielle, le charbon a bien remplacé le bois ?
      J.-B. F. Eh bien, non, pour une raison simple : pour exploiter des mines de charbon, il était indispensable d’étayer les galeries avec énormément de bois. Sous la pression des roches, les étais pliaient et devaient être remplacés régulièrement. Au début du XXe siècle, les mines britanniques engloutissent chaque année entre 3 et 4,5 millions de mètres cubes d’étais, alors qu’un siècle auparavant, les habitants ne brûlaient « que » 3,6 millions de mètres cubes de bois de feu. Comme la production de bois d’œuvre (c’est-à-dire de construction) requiert 4 fois plus de surface que celle du bois de feu (il faut attendre que les arbres grandissent), on peut estimer que l’Angleterre utilisait 6 à 7 fois plus d’espace forestier pour produire son énergie en 1900 qu’un siècle et demi auparavant.

      En Chine, le manque de bois sera pendant longtemps un obstacle majeur à l’extraction du charbon. Et les « chemins de fer » auraient dû être appelés « chemins de bois », car ils consommaient bien plus de bois que de fer, du fait des traverses qui devaient être fréquemment remplacées.

      Aujourd’hui encore, le bois est source d’énergie ?
      J.-B. F. Effectivement, cette utilisation du bois-énergie n’a fait que croître dans les pays riches au XIXe et aussi au XXe siècle. À cause de la production de papier et de carton d’emballage, et aussi parce qu’on produit de plus en plus d’électricité à partir de bois. De nos jours, la centrale thermique à bois de Drax, au Royaume-Uni, consomme à elle seule au moins quatre fois plus de bois que le pays tout entier deux siècles plus tôt. Un beau résultat, après deux siècles de transition énergétique…

      En France, l’entreprise Vallourec (fabricant de tubes en acier pour l’industrie du pétrole et du gaz) possède d’immenses plantations d’eucalyptus au Brésil. Cette seule entreprise consomme 1,2 million de mètres cubes de bois (transformés en granulés) par an, soit trois fois ce que la sidérurgie française tout entière consommait à son pic de consommation de charbon de bois, en 1860 ! Dans ce cas, on a du bois qui sert à faire de l’acier pour extraire… du pétrole.

      Enfin, le charbon de bois a l’image d’une énergie pré-industrielle. Pourtant, on n’en a jamais autant produit qu’aujourd’hui, notamment pour cuisiner, dans les pays en voie de développement. Depuis 1960, dans le monde, la quantité de bois de feu est passée de 1 à 2 milliards de mètres cubes. En Afrique, des mégalopoles de 10 millions d’habitants (Lagos, au Nigeria, Kinshasa, en République démocratique du Congo, Dakar, au Sénégal, Dar es-Salaam, en Tanzanie) consomment à elles seules plus de bois que des pays européens entiers un siècle plus tôt !

      Comment expliquer que l’on a ainsi présenté de façon erronée l’histoire des énergies ?
      J.-B. F. La raison est simple : les historiens se sont intéressés à l’énergie du point de vue économique, pour comprendre les racines de l’industrialisation et de la croissance. Pour ce faire, ils convertissent les tonnes de bois, de charbon, de pétrole en unités énergétiques, et considèrent l’évolution du mix en relatif. Et, effectivement, en 1900, dans les pays industrialisés, l’apport énergétique du bois, par exemple, devient négligeable par rapport à celui du charbon.

      Mais, du point de vue des arbres, de la biodiversité et du climat, ce sont les valeurs absolues qui importent. Or le nombre d’arbres abattus ne fait que croître. En outre, ils n’ont pas étudié les inter-relations entre les énergies – par exemple, tout le bois nécessaire à extraire le charbon ou tout le charbon nécessaire pour extraire et utiliser le pétrole.

      Malgré tout, dans les pays riches, la surface des forêts augmente. Elles ne semblent pas menacées ?
      J.-B. F. Oui, certains géographes parlent d’ailleurs de « transition forestière » pour décrire ce phénomène encourageant. Le problème, c’est qu’une bonne part de cette reforestation repose sur une déforestation dans les pays tropicaux, sur des transferts de biomasse (soja, pâte à papier…) vers les pays du Nord. En outre, la foresterie a été révolutionnée par le pétrole. C’est grâce à cette énergie qu’à partir des années 1950 de nouvelles tronçonneuses, légères, et des véhicules dotés de bras hydrauliques remplacent la force musculaire des bûcherons. Dans les années 1970, des engins capables d’abattre, d’ébrancher et de tronçonner un arbre en moins d’une minute rendent l’industrie forestière hyper productive. Reste à développer des milliers de kilomètres de routes forestières, avec des bulldozers roulant au diesel, et à accroître la productivité, grâce à des engrais de synthèse parfois épandus sur les forêts par avions…

      La sylviculture est devenue une branche de l’agriculture intensive. Avec une essence clé : l’eucalyptus, dont les rendements en climat tropical et dopés aux engrais sont faramineux. En ce sens, la transition forestière, n’est forcément pas une bonne nouvelle pour le climat.

      Le pétrole ne remplace pas plus le charbon que ce dernier n’a remplacé le bois ?
      J.-B. F. Non, car le pétrole sert avant tout à faire avancer des voitures qui consomment énormément de charbon pour leur fabrication. En outre, les carburants des années 1930 incorporent beaucoup de benzol, issu de la distillation de la houille. Les automobiles ont besoin de routes, donc de ciment, et d’acier, donc de charbon. Enfin, grâce au pétrole, utiliser le ciment est plus aisé (pensons au camion toupie) et le charbon devient moins cher, car plus facile à transporter grâce au camion à benne levante.

      Ce qu’il faut retenir, c’est qu’il y a une symbiose entre toutes ces énergies. C’est avec des engins en acier, fabriqués avec l’énergie du charbon et mus par celle du pétrole, que la plupart des matières premières (bois, produits agricoles, métaux) sont produites, extraites, transportées. En 2020, les trois quarts de l’acier mondial sont produits avec… 1 milliard de tonnes de charbon.

      Le charbon a donc toujours de beaux jours devant lui ?
      J.-B. F. Je ne suis pas prospectiviste. Mais la production de charbon s’est effectivement beaucoup modernisée depuis les années 1980. Il s’exporte maintenant massivement. Il est probable que sa plus forte croissance historique soit passée. Mais rappelons que la Chine brûle à elle seule autant de charbon que le monde entier en 1980, et que la part des énergies fossiles dans le mix énergétique mondial demeure supérieure à 80 % aujourd’hui.

      Alors, d’où vient cette notion de transition énergétique ? Quand est-elle lancée ?
      J.-B. F. Elle vient de la futurologie atomique américaine des années 1950-1970. Elle est inventée par un petit groupe de savants qui sont passés par le projet Manhattan et sont persuadés que le surgénérateur nucléaire2 est la clef de survie de l’humanité pour faire face à la fin des ressources fossiles. Ils sont très minoritaires, et n’imaginent pas une telle transition avant trois ou quatre siècles. Mais l’idée de transition se diffusera dans le sillage de la crise pétrolière.

