• Caricatural, ultra-politisé : le grand n’importe quoi du nouveau #musée_d'Histoire de #Lyon

    Nous avons visité la nouvelle #exposition_permanente du #musée niché dans le vieux Lyon : un parcours déroutant, regorgeant de lacunes, défendant une vision de l’#histoire_engagée et surtout trompeuse.

    Le jour de notre visite, un dossier de presse le martèle, en #écriture_inclusive : le nouveau parcours du musée d’Histoire de Lyon, qui achevait samedi 2 décembre une réorganisation commencée en 2019, a été « co-construit », aussi bien avec des « expert.es » que des témoins et… « témouines », citoyens anonymes de Lyon. Une des conceptrices du musée le détaille : « On est allé en ville, on a posé des questions aux passants, à des jeunes qui faisaient du skate pour leur demander leur récit de la ville ». Un postulat de départ qui fait sourire autant qu’il inquiète et augure du sentiment qu’on éprouvera pendant toute la visite.

    Celle-ci tient par-dessus tout à s’éloigner de la si décriée approche chronologique. Une première salle « questionne » donc la ville, exposant pêle-mêle des objets touristiques ou sportifs récents (maillot de foot), sans enseignement apparent. Il faudra s’y faire : l’histoire n’est pas vraiment au centre du musée d’histoire. La fondation de la ville est évoquée au détour d’un panneau sur lequel un Lyonnais de l’Antiquité exhibe sa… Rolex. Une farce assumée par le musée, dont les guides nous préviennent que les anachronismes fleuriront tout au long des salles. On se mettrait à rire si le musée n’était pas destiné aux enfants aussi bien qu’aux adultes, avec la confusion que ces erreurs assumées entraîneront chez les premiers.
    L’homme blanc quasi absent de... l’industrie lyonnaise

    Les salles, justement, sont magnifiques dans cet hôtel de Gadagne, bâti au XVIe siècle. Mais l’architecture des lieux ne semble pas devoir nous intéresser : un tout petit cartel pour présenter une cheminée monumentale, puis plus rien. Les objets historiques sont rares et s’effacent au profit de montages photographiques et de récits (tous en écriture inclusive bien sûr) de quatre personnages fictifs censés raconter la ville : trois femmes nées à différents siècles, et Saïd, ouvrier devenu bénévole associatif. À l’étage suivant, une pirogue-vivier datée de 1540 trône quand même, dans une ambiance bleutée : c’est la partie consacrée au Rhône et à la Saône. Quelques (beaux) tableaux figurant des scènes de vie des deux fleuves sont exposés... à quelques centimètres du sol : cette seconde partie est dédiée aux enfants de cinq ans et l’on apprend que deux groupes de maternelle ont été consultés pour la concevoir. Des jeux ont été élaborés avec eux, « sans mauvaise réponse pour ne pas être moralisateurs » et parce que le musée est un avant tout un lieu d’amusement. Nous commençons à le croire.

    La suite de l’exposition permanente, qui aborde le sujet de l’industrie lyonnaise, prend toutefois un tour nettement plus désagréable, voire odieux. Voyons bien ce que nous voyons : une absence quasi totale de référence aux ouvriers masculins et blancs. Un métier à tisser inanimé constitue la seule preuve tangible de l’existence des canuts et une salopette vide accrochée au mur figure le prolétariat du XXe siècle. Une véritable provocation car les ouvrières sont elles bien mises en avant, et surtout les travailleurs immigrés. Le directeur, Xavier de La Selle, avait prévenu : « Le concept de Lyonnais de souche n’a aucun sens. » Un visiteur manquant de recul sortira de cette pièce convaincu que la ville n’a été construite que par le travail de femmes et de maghrébins. Le prisme social de l’histoire aurait pu présenter ici un réel intérêt : il est manipulé pour servir une vision politique qu’on ne peut qualifier autrement que de délirante.

    Et nous ne sommes pas au bout de ce délire : la dernière partie, celle qui vient d’être révélée au public, porte sur les « engagements » des Lyonnais. On entre ici dans un bric-à-brac stupéfiant, synthèse gauchiste assumée faisant de l’histoire politique de Lyon une sorte de grande convergence des luttes. Sur les murs et dans les vitrines, des nuages de mots à peu près tous synonymes de rébellion, des pancartes féministes, un haut-parleur, et même un objet sordide : un fait-tout utilisé par une avorteuse locale, célèbre semble-t-il, qui y stérilisait ses ustensiles médicaux mais y cuisait aussi ses pâtes. Le père Delorme, prêtre connu pour avoir organisé en 1983 une grande marche contre le racisme, est abondamment glorifié. Rappelons qu’en matière de religion, le musée ne nous a toujours pas expliqué pourquoi et quand fut construite la basilique de Fourvière ! L’autre référence au catholicisme dans la ville est celle du Sac de Lyon par les calvinistes, une œuvre de bois peint de 1565 décrivant des scènes de pillage, un bûcher d’objets liturgiques, des moines chassés. Son intérêt historique est toutefois anéanti par le commentaire de notre guide, qui n’y voit « pas du tout une scène violente ».

    Désacralisation du savoir

    À ce stade, le musée d’Histoire de Lyon réussit son pari : il n’est plus qu’un divertissement. On aborde une salle qui couvre à rebours la crise algérienne, la Seconde Guerre mondiale et enfin la Révolution. Cette dernière ne fait l’objet que d’un panneau succinct. Le musée est-il ennuyé de devoir évoquer plus en détail les tendances contre-révolutionnaires de Lyon ? À propos de Joseph Chalier, qui avait mis en place une dictature sanguinaire dans la ville avant d’être renversé par le peuple en 1793, un commentaire : « Certains l’ont considéré comme un martyr de la liberté. » L’homme avait commandé la première guillotine à Lyon et préconisait de l’installer sur le pont Morand afin que « les têtes tombent directement dans le Rhône »... Le principal historien consulté sur cette époque, Paul Chopelin, est entre autres fonctions président de la Société des études robespierristes. Enfin, une galerie des grandes figures de l’histoire lyonnaise conclut ce drôle de parcours. Miracle : il s’y trouve presque autant de femmes que d’hommes. Quitte à ce que la première conseillère municipale féminine y tienne la même place qu’Édouard Herriot, maire pendant près d’un demi-siècle. Pas de portrait de Raymond Barre en revanche, mais une lettre anonyme fièrement disposée, le qualifiant de « peu regretté [maire], qui de toute sa carrière s’est bien peu occupé du sort de ceux que son système économique met de côté ».

    Tirons un bilan positif : il n’est pas donné à tout amateur d’histoire d’expérimenter une telle distorsion, une telle désacralisation du savoir. Aux inventions « pédagogiques » en vogue, pour certaines réussies mais souvent inutiles, le musée d’histoire de Lyon ajoute un militantisme qui laisse pantois, et ignore des pans entiers de l’histoire lyonnaise, ne faisant qu’effleurer le reste. L’équipe du musée est certes enthousiaste, convaincue de bien faire, mais s’est méprise sur la notion d’engagement. Plus qu’une déception, pour une structure qui emploie 50 personnes (et exploite aussi un musée de la marionnette et de guignol, peut-être moins amusant) avec un budget annuel d’environ 3 millions d’euros. Son projet scientifique et culturel, validé par l’État, bénéficie du plein soutien de l’actuelle mairie : le maire Grégory Doucet (EELV) se dit ainsi « admiratif du travail colossal » des équipes du musée d’une ville « profondément humaine, tissée par les lumières du monde ». Un tissu, oui, mais pas vraiment de lumière.

    https://www.lefigaro.fr/histoire/mensonger-ultra-politise-le-grand-n-importe-quoi-du-nouveau-musee-d-histoir

    Mots-clé tirés de l’article et de la vidéo :
    #wokisme #woke #révolution_culturelle_woke #intersectionnalité #affaire_de_Grenoble #militantisme #militants_extrémistes #ségrégationnisme #séparatisme #pride_radicale #non-mixité #genre #panique_morale #anti-wokisme #universalisme #universités #culture #films #imaginaire #civilisation_occidentale #industrie_lyonnaise #woke-washing #engagement #père_Delorme #1983 #Marche_pour_l'égalité_et_contre_le_racisme #planning_familial #catholicisme #racisme_systémique #Sac_de_Lyon #divertissement #Joseph_Chalier #histoire #Paul_Chopelin #militantisme

    Les invité·es :

    1. #Nora_Bussigny, autrice de ce #livre :
    Les Nouveaux Inquisiteurs


    https://www.albin-michel.fr/les-nouveaux-inquisiteurs-9782226476951

    2. #Pierre_Valentin, auteur de ce livre :
    L’#idéologie_woke. Anatomie du wokisme


    https://www.fondapol.org/etude/lideologie-woke-1-anatomie-du-wokisme

    3. #Samuel_Fitoussi :
    https://www.wikiberal.org/wiki/Samuel_Fitoussi
    (et je découvre au même temps « wikilibéral »)
    –-> qui parle notamment du film #Barbie (min 18’30)

    https://www.fondapol.org/etude/lideologie-woke-1-anatomie-du-wokisme

  • “Ciò che è tuo è mio”. Fare i conti con la violenza economica

    In Italia una donna su due ha subito violenza economica. WeWorld ha raccolto in un dettagliato report le storie di donne vittime di questa forma di abuso che colpisce in modo particolare chi subisce forme multiple di discriminazione legate all’età, al background migratorio o a una condizione di disabilità.

    “Ogni mese lui mi portava alle Poste, mi faceva prelevare tutti i soldi della mia pensione di 550 euro in contanti e poi pagare le bollette. Se rimanevano dei soldi, anche cinquanta euro, lui li prendeva. Nella vita di tutti i giorni io non avevo controllo su nulla: ogni volta dovevo giustificare come spendevo. Veniva sempre con me e decideva che cosa potessi acquistare e cosa no. Soprattutto per le spese alimentari. Non mi lasciava mai più di uno o due euro nel borsellino per bere un caffè o fare delle stampe”.

    Anna (nome di fantasia) è una donna di 55 anni che ha deciso di lasciare il marito dopo dieci anni di violenze fisiche, sessuali e psicologiche. Una relazione segnata anche da una forma di abuso che ancora troppo spesso viene sottovalutata: quella economica. La donna, che da una quindicina d’anni è in carico al Centro di salute mentale di Bologna per depressione, doveva chiedere il permesso al marito per ogni singola spesa, comprese quelle sanitarie: “Tutte quelle per la mia cura personale dovevano passare per una contrattazione perché non aveva piacere che spendessi. Per più di dieci anni ho chiesto di potermi fare sistemare i denti, ma lui non ha mai acconsentito. Nel 2020 gli ho fatto vedere che uno dei miei ponti in bocca era saltato e allora ha acconsentito, ma non ha mai pagato tutto. Quindi sono rimasta con i lavori a metà”.

    Quella di Anna è una delle diverse testimonianze raccolte dalla Ong WeWorld all’interno degli “Spazi donna” attivi in diverse città italiane (Milano, Napoli, Bologna, Brescia, Roma, Pescara e Cosenza) e contenute nel report “Ciò che è tuo è mio. Fare i conti con la violenza economica” pubblicato in occasione della Giornata internazionale per l’eliminazione della violenza contro le donne con l’obiettivo di fare luce su questa forma di abuso.

    Il rapporto unisce alle testimonianze un’indagine inedita realizzata da WeWorld in collaborazione con Ipsos, da cui emerge che il 49% delle donne intervistate dichiara di aver subito violenza economica almeno una volta nella vita, percentuale che sale al 67% tra le divorziate e le separate. Più di una donna separata o divorziata su quattro (il 28%) ha affermato di aver subito le decisioni finanziarie prese dal partner senza essere stata consultata in precedenza. A una su dieci il marito o il compagno ha vietato di lavorare.

    Dai dati e dalle storie raccolte emerge poi come “gli abusi economici abbiano una natura trasversale, ma colpiscano maggiormente quelle persone che subiscono forme cumulative di discriminazione: donne molto anziane o molto giovani, con disabilità o dal background migratorio -commenta Martina Albini, coordinatrice del centro studi WeWorld-. E ha radici ben precise in sistemi socioculturali maschio-centrici e patriarcali che alimentano asimmetrie di potere”.

