• La « colère Internet ». Et si les révolutions étaient désormais algorithmiques ? | Mais où va le Web
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    Clément Mabi (@C_Mabi), maître de conférences à l’UTC de Compiègne, spécialiste des questions d’expérimentation démocratique, de participation citoyenne et de culture numérique, interroge dans ce texte le rôle d’Internet dans l’émergence et la structuration des mouvements politiques récents. Là où nous posons trop souvent un regard binaire sur Internet, le jugeant coup à coup favorable à la démocratie, ou encourageant des visées populistes, son propos opte pour une remise en contexte sociale de l’usage des technologies qui permet de dépasser cette dichotomie trop stricte. Il défend qu’Internet n’est pas stricto sensu une représentation fidèle du monde social, mais plutôt son miroir déformant qu’il convient d’étudier sous différents angles avant de se laisser aller à des jugements hâtifs et englobants.

    Culture numérique
    La « colère Internet ». Et si les révolutions étaient désormais algorithmiques ?

    Ce que je propose dans cet article est d’éviter d’avoir une lecture binaire du rôle politique de l’internet en faisant un pas de côté pour rappeler qu’internet est un prisme déformant de la réalité sociale, que la médiation qu’il engage tronque notre vision du monde et que certains sujets épousent plus ou moins bien les caractéristiques sociotechniques d’internet, s’approprient plus ou moins les règles de visibilité. Autrement dit, je pense que les « colères internet » seraient celles qui ont réussi à s’adapter aux contraintes sociotechniques de la communication en contexte numérique et à passer la barrière du tri algorithmique imposé par le web. Approcher le problème de cette manière devra me permettre de remettre les technologies à leur place et d’insister sur le fait qu’elles ne peuvent assumer à elles seules la responsabilité des tensions sociales et politiques que nous connaissons.

    Dans ce bouillonnement, l’autorité d’un argument se construit désormais moins par le statut du locuteur que dans sa capacité à convaincre la communauté. Les arguments qui circulent le plus largement sont ceux qui ont réussi à trouver « leurs publics » de manière horizontale, de groupe en groupe. Les contenus qui vont le plus facilement circuler dans cet espace public seront donc ceux qui vont réussir à « toucher » les gens, à faire appel à leurs émotions et à leurs affects de manière à encourager une analyse subjective des contenus : c’est parce qu’un contenu prend sens dans ma réalité vécue que je le repartage et qu’il peut rendre compte de mon ressenti.

    L’analyse du sociologue Martin Gurri s’appuie sur ce contexte sociotechnique pour montrer que le développement des réseaux sociaux contribue à la fois à l’affaiblissement des autorités traditionnelles et à l’agrégation des colères populaires[5]. Du fait de ces bulles de filtres, les citoyens chercheraient de moins en moins à s’informer auprès des experts et préfèrent récolter du contenu auprès de ceux qui font écho à leur colère, qui en sort renforcée. Il évoque ainsi une « cinquième vague » de diffusion de l’information, après les médias de masse, qui via les réseaux sociaux permet aux communautés d’échanger et de s’informer directement entre elles. Stéphania Milan parle elle de « cloud protesting » pour rappeler l’épaisseur algorithmique de l’action collective, qui se retrouve reconfigurée dans une logique de « politique de visibilité » qui en découle[6]. Son travail empirique cherche à montrer combien les usages des technologies numériques, leurs imaginaires et leurs représentations (réunis au sein du concept de cloud) ont contribué à façonner les discours produits sur des mouvements sociaux récents (à l’image –une nouvelle fois- des Printemps Arabe), leurs organisations et la manière dont leurs membres se sont perçus entre eux.

    On constate que les « colères Internet » qui obtiennent le plus de visibilité sont celles qui parviennent le mieux à utiliser la force des émotions des sujets pour toucher leurs publics tout en mobilisant des réseaux organisés pour optimiser la circulation des messages et ainsi réussir à exploiter la force de frappe de l’internet. Loin d’éclater les organisations, l’espace public numérique semble récompenser les collectifs les mieux structurés qui contribuent à faire monter artificiellement leurs contenus .

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