      Un discours de Jimmy Carter va jouer un grand rôle dans la fortune de cette expression. Le 18 avril 1977, devant les caméras de télévision, il commente trois courbes représentant trois systèmes énergétiques se succédant harmonieusement, et explique en substance que la première transition a eu lieu il y a 200 ans, quand nous sommes passés du pétrole au charbon, la deuxième avec l’utilisation du pétrole et du gaz naturel, et que, face à la raréfaction du pétrole, il est temps d’accomplir une troisième transition, vers le solaire et les économies d’énergie. Le Président ancre ce récit dans une histoire fausse.

      Pourquoi ce concept de transition, infondé, a-t-il connu un tel succès ?
      J.-B. F. C’est une expression simple et très inclusive. Dans la décennie 1970, tout le monde peut s’y retrouver : partisans du nucléaire, défenseurs du solaire, mais aussi promoteurs du charbon. Le scandale est que cette notion a été recyclée pour penser le défi climatique. Rappelons que les atomistes américains des années 1960 imaginaient une transition en trois ou quatre siècles. Or, face au réchauffement, il faut accomplir cette transition en trois ou quatre décennies, alors que les énergies fossiles sont abondantes.

      La raison de ce transfert est facile à comprendre : à partir de la fin des années 1970, ce sont des économistes – William Nordhaus étant le plus célèbre – qui ont fait leur classe pendant la crise énergétique qui s’emparent de la question climatique. Ils vont utiliser les mêmes raisonnements pour penser des problèmes qui étaient pourtant très différents. Le réchauffement climatique est une tragédie de l’abondance, et non de la rareté.

      Les énergies renouvelables ont-elles un rôle à jouer ?
      J.-B. F. Oui, bien évidemment. Les énergies renouvelables, surtout le solaire, coûtent de moins en moins chères et ont la capacité d’être déployables rapidement. Bien sûr, elles dépendent des ressources fossiles (acier, ciment, silicium), mais cela représente relativement peu de dioxyde de carbone (CO2). La vraie question est : que fait-on ensuite de cette électricité décarbonée ? Si on l’utilise pour faire rouler des voitures de 2 tonnes qui ont besoin de ponts en acier et de routes en ciment, on réduit l’intensité carbone de l’économie, certes, mais on ne règle pas le problème des émissions de CO2 !

      Et quid des véhicules électriques ?
      J.-B. F. La voiture électrique est avant tout une affaire de souveraineté énergétique. La moitié du parc mondial roule en Chine, où les deux tiers de l’électricité sont produits à partir du charbon. Pour l’instant, la voiture électrique a eu pour effet de renforcer la part du charbon face au pétrole dans la mobilité mondiale.

      Les experts du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) ont-ils proposé des solutions technologiques ?
      J.-B. F. Quand on se plonge dans leurs rapports, on est surpris par la technophilie incroyable qui y règne. Dans leur dernier document, il est fait référence au train hyperloop d’Elon Musk, l’hydrogène est partout, on y parle bitcoin et intelligence artificielle, mais le sujet de la sobriété est tout à fait marginal.

      Les experts du groupe III3 ont imaginé des solutions éminemment contestables à propos de la capture et du stockage du CO2 (CCS)4, poussés par l’industrie fossile, les cimentiers et la sidérurgie. Après avoir souligné, en 2001, que l’électricité au charbon avec capture du carbone reviendrait plus cher que l’électricité nucléaire, ils présentent en 2005 les capacités de stockage (dans les sous-sols ou au fond des océans) comme gigantesques et finalement pas si onéreuses !

      Surgit ensuite une idée encore plus extravagante : pomper du CO2 de l’atmosphère grâce à la bioénergie avec capture et stockage du carbone (BECSC)5. Concrètement, on brûle du bois pour faire de l’électricité, puis on récupère le CO2 à la sortie des cheminées pour l’enfouir dans le sol. Dans le rapport de 2014, le Giec prévoit ainsi (dans ses scénarios médians) des émissions négatives à hauteur de 10 milliards de tonnes de CO2 par an grâce à la BECSC ! Pourtant, il faut savoir que la production mondiale de bois, c’est 4 milliards de mètres cubes seulement. Donc, il faudrait au moins tripler ou quadrupler la production mondiale pour produire le bois qui serait ensuite brûlé dans ces centrales électriques équipées de dispositifs de CCS !

      Ces « solutions » sont donc irréalistes ?
      J.-B. F. On pourrait s’en amuser si elles n’influençaient pas les décisions politiques internationales et ne détournaient pas l’attention des véritables mesures à prendre. Les états ont adopté en 2015 l’Accord de Paris, qui reposait sur des promesses technologiques intenables inscrites dans le rapport du Giec de 2014.

      Aucun scientifique ne met en doute ces fausses solutions ?
      J.-B. F. Si, bien sûr. En 2017, une association des académies des sciences européennes les critique explicitement, soulignant qu’elles risquent d’aboutir à l’attentisme. Alors, dans le rapport de 2022, les experts du Giec les limitent un peu et ne parlent plus « que », selon les scénarios, de 170 à 900 gigatonnes6 de CO2 qu’il faut stocker d’ici à 2100. Mais ça reste énorme !

      La technologie ne nous permettra pas de lutter contre le réchauffement ?
      J.-B. F. Mon livre n’est pas technophobe. Le progrès technologique existe et il a même été gigantesque au XXe siècle. Par exemple, le passage de la machine à vapeur au moteur électrique divise par 10 l’intensité carbone de la force mécanique dans l’entre-deux-guerres. De nos jours, les renouvelables divisent par 12 l’intensité carbone de l’électricité par rapport au gaz. Ce que l’on fait avec les renouvelables, c’est diminuer l’intensité carbone de l’économie. Ni plus ni moins.

      La politique climatique doit être fondée sur des techniques disponibles, bon marché – peu importe qu’elles soient anciennes ou récentes. Par exemple, il ne sert probablement à rien de rêver d’avions à hydrogène ou de fusion nucléaire à l’horizon 2050. En revanche, on sait déjà décarboner l’électricité et, dans ce domaine, on peut sans doute parler de transition énergétique. Mais l’électricité ne représente que 40 % des émissions.