    Una delle definizioni più riportate nella letteratura scientifica identifica questa forma di violenza come “tutti i comportamenti volti a controllare l’abilità della donna di acquisire, utilizzare e mantenere risorse economiche”. Viene agita prevalentemente all’interno di relazioni intime o familiari ed è raro che avvenga singolarmente: tende infatti a essere parte di un più ampio ciclo di violenza fisica, psicologica e sessuale. “Le donne -si legge nel report– hanno maggiori probabilità di subirla perché sono proprio quei sistemi economici e sociali basati sul controllo maschile a favorirla”.

    Esemplificativa, in questo caso, è la vicenda di una giovane di origini sudamericane che si è rivolta allo “Spazio donna” del quartiere Corvetto di Milano. Ha conosciuto l’uomo che sarebbe diventato suo marito mentre frequentava l’università, nel volgere di poco tempo la coppia è andata a convivere ed è nata una bambina: la neomamma è stata quindi costretta a interrompere gli studi: “Tutte le decisioni economiche in casa spettavano a lui, io non pensavo a questi aspetti: non pensavo fossero cose importanti e lasciato che lui si prendesse la responsabilità -racconta-. Anche il bonus statale per la nascita della bambina l’ha preso lui, io non avevo nulla, né conto bancario né Poste Pay. Mi aveva detto che aprire un altro conto corrente non era conveniente”.

    Come avviene per altre forme di violenza, anche quella economica affonda le proprie radici nelle disuguaglianze di genere, nelle aspettative di ruoli tradizionali (la donna che rinuncia al lavoro per prendersi cura della casa e dei figli). Sempre dal sondaggio realizzato da Ipsos per WeWorld, infatti, emerge come il 15% degli intervistati pensi che la violenza sia frutto di comportamenti provocatori delle donne. Mentre il 16% degli uomini ritiene sia giusto che sia il marito o il compagno a comandare in casa.

    Per inquadrare meglio questo fenomeno può essere utile anche fare riferimento ad altri dati che mettono in evidenza la particolare fragilità della popolazione femminile: in Italia il 21,5% delle donne si trova in una condizione di dipendenza finanziaria. E il maggiore carico di cura familiare può costituire un fattore di rischio: prendersi cura della casa a dispetto dell’accesso al mondo del lavoro retribuito incrementa del 25,3% la probabilità di essere vittima di violenza economica. Un altro indicatore preoccupante è il fatto che il 37% delle donne italiane non possiede un conto corrente.

    In altre parole: nel nostro Paese sono ancora troppe le donne che non hanno adeguate competenze finanziarie, considerano “troppo complessi” questi temi e si affidano completamente alle scelte del partner. Oppure hanno sempre dato per scontato che dovessero essere gli uomini a occuparsi di gestire i bilanci familiari. “All’inizio della relazione con mio marito era mio padre a pensare agli aspetti economici in modo da non farmi mancare nulla -racconta una donna che si è rivolta allo “Spazio donna” di Scampia, periferia di Napoli-. Pensavo che fosse quella la normalità. Io non ricevevo soldi, se si doveva fare la spesa andavamo assieme ed è capitato che, a volte, al momento del pagamento lui era fuori a fumare e io facevo passare avanti le persone, perché non potevo pagare senza di lui. Queste piccole cose erano la normalità”.

    Il report di WeWorld evidenzia poi come le esperienze di violenza economica possono essere diverse e sfaccettate tra loro, a seconda dei contesti in cui si inseriscono, e si manifestano in modi differenti. A partire dal controllo economico: l’autore della violenza impedisce, limita o controlla l’uso delle risorse economiche e finanziarie della vittima e il suo potere decisionale, ad esempio monitorando le spese o facendo domande su come questa ha speso i propri soldi. Le donne possono anche essere vittima di sfruttamento economico all’interno della relazione di coppia (il partner ruba denaro, beni o proprietà, oppure costringe la vittima a lavorare più del dovuto) o di sabotaggio quando l’autore della violenza le impedisce di cercare, ottenere o mantenere un lavoro o un percorso di studi.

    Tutto questo ha gravi conseguenze sulla vita delle donne, non solo nel momento in cui vivono all’interno di una relazione violenta e che limita la loro libertà di autodeterminarsi, ma anche dopo che ne sono uscite. L’autonomia economica, infatti, rappresenta un elemento essenziale nella decisione della vittima di lasciare un partner violento, come emerge da uno studio condotto negli Stati Uniti: il 73% delle vittime di violenza economica intervistate ha riferito di essere rimasta con l’aggressore a causa di preoccupazione finanziarie per mantenere sé stessa o i propri figli.

    “L’impossibilità di allontanarsi dal compagno violento per mancanza di risorse economiche le espone inevitabilmente a ulteriori abusi -si legge nel report-. È stato dimostrato che questo rischio è maggiore tra le donne con uno status economico elevato rispetto agli uomini e nelle società in cui le donne hanno iniziato a entrare nel mondo del lavoro, poiché l’emancipazione femminile interviene come elemento di ‘disturbo’ nel contesto coercitivo instaurato dal partner violento”.

    Altrettanto gravi sono le conseguenze economiche indirette di lunga durata, che si ripercuotono sulla vita delle vittime anche quando si è conclusa la relazione abusante: l’impossibilità di studiare e il mancato inserimento nel mondo del lavoro, ad esempio, rendono più difficile per queste donne trovare un lavoro che permetta di mantenere sé stesse e i propri figli. Non hanno quindi nemmeno risparmi a cui poter attingere e spesso sono costrette a chiedere aiuto a familiari e conoscenti per sostenere le spese legali durante la fase di separazione.

    Uscire da queste situazioni di violenza è possibile, come dimostra la vicenda della donna che si è rivolta allo “Spazio donna” di Scampia e che, attraverso il supporto offerto dalle operatrici, ha potuto avviare prima un percorso di auto-consapevolezza della propria situazione e successivamente uno di formazione professionale. “Quando ho realizzato cosa stessi subendo non sono stata più bene, perché nel momento in cui ti rendi conto che hai speso anni di vita pensando di non meritare e precludendoti qualsiasi cosa, stai male -racconta la donna-. Mi sono sentita come una bomba che esplode”. Questa consapevolezza ha fatto maturare una voglia di riscatto unita all’esigenza di fare qualcosa per sé stessa e di costruirsi una professionalità. Ha seguito un corso di cucito e ha avviato una piccola attività sartoriale: “Questo ha naturalmente cambiato il mio rapporto di coppia perché è cambiata la mia mentalità: ora se dico a mio marito che voglio uscire, anche se sa che ho i soldi, mi dice di prendere quello che mi serve. Ora siamo separati in casa, ma se potessi me ne andrei. Sono molto diversa da quella che ero prima e voglio fare il mio lavoro, mi fa stare bene, è una fonte di guadagno, e se io devo andare a lavorare ora non ho problemi a dire a mio marito di prepararsi da mangiare da solo perché io sono impegnata”.

    https://altreconomia.it/cio-che-e-tuo-e-mio-fare-i-conti-con-la-violenza-economica
    #violence_économique #genre #femmes #hommes #violence #Italie #intersectionnalité #rapport #patriarcat #dépendance_financière #compte_bancaire #contrôle_économique #autonomie_économique #travail

    • “Ciò che è tuo è mio. Fare i conti con la violenza economica”: il nostro report sulla violenza economica sulle donne in Italia

      Il 49% delle donne intervistate dichiara di aver subito violenza economica almeno una volta nella vita, percentuale che sale al 67% tra le donne divorziate o separate; più di 1 donna separata o divorziata su 4 (28%) dichiara di aver subito decisioni finanziarie prese dal partner senza essere stata consultata prima. Eppure, la violenza economica è considerata “molto grave” solo dal 59% dei cittadini/e.

      Sono alcune delle evidenze del report “Ciò che è tuo è mio. Fare i conti con la violenza economica” pubblicato in occasione della Giornata internazionale per l’eliminazione della violenza contro le donne. Il rapporto vuole fare luce su una delle forme di violenza contro le donne più subdola e meno conosciuta, concentrandosi sui risultati dell’indagine inedita realizzata insieme a Ipsos per valutare la percezione di italiani e italiane della violenza contro le donne e, in particolare, della violenza economica e dell’esperienza diretta.

      Un tempo considerata una forma di abuso emotivo o psicologico, oggi la violenza economica è riconosciuta come un tipo distinto di violenza, con cu si intendono tutti i comportamenti per controllare l’abilità della donna di acquisire, utilizzare e mantenere risorse economiche. Questo tipo di violenza viene messo in atto soprattutto all’interno di relazioni intime e/o familiari e spesso la violenza economica è parte di un più ampio ciclo di violenza intima e/o familiare (fisica, psicologica, sessuale, ecc.).

      LA VIOLENZA ECONOMICA IN ITALIA: I DATI DELL’INDAGINE

      Relazione tra violenza di genere e stereotipi

      - Più di 1 italiano/a su 4 (27%) pensa che la violenza dovrebbe essere affrontata all’interno della coppia.
      - Il 15% degli italiani/e pensa che la violenza sia frutto di comportamenti provocatori delle donne.
      – Il 16% degli uomini, contro il 6% delle donne, pensa che sia giusto che in casa sia l’uomo a comandare.

      L’immagine sociale delle diverse forme di violenza

      - Per 1 italiano/a su 2 la violenza sessuale è la forma più grave di violenza contro le donne.
      - La violenza economica è considerata molto grave solo dal 59% dei cittadini/e.
      – Per il 9% delle donne separate o divorziate, contro il 3% dei rispondenti, gli atti persecutori (stalking) rappresentano la forma più grave di violenza.

      La violenza economica

      - Il 49% delle donne intervistate dichiara di aver subito nella vita almeno un episodio di violenza economica. Il 67% tra le donne separate o divorziate.
      - 1 donna su 10 dichiara che il partner le ha negato di lavorare.
      – Più di 1 donna separata o divorziata su 4 (28%) dichiara di aver subito decisioni finanziarie prese dal suo partner senza essere stata consultata prima.
      – Quasi 1 italiano/a su 2 ritiene che le donne siano più spesso vittime di violenza economica perché hanno meno accesso degli uomini al mercato del lavoro.

      La situazione economica nei casi di separazione e divorzio

      - Dopo la separazione/divorzio, il 61% delle donne riporta un peggioramento della condizione economica.
      - Il 37% delle donne separate o divorziate dichiara di non ricevere la somma di denaro concordata per la cura dei figli/e.
      - 1 donna separata o divorziata su 4 avverte difficolta a trovare un lavoro con un salario sufficiente al suo sostentamento.

      L’educazione per contrastare la violenza economica

      - La quota di donne che non si sentono preparate rispetto ai temi finanziari è più del doppio di quella degli uomini (10% vs 4%).
      – Quasi 9 italiani/e su 10 (88%) sostengono che bisognerebbe introdurre programmi di educazione economico-finanziaria a partire dalle scuole elementari e medie.
      – Quasi 9 italiani/e su 10 (89%) pensano che bisognerebbe introdurre programmi di educazione sessuo-affettiva a partire dalle scuole elementari e medie.

      ”Dietro ai dati raccolti in questa indagine si trovano storie vere, voci di donne che hanno subito violenza economica e che vogliono raccontarla. Per questo abbiamo voluto inserire nel rapporto testimonianze dai nostri Spazi Donna WeWorld. Da qui emerge come gli abusi economici abbiano una natura trasversale, ma colpiscano maggiormente persone che subiscono forme cumulative di discriminazione: donne molto anziane o molto giovani, con disabilità o dal background migratorio”, commenta Martina Albini, Coordinatrice Centro Studi di WeWorld. “La violenza economica, come tutti gli altri tipi di violenza, ha radici ben precise in sistemi socioculturali maschio-centrici e patriarcali che alimentano asimmetrie di potere. Per questo è necessario un approccio trasversale che sappia sia includere gli interventi diretti, sia stimolare una presa di coscienza collettiva a tutti i livelli della società”.

