Il est possible, si l’on ne veut pas abandonner l’avenir du numérique aux Big Tech, de s’engager dans des voies alternatives plus collectives et moins marchandes.
Espace de débats pour interroger les changements du monde, le Procès du siècle se tient chaque lundi à l’auditorium du Mucem à Marseille. Libération, partenaire de l’événement depuis ses débuts, proposera, jusqu’en avril 2024, articles, interviews ou tribunes sur les thèmes de cette nouvelle saison. A suivre le lundi 16 septembre le débat « Comment réenchanter le numérique ? »
Comment réenchanter le numérique ? Comment restaurer l’utopie qui baignait, jadis, ce territoire si prometteur, et dont l’horizon, subrepticement, n’a cessé de s’obscurcir ? Voici la complexe question qui sera posée, le 16 décembre, au Procès du siècle, le cycle de conférences qu’anime depuis quatre saisons le Mucem de Marseille.
Le paysage actuel, il est vrai, n’invite guère au sourire, pas plus qu’à l’optimisme. Pensons à cette insatiable économie de l’attention qui séquestre nos cerveaux, à ces tourbillons de désinformation qui abêtissent et manipulent les élections. Pensons à cette IA générative qui pille et dépossède, à nos données personnelles prédatées aux quatre coins du web, ou encore aux technologies qui organisent la surveillance de nos vies privées et la limitation de nos libertés publiques…
Telle n’était pourtant pas la promesse. « Dans les années 1990, lorsque se développent les ordinateurs personnels et internet, le numérique n’est pas du tout l’objet privatisé, individualisé et compétitif qu’il est aujourd’hui », rappelle la philosophe et membre du Conseil national du numérique, Anne Alombert, qui participera à l’événement marseillais. Les mots d’ordre d’alors ? « Horizontalité, partage des savoirs, contribution, accessibilité… » Le plus puissant vestige de cet âge d’or : l’encyclopédie collaborative, universelle et multilingue Wikipédia, bien sûr, qui fêtera ses 24 ans en janvier.
Rattrapés par l’implacable logique de marché, les idéaux des débuts ont été progressivement marginalisés, sans qu’on n’y prenne vraiment garde… Nous aurons mis du temps à dessiller : « Le désenchantement s’est fait à bas bruit », souligne la chercheuse et militante associative Valérie Peugeot, professeure associée à Sciences Po, et ancienne du Conseil national du numérique et de la Cnil. « La prise de conscience a certes débuté assez tôt dans les milieux associatifs, plus affûtés sur ces sujets et conscients dès l’origine des talons d’Achille du numérique, mais la bascule plus globale n’a eu lieu qu’autour de 2015 ».
Comment, maintenant que le charme est rompu, ressusciter l’optimisme ? En s’acquittant d’abord, estime Valérie Peugeot, de trois tâches préalables. La première : « Un nécessaire travail introspectif et rétrospectif, dit-elle. Il s’agit de comprendre pourquoi les utopies des années 1990 et 2000 ne sont pas advenues ; pourquoi l’organisation distribuée des réseaux, dont on imaginait qu’elle serait l’antidote à la centralisation et à la concentration capitalistique, ne l’a finalement pas été ».
Seconde prévention : faire la part des choses, et se rappeler tout ce que ces technologies ont de formidable et d’utile. Circulation des savoirs, nouveaux liens sociaux, créativité, mobilisations citoyennes, organisation des solidarités… « Il faut continuer à mettre en lumière et visibiliser la richesse de ces pratiques ».
Accepter, enfin, d’entrer dans le détail. « Le terme de “numérique”, regrette Valérie Peugeot, masque une grande diversité d’aspects : ce sont des infrastructures, des services, des usages, des modèles économiques, etc. Il s’agit de désemboîter, de déplier toutes ces thématiques pour pouvoir vraiment en saisir la complexité et les enjeux. »
Ensuite ? Le plus dur reste à faire, et il passe par un effort collectif. « Il faut absolument, si l’on veut un changement de paradigme, repolitiser la question du numérique, insiste Anne Alombert. Le réenchantement sera une grande bataille, certes, mais il y a plein de voies à exploiter ! »
Celle, d’abord, des savoirs. « La connaissance du fonctionnement des outils numériques ne peut pas demeurer la chasse gardée des ingénieurs, martèle Anne Alombert. Privés de cette compréhension, les citoyens sont condamnés à un rapport purement émotionnel avec les technologies qu’ils utilisent : soit la répulsion, soit la fascination ». En la matière, il y a un grand retard à combler en France. « Ce fut une des naïvetés des années 2000, note Valérie Peugeot, penser que les populations pouvaient s’autoformer, monter seules en compétences ». Résultat, perdure « un sous-investissement des pouvoirs publics dans la formation et l’accompagnement ». Parmi les lieux où développer cette culture technique, il y a l’école. « Pourquoi ne pas intégrer dans les programmes une histoire du numérique et de ses industries ? », propose Anne Alombert.
Autre voie alternative : celle des communs. « Il est essentiel de sortir d’une logique de marché pour encourager des communs de données, plaide Valérie Peugeot. Cela implique d’imaginer et produire une nouvelle narration, mais aussi de rendre visible aux yeux des citoyens les bénéfices de ce partage ». Un bon exemple : « Le HDH en France, un commun de données de santé qui sert la recherche… mais qui connaît son existence dans la population ? » Promouvoir, aussi, les communs de la connaissance. « Les initiatives qui réussissent sont nombreuses, témoigne l’ancienne commissaire de la Cnil, OpenStreetMap, Open Food Facts, Vikidia, le logiciel libre, la science ouverte, etc. Les pouvoirs publics pourraient aller plus loin qu’ils ne le font déjà pour encourager ces dynamiques, via la commande publique, et le soutien aux tiers-lieux producteurs de communs. »
Renouer, enfin, avec l’échelle humaine. « Penser les outils numériques en fonction des intérêts des citoyens, les construire avec eux, c’est le meilleur moyen de reconnecter la technologie à des communautés vivantes », souligne Anne Alombert. Grâce, par exemple, à ces dispositifs de recherches contributives qui mettent en relation chercheurs, techniciens et collectifs de citoyens, idéalement avec l’appui des collectivités territoriales. Ou via les low-tech, « extrêmement intéressantes, ajoute Valérie Peugeot, parce qu’elles imbriquent innovations sociales et technologiques, et naissent dans des lieux d’innovation ascendante, proches des besoins des gens ».