      Quelles solutions proposez-vous ?
      J.-B. F. C’est la question clé à laquelle mon livre ne répond absolument pas. Quelle politique climatique mener une fois que l’on comprend que la neutralité carbone est en grande partie illusoire et qu’on peut ralentir le changement, mais sans doute pas l’arrêter ? Si l’on veut réduire les émissions de secteurs comme l’aviation, le ciment, l’acier, le plastique, l’agriculture, autant de secteurs très difficiles à décarboner, il faut parler de niveau de production et donc de répartition. Il faut distinguer entre le CO2 utile et le CO2 inutile. Il faut transformer les comportements, et il faut sans doute plus d’égalité pour que ces transformations très profondes soient socialement acceptables. ♦

      https://lejournal.cnrs.fr/articles/energies-le-mythe-de-la-transition
      #transition_énergétique #énergie #histoire

  • Les #espions #russes recrutent sur #Leboncoin
    https://www.lemonde.fr/international/article/2022/10/21/les-espions-russes-recrutent-sur-leboncoin_6146733_3210.html

    Cette affaire vient, à son tour, appuyer le recours à une nouvelle pratique de l’#espionnage russe en France. Selon une source du ministère de l’intérieur, « une douzaine d’approches de ressortissants français sur des sites type Leboncoin.fr par des officiers traitants du SVR » ont été recensées ces dernières années, jusqu’en 2022. Les espions de Moscou ont ciblé, à chaque fois, des « profils tendres mais à haut potentiel », des étudiants, des diplômés de grandes écoles ou de jeunes professionnels. Tous étant susceptibles d’occuper, à l’avenir, des postes à responsabilité dans des entreprises de pointe ou des fonctions importantes au sein de l’administration française. Leur curiosité s’est portée, en priorité, sur la politique intérieure, la #recherche_scientifique et les #innovations_technologiques.

    Augmenter sa #rémunération
    Après quelques cours de mathématiques, Zakharov, le faux consultant tchèque, a proposé au jeune ingénieur d’augmenter sa rémunération contre des rapports et des documents sur des recherches scientifiques dans certains domaines technologiques de pointe. Dans un premier temps, ce jeune débutant plein d’avenir dans l’univers militaro-industriel français n’a pas vu malice aux questions qualifiées d’« anodines et légitimes », car liées à des prospections faites en France par le cabinet de conseil de son « élève ». Elles étaient destinées, en fait, à tester sa réceptivité à des sollicitations sortant du strict cadre des cours. Des doutes seraient apparus lorsque Valentin Zakharov a insisté pour obtenir des informations sensibles directement liées à son travail.

    Le profil de Zakharov fait écho à ceux des membres de la nomenklatura du renseignement russe, qui mêle business et espionnage. En parallèle de ses activités dans le monde du renseignement économique, il figure au sein d’un conseil d’administration d’une société privée de métallurgie installée à Saint-Pétersbourg. Le 26 février 2021, la représentation commerciale de la Russie en France et le ministère du développement économique de la Fédération de Russie organisaient le premier forum franco-russe sur… l’intelligence artificielle. D’après les éléments recueillis par Le Monde, les autorités françaises estiment à près de 75 le nombre d’agents secrets russes agissant sous fausse qualité diplomatique, qui leur permet de bénéficier de l’immunité s’ils se font arrêter.

    Pour le SVR, choisir de jeunes cibles est un investissement à long terme qui revêt de nombreux avantages. Leur naïveté, leur faible expérience et leur ignorance des méthodes d’espionnage russes en font des recrues faciles à pressurer pour des officiers expérimentés. L’objectif est double. Il s’agit de soutirer à la source des informations confidentielles et
    sensibles, liées au domaine d’expertise du « professeur », et sur son employeur, mais également d’accéder à son cercle professionnel et personnel. Dans les deux cas, l’officier traitant parie sur la future carrière de son contact.

    Des notes payées entre 200 et 300 euros
    Parmi la douzaine de cas découverts par la DGSI, un autre officier du SVR, chargé des questions politiques, travaillant à l’ambassade de Russie à Paris, a approché un jeune diplômé de grande école en répondant à l’une de ses annonces pour des cours de français postée sur Internet. Cette fois-ci, il n’a pas fait mystère de sa qualité de diplomate russe avant de donner à ces rencontres bimensuelles un tour de plus en plus confidentiel, en évitant toute trace électronique. Justifiant ses questions par « son isolement, en tant que russe, sur la scène diplomatique française », l’officier a, peu à peu, sollicité la rédaction de notes payées entre 200 et 300 euros sur des sujets variés de politique intérieure et étrangère, ainsi que sur des enjeux énergétiques tels que le projet de gazoduc Nord Stream 2.

  • « Nous, démissionnaires » : enquête sur la désertion d’en bas
    https://www.frustrationmagazine.fr/enquete-desertion

    Les discours vibrants d’étudiants d’une grande école d’ingénieurs agronomes, au moment de la remise de leur prestigieux diplôme, qui déclarent ne pas vouloir suivre la voie royale que notre société de classe leur réserve, ont eu un grand retentissement. Or, si la désertion d’une petite frange de nos élites est un événement, elle masque trop souvent la désertion d’en bas, moins flamboyante mais parfois plus héroïque, des membres de la classe laborieuse. Elle survient actuellement dans tous les secteurs, de la restauration à l’informatique en passant par l’Éducation nationale ou l’associatif. Les démissionnaires d’en bas disent beaucoup du dégoût du travail et de la vie sous le capitalisme. Ils remettent en question avec force la façon dont on produit, dirige et travaille dans ce pays comme ailleurs. Ils (...)

    • Des étudiants d’AgroParisTech appellent à « déserter » des emplois « destructeurs »

      Huit diplômés de l’école d’ingénieurs agronomes se sont exprimés, lors de leur cérémonie de remise de diplômes, contre un avenir tout tracé dans des emplois qu’ils jugent néfastes.

      « Ne perdons pas notre temps, et surtout, ne laissons pas filer cette énergie qui bout quelque part en nous. » Sur la scène de la luxueuse salle parisienne Gaveau, ce 30 avril, ils sont huit ingénieurs agronomes, fraîchement diplômés de la prestigieuse école AgroParisTech, à prendre la parole collectivement. Dans l’ambiance plutôt policée de cette soirée de remise de diplômes, après une introduction de musique disco sous éclairage de néons violet et vert bouteille, ils déroulent, d’un ton calme, un discours tranchant très politique.

      https://www.lemonde.fr/planete/article/2022/05/11/des-etudiants-d-agroparistech-appellent-a-deserter-des-emplois-destructeurs_

    • « Nous, démissionnaires » : enquête sur la désertion d’en bas

      Les discours vibrants d’étudiants d’une grande école d’ingénieurs agronomes, au moment de la remise de leur prestigieux diplôme, qui déclarent ne pas vouloir suivre la voie royale que notre société de classe leur réserve, ont eu un grand retentissement. Or, si la désertion d’une petite frange de nos élites est un événement, elle masque trop souvent la désertion d’en bas, moins flamboyante mais parfois plus héroïque, des membres de la classe laborieuse. Elle survient actuellement dans tous les secteurs, de la restauration à l’informatique en passant par l’Éducation nationale ou l’associatif. Les démissionnaires d’en bas disent beaucoup du dégoût du travail et de la vie sous le capitalisme. Ils remettent en question avec force la façon dont on produit, dirige et travaille dans ce pays comme ailleurs. Ils sont un groupe dont on ne parle pas mais qui augmente en nombre et dont l’existence est un caillou dans la botte du patronat. Enquête sur la désertion d’en bas.