      VIOLENZA ECONOMICA: I COMPORTAMENTI

      Le esperienze di violenza economica possono essere particolarmente complesse e sfaccettate a seconda dei contesti in cui si inseriscono: ad esempio, gli autori di violenza possono agire comportamenti abusanti culturalmente connotati nel Nord o Sud globale.

      I principali tipi di violenza economica identificati dalle evidenze in materia si distinguono in:

      – CONTROLLO ECONOMICO: L’autore della violenza impedisce, limita o controlla l’uso delle risorse economiche e finanziarie della vittima e il suo potere decisionale. Questo include, tra le altre cose, fare domande alla vittima su come ha speso il denaro; impedire alla vittima di avere o accedere al controllo esclusivo di un conto corrente o a un conto condiviso; monitorare le spese della vittima tramite estratto conto; pretendere di dare alla vittima la propria autorizzazione prima di qualsiasi spesa.
      - SFRUTTAMENTO ECONOMICO: L’autore della violenza usa le risorse economiche e finanziarie della vittima a suo vantaggio. Ad esempio rubando denaro, proprietà o beni della vittima; costringendo la vittima a lavorare più del dovuto (per più ore, svolgendo più lavori, incluso il lavoro di cura, ecc.); relegando la vittima al solo lavoro domestico.
      – SABOTAGGIO ECONOMICO: L’autore della violenza impedisce alla vittima di cercare, ottenere o mantenere un lavoro e/o un percorso di studi distruggendo, ad esempio, i beni della vittima necessari a lavorare o studiare (come vestiti, computer, libri, altro equipaggiamento, ecc.); non prendendosi cura dei figli/e o di altre necessità domestiche per impedire alla vittima di lavorare e/o studiare; adottando comportamenti abusanti in vista di importanti appuntamenti di lavoro o di studio della vittima.

      CONTRASTO ALLA VIOLENZA ECONOMICA: LE PROPOSTE DI WEWORLD

      Grazie all’esperienza maturata in dieci anni di intervento a sostegno delle donne e dei loro diritti, abbiamo sviluppato una serie di proposte per contrastare la violenza economica:

      PREVENIRE

      – Introduzione di curricula obbligatori di educazione sessuo-affettiva nelle scuole di ogni ordine e grado a partire dalla scuola dell’infanzia.
      – Introduzione di curricula obbligatori di educazione economico-finanziaria nelle scuole a partire dalla scuola primaria.
      – Campagne di sensibilizzazione multicanale e rivolte alla più ampia cittadinanza che individuino il fenomeno e le sue specificità.

      (RI)CONOSCERE E MONITORARE

      – Adozione di una definizione condivisa di violenza economica che ne specifichi i comportamenti.
      - Attuazione della Legge 53/2022, riservando attenzione alla raccolta e monitoraggio di dati sul fenomeno della violenza economica e su altri dati spia (condizione di comunione/separazione dei beni, presenza o meno di un conto in banca, condizione occupazionale, titolo di studio, presenza o meno di immobili o beni intestati, ecc.)

      INTERVENIRE

      - Maggiori e strutturali finanziamenti al reddito di libertà (sostegno economico per donne che cercano di allontanarsi da situazioni di violenza e sono in condizione di povertà) integrato a politiche abitative e del lavoro più solide e inclusive
      – Attività di prevenzione ed empowerment femminile che possano integrare l’operato della filiera dell’antiviolenza attraverso presidi territoriali permanenti.
      – Allargamento della filiera dell’antiviolenza a istituti finanziari con ruolo di “sentinella”.

      Pour télécharger le rapport:
      https://ejbn4fjvt9h.exactdn.com/uploads/2023/11/CIO-CHE-E-TUO-E-MIO-previewsingole-3.pdf

      https://www.weworld.it/news-e-storie/news/cio-che-e-tuo-e-mio-fare-i-conti-con-la-violenza-economica-il-nostro-report-
      #sabotage_économique #WeWorld

  • Luttes féministes à travers le monde. Revendiquer l’égalité de genre depuis 1995

    Les #femmes, les filles, les minorités et diversités de genre du monde entier continuent à subir en 2021 des violations de leurs #droits_humains, et ce tout au long de leur vie. En dépit d’objectifs ambitieux que se sont fixés les États pour parvenir à l’#égalité_de_genre, leur réalisation n’a à ce jour jamais été réellement prioritaire.

    Les progrès réalisés au cours des dernières décennies l’ont essentiellement été grâce aux #mouvements_féministes, aux militant.es et aux penseur.ses. Aujourd’hui, la nouvelle génération de féministes innove et donne l’espoir de faire bouger les lignes par son inclusivité et la convergence des luttes qu’elle prône.

    Cet ouvrage intergénérationnel propose un aperçu pédagogique à la thématique de l’égalité de genre, des #luttes_féministes et des #droits_des_femmes, dans une perspective historique, pluridisciplinaire et transnationale. Ses objectifs sont multiples : informer et sensibiliser, puisque l’#égalité n’est pas acquise et que les retours en arrière sont possibles, et mobiliser en faisant comprendre que l’égalité est l’affaire de tous et de toutes.

    https://www.uga-editions.com/menu-principal/nos-collections-et-revues/nos-collections/carrefours-des-idees-/luttes-feministes-a-travers-le-monde-1161285.kjsp

    Quatrième conférence mondiale sur les femmes


    https://fr.wikipedia.org/wiki/Quatri%C3%A8me_conf%C3%A9rence_mondiale_sur_les_femmes

    #féminisme #féminismes #livre #résistance #luttes #Pékin #Quatrième_conférence_mondiale_sur_les_femmes (#1995) #ONU #diplomatie_féministe #monde #socialisation_genrée #normes #stéréotypes_de_genre #économie #pouvoir #prise_de_décision #intersectionnalité #backlash #fondamentalisme #anti-genre #Génération_égalité #queer #LGBTI #féminisme_décolonial #écoféminisme #masculinité #PMA #GPA #travail_du_sexe #prostitution #trafic_d'êtres_humains #religion #transidentité #non-mixité #espace_public #rue #corps #écriture_inclusive #viols #culture_du_viol

  • Cette Intersectionnalité qui fait tant jaser
    http://www.groupe-louise-michel.org/?page=emission&id_document=1613

    Une nouvelle façon de concevoir le monde défraye la chronique depuis peu : Intersectionnalité, Woke etc. Les critiques en fusent de toutes parts même de la Gauche, de l’extrême-gauche, de certains anarchistes : ces nouvelles analyses porteraient ombrage à la bonne vieille Lutte des classes. L’équipe de PdQ reçoit en direct Raeve, professeur de Droit, qui met bon ordre à ces divagations. Émission du 8 mars 2022 animée par Mariama, Samuel, Moana, François, du groupe Louise-Michel avec Raeve, professeur de droit. Durée : 1h33 Source : Groupe Louise-Michel

    http://www.groupe-louise-michel.org/IMG/mp3/22_03_08_intersectionnalite_raeve.mp3

  • Le #genre en ville
    https://metropolitiques.eu/Le-genre-en-ville.html

    L’émission Le Genre en ville aborde les questions de genre en croisant les savoirs issus des mondes académique, professionnel, associatif et militant. Elle propose une lecture critique des rapports sociaux, à l’épreuve du genre, afin de construire de nouvelles épistémologies et de questionner les #inégalités en ville. ▼ Voir le sommaire de l’émission ▼ Le Genre en ville est une émission en écoute à la demande (podcast) imaginée comme un espace de réflexion et de production de savoirs sur la question du #Podcasts

    / #Grand_angle, genre, intersectionnalité, inégalités, transdisciplinarité, #femmes, #féminisme, #territoire, (...)

    #intersectionnalité #transdisciplinarité #épistémologie

  • « Le #féminisme_iranien est une force de contestation révolutionnaire »

    Interview de Chowra Makaremi

    Depuis la mi-septembre et l’assassinat de la jeune #Mahsa_Amini par la police religieuse, la jeunesse iranienne manifeste un peu partout aux cris de « Femme, vie, liberté ». Comment faut-il, selon vous, comprendre ce slogan ?

    #Zhina_Mahsa_Amini appartenait à la minorité kurde qui est extrêmement discriminée en Iran – son « vrai » prénom est d’ailleurs un prénom kurde, #Zhina, que l’État refuse d’enregistrer. C’est important pour comprendre les circonstances de sa mort : Zhina Mahsa n’était pas plus mal voilée que la majorité des filles à Téhéran, mais celles qui sont originaires de la capitale savent où aller pour éviter les contrôles, comment se comporter avec les agents, à qui donner de l’argent, qui appeler en cas de problème...
    Les protestations ont commencé le soir des funérailles de la jeune femme dans la ville de Saqqez. C’est de là qu’est parti le slogan en langue kurde « Femme, vie, liberté », une devise politique inventée au sein du Parti des travailleurs kurdes (PKK) d’Abdullah Öcalan – dans lequel, certes, les femmes n’ont pas toujours été suffisamment représentées, mais qui a théorisé que la libération du Kurdistan ne se ferait pas sans elles.
    Je note au sujet du mot « vie » contenu dans ce slogan que beaucoup de jeunes manifestantes et manifestants donnent littéralement leur vie pour le changement de régime qu’ils réclament. Quand Zhina Mahsa est morte, les premières images d’elle qui ont été diffusées la montraient en robe rouge en train d’exécuter une danse traditionnelle qui témoigne d’un culte de la joie qu’on retrouve sur tous les comptes Instagram ou Tiktok des manifestantes tuées auparavant.

    Quelle est la place des féministes dans le mouvement qui agite l’Iran depuis plus d’un mois ?

    La dimension principale de cette révolte est le refus du voile qui est la matérialisation de ce que les féministes iraniennes appellent « l’apartheid de genre » : un ensemble de discriminations économiques, culturelles et juridiques, inscrites dans les lois sur le travail ou l’héritage.
    Mais ce mouvement veut aussi mettre fin à d’autres discriminations : par exemple, celles contre les minorités comme les Baloutches, les arabophones, les Baha’is, ou encore les réfugiés afghans de deuxième génération qui n’ont jamais pu avoir la nationalité iranienne.

    Le mouvement féministe iranien existe depuis trente ans, et il est très puissant – la Prix Nobel de la paix [en 2003], Shirin Ebadi, est une femme, tout comme les détenues emblématiques du régime. Ses militantes ont été entraînées à une lecture juridique du système de domination, et leur doctrine constitue la colonne vertébrale de nombreuses formes d’activisme. Comme théorie et comme méthode, le féminisme intersectionnel iranien permet aujourd’hui de comprendre comment, pour la première fois depuis quarante ans, des segments de la population qui n’ont jamais été solidaires se soulèvent en même temps.

    Que demandent les hommes qui prennent part au soulèvement ?

    Il ne s’agit pas uniquement de manifestations pour les droits des femmes : les hommes originaires des quartiers populaires descendent aussi dans la rue pour protester contre la vie chère ; ceux originaires du Kurdistan manifestent pour ne pas être victimes de violence… Il faut aussi avoir en tête l’appauvrissement rapide de l’Iran, où les classes moyennes sont réduites à peau de chagrin en raison du Covid, des sanctions internationales et de la corruption. Tous ces éléments sont à comprendre ensemble.
    Finalement, le voile n’est devenu une demande de premier plan que lorsque, ces dernières années, les féministes sont arrivées au bout des revendications réformistes possibles. C’est ainsi qu’est né l’activisme quotidien sur cette question qui constitue un des piliers de l’ordre théocratique – une façon de rappeler à tous·tes les Iranien·nes que le pouvoir s’inscrit sur les corps. En 2018, « les filles de la rue de la révolution », défendues par l’avocate Nasrin Sotoudeh, se sont mises à manifester avec un voile blanc porté non pas sur la tête mais au bout d’un bâton. Elles ont écopé de quinze ans de prison et sont encore détenues aujourd’hui.

    En France, dans les médias comme chez les commentateur·ices politiques, un parallèle a souvent été établi entre les Iraniennes qui se dévoilent et les Françaises musulmanes qui se voilent. Pensez-vous que cette grille de lecture soit pertinente ?