      Il y a un an, j’ai conclu une rupture conventionnelle et quitté mon dernier CDI. Deux mois plus tard, une amie faisait de même. Six mois plus tard, un autre m’annonçait sa démission. Il y a deux semaines, mon frère a démissionné de son premier CDI, il a vécu ce moment comme une libération. Après des années de brimades et de résistances dans une association, ma belle-mère a fait de même. Autour de moi, au travail, “on se lève et on se casse”. “Félicitations pour ta démission !” est un message que j’envoie plus souvent que “bravo pour ta promotion !” . Le récit du premier rendez-vous Pôle Emploi est devenu, parmi mes proches, plus répandu que celui du prochain entretien d’embauche. Le média en ligne Reporterre nous a informé la semaine dernière que nous n’étions pas les seuls, loin de là. Le phénomène de la « grande démission », qui a concerné aux Etats-Unis autour de 47 millions de personnes, semble toucher la France. L’enquête périodique du ministère du Travail sur les mouvements de main-d’œuvre le confirme : on assiste depuis 2 ans à une augmentation importante des démissions (+20,4% entre le premier trimestre 2022 et le dernier trimestre 2019).

      Ça n’a échappé à personne tant que le matraquage médiatique est intense : des secteurs peinent à recruter, ou perdent du personnel. C’est le cas de la restauration, dont le patronat se plaint, dans Le Figaro, de ne plus oser parler mal à ses salariés de peur qu’ils fassent leur valise. Mais c’est aussi le cas de l’hôpital public ou de l’Education nationale. Les explications médiatiques laissent le plus souvent à désirer : pour le Point, nous aurions perdu le goût de l’effort, tandis que la presse managériale se lamente sur ce problème qui serait générationnel. Ces dernières semaines, le thème de la désertion est essentiellement traité du point de vue d’une petite partie de la jeunesse diplômée et bien née, qui pour des principes éthiques et politiques, refuserait, comme par exemple dans les discours devenus viraux des étudiants d’AgroParisTech dont nous parlions en introduction, de diriger une économie basée sur la destruction de notre habitat pour se reconvertir dans l’agriculture paysanne.

      Mais qu’en est-il de cette désertion du milieu et d’en bas, celle des employés, des cadres subalternes, des fonctionnaires, des techniciens et des exécutants de la société capitaliste qui décident – souvent parce qu’ils n’en peuvent plus – de quitter leur emploi ? Derrière les grands principes, la réalité du travail est exposée dans la cinquantaine de témoignages que nous avons reçue, issus de tous secteurs : la désertion de la classe laborieuse est avant tout une quête de survie individuelle dans un monde du travail absurde et capitaliste. Elle dit beaucoup de la perte de nos outils collectifs de résistance aux injustices, de la solitude des travailleurs dont tout le monde se fout, mais aussi d’un refus puissant de jouer le rôle qu’on nous assigne. La grande démission est-elle une chance à saisir pour changer la société ?

      La démission, une question de survie face à la violence au travail

      Arthur* ne parle pas de « désertion ». Il n’a pas eu l’occasion de faire un discours vibrant lors de sa remise de diplôme. C’est normal, il est devenu apprenti pâtissier dès ses 14 ans et n’a pas eu le temps de souffler depuis. Mais il y a deux mois, il a démissionné de son emploi dans la restauration. Son patron a refusé la rupture conventionnelle, ce dispositif légal qui permet de partir, avec l’accord de son employeur, en échange d’indemnités minimales mais d’un accès aux indemnités chômage. Sa justification ? « Je t’ai appris des valeurs donc tu ne vas pas pointer au chômage ». Parmi les valeurs de ce Père La Morale : l’homophobie, qui a contraint Arthur à devoir cacher sa sexualité, avant d’être poussé au coming out, devant des collègues, par son patron. Dans cette petite entreprise, il a enduré des années de brimades et d’humiliations qui lui ont fait perdre confiance en lui et le goût de son travail. Depuis sa démission, il est sans revenus et a du mal à retrouver un emploi décent. Il n’empêche qu’il vit son départ comme un soulagement, après avoir enduré tête baissée ces années de captivité professionnelle, avec ses horaires décalées, son chef tyrannique et sa paye minimale. Le confinement de 2020 a joué un rôle déterminant dans sa prise de décision : Arthur a enfin eu du temps pour voir ses proches, sa famille, pour s’intéresser à la politique et ainsi, avancer.

      Les problèmes de turnover du secteur de la restauration ne sont quasiment jamais décrits du point de vue d’Arthur et de ses collègues. La presse est entièrement mobilisée pour relayer le point de vue du patronat, qui se plaint d’une pénurie de main-d’œuvre. Arthur rit jaune devant un tel spectacle : « ça me fait autant marrer que ça me dégoûte, m’explique-t-il, et mon patron tenait aussi ce discours de ouin-ouin « il y a un grand turn over plus personne ne veut travailler… » alors qu’on faisait quasiment tous 65h payées 39h ». Le secteur de la restauration est à l’avant-poste de tout ce qui dysfonctionne – ou plutôt fonctionne selon les intérêts du patronat – dans le monde du travail : des salariés isolés, sans représentation syndicale efficace, une hiérarchie omniprésente et intrusive, un travail difficile, en horaires décalés, avec beaucoup d’heures supplémentaires (souvent non payées) et avec peu d’autonomie et où le droit est très peu respecté.

      C’est aussi à cause de la violence généralisée que Yann a quitté plusieurs emplois successifs, dans la manutention puis le bâtiment. Pour lui, le problème venait tout autant de hiérarchies « maltraitantes » que de l’ambiance générale entretenue au sein des entreprises qu’il a connu : « J’avais cette sensation qu’on m’obligeait à bosser avec des personnes que j’aurais détesté fréquenter en dehors, et d’un autre côté qu’on me mettait en compétition avec des gens avec qui j’aurais pu être pote » m’a-t-il raconté. L’ambiance « stupidement viriliste » au travail ne lui convenait pas et il n’a pas trouvé de possibilités d’améliorer les choses.