    Ce que montre le soulèvement en Iran, c’est que le féminisme n’est pas uniquement un outil intellectuel qui permet de revendiquer l’égalité à l’intérieur d’un État de droit mais qu’il peut être une force de contestation révolutionnaire.
    Opposer les manifestantes iraniennes qui enlèvent leur voile aux Françaises musulmanes qui souhaitent le porter, c’est passer à côté de cette puissance révolutionnaire. La haine du voile chez celles qui le brûlent lors des manifestations ne renvoie à aucune altérité : elles ne détestent pas le voile de leur mère, de leurs grands-mères et de leurs amies, mais le tissu dont on les emmaillote. La question qui se pose à cet endroit est celle du contrôle politique du corps des femmes par les gouvernements partout dans le monde.
    Pour autant, je ne souscris pas au raccourci qui consiste à dire : « En Iran on oblige les femmes à porter le voile et en France à l’enlever. » En France on oblige les femmes à enlever le voile, et si elles ne le font pas elles risquent d’être déscolarisées, licenciées ou humiliées devant leurs enfants. En Iran ou en Afghanistan, si elles retirent leur voile, elles risquent d’être torturées et tuées. C’est une différence constitutive, pas un continuum de violences.
    Malgré tout cela, réduire ce qui se passe actuellement en Iran à une révolte contre le voile, c’est jouer le jeu des réformistes iraniens qui assimilent la situation insurrectionnelle actuelle à une revendication vestimentaire. Tous les slogans demandent un changement de régime, aucun ne dit non au hijab. Quand les filles brûlent leur voile dans la rue, c’est une façon de s’en prendre à un pilier du régime : elles le brûlent en disant « à bas la dictature ». Il faut les écouter.

    https://mailchi.mp/revueladeferlante/le-feminisme-iranien-est-une-force-de-contestation-revolutionnaire
    #contestation #contestation_révolutionnaire #féminisme #Iran #résistance #femmes #Chowra_Makaremi #minorités #kurdes #voile #Saqqez #vie #danse #joie #culte_de_la_joie #apartheid_de_genre #genre #discriminations #nationalité #intersectionnalité #féminisme_intersectionnel #manifestations #activisme_quotidien #pauvreté #insurrection

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  • « Tant qu’on sera dans un système capitaliste, il y aura du #patriarcat » – Entretien avec #Haude_Rivoal

    Haude Rivoal est l’autrice d’une enquête sociologique publiée en 2021 aux éditions La Dispute, La fabrique des masculinités au travail. Par un travail de terrain de plusieurs années au sein d’une entreprise de distribution de produits frais de 15 000 salariés, la sociologue cherche à comprendre comment se forgent les identités masculines au travail, dans un milieu professionnel qui se précarise (vite) et se féminise (lentement). Les travailleurs, majoritairement ouvriers, sont soumis comme dans tous les secteurs à l’intensification, à la rationalisation et à la flexibilisation du travail. Leur réponse aux injonctions du capitalisme et à la précarisation de leur statut, c’est entre autres un renforcement des pratiques viriles : solidarité accrue entre hommes, exclusion subtile (ou non) des femmes, déni de la souffrance… Pour s’adapter pleinement aux exigences du capitalisme et du patriarcat, il leur faut non seulement être de bons travailleurs, productifs, engagés et disciplinés, mais aussi des “hommes virils mais pas machos”. Pour éviter la mise à l’écart, adopter de nouveaux codes de masculinité est donc nécessaire – mais laborieux. Dans cette étude passionnante, Haude Rivoal met en lumière les mécanismes de la fabrique des masculinités au travail, au croisement des facteurs de genre, de classe et de race.

    Entretien par Eugénie P.

    Ton hypothèse de départ est originale, elle va à rebours des postulats féministes habituels : au lieu d’étudier ce qui freine les femmes au travail, tu préfères analyser comment les hommes gardent leur hégémonie au travail « malgré la déstabilisation des identités masculines au et par le travail ». Pourquoi as-tu choisi ce point de départ ?

    J’étais en contrat Cifre [contrat de thèse où le ou la doctorant.e est embauché.e par une entreprise qui bénéficie également de ses recherches, ndlr] dans l’entreprise où j’ai fait cette enquête. J’avais commencé à étudier les femmes, je voulais voir comment elles s’intégraient, trouvaient des stratégies pour s’adapter dans un univers masculin à 80%. Ce que je découvrais sur le terrain était assez similaire à toutes les enquêtes que j’avais pu lire : c’était les mêmes stratégies d’adaptation ou d’autocensure. J’ai été embauchée pour travailler sur l’égalité professionnelle, mais je n’arrivais pas à faire mon métier correctement, parce que je rencontrais beaucoup de résistances de la part de l’entreprise et de la part des hommes. Et comme je ne comprenais pas pourquoi on m’avait embauchée, je me suis dit que ça serait intéressant de poser la question des résistances des hommes, sachant que ce n’est pas beaucoup étudié par la littérature sociologique. J’ai changé un peu de sujet après le début de ma thèse, et c’est au moment où est sortie la traduction française des travaux de Raewyn Connell [Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, Paris, Éditions Amsterdam, 2014, ndlr] : cet ouvrage m’a ouvert un espace intellectuel complètement fou ! Ça m’a beaucoup intéressée et je me suis engouffrée dans la question des masculinités.

    C’est donc la difficulté à faire ton travail qui a renversé ton point de vue, en fait ?

    Oui, la difficulté à faire le travail pour lequel j’ai été embauchée, qui consistait à mettre en place des politiques d’égalité professionnelle : je me rendais compte que non seulement je n’avais pas les moyens de les mettre en place, mais qu’en plus, tout le monde s’en foutait. Et je me suis rendue compte aussi que l’homme qui m’avait embauchée pour ce projet était lui-même extrêmement sexiste, et ne voyait pas l’existence des inégalités hommes-femmes, donc je n’arrivais pas à comprendre pourquoi il m’avait embauchée. J’ai compris plus tard que les raisons de mon embauche était une défense de ses propres intérêts professionnels, j’y reviendrai. Ce n’est pas qu’il était aveugle face aux inégalités – il travaillait dans le transport routier depuis 40 ans, évidemment que les choses avaient changé -, mais j’avais beau lui expliquer que les discriminations étaient plus pernicieuses, il était persuadé qu’il ne restait plus grand-chose à faire sur l’égalité hommes-femmes.

    Comment se manifeste cette “déstabilisation des identités masculines au et par le travail”, cette supposée « crise de la virilité », que tu évoques au début de ton livre ?

    Je me suis rendue compte en interviewant les anciens et les nouveaux que rien qu’en l’espace d’une génération, il y avait beaucoup moins d’attachement à l’entreprise. Les jeunes générations avaient très vite compris que pour monter dans la hiérarchie, pour être mieux payé ou pour avoir plus de responsabilités, il ne suffisait pas juste d’être loyal à l’entreprise : il fallait la quitter et changer de boulot, tout simplement. Ce n’est pas du tout l’état d’esprit des anciens, dont beaucoup étaient des autodidactes qui avaient eu des carrières ascensionnelles. Il y avait énormément de turnover, et ça créait un sentiment d’instabilité permanent. Il n’y avait plus d’esprit de solidarité ; ils n’arrêtaient pas de dire “on est une grande famille” mais au final, l’esprit de famille ne parlait pas vraiment aux jeunes. Par ailleurs, dans les années 2010, une nouvelle activité a été introduite : la logistique. Il y a eu beaucoup d’enquêtes sur le sujet ! Beaucoup de médias ont parlé de l’activité logistique avec les préparateurs de commandes par exemple, une population majoritairement intérimaire, très précaire, qui ne reste pas longtemps… et du coup, beaucoup d’ouvriers qui avaient un espoir d’ascension sociale se sont retrouvés contrariés. Ce n’est pas exactement du déclassement, mais beaucoup se sont sentis coincés dans une précarité, et d’autant plus face à moi qui suis sociologue, ça faisait un peu violence parfois. Donc c’est à la fois le fait qu’il y ait beaucoup de turnover, et le fait qu’il n’y ait plus le même sentiment de famille et de protection que pouvait apporter l’entreprise, qui font qu’il y a une instabilité permanente pour ces hommes-là. Et comme on sait que l’identité des hommes se construit en grande partie par le travail, cette identité masculine était mise à mal : si elle ne se construit pas par le travail, par quoi elle se construit ?

    Ça interroge beaucoup le lien que tu évoques entre le capitalisme et le patriarcat : la précarisation et la flexibilisation du travail entraînent donc un renforcement des résistances des hommes ?

    Oui, carrément. Il y a beaucoup d’hommes, surtout dans les métiers ouvriers, qui tirent une certaine fierté du fait de faire un “métier d’hommes ». Et donc, face à la précarisation du travail, c’est un peu tout ce qu’il leur reste. Si on introduit des femmes dans ces métiers-là, qui peuvent faire le boulot dont ils étaient si fiers parce que précisément c’est un “métier d’hommes”, forcément ça crée des résistances très fortes. Quand l’identité des hommes est déstabilisée (soit par la précarisation du travail, soit par l’entrée des femmes), ça crée des résistances très fortes.

    Tu explores justement les différentes formes de résistance, qui mènent à des identités masculines diversifiées. L’injonction principale est difficile : il faut être un homme « masculin mais pas macho ». Ceux qui sont trop machos, un peu trop à l’ancienne, sont disqualifiés, et ceux qui sont pas assez masculins, pareil. C’est un équilibre très fin à tenir ! Quelles sont les incidences concrètes de ces disqualifications dans le travail, comment se retrouvent ces personnes-là dans le collectif ?

    Effectivement, il y a plein de manières d’être homme et il ne suffit pas d’être un homme pour être dominant, encore faut-il l’être “correctement”. Et ce “correctement” est presque impossible à atteindre, c’est vraiment un idéal assez difficile. Par exemple, on peut avoir des propos sexistes, mais quand c’est trop vulgaire, que ça va trop loin, là ça va être disqualifié, ça va être qualifié de “beauf”, et pire, ça va qualifier la personne de pas très sérieuse, de quelqu’un à qui on ne pourra pas trop faire confiance. L’incidence de cette disqualification, c’est que non seulement la personne sera un peu mise à l’écart, mais en plus, ce sera potentiellement quelqu’un à qui on ne donnera pas de responsabilités. Parce qu’un responsable doit être un meneur d’hommes, il faut qu’il soit une figure exemplaire, il doit pouvoir aller sur le terrain mais aussi avoir des qualités d’encadrement et des qualités intellectuelles. Donc un homme trop vulgaire, il va avoir une carrière qui ne va pas décoller, ou des promotions qui ne vont pas se faire.

    Quant à ceux qui ne sont “pas assez masculins », je n’en ai pas beaucoup rencontrés, ce qui est déjà une réponse en soi !

    Peut-on dire qu’il y a une “mise à l’écart” des travailleurs les moins qualifiés, qui n’ont pas intégré les nouveaux codes de la masculinité, au profit des cadres ?

    Non, c’est un phénomène que j’ai retrouvé aussi chez les cadres. Mais chez les cadres, le conflit est plutôt générationnel : il y avait les vieux autodidactes et les jeunes loups, et c’est la course à qui s’adapte le mieux aux transformations du monde du travail, qui vont extrêmement vite, en particulier dans la grande distribution. C’est une des raisons pour laquelle le directeur des RH m’a embauchée : il avait peur de ne pas être dans le coup ! L’égalité professionnelle était un sujet, non seulement parce qu’il y avait des obligations légales mais aussi parce que dans la société, ça commençait à bouger un peu à ce moment-là. Donc il s’est dit que c’est un sujet porteur et que potentiellement pour sa carrière à lui, ça pouvait être très bon. Ça explique qu’il y ait des cadres qui adhèrent à des projets d’entreprise avec lesquels ils ne sont pas forcément d’accord, mais juste parce qu’il y a un intérêt final un peu égoïste en termes d’évolution de carrière.