      La plupart des témoignages reçus viennent confirmer une tendance lourde du monde du travail des années 2020 : si la violence est aussi répandue, c’est parce que la pression au travail s’est accrue, et pèse sur les épaules de toute une partie des effectifs, des managers aux employés de base. L’absence d’empathie des chaînes hiérarchiques semble être devenue la norme, comme nous l’avions déjà décrit dans un précédent article. C’est ainsi que Sara*, responsable de boutique dans une chaîne d’épicerie, a fini par quitter son emploi, après avoir gravi tous les échelons. Déjà éprouvée par la misogynie continuelle qu’elle subissait au quotidien, elle s’est retrouvée seule face à une situation de violence au travail, sans réaction de sa hiérarchie. Dans cette structure jeune, très laxiste sur le droit du travail, elle n’a pas trouvé de soutien face à la pression continuelle qu’elle subissait. Résultat, nous dit-elle, « j’allais au travail la boule au ventre, je faisais énormément de crises d’angoisse chez moi le soir, beaucoup d’insomnies aussi. J’ai un terrain anxieux depuis l’adolescence mais c’était la première fois depuis des années que j’ai ressenti le besoin d’être sous traitement. Je me sentais impuissante et en danger ».

      Ce témoignage est tristement banal : il semblerait qu’en France, les hiérarchies se complaisent dans l’inaction face aux atteintes à la santé des salariés. Il faut dire que les dernières évolutions législatives ont considérablement favorisé cette nouvelle donne. Nous en avons parlé à de multiples reprises : depuis la loi El Khomri de 2016 et les ordonnances travail de 2017, la santé au travail est reléguée au second plan, et le pouvoir du patronat face aux salariés a été considérablement renforcé. Le prix à payer était, jusqu’ici, l’augmentation du mal-être au travail, du burn out ainsi que des accidents, qui fait de la France une triste championne d’Europe de la mortalité au travail.

      La démission et le turn over qui en résultent, ainsi que la difficulté à recruter dans de nombreux secteurs, est désormais le prix que doivent payer les employeurs, et ils ne sont pas contents : peut-être auraient-ils pu y songer quand ils envoyaient toutes leurs organisations représentatives (MEDEF, CPME…) plaider pour détricoter le code du travail auprès des gouvernements successifs.

      La « perte de sens » : une question matérielle et non spirituelle

      Dans les témoignages reçus, la question du sens occupe une place moins grande que celle des (mauvaises) conditions de travail. Là encore, la désertion d’en bas diffère de la désertion d’en haut décrite dans la presse, où la question du sens et des grands principes est centrale. Au point que les grands groupes s’adaptent pour retenir leurs « talents » (c’est comme ça que les cadres sup appellent les autres cadres sup) en se donnant une « raison d’être » qui ne soit pas que la satisfaction de l’appât du gain des actionnaires. Ce dispositif est permis par la loi PACTE depuis 2019, et il ne sert à rien d’autre qu’à faire croire qu’une boîte capitaliste n’est pas seulement capitaliste : elle aime les arbres, aussi. Quand il s’agit du sens au travail, personne n’évoque la politique de “Responsabilité Sociale et Écologique » que les grands groupes affichent fièrement sur des affiches dans le hall du siège social. En revanche, trois cas de figures semblent se dessiner : le sentiment d’absurdité et d’inutilité, le sentiment de ne pas réussir à faire correctement son travail et de voir ses missions dévoyées, et enfin celui de faire un travail nuisible, intrinsèquement mauvais, qu’il convient de quitter pour des raisons politiques et morales.
      1 – L’absurdité au rendez-vous : « qu’on existe ou pas, ça ne change rien »

      Mon frère a quitté une structure associative où il était constamment noyé de boulot… sans savoir à quoi il servait. « J’ai encore une histoire à la The Office à te raconter » avait-il l’habitude de m’écrire. The Office, brillante série américaine, met en scène des salariés qui font toujours autre chose que leur travail, car constamment sollicités par un patron égocentrique et extravagant les entraînant dans un tourbillon de réunions, formations sécurité, séminaires de team building, concours de meilleur employé etc. Mais à la fin, ils servent à quoi, ces gens qui travaillent ? Dans le cas de mon frère, si le sens était altéré, c’était d’abord en raison d’une mauvaise gestion, d’un objet mal défini par un compromis politique reconduit chaque année par un directoire composé d’élus locaux. Il n’empêche que pour mon frère, l’intérêt de son job pour la société n’était pas avéré : « qu’on existe ou pas, ça ne change rien » m’a-t-il dit avant de décider de partir.

      Le thème des « bullshit jobs », ces métiers inutiles et ennuyeux dont l’existence a été brillamment théorisée par l’anthropologue britannique David Graeber, peut expliquer tout un pan du désamour d’une partie des cadres moyens pour leurs professions vides de sens. Pour mon ami A., son activité de consultant s’inscrivait en partie dans ce paradigme-là. Bien sûr, son action avait une utilité pour l’entreprise cliente, car le logiciel qu’il y mettait en place et pour lequel il formait le personnel à une organisation dédiée améliorait vraiment les choses. Mais que faire si l’entreprise elle-même avait une activité absurde ?

      Le capitalisme contemporain, nous dit Graeber, génère une immense aristocratie constituée de services de ressources humaines et de cabinets de consultants, c’est-à-dire de gens dont le travail est de gérer le travail des autres. Forcément, l’utilité ne tombe pas toujours sous le sens. Cette masse de gens qui dépendent de cette économie des services pour le travail n’a cessé de grossir, et ses contradictions génèrent sa propre croissance : dans ces entreprises où les cadres s’ennuient et se demandent à quoi ils servent, il faut faire venir des consultant en bien-être au travail qui vont organiser des ateliers et des cercles de parole pour parler de ce problème.

      Le problème du sentiment d’absurdité au travail, c’est qu’aucune hiérarchie ne tolère qu’il s’exprime librement. Les techniques de management des années 2020 insistent sur la nécessité de l’engagement, en toute bienveillance évidemment : il s’agit d’être sûr que tout le monde adhère à fond au sens de son travail. Ecrire un hymne en l’honneur de l’entreprise, comme A. a été invité à le faire lors d’un week-end de « team building », poster des photos de son travail et de son enthousiasme sur un réseau social interne, comme doivent le faire les salariés d’un grand groupe agroalimentaire où j’ai eu l’occasion de mener une expertise en santé au travail. Le non-engagement est sanctionné : dans cette entreprise, une évaluation comportementale annuelle se penche sur le niveau d’engagement et d’implication des salariés. Le soupir n’est pas de mise. Comment, dans ces conditions, tenir le coup sans devenir un peu fou ? A., comme d’autres consultants qui m’ont écrit, a choisi la démission.
      2 – La qualité empêchée : « j’aimerais juste pouvoir faire mon travail »

      Le sentiment d’absurdité ne peut expliquer à lui seul la succession de démissions et de déception professionnelle. Au contraire, nombre de récits reçus sont ceux de gens qui croyaient en ce qu’ils faisaient mais se sont vu empêcher de mener correctement leurs missions. La question du sens est le plus souvent abordée sous l’angle de la capacité ou non à bien faire son travail. Or, autour de moi et dans les témoignages reçus pour cette enquête, tout le monde semble frappé de ce que les psychologues du travail appellent la « qualité empêchée ».

      L’histoire de Céline*, maîtresse de conférence dans l’université d’une grande ville française, s’inscrit en partie dans ce cadre. Elle aussi a été poussée au départ par une pression administrative constante et l’absence de solidarité de son équipe. Elle a quitté une situation pourtant décrite comme confortable et stable : fonctionnaire, dans l’université publique… Pour elle, son travail est détruit par « les dossiers interminables pour avoir des moyens ou justifier qu’on a bien fait son travail », mais aussi les programmes et l’organisation du travail qui changent constamment et, évidemment, le manque de moyens. Paloma, enseignante dans le secondaire, a pris conscience de son envie de partir lors des confinements, mise face à la désorganisation de l’Education nationale, au niveau du pays comme des deux établissements où elle enseignait. Plus généralement, elle m’a confié que “le plus dur, c’était de constater que les élèves détestent l’école et les profs aussi, et qu’on ne cherche pas à faire réfléchir les élèves ou à développer leur sens critique. Je ne voulais pas contribuer à ça.”

      La question du manque de moyens est omniprésente lorsque l’on discute avec les personnels des services publics. Ce manque, qui se ressent dans la rémunération mais qui transforme toute envie d’agir ou d’améliorer les choses en parcours du combattant face à des gestionnaires omniprésents et tâtillons, brisent l’envie de rester. Les soignant.e.s ne cessent de le répéter, apparemment en vain : « En formation, on apprend que chaque patient est unique et qu’il faut le traiter comme tel, résumait Thierry Amouroux, porte-parole du Syndicat National des Professionnels Infirmiers. Mais quand on arrive à l’hôpital, on est face à un processus bien plus industriel, où on n’a pas le temps d’accompagner le patient, d’être à l’écoute. Il y a alors le sentiment de mal faire son travail et une perte de sens ». C’était il y a un an. Désormais, la pénurie de personnel entraîne la fermeture de services d’urgences la nuit, un peu partout en France. Ce sont les patients, et le personnel qui continue malgré tout, qui subissent de plein fouet les départs en masse de l’hôpital public où « la grande démission » n’est pas une légende médiatique.

      Face à ces problèmes très concrets, la question du sens devient presque une opportunité rhétorique pour le gouvernement et les strates hiérarchiques : il faudrait « réenchanter la profession », donner du sens aux métiers du service public à base de communication abstraite, plutôt que de donner les moyens de travailler correctement.
      3 – Le sentiment de faire un travail nocif : ​​”j’étais surtout un maillon de la perpétuation de la violence sociale”

      Hugo* travaillait pour un important bailleur social d’Île-de-France. Désireux de sortir de la précarité continue qu’il connaissait en enchaînant les CDD dans la fonction publique, il est devenu chef de projet dans cette structure, en ayant l’espoir de pouvoir se rendre utile. « J’y suis arrivé plein d’entrain car j’avais à cœur de faire un métier « qui ait du sens » … loger les pauvres, être un maillon de la solidarité sociale, etc ». Il a vite déchanté : « Globalement, je me suis rendu compte que j’étais surtout un maillon de la perpétuation de la violence sociale. In fine, malgré tout l’enrobage du type « bienveillance », « au service des plus démunis », des photos de bambins « de cité » tout sourire, il s’agissait d’encaisser les loyers pour engraisser les actionnaires (c’était un bailleur social privé, pas public). J’ai ainsi participé à une opération de relogement d’une tour de 60 habitants, qui allait être démolie dans le cadre du « renouvellement urbain ». Autant vous dire que les locataires n’étaient pour beaucoup (hormis quelques fonctionnaires communaux ayant encore un peu d’âme) que des numéros. Des « poids » à dégager au plus vite. Toutes les semaines je devais faire un « reporting » sur combien étaient partis, combien il en restait encore, avec un objectif… Je devais faire 3 propositions de logement aux locataires et leur mettre la pression pour qu’ils acceptent, en brandissant la menace de l’expulsion à demi-mot. Je voyais l’angoisse sur le visage des gens. » Hugo a fini par craquer et obtenir – au forceps – une rupture conventionnelle.

      Selma* et Damien* travaillaient aussi dans des professions participant de la façon dont on construit et on habite les villes. La première est urbaniste, le second architecte. Ils ont quitté des métiers pourtant souvent perçus comme intéressants et utiles parce que les effets de leur action leur semblaient vains voire néfastes, sur le plan social et écologique. Pour Selma, les mauvaises conditions de travail liées aux contraintes financières de son entreprise rachetée par un grand groupe sapait la qualité de son travail. Quant à Damien, il déplore les activités de son ancienne agence d’architecture : “Les projets sur lesquels je travaillais étaient très loin de mes convictions : des logements pour des promoteurs, en béton, quasiment aucune réflexion sur l’écologie (au-delà des normes thermiques obligatoires). Je faisais partie d’une organisation qui construisait des logements dans le seul but de faire de l’argent pour les promoteurs avec qui je travaillais.” Sa conclusion est sans appel : “Globalement, j’en suis arrivé à la conclusion que nous allions tous dans le mur (écologique). Les villes seront bientôt invivables, ne sont pas résilientes au changement climatique (essayez de passer un été sans clim à Strasbourg). J’ai constaté que j’étais totalement impuissant pour changer un tant soit peu les choses.”

      Les personnes qui travaillent dans des domaines d’activité nocifs à la société et qui en souffrent évoluent dans une contradiction forte, qui se termine souvent par un départ, faute d’avoir pu faire changer les choses de l’intérieur. Le manque d’autonomie conjugué à la quête de sens peut expliquer le nombre croissant de démissions et la pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs (le nucléaire, par exemple, a de grosses difficultés à recruter – étonnant, non ?). Chercher du sens dans son travail pose néanmoins une question de ressources : la stabilité économique doit d’abord être garantie, et la majeure partie de la classe laborieuse n’a pas le luxe de s’offrir le sens et la sécurité tout à la fois.
      La démission : une forme (désespérée) de protestation au travail ?

      Je repense à mes départs successifs (trois, au total : un non-renouvellement de CDD, une démission, une rupture conventionnelle) avec soulagement mais aussi une pointe de culpabilité. Quitter un emploi, c’est laisser derrière soi des collègues que l’on appréciait, avec qui l’on riait mais aussi avec qui on luttait. Deux de mes départs ont été le résultat de petites ou de grosses défaites collectives, accompagné d’un dégoût ou d’un désintérêt pour des secteurs ou des entreprises que j’estimais impossibles, en l’état du rapport de force, à changer. J’ai donc demandé à toutes les personnes qui m’ont raconté leur démission si elles avaient tenté de changer les choses de l’intérieur, et comment cela s’était passé. La majeure partie des personnes qui m’ont répondu ont tenté de se battre. En questionnant la hiérarchie sur les conditions de travail, en réclamant justice, en poussant la structure à s’interroger sur le sens de son action et de ses missions… en vain.