    On dit toujours que les jeunes générations sont plus ouvertes à l’égalité que les aînés, je pense que ce n’est pas tout à fait vrai ; les aînés ont à cœur de s’adapter, ils ont tellement peur d’être dépassés que parfois ils peuvent en faire plus que les jeunes. Et par ailleurs, les jeunes sont ouverts, par exemple sur l’équilibre vie pro et vie perso, mais il y a quand même des injonctions (qui, pour le coup, sont propres au travail) de présentéisme, de présentation de soi, d’un ethos viril à performer… qui font qu’ils sont dans des positions où ils n’ont pas d’autres choix que d’adopter certains comportements virilistes. Donc certes, ils sont plus pour l’égalité hommes-femmes, mais ils ne peuvent pas complètement l’incarner.

    L’une de tes hypothèses fortes, c’est que le patriarcat ingurgite et adapte à son avantage toutes les revendications sur la fin des discriminations pour se consolider. Est-ce qu’on peut progresser sur l’égalité professionnelle, et plus globalement les questions de genre, sans que le patriarcat s’en empare à son avantage ?

    Très clairement, tant qu’on sera dans un système capitaliste, on aura toujours du patriarcat, à mon sens. C’était une hypothèse, maintenant c’est une certitude ! J’ai fait une analogie avec l’ouvrage de Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, pour dire que la domination masculine est pareille que le capitalisme, elle trouve toujours des moyens de se renouveler. En particulier, elle est tellement bien imbriquée dans le système capitaliste qui fonctionne avec les mêmes valeurs virilistes (on associe encore majoritairement la virilité aux hommes), que les hommes partent avec des avantages compétitifs par rapport aux femmes. Donc quand les femmes arrivent dans des positions de pouvoir, est-ce que c’est une bonne nouvelle qu’elles deviennent “des hommes comme les autres”, c’est-à-dire avec des pratiques de pouvoir et de domination ? Je ne suis pas sûre. C’est “l’égalité élitiste” : des femmes arrivent à des positions de dirigeantes, mais ça ne change rien en dessous, ça ne change pas le système sur lequel ça fonctionne, à savoir : un système de domination, de hiérarchies et de jeux de pouvoir.

    Donc selon toi, l’imbrication entre patriarcat et capitalisme est indissociable ?

    Absolument, pour une simple et bonne raison : le capitalisme fonctionne sur une partie du travail gratuit qui est assuré par les femmes à la maison. Sans ce travail gratuit, le système capitaliste ne tiendrait pas. [à ce sujet, voir par exemple les travaux de Silvia Federici, Le capitalisme patriarcal, ndlr]

    Ça pose la question des politiques d’égalité professionnelle en entreprise : sans remise en question du système capitaliste, elles sont destinées à être seulement du vernis marketing ? On ne peut pas faire de vrais progrès ?

    Je pense que non. D’ailleurs, beaucoup de gens m’ont dit que mon livre était déprimant pour ça. Je pense que les politiques d’égalité professionnelle ne marchent pas car elles ne font pas sens sur le terrain. Les gens ne voient pas l’intérêt, parce qu’ils fonctionnent essentiellement d’un point de vue rationnel et économique (donc le but est de faire du profit, que l’entreprise tourne et qu’éventuellement des emplois se créent, etc), et ils ne voient pas l’intérêt d’investir sur ce sujet, surtout dans les milieux masculins car il n’y a pas suffisamment de femmes pour investir sur le sujet. J’ai beau leur dire que justement, s’il n’y a pas de femmes c’est que ça veut dire quelque chose, ils ont toujours des contre-arguments très “logiques” : par exemple la force physique. Ils ne vont pas permettre aux femmes de trouver une place égale sur les postes qui requièrent de la force physique. Quand les femmes sont intégrées et qu’elles trouvent une place valorisante, ce qui est le cas dans certains endroits, c’est parce qu’elles sont valorisées pour leurs qualités dites “féminines”, d’écoute, d’empathie, mais elles n’atteindront jamais l’égalité car précisément, elles sont valorisées pour leur différence. Le problème n’est pas la différence, ce sont les inégalités qui en résultent. On peut se dire que c’est super que tout le monde soit différent, mais on vit dans un monde où il y a une hiérarchie de ces différences. Ces qualités (écoute, empathie) sont moins valorisées dans le monde du travail que le leadership, l’endurance…

    Ça ne nous rassure pas sur les politiques d’égalité professionnelle…

    Si les politiques d’égalité professionnelle marchaient vraiment, on ne parlerait peut-être plus de ce sujet ! Je pense que les entreprises n’ont pas intérêt à ce qu’elles marchent, parce que ça fonctionne bien comme ça pour elles. Ca peut prendre des formes très concrètes, par exemple les RH disaient clairement en amont des recrutements : ”on prend pas de femmes parce que physiquement elles ne tiennent pas”, “les environnement d’hommes sont plus dangereux pour elles”, “la nuit c’est pas un environnement propice au travail des femmes”… Tu as beau répondre que les femmes travaillent la nuit aussi, les infirmières par exemple… Il y a un tas d’arguments qui montrent la construction sociale qui s’est faite autour de certains métiers, de certaines qualités professionnelles attendues, qu’il faudrait déconstruire – même si c’est très difficile à déconstruire. Ça montre toute une rhétorique capitaliste, mais aussi sexiste, qui explique une mise à l’écart des femmes.

    On a l’impression d’une progression linéaire des femmes dans le monde du travail, que ça avance doucement mais lentement, mais je constate que certains secteurs et certains métiers se déféminisent. On observe des retours en arrière dans certains endroits, ce qui légitime encore plus le fait de faire des enquêtes. Ce n’est pas juste un retour de bâton des vieux mormons qui veulent interdire l’avortement, il y aussi des choses plus insidieuses, des résistances diverses et variées.

    En plus, l’intensification du travail est un risque à long terme pour les femmes. Par exemple, il y a plus de femmes qui font des burnout. Ce n’est pas parce qu’elles sont plus fragiles psychologiquement, contrairement à ce qu’on dit, mais c’est parce qu’elles assurent des doubles journées, donc elles sont plus sujettes au burnout. Les transformations du monde du travail sont donc un risque avéré pour l’emploi des femmes, ne serait-ce que parce que par exemple, les agences d’intérim trient en amont les candidats en fonction de la cadence. Il faut redoubler de vigilance là-dessus.

    Tu analyses les types de masculinité qui se façonnent en fonction des facteurs de classe et de race. On voit que ce ne sont pas les mêmes types d’identités masculines, certaines sont dévalorisées. Quelles en sont les grandes différences ?

    Je ne vais pas faire de généralités car ça dépend beaucoup des milieux. Ce que Raewyn Connell appelle la “masculinité hégémonique”, au sens culturel et non quantitatif (assez peu d’hommes l’incarnent), qui prendrait les traits d’un homme blanc, d’âge moyen, hétérosexuel, de classe moyenne supérieure. Par rapport à ce modèle, il y a des masculinités “non-hégémoniques”, “subalternes”, qui forment une hiérarchie entre elles. Malgré le fait que ces masculinités soient plurielles, il y a une solidarité au sein du groupe des hommes par rapport au groupe des femmes, et à l’intérieur du groupe des hommes, il y a une hiérarchie entre eux. Les masculinités qu’on appelle subalternes sont plutôt les masculinités racisées ou homosexuelles. Elles s’expriment sous le contrôle de la masculinité hégémonique. Elles sont appréciées pour certaines qualités qu’elles peuvent avoir : j’ai pu voir que les ouvriers racisés étaient appréciés pour leur endurance, mais qu’ils étaient aussi assez craints pour leur “indiscipline” supposée. En fait, les personnes “dévalorisées” par rapport à la masculinité hégémonique sont appréciées pour leurs différences, mais on va craindre des défauts qui reposent sur des stéréotypes qu’on leur prête. Par exemple, les personnes racisées pour leur supposée indiscipline, les personnes des classes populaires pour leur supposé mode de vie tourné vers l’excès, les femmes pour leurs supposés crêpages de chignon entre elles…. C’est à double tranchant. Les qualités pour lesquelles elles sont valorisées sont précisément ce qui rend l’égalité impossible. Ces qualités qu’on valorise chez elles renforcent les stéréotypes féminins.

    Tu montres que le rapport au corps est central dans le travail des hommes : il faut s’entretenir mais aussi s’engager physiquement dans le travail, quitte à prendre des risques. Il y a une stratégie de déni de la souffrance, de sous-déclaration du stress chez les travailleurs : pour diminuer la souffrance physique et psychologique au travail, il faut changer les conditions de travail mais aussi changer le rapport des hommes à leur corps ?

    Je pensais que oui, mais je suis un peu revenue sur cette idée. Effectivement, il y plein d’études qui montrent que les hommes prennent plus de risques. C’est par exemple ce que décrit Christophe Dejours [psychiatre français spécialisé dans la santé au travail, ndlr] sur le “collectif de défense virile”, qui consiste à se jeter à corps perdu dans le travail pour anesthésier la peur ou la souffrance. Ce n’est pas forcément ce que j’ai observé dans mes enquêtes : en tout cas auprès des ouvriers (qui, pour le coup, avaient engagé leur corps assez fortement dans le travail), non seulement parce qu’ils ont bien conscience que toute une vie de travail ne pourra pas supporter les prises de risque inconsidérées, mais aussi parce qu’aujourd’hui la souffrance est beaucoup plus médiatisée. Cette médiatisation agit comme si elle donnait une autorisation d’exprimer sa souffrance, et c’est souvent un moyen d’entrée pour les syndicats pour l’amélioration des conditions de travail et de la santé au travail. Donc il y a un rapport beaucoup moins manichéen que ce qu’on prête aux hommes sur la prise de risques et le rapport au corps.

    En termes d’émotions, là c’est moins évident : on parle de plus en plus de burnout, mais à la force physique s’est substituée une injonction à la force mentale, à prendre sur soi. Et si ça ne va pas, on va faire en sorte que les individus s’adaptent au monde du travail, mais on ne va jamais faire en sorte que le monde du travail s’adapte au corps et à l’esprit des individus. On va donner des sièges ergonomiques, des ergosquelettes, on va créer des formations gestes et postures, on va embaucher des psychologues pour que les gens tiennent au travail, sans s’interroger sur ce qui initialement a causé ces souffrances.

    D’ailleurs, ce qui est paradoxal, c’est que l’entreprise va mettre en place tous ces outils, mais qu’elle va presque encourager les prises de risque, parce qu’il y a des primes de productivité ! Plus on va vite (donc plus on prend des risques), plus on gagne d’argent. C’est d’ailleurs les intérimaires qui ont le plus d’accidents du travail, déjà parce qu’ils sont moins formés, mais aussi parce qu’ils ont envie de se faire un max d’argent car ils savent très bien qu’ils ne vont pas rester longtemps.

    Donc ce sont les valeurs du capitalisme et ses incidences économiques (les primes par exemple) qui forgent ce rapport masculin au travail ?

    Oui, mais aussi parce qu’il y a une émulation collective. La masculinité est une pratique collective. Il y a une volonté de prouver qu’on est capable par rapport à son voisin, qu’on va dépasser la souffrance même si on est fatigué, et qu’on peut compter sur lui, etc. J’ai pu observer ça à la fois chez les cadres dans ce qu’on appelle les “boys clubs”, et sur le terrain dans des pratiques de renforcement viril.

    Tu n’as pas observé de solidarité entre les femmes ?

    Assez peu, et c’est particulièrement vrai dans les milieux masculins : la sororité est une solidarité entre femmes qui est très difficile à obtenir. J’en ai fait l’expérience en tant que chercheuse mais aussi en tant que femme. Je me suis dit que j’allais trouver une solidarité de genre qui m’aiderait à aller sur le terrain, mais en fait pas du tout. C’est parce que les femmes ont elles-mêmes intériorisé tout un tas de stéréotypes féminins. C’est ce que Danièle Kergoat appelle “le syllogisme des femmes”, qui dit : “toutes les femmes sont jalouses. Moi je ne suis pas jalouse. Donc je ne suis pas une femme.” Il y a alors une impossibilité de création de la solidarité féminine, parce qu’elles ne veulent pas rentrer dans ces stéréotypes dégradants de chieuses, de nunuches, de cuculs… Les femmes sont assez peu nombreuses et assez vites jugées, en particulier sur leurs tenues : les jugements de valeur sont assez sévères ! Par exemple si une femme arrive avec un haut un peu décolleté, les autres femmes vont être plutôt dures envers elle, beaucoup plus que les hommes d’ailleurs. Elles mettent tellement d’efforts à se créer une crédibilité professionnelle que tout à coup, si une femme arrive en décolleté, on ne va parler que de ça.

    Toi en tant que femme dans l’entreprise, tu dis que tu as souvent été renvoyée à ton genre. Il y a une forme de rappel à l’ordre.

    Oui, quand on est peu nombreuses dans un univers masculin, la féminité fait irruption ! Quels que soient tes attributs, que tu sois féminine ou pas tant que ça, tu vas avoir une pression, une injonction tacite à contrôler tous les paramètres de ta féminité. Ce ne sont pas les hommes qui doivent contrôler leurs désirs ou leurs remarques, mais c’est aux femmes de contrôler ce qu’elles provoquent chez les hommes, et la perturbation qu’elles vont provoquer dans cet univers masculin, parce qu’elles y font irruption.

    Toujours rappeler les femmes à l’ordre, c’est une obsession sociale. Les polémiques sur les tenues des filles à l’école, sur les tenues des femmes musulmanes en sont des exemples… Cette volonté de contrôle des corps féminins est-elle aussi forte que les avancées féministes récentes ?

    C’est difficile à mesurer mais ce n’est pas impossible. S’il y a des mouvements masculinistes aussi forts au Canada par exemple, c’est peut-être que le mouvement féministe y est hyper fort. Ce n’est pas impossible de se dire qu’à chaque fois qu’il y a eu une vague d’avancées féministes, quelques années plus tard, il y a forcément un retour de bâton. Avec ce qui s’est passé avec #metoo, on dirait que le retour de bâton a commencé avec le verdict du procès Johnny Depp – Amber Heard, puis il y a eu la la décision de la Cour Constitutionnelle contre l’avortement aux Etats-Unis… On n’est pas sorties de l’auberge, on est en train de voir se réveiller un mouvement de fond qui était peut-être un peu dormant, mais qui est bien présent. L’article sur les masculinistes qui vient de sortir dans Le Monde est flippant, c’est vraiment des jeunes. En plus, ils sont bien organisés, et ils ont une rhétorique convaincante quand tu ne t’y connais pas trop.

    Les milieux de travail très féminisés sont-ils aussi sujets à l’absence de sororité et à la solidarité masculine dont tu fais état dans ton enquête ?

    En général, les hommes qui accèdent à ces milieux ont un ”ascenseur de verre” (contrairement aux femmes qui ont le “plafond de verre”) : c’est un accès plus rapide et plus facile à des postes à responsabilité, des postes de direction. C’est le cas par exemple du milieu de l’édition : il y a énormément de femmes qui y travaillent mais les hommes sont aux manettes. Le lien avec capitalisme et virilité se retrouve partout – les hommes partent avec un avantage dans le monde du travail capitaliste, souvent du simple fait qu’ils sont des hommes et qu’on leur prête plus volontiers d’hypothétiques qualités de leader.

    Dans quelle mesure peut-on étendre tes conclusions à d’autres milieux de travail ou d’autres secteurs d’activité ? Est-ce que tes conclusions sont spécifiques à la population majoritairement ouvrière et masculine, et au travail en proie à l’intensification, étudiés dans ta thèse ?

    J’ai pensé mon travail pour que ce soit généralisable à plein d’entreprises. J’ai pensé cette enquête comme étant symptomatique, ou en tout cas assez représentative de plein de tendances du monde du travail : l’intensification, l’informatisation à outrance… Ces tendances se retrouvent dans de nombreux secteurs. Je dis dans l’intro : “depuis l’entrepôt, on comprend tout.” Comme partout, il y a de la rationalisation, de l’intensification, et de la production flexible. A partir de là, on peut réfléchir aux liens entre masculinités et capitalisme. Les problématiques de violence, de harcèlement sortent dans tous les milieux, aucun milieu social n’est épargné, précisément parce qu’elles ont des racines communes.

    Comment peut-on abolir le capitalisme, le patriarcat et le colonialisme ?

    Je vois une piste de sortie, une perspective politique majeure qui est de miser sur la sororité. La sororité fonctionne différemment des boys clubs, c’est beaucoup plus horizontal et beaucoup moins hiérarchique. Il y a cette même notion d’entraide, mais elle est beaucoup plus inclusive. Ce sont des dominées qui se rassemblent et qui refusent d’être dominées parce qu’elles refusent de dominer. Il faut prendre exemple sur les hommes qui savent très bien se donner des coups de main quand il le faut, mais faisons-le à bon escient. C’est une solution hyper puissante.

    Ne pas dominer, quand on est dominante sur d’autres plans (quand on est blanche par exemple), ça revient à enrayer les différents systèmes de domination.

    Tout à fait. Les Pinçon-Charlot, on leur a beaucoup reproché d’avoir travaillé sur les dominants, et c’est le cas aussi pour les masculinités ! Il y a plusieurs types de critique : d’abord, il y a un soupçon de complaisance avec ses sujets d’étude, alors qu’il y a suffisamment de critique à l’égard de nos travaux pour éviter ce biais. Ensuite, on est souvent accusé.e.s de s’intéresser à des vestiges ou à des pratiques dépassés, parce que les groupes (hommes, ou bourgeois) sont en transformation ; en fait, les pratiques de domination se transforment, mais pas la domination ! Enfin, on peut nous reprocher de mettre en lumière des catégories “superflues”, alors qu’on devrait s’intéresser aux dominé.e.s… mais on a besoin de comprendre le fonctionnement des dominant.e.s pour déconstruire leur moyen de domination, et donner des armes à la sororité.

    https://www.frustrationmagazine.fr/entretien-rivoal
    #capitalisme #identité_masculine #travail #féminisation #précarisation #intensification #rationalisation #flexibilisation #pratiques_viriles #masculinité #codes #codes_de_masculinité #genre #classe #race #intersectionnalité #hommes #égalité_professionnelle #sexisme #discriminations #crise_de_la_virilité #turnover #instabilité #solidarité #logistique #ouvriers #ascension_sociale #déclassement #métier_d’hommes #résistance #disqualification #beauf #responsabilités #vulgarité #égalité_professionnelle #carrière #présentéisme #genre #domination_masculine #pouvoir #égalité_élitiste #hiérarchies #travail_gratuit #travail_domestique #force_physique #écoute #empathie #différence #leadership #rhétorique #endurance #déféminisation #intensification_du_travail #burnout #burn-out #cadence #masculinité_hégémonique #masculinités_subalternes #stéréotypes #indiscipline #corps #souffrance #stress #souffrance_physique #souffrance_psychique #conditions_de_travail #risques #santé_au_travail #émotions #force_mentale #primes #boys_clubs #renforcement_viril #sororité #syllogisme_des_femmes #solidarité_féminine #jugements_de_valeur #crédibilité_professionnelle #féminité #violence #harcèlement #entraide

  • Participant responses – Decolonial Research Methods webinar series

    This video features participant responses to the NCRM webinar series Decolonial Research Methods: Resisting Coloniality in Academic Knowledge Production.

    The seven speakers in this video are: Musharrat J. Ahmed-Landeryou, of London South Bank University (UK), Jorge Vega Humboldt, of Humboldt-Universität zu Berlin (Germany-Mexico), Luqman Muraina, of the University of Cape Town (South Africa), Nuruddin Al Akbar, from Universitas Gadjah Mada (Indonesia), Nirupama Sarathy, an independent facilitator and researcher (India), Dr Randy T. Nobleza, of Marinduque State College (Philippines) and Carl W. Jones, of the Royal College of Art and University of Westminster (UK).

    The series comprised six webinars, which took place between October and December 2021.

    https://www.youtube.com/watch?v=oXvjxGPVfGA

    #intersectionnalité #décolonial #décolonialité #méthodologie #savoirs #recherche #méthodologie_de_recherche #éthique #exclusion #violence_systémique #pouvoir #relations_de_pouvoir #pluriversalité #pluriverse #connaissance #savoirs #production_de_savoirs
    ping @postcolonial @cede @karine4

  • Communiqué unitaire et des personnels de l’#université_d'angers contre les #attaques d’#extrême_droite (22.03.2022)

    Cher‧es collègues,

    Depuis quelques semaines, les actes racistes, antisémites et fascistes se développent au sein même de notre #Université, du fait notamment d’étudiant‧es organisé‧es dans des #groupuscules d’extrême droite. Des #croix_gammées ont été taguées dans des toilettes, des autocollants racistes sont collés sur plusieurs de nos campus, un #collage géant « L’immigration tue » revendiqué par le mouvement nationaliste et identitaire #RED (#Rassemblement_des_étudiants_de_droite) est apparu dans la nuit de jeudi à vendredi sur le campus de #Belle_Beille, et ce jeudi 17 mars plusieurs étudiants de cette mouvance ont distribué un #tract infamant, raciste, sexiste et LGBTphobe à #Saint-Serge. Certains de ces actes touchent directement des enseignant‧es : des cours ont été interrompus par des remarques de soutien aux candidats d’extrêmes-droites, des enseignant‧es sont pris‧es à partie sur les #réseaux_sociaux par des étudiant‧es dévoilant leur nom et contenus de cours, et des médias d’extrême-droite attaquent nommément des collègues et leurs recherches liés aux #études_de_genre et à l’#intersectionnalité. Le contexte national d’élection présidentielle et d’exacerbation des discours racistes et violents y est pour beaucoup. Les discours de Blanquer et Vidal contre un soi-disant « islamo-gauchisme » des personnels de l’#ESR aussi. Le contexte local du déroulement du Mois du genre est également à prendre en compte : l’extrême-droite ne supporte pas que nos recherches documentent les inégalités et les dominations.

    Nous avons une pensée particulière pour toutes celles et tous ceux qui sont directement visés par ces attaques. Tous et toutes ensemble devons être vigilant‧es : nous ne laisserons aucun de ces autocollants, tags ou tracts avoir droit de cité au sein de notre université. Nous les effacerons systématiquement. Les discours racistes, sexistes, homophobes ne sont pas des opinions, ce sont des #délits. Les responsables de ces actes s’exposent donc à des #poursuites_judiciaires.

    Le service public de l’enseignement supérieur et de la recherche doit être le lieu où toutes et tous peuvent trouver leur place sans avoir peur d’une agression qu’elle soit verbale ou physique. Notre université doit permettre à tous et toutes, quelles que soient ses appartenances de genre ou ses origines ethniques, d’étudier, travailler, faire de la recherche. Notre communauté universitaire doit être un rempart contre les projets politiques nauséabonds, réactionnaires et fascistes.

    Nous invitons toutes celles et tous ceux qui le souhaitent à participer aux activités du Mois du genre tout le long du mois de mars et de la Semaine de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, qui commence lundi 21 mars à l’UA.

    Communiqué signé Snesup-FSU, Snasub-FSU, Sud Education 49, ainsi que des personnels de l’Université d’Angers engagés contre l’extrême-droite.
    (reçu via une mailing-list)

    #racisme #antisémitisme #fascisme #France #sexisme #homophobie #étudiants #Angers #facs

  • Romani Herstory : réinscrire les femmes roms dans l’Histoire

    De nombreuses femmes roms ont, depuis maintenant plusieurs siècles, laissé leur empreinte dans des domaines aussi variés que celui de l’art (Ceija Stojka, Panna Cinka, Carmen Amaya…), des sciences (Natalya et Lyubov Pankova…), de la politique (Soraya Post, Viktória Mohácsi…), des lettres (Katarina Taikon, Luminița Mihai Cioabă, Louise Doughty…), de la mode (Erika Varga, Juana Martín Manzano…) ou encore des sciences humaines (Delia Grigore, Angéla Kóczé, Ethel Brooks…).