      Les situations les plus désespérées en la matière m’ont sans doute été racontées de la part de démissionnaires du monde associatif. Les associations, des structures où l’on exerce en théorie des métiers qui ont du sens… et qui sont progressivement vidées de leur essence par des hiérarchies calamiteuses, des conditions de travail très dégradées, des logiques néolibérales et gestionnaires qui viennent s’appliquer au forceps, contre l’intérêt des salariés et des usagers… Et le pire, c’est que le discours du sens y est devenu une arme mobilisée par le patronat associatif pour mater les salariés récalcitrants en leur opposant la noblesse de leur mission et la nécessité de ne pas y déroger pour ne pas nuire aux usagers. Antoine, démissionnaire d’une association d’éducation populaire dans l’ouest de la France, résume bien la situation : “dans l’associatif, la répression syndicale est super forte, joli combo avec le côté « on est dans une association alors on est toustes des gens biens et militants donc ça se fait pas de parler de domination”, qui décourage pas mal à se mobiliser…”.

      Il y a des secteurs qui sont structurellement moins propices à la résistance salariale collective, et l’associatif en fait partie, et pas seulement à cause du discours évoqué par Antoine. Le syndicat ASSO, la branche de Solidaires dédié aux salariés de l’associatif, rappelle qu’il s’agit d’un secteur “très atomisé, où nombre de salarié.e.s se trouvent seul.e.s dans de très petites structures : plus de 80 % des associations emploient moins de 10 salarié.e.s. L’organisation d’élections n’est pas obligatoire selon le code du travail pour les structures de moins de 10 salarié.e.s (6 pour la Convention de l’animation). Très peu de salarié.e.s ont une voix officielle, via un représentant.e du personnel, pour participer aux discussions sur leurs conditions de travail et pas d’appuis en interne en cas de conflit.” Par ailleurs, “près de 30% des salarié.e.s associatifs ne sont pas couverts par une convention collective (contre 8% dans le secteur privé marchand)”. On part donc de plus loin, quand on est salarié de l’associatif, que d’autres, pour améliorer les choses. Mais c’est le cas, d’une façon générale, dans l’ensemble des secteurs du pays qui ont tous subi d’importants reculs en matière de rapport de force salarial. Partout, le patronat est sorti renforcé des différentes réformes gouvernementales.

      C’est le cas à la SNCF, dont le personnel est massivement sur le départ depuis 2018, date de la réforme ferroviaire et d’une longue grève brisée par Macron et Borne, alors ministre des Transports et depuis Première ministre. En 2019, les départs ont augmenté de 40% par rapport à 2018, et ils suivent depuis le même rythme. La direction de la SNCF a tout fait pour briser les collectifs de travail, atomiser les salariés et modifier leurs conditions de travail. Dans Libération, les cheminots racontent comment la fin de leur statut a mis fin, entre autres, à la retraite garantie à 55 ans, compensation d’un rythme de travail épuisant.

      Difficile de résister quand les syndicats sont de moins en moins présents et nombreux. Yann, notre manutentionnaire démissionnaire, s’en prend quant à lui à la perte de culture du rapport de force chez ses collègues : « J’ai 35 ans et j’ai entendu de plus de plus les discours managériaux et les exigences patronales dans la bouche des ouvriers. C’est d’une déprime… Rien à prendre aussi du côté des « anciens » avec des dos défoncés qui ressassent des discours du type « on se plaignait pas avant », « les jeunes veulent plus rien faire »… ». Le problème dépasse largement, selon Yann, la culture de son ex-entreprise. Il s’étonne : “C’est fou que le sujet du malheur au travail ne soit quasiment jamais abordé à part par le côté clinique des burn out. Le sujet est absent de toutes les dernières campagnes électorales.”

      La solitude et la désunion, ou du moins l’absence de culture du rapport de force au travail, est une réalité qu’il est facile d’éprouver : la baisse continue des effectifs syndicaux n’en est que l’illustration statistique la plus flagrante. La démission devient alors une façon de mettre le collectif face à ses contradictions, d’interpeller collègues, direction et la société plus globalement sur les injustices qui s’accumulent. C’est un peu ce que concluait mon amie Orianne, infirmière à l’AP-HP et depuis en disponibilité pour exercer dans le privé. Comme des milliers de soignant.e.s en France, elle a déserté des hôpitaux publics détraqués par les gouvernements successifs – et celui-ci en particulier. Membre du collectif InterUrgences, Orianne s’est pourtant battue pendant plusieurs années, avec ses collègues, pour obtenir une revalorisation salariale et de meilleures conditions de travail, globalement en vain. Les applaudissements aux fenêtres durant le premier confinement n’auront donc pas suffi : le départ a été pour elle une issue personnelle et, dans un sens, collective ; face au manque de soignant.e.s, le gouvernement va-t-il finir par réagir ?

      De là à dire que la démission est une forme radicale et individuelle de grève, il n’y a qu’un pas que nous franchirons pas : car les grèves renforcent le collectif, soudent les collègues autour d’un objectif commun alors que la démission vous laisse le plus souvent seul, même si des effets collectifs peuvent se créer. Antoine a bon espoir que sa démission ait un peu secoué les choses : “mon départ a pas mal remué le Conseil d’Administration de mon association qui a prévu un gros travail sur la direction collégiale entre autres. A voir si cela bouge en termes de fonctionnement interne”, me dit-il. Lorsque mon frère a quitté son association, il s’est demandé si ses supérieurs hiérarchiques allaient “se remettre en question”. Je lui ai plutôt conseillé de ne pas en attendre grand-chose : les hiérarchies sont généralement expertes pour ne pas se remettre en question. Les “départs” sont évoqués, dans les entreprises, avec une grande pudeur, voire carrément mis de côté ou rangés du côté des fameux “motifs personnels” qui sont la réponse préférée des hiérarchies aux manifestations de la souffrance au travail.
      La quête (vaine ?) d’un ailleurs

      “Si ça continue, je vais partir élever des chèvres dans le Larzac moi” : c’est une phrase que j’ai souvent entendu, cliché du changement de vie après des déceptions professionnelles. Force est de constater que ce n’est pas la route empruntée par la plupart des démissionnaires, sinon les départements de la Lozère ou de l’Ariège auraient fait un signalement statistique. La plupart des personnes qui ont témoigné au cours de cette enquête ont des aspirations plus modestes : trouver un emploi avec des horaires moins difficiles, quitter une entreprise toxique, prendre le temps de réfléchir à la suite ou devenir indépendant.