    Pourtant, l’image qui semble le plus souvent venir à l’esprit des gadjé (les non-Roms) est celle, monolithique, d’une femme rom illettrée, irrémédiablement enfermée dans la pauvreté, la maternité et la soumission patriarcale. Les archives digitales Romani Herstory tentent de contrer ces clichés et de redonner de la visibilité à ces femmes souvent oubliées des livres d’Histoire.

    https://entreleslignesentrelesmots.blog/2022/01/31/romani-herstory-reinscrire-les-femmes-roms-dans-lhistoi

    #histoire #féminisme #rrom

  • Janvier 2022, un "colloque" (soi-disant) est organisé par l’#Observatoire_du_décolonialisme et le #Collège_de_philosophie.
    Sont entre autres présents à ce "colloque" #Jean-Michel_Blanquer et #Thierry_Coulhon (patron de l’HCERES)...

    Titre du colloque « Après la #déconstruction : reconstruire les sciences et la culture »
    https://decolonialisme.fr/?p=6333

    Ci-dessous un fil de discussion à son propos.

    #Université : « L’#universalisme_républicain ne se décrète pas, il se construit »

    Dans une tribune au « Monde », soixante-quatorze universitaires expliquent pourquoi le colloque organisé par l’Observatoire du décolonialisme, les 7 et 8 janvier à la Sorbonne, constitue une caricature de son objet, car il conduit à observer pour ne rien voir !

    Tribune :

    L’#Observatoire_du_décolonialisme et le #Collège_de_philosophie organisent les 7 et 8 janvier, avec l’aval de #Jean-Michel_Blanquer, un #colloque à la #Sorbonne, intitulé « Après la #déconstruction : reconstruire les #sciences et la #culture » dont l’objectif affiché est de dénoncer l’« #ordre_moral » que la « “pensée” décoloniale », également nommée « #woke » ou « #cancel_culture », introduit dans le domaine éducatif en contradiction avec « l’#esprit_d’ouverture, de #pluralisme et de #laïcité qui en constitue l’essence ».

    Il s’agit, est-il précisé, de « favoriser la construction, chez les élèves et les étudiants, des #repères_culturels fondamentaux » et de « faire un état des lieux, aussi nuancé que possible ». Cette recommandation laisse perplexe lorsque l’on constate que les animateurs des tables rondes sont les intervenants et vice-versa, et la quasi-totalité d’entre eux membres de l’Observatoire. Il serait vain dès lors d’attendre #débat_contradictoire ou mise en perspective.

    On pourrait s’étonner de la participation annoncée du président de l’agence gouvernementale chargée d’évaluer la recherche dans l’enseignement supérieur, le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES), dont dépend l’avenir des laboratoires de sciences humaines et sociales. On sait toutefois que la dénonciation du #wokisme, ou d’autres chimères comme l’« #islamo-gauchisme », est un cheval de bataille du ministre de l’éducation nationale comme de la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche.

    Une #police_de_la pensée

    La caution quasi officielle apportée par le président du #HCERES à l’Observatoire du décolonialisme laisse-t-elle présager l’apparition d’une police de la pensée qui sanctionnerait toute recherche suspectée d’être contaminée par le prétendu wokisme ? Admettons, bien qu’il soit infondé, le postulat de réduction du #décolonialisme à l’idéologie woke et à la cancel culture.

    De quoi est-il donc question ? On sait que l’expression « #being_woke » s’est popularisée aux Etats-Unis dans la communauté afro-américaine tout au long du XXe siècle pour désigner une nécessité : celle d’être éveillé aux #injustices, principalement alors de nature socio-économique. Le slogan, repris par le mouvement #Black_Lives_Matter (« les vies noires comptent »), gagne en popularité avant d’être récupéré par les conservateurs américains pour le dénigrer et disqualifier ceux qui en font usage.

    C’est ainsi que s’impose #wokisme, lequel suggère l’existence d’un mouvement politique homogène chargé de propager l’#idéologie_woke. Il est d’ailleurs assez cocasse que la dénonciation de l’américanisation du débat s’accommode de l’importation (fautive) de mots américains.

    Les nouveaux inquisiteurs

    Désormais, le wokisme désigne péjorativement ceux qui sont engagés dans les luttes antiracistes, féministes, LGBT, etc. Sous couvert d’alerter sur le nouveau danger qui menacerait l’école républicaine, il s’agit de réprouver ceux qui dénoncent les #discriminations fondées sur la couleur et qui font un lien entre celles-ci et notre passé colonial et/ou esclavagiste.

    Dans la rhétorique réactionnaire des nouveaux inquisiteurs, on pratique une stratégie d’#éradication_lexicale visant à éliminer du vocabulaire des #sciences_sociales des termes tels que #racisme_systémique, #privilège_blanc, #racisation, #intersectionnalité, #décolonialisme, termes prétendument dénués de toute rationalité. A de nombreux égards, la querelle ressemble à celle de la #political_correctness (le #politiquement_correct) du début des années 1990.

    En effet, cette dernière fut avant tout, aux Etats-Unis, l’occasion d’une offensive des conservateurs et de l’extrême droite contre le pouvoir supposé des #minorités. En France, le terme désigne, dans la méconnaissance du contexte américain, un ensemble hétérogène composé de marxistes, de multiculturalistes, de féministes, de postmodernistes, etc., tous accusés, entre autres vices, de #puritanisme, de #censure, de #dictature_des_minorités.

    Le #cyberharcèlement moralisateur

    A l’inverse, celui qui se veut politiquement incorrect fonde ses jugements sur la #liberté_de_penser, la #rationalité, le #courage_intellectuel. Qui ne s’en réclamerait ? Quelle est donc la valeur d’une position qui rassemble tout le monde et chasse des fantômes ? La « #wokeness » doit en réalité être comprise comme une dynamique inhérente à la #démocratie et, au-delà, l’indice des manquements de celle-ci à ses principes fondamentaux.

    Le sort réservé à la cancel culture (#culture_de_l’annulation) illustre ce point de vue. Comme le wokisme, il s’agit essentiellement d’un terme polémique, lequel a servi, d’abord à la droite américaine puis aux néoconservateurs français, à disqualifier toute interpellation progressiste. Ses adversaires pensent que son invocation relève du tribunal populaire et s’accompagne nécessairement de #cyberharcèlement_moralisateur.

    Il convient plutôt de l’interpréter comme une modalité de la protestation à l’usage de ceux qui disposent du seul pouvoir de marquer leur indignation en dénonçant certains dysfonctionnements dont la société s’accommode si souvent. Peut-on réellement penser que la cancel culture exprime, comme l’écrivent sans vergogne l’Observatoire du décolonialisme et le Collège de philosophie, la tentation de faire « table rase du passé, de l’histoire, de l’art, de la littérature, et de l’ensemble de l’héritage civilisationnel occidental » ? Nuance, disent-ils ?

    Les choses commencent à changer

    Plutôt que des effets de la cancel culture, ne faudrait-il pas s’inquiéter de la culture de l’#impunité, laquelle préfère la #disqualification à la dispute argumentée ? Que les choses commencent à changer, nous ne pouvons que nous en réjouir et non redouter la « dictature des minorités ». C’est, au contraire, des droits de ces dernières que nous devrions nous soucier si nous voulons combattre la dérive droitière à laquelle les organisateurs, en invitant #Mathieu_Bock-Côté à s’exprimer, sont coupablement inattentifs.

    L’#universalisme_républicain ne se décrète pas, il se construit. Cela passe par la lutte contre les discriminations de classe, sexistes, homophobes ou ethnoraciales, comme contre les #préjugés racistes, antisémites et islamophobes, aujourd’hui de nouveau en vogue dans les espaces publics. Nier leur existence, c’est nuire gravement à l’idéal républicain.

    Les signataires de cette tribune sont : Nicolas Bancel, professeur ordinaire, université de Lausanne ; Gilles Bastin, professeur, Sciences Po Grenoble ; Hourya Bentouhami, maîtresse de conférences, université Toulouse-II-Jean-Jaurès ; Magali Bessone, professeure, université Paris-I Panthéon-Sorbonne ; Pascal Blanchard, chercheur associé, CRHIM/UNIL Lausanne ; Philippe Blanchet, professeur, université Rennes-II ; Fabienne Bock, professeure émérite, Paris-XIII ; Gilles Boëtsch, directeur de recherche émérite, INEE-CNRS ; Olivier Borraz, directeur de recherche, IEP Paris ; Ahmed Boubeker, professeur, université de Saint-Etienne ; Michel Cahen, directeur de recherche émérite, IEP Bordeaux ; François Calori, maître de conférences, Rennes-I ; Philippe Chanial, professeur, université de Caen ; Sébastien Chauvin, professeur associé, université de Lausanne ; Christiane Chauviré, professeure émérite, université Paris-I Panthéon-Sorbonne ; Catherine Coquio, professeure, Université de Paris ; Philippe Corcuff, maître de conférences, IEP Lyon ; James Costa, maître de conférences, université Sorbonne-Nouvelle ; Bruno Cousin, professeur assistant, IEP Paris ; Pierre Crétois, maître de conférences, université Bordeaux-Montaigne ; Martine de Gaudemar, professeure émérite, université Paris-Nanterre ; Thierry Deshayes, chercheur postdoctoral, université de Neuchâtel ; Stéphane Dufoix, professeur, membre senior de l’IUF, université Paris-Nanterre ; Estelle Ferrarese, professeure de philosophie, université de Picardie Jules-Verne ; Franck Fischbach, professeur, université Paris-I Panthéon-Sorbonne ; Vincent Foucher, chargé de recherche, IEP Bordeaux ; Jean-Louis Fournel, professeur, université Paris-VIII ; Pierre François, directeur de recherche, IEP Paris ; Claude Gautier, professeur, ENS Lyon ; Jean-Christophe Goddard, professeur, université de Toulouse-II Jean-Jaurès ; Sophie Guérard de Latour, professeure, ENS Lyon ; Jacques Haiech, professeur honoraire, université de Strasbourg ; Abdelhafid Hammouche, professeur, université de Lille ; Stéphanie Hennette-Vauchez, professeure, Paris-Nanterre ; François Héran, professeur, Collège de France ; Philippe Huneman, directeur de recherche, IHPST ; Chantal Jaquet, professeure, université Paris-I Panthéon-Sorbonne ; Nadia Yala Kisukidi, maîtresse de conférences, université Paris-VIII ; Stefan Kristensen, professeur, université de Strasbourg ; Sandra Laugier, professeure, université Paris-I Panthéon-Sorbonne ; Jeanne Lazarus, directrice du département de sociologie, IEP Paris ; Olivier Le Cour Grandmaison, professeur, université d’Evry ; Patrick Le Galès, directeur de recherche, IEP Paris ; Claire Lemercier, directrice de recherche, IEP Paris ; Françoise Lorcerie, directrice de recherche émérite, université d’Aix-Marseille ; Pascal Maillard, professeur agrégé, université de Strasbourg ; Philippe Marlière, professeur, University College London ; Nonna Mayer, directrice de recherche émérite, IEP Paris ; Catherine Miller, directrice de recherche, université d’Aix-Marseille ; Yann Moulier-Boutang, professeur émérite, UTC-Alliance Sorbonne-Université ; Laure Murat, professeure, université de Californie à Los Angeles (UCLA) ; Christine Musselin, directrice de recherche, IEP Paris ; Etienne Nouguez, chargé de recherche, IEP Paris ; Janie Pélabay, chargée de recherche, IEP Paris ; Roland Pfefferkorn, professeur émérite, université de Strasbourg ; Alain Policar, chercheur associé, IEP Paris ; Clotilde Policar, professeure, ENS Paris ; Jean-Yves Pranchère, professeur, ULB Bruxelles ; Alain Renaut, professeur émérite, Sorbonne-Université ; Jacob Rogozinski, professeur, université de Strasbourg ; Diane Roman, professeure, université Paris-I Panthéon-Sorbonne ; Laurence Rosier, professeure, ULB Bruxelles ; Emma Rubio-Milet, professeure agrégée, université Sorbonne-Nouvelle ; Haoues Seniguer, maître de conférences, IEP Lyon ; Réjane Sénac, directrice de recherche, IEP Paris ; Vincent Tiberj, professeur associé, IEP Bordeaux ; Julien Talpin, Chargé de recherche, université de Lille ; Fabrice Virgili, directeur de recherche, UMR Sirice/CNRS ; Tommaso Vitale, professeur associé, IEP Paris ; Albin Wagener, maître de conférences, université Rennes-II ; Patrick Werly, maître de conférences HDR, université de Strasbourg ; Aline Wiame, maîtresse de conférences, université Toulouse-II Jean-Jaurès ; Charles Wolfe, professeur, université de Toulouse Jean-Jaurès ; Geneviève Zoïa, professeure, université de Montpellier ; Valentine Zuber, directrice d’études, EPHE.

    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/01/05/universite-l-universalisme-republicain-ne-se-decrete-pas-il-se-construit_610

    #Blanquer #Thierry_Culhon

    –-
    ajouté à ce fil de discussion :

    Projet de #loi sur les #principes_républicains : le niveau des eaux continue de monter
    https://seenthis.net/messages/908798

    • Un vrai-faux colloque à la Sorbonne pour mener le procès du « wokisme »

      Vendredi 7 et samedi 8 janvier s’est tenu à la Sorbonne un #colloque éloigné des canons du genre, mais patronné par d’illustres visiteurs, dont le ministre de l’éducation nationale, qui a par ailleurs aidé à financer l’événement. « Épidémie de #transgenres », « soleil noir des minorités » : les formules ont fleuri pour qualifier la manière dont le #décolonialisme et les #études_intersectionnelles martyriseraient l’université française.

      Vendredi 7 janvier, il est à peine neuf heures, deux mondes s’affrontent aux portes de la Sorbonne. Dehors, étudiants et enseignants-chercheurs (soutenus par plusieurs syndicats, dont Solidaires, la CGT et l’Unef, ainsi que par le Nouveau Parti anticapitaliste) moquent « les paniques identitaires » et dénoncent un événement « réactionnaire ». Dedans, on se presse pour prendre place dans le prestigieux amphithéâtre Liard, pour deux jours de colloque sur la « déconstruction » et le « wokisme », afin de « reconstruire les sciences et la culture ». Plus de 1 300 personne se sont inscrites pour assister aux débats, la plupart suivront la discussion jusqu’à samedi en ligne, en raison du contexte sanitaire.

      En plus des agents de la Sorbonne, légèrement sur les dents, des jeunes du très droitier syndicat UNI (Union nationale universitaire) font le contrôle des passes sanitaires et des identités, sweat-shirts floqués à leurs couleurs sur le dos. Ce sont d’ailleurs quasiment les seuls étudiants présents, les cheveux blancs étant plutôt dominant dans l’assistance. Deux jeunes gens s’en plaignent auprès de l’un des intervenants : « Les étudiants ont eu peur de venir, c’est sûr, mais nous vous soutenons ! »

      Dans les travées, avant l’ouverture des travaux sur « la pensée décoloniale, aussi nommée woke ou cancel culture », les discussions donnent un peu le ton : « Maintenant, si tu as un fils qui veut mettre une jupe, tu vas devoir lui dire “oui, peut-être”, se plaint un participant. Alors qu’il y a 30 ans, ça ne se faisait pas, et puis c’est tout. Aujourd’hui, tu es homme hétérosexuel le lundi, femme le mardi et tu te fais opérer le mercredi… » L’eurodéputé Les Républicains (LR) #François-Xavier_Bellamy tweete depuis la salle ses remerciements pour cette initiative « salutaire ».

      #Élisabeth_Lévy, éditorialiste vedette du magazine Causeur, distribue les saluts sonores, une journaliste prend des notes pour l’Incorrect. D’autres spectateurs ont tout annulé pour entendre en vrai de vrai #Mathieu_Bock-Côté, chroniqueur choisi par Europe 1 et CNews en remplacement de Zemmour. « Je l’adore, il est génial, non ? »

      Ils seront servis. Nombre des intervenants sont des chouchous de CNews et de FigaroVox, effrayés par la « dictature des minorités » : l’essayiste #Pascal_Bruckner, figure médiatique de ce courant néoconservateur qui a récemment publié Un coupable presque parfait. La construction du bouc émissaire blanc (Grasset, 2020) ; le dessinateur #Xavier_Gorce, qui a récemment quitté Le Monde après la « censure » de dessins jugés insultants ; #Pierre-André_Taguieff, qui a imposé le terme d’« islamo-gauchisme » dans le débat public et dont Nicolas Lebourg rappelait récemment dans Mediapart le rôle essentiel joué dans la dénonciation de l’#antiracisme comme « #nouveau_totalitarisme » ; ou encore le linguiste #François_Rastier, connu pour ses croisades contre l’#écriture_inclusive et les recherches sur le genre.

      Mais pour l’heure, la star du jour s’appelle Jean-Michel Blanquer, présent à la tribune en ouverture des travaux. Le ministre de l’éducation nationale remercie les organisateurs pour ce colloque sur un thème « si essentiel », « pour avoir eu le courage et la persévérance de l’organiser », et s’excuse par avance de la brièveté de son passage, « en raison de la crise sanitaire », mais il « devait être là, en Sorbonne ». Le ministre a même financé l’événement sur un fonds réservé. « Quand l’université ne soutient pas les universitaires, il faut bien qu’ils aillent chercher du soutien ailleurs », nous a répondu la professeure de littérature #Emmanuelle_Hénin, cheville ouvrière de l’opération.

      Un tel patronage n’a rien d’évident. Co-organisé par deux associations extra-universitaires controversées, l’Observatoire du décolonialisme et le Collège de philosophie, l’événement ressemble plus à une discussion savante – mais très politique – qu’à un colloque selon les canons du genre.

      Contactée par Mediapart, Sorbonne-Université a d’ailleurs tenu à préciser qu’elle n’avait rien à voir avec l’organisation, nous renvoyant vers la chancellerie des universités. Celle-ci, sous le patronage du recteur de Paris, propose en effet différentes salles du prestigieux bâtiment à la location pour des entreprises, des associations, autonomie des universités oblige…

      L’Observatoire du décolonialisme, fondé l’an dernier pour « mettre un terme à l’embrigadement de la recherche et de la transmission des savoirs » par « l’idéologie décoloniale », réunit des universitaires et des chercheurs, pour certains éminents dans leur spécialité, mais qui ont tous pour point commun de ne pas avoir de compétence particulière sur les sujets de sciences sociales dont ils parlent.

      Dans une tribune publiée le 5 janvier dans Le Monde, 74 chercheurs mettaient en garde contre une telle « caricature » : « Il s’agit, est-il précisé [dans ce colloque – ndlr], de “favoriser la construction, chez les élèves et les étudiants, des repères culturels fondamentaux” et de “ faire un état des lieux, aussi nuancé que possible”. Cette recommandation laisse perplexe lorsque l’on constate que les animateurs des tables rondes sont les intervenants, et vice versa, et la quasi-totalité d’entre eux membres de l’Observatoire. Il serait vain dès lors d’attendre débat contradictoire ou mise en perspective. »

      Enfin le Collège de philosophie, association loi 1901 pour le moins confidentielle, peut induire en erreur tant son nom est proche du Collège international de philosophie, une institution au rayonnement scientifique international, créée notamment par Jacques Derrida, le penseur de la déconstruction. Des intellectuels tels que Giorgio Agamben, Barbara Cassin, Jacques Rancière, Alain Badiou en ont assuré la renommée.

      Et alors qu’il sera tout au long de la première journée beaucoup question de #Derrida, pas un seul spécialiste connu de l’intellectuel n’est présent. « On parle de la #déconstruction, qui n’est pas la propriété de Derrida, justement pour montrer que c’est un concept dynamique, pas figé, qui est aujourd’hui réinterprété », justifie Emmanuelle Hénin. Certes, mais quand l’anthropologue #Albert_Doja saute en quelques minutes de la dispute intellectuelle opposant Jacques Derrida et Claude Lévi-Strauss sur la « leçon d’écriture » du célèbre ouvrage Tristes tropiques à… l’écriture inclusive, on s’interroge sur le choix du panel.

      Parmi les intervenants, mêmes approximations et parfois tromperies sur l’étiquette. #Sami_Biasoni, présenté comme philosophe, est un ancien trader en matières premières à la Société générale, ancien candidat aux municipales sur une liste dissidente de LR dans le VIIIe arrondissement de Paris, docteur en philosophie. Mais on ne lui connaît aucune publication scientifique. #Pierre_Valentin, également présenté comme philosophe, est en réalité « journaliste en formation », salarié depuis un an par FigaroVox. Il est l’auteur d’une note sur le « phémonène woke » pour la #Fondapol, « en deux volumes ». L’agrégé de lettres classiques et adjoint à l’urbanisme à la mairie de Pecq, #Raphaël_Doan, devient, dans cette présentation, « historien » et intervient sur la « cancel culture ».

      « Ce n’est pas un colloque scientifique, c’est une #réunion_politique, cingle Caroline Ibos, sociologue au département Études de genre à l’université Paris VIII-Vincennes-Saint-Denis. Ce n’est pas un problème d’ailleurs, encore faut-il le dire... C’est d’autant plus gênant que ces gens se drapent dans la neutralité axiologique et ne cessent de dénoncer les chercheurs qui confondraient la science et le militantisme. Le plus gros souci dans tout cela est la présence de Blanquer. »

      Le ministre de l’éducation nationale semble n’avoir cure de cette critique, vantant dans sa prise de parole « un événement intellectuel, scientifique » sur un sujet qui a « de grandes conséquences sociales, sociétales, civiques ». « Les Lumières font peur, il y a comme une haine de soi qui doit être identifiée, poursuit le ministre, avant d’appeler à « l’offensive » pour sauver « l’#universalisme pris en tenaille entre #revendications_identitaires de l’extrême gauche comme de l’extrême droite ». Il est vivement applaudi.

      « Ceci n’est pas un colloque », s’amuse le philosophe Pierre-Henri Tavoillot, co-organisateur, citant le peintre Magritte, alors que le ministre s’échappe, sous les huées du dehors. Pour présenter la première table ronde, consacrée aux « trois âges » de la pensée déconstructionniste, dont le « wokisme » et l’intersectionnalité seraient les enfants, il invite à réfléchir sur une période où « tout serait oppression, unique clé de lecture du monde contemporain ». L’historien #Pierre_Vermeren, spécialiste du monde arabe et auteur d’un livre récent sur la métropolisation du monde, estime que tout est sur la table depuis 60 ans, un seul « mot d’ordre intellectuel et politique » : retourner la #civilisation_européenne contre elle-même, le « verbe français contre lui-même ».

      Au fil des tables rondes et de la critique de l’intersectionnalité (concept visant, dans l’analyse sociologique et politique, à croiser les discriminations de classe, de genre ou encore de race au sens de construction sociale), l’ouvrier, le prolétaire, est régulièrement convoqué face au « soleil noir que sont devenues les minorités » (comprendre les femmes, les racisé·es, les personnes LGBTQ+), souvent par des personnalités pourtant peu connues pour leurs sympathies marxistes.

      #Pascal_Perrineau, politologue à Sciences-Po Paris, habitué des plateaux télévisés, critique ainsi une idéologie qui vise à déconstruire « toutes les catégories du réel et la démocratie représentative », et parle d’une « obscure oppression généralisée, par les hommes blancs hétérosexuels, qu’il faudrait déconstruire avec d’autant plus de vigueur qu’elle n’a pas l’évidence de l’oppression économique ».

      Il tacle au passage des membres du Centre de recherches politiques de Sciences-Po (#Cevipof), et notamment #Réjane_Sénac pour son livre L’Égalité sans condition. Osons nous imaginer et être semblables (Rue de l’Échiquier, 2019), avant de glisser, sous l’œil complice de l’assistance : « Vous voyez pourquoi je ne suis plus directeur… », après quand même 21 années passées à la tête du Cevipof.

      La prétendue mainmise des tenants de l’intersectionnalité, du décolonialisme ou des « #genderistes » sur l’université française, sous influence-nord américaine, est au cœur des discussions. Y compris sur les sciences dites dures, comme la physique ou les mathématiques. Le programme pour