      La reconversion agricole ou la reconversion tout court restent des possibilités accessibles à une minorité de personnes, en raison du temps et de l’argent que cela requiert. Yann, à nouveau, a tout résumé : “J’entends souvent le type de discours sur la perte de sens des CSP+ qui rêvent d’ouvrir un food truck ou un salon de massage, et ça m’irrite au plus haut point. Quand on est cadre, on a le capital financier/scolaire et le réseau pour faire autre chose. C’est nettement plus difficile quand on est préparateur de commande”. Mon compagnon fait partie de celles et ceux qui ont choisi la reconversion agricole comme planche de salut après des expériences désastreuses dans d’autres secteurs de l’économie. Il est le premier à relativiser le discours qui fait de l’agriculture un “ailleurs” au capitalisme . Ce n’est d’ailleurs pas pour ça qu’il a franchi ce cap, mais bien en raison d’un désir de vivre à la campagne, loin de la ville et dans un secteur qui l’intéressait davantage. Mais pour lui ce n’est pas une “alternative” au capitalisme, et c’est loin d’être une activité qu’il conseillerait à toutes celles et ceux qui veulent déserter les bureaux ou les entrepôts de la vie capitaliste : “C’est dur et tu gagnes mal ta vie”.

      Loin de l’image d’Epinal de la reconversion agricole enchantée où l’on vit d’amour et d’eau fraîche dans des cabanes dans les bois, façon vidéo Brut, l’agriculture, même biologique, s’insère dans un marché et dans des rapports de force qui sont tout sauf anticapitalistes. Le poids politique de l’agriculture intensive, le règne de la FNSEA, le principal lobby agro-industriel qui impose ses vues à tout le monde, avec le soutien du gouvernement, ne font pas de ce secteur un endroit apaisé et éloigné des turpitudes décrites précédemment.

      J’ai voulu un temps m’y lancer moi aussi (depuis, je me contente d’être vendeur au marché, ce qui me convient très bien) et j’ai vu, lors des formations que je suivais, l’attraction que le secteur exerçait sur de nombreux salariés désireux de changer, littéralement, d’horizon. J’ai vu ceux d’en bas, qui luttaient pour obtenir un lopin de terre à peine cultivable, et ceux d’en haut, qui rachètent des domaines immenses, font creuser des étangs et plantent le jardin bio-permaculture de leur rêve – pardon, font planter par des ouvriers agricoles – et semblent y jouer une vie, comme Marie-Antoinette dans la fausse fermette construite pour elle dans les jardins de Versailles. Puis ils s’étonnent que la population locale ne les accueille pas à bras ouverts… Bref, le monde agricole n’est pas un ailleurs, il est une autre partie du capitalisme où il faut lutter – même si le paysage y est souvent plus beau. Et d’ailleurs, les agriculteurs démissionnent aussi – de leur métier ou, c’est une réalité tragique, de leur propre vie. Les exploitants agricoles ont malheureusement la mortalité par suicide la plus élevée de toutes les catégories sociales.

      S’il y a bien un désir qui réunit la majeure partie des démissionnaires à qui j’ai parlé, et qui m’a moi-même animé, c’est celui de sortir du lien de subordination et du monde étouffant de l’entreprise en devenant indépendant. Ce désir d’indépendance, souvent snobé, quand on est de gauche, car il s’apparenterait à de la soumission déguisée en autonomie entrepreneuriale, n’est pourtant pas vécu comme un “projet” disruptif et capitaliste. Bien au contraire, les gens qui choisissent la voie de “l’auto-entrepreneuriat” et du freelance savent que c’est aussi une précarité économique que l’on peut vivre si on en a les moyens : quelques économies, un niveau de qualification suffisant, un petit réseau… Mais parfois, après avoir subi la violence du lien hiérarchique, on peut s’en contenter si c’est une possibilité. Mohamed, ingénieur, résume ce qui, pour lui, mène à l’envie d’indépendance, et qui résulte directement des impasses structurelles du travail sous le capitalisme contemporain : “Je n’ai que trois possibilités : faire partie d’un grand groupe (Atos, Orange, Thales, etc.), pire solution car travaillant exclusivement pour des actionnaires avec un boulot qui n’a aucun sens. Repartir en PME, ce qui est très bien pour 5 ans maximum mais on finit toujours par se faire racheter par les gros. Ou devenir indépendant.” Mais pour beaucoup, après la démission, c’est la quête d’un boulot salarié “moins pire” qui reste le seul choix possible.

      Démissionnaires de tous les secteurs, unissons-nous !

      Poussés dehors par des entreprises et des services publics de plus en plus macronisés (c’est-à-dire où la violence des rapports humains, la fausseté du discours et la satisfaction des actionnaires ou des gestionnaires prennent toute la place), nous sommes amenés à chercher des recours possibles pour mener une vie plus tranquille, un peu à l’égard de la guerre que le capitalisme nous mène. Mais l’ailleurs n’existe pas, ou bien il implique des choix de vie radicaux et sacrificiels. “Je me demande s’il y a moyen de dire fuck à la société capitaliste sans devenir un primitiviste babos qui ne se lave plus”, me résumait cette semaine mon frère, sans pitié. Franchement, sans doute pas. On peut s’épargner des souffrances inutiles en refusant le salariat, des boulots absurdes et profondément aliénants – quand on le peut – mais partout où on l’on se trouve, il faut lutter.

      Ce constat serait plombant si j’étais le seul à avoir quitté à répétition mes derniers emplois. Mais ce n’est pas le cas. Nous, démissionnaires, sommes des dizaines de milliers. Nous, les rescapés des ruptures conventionnelles, les démissionnaires sans allocations, les abandonneurs de postes, rejoignons chaque jour le cortège ordinaire des licenciés, des en-incapacité-de-travailler, des accidentés, des malades, de tous ceux qui ont été exclus ou se sont exclus du cursus honorum que le capitalisme accorde à celles et ceux qui ne font pas partie de la classe bourgeoise : baisse la tête, obéis au chef, endette-toi, fais réparer ta voiture et peut-être qu’à 40 ans tu seras propriétaire de ton logement.

      Nous, démissionnaires, sommes si nombreux et si divers. Les écœurés du virilisme des chantiers comme Yann, les saoulées du sexisme de boutique comme Sara, les rescapés de la brutalité patronale comme Arthur, les Selma et Damien qui ne veulent pas nuire aux habitants en faisant de la merde, les Céline, Paloma et Orianne qui n’ont pas rejoint le service public pour maltraiter élèves et patients mais aussi les Mohamed, les Hugo qui ne veulent pas engraisser des actionnaires en faisant de l’abattage de dossier pour gonfler les chiffres… Démissionnaires = révolutionnaires ? En tout cas, leur démission est une preuve de non-adhésion au système capitaliste.

      Démissionnaires de tous les secteurs : vous n’êtes pas seuls, nous sommes des milliers, et notre existence fait le procès de l’entreprise capitaliste. Notre amour du travail bien fait, de la justice et de la solidarité sont incompatibles avec la façon dont le capitalisme transforme nos activités, même celles qui en sont a priori le plus éloignées. Démissionnaires de tous les secteurs : unissons-nous !

      https://www.frustrationmagazine.fr/enquete-desertion

      #désertion #désertion_d'en_bas #démissionnaires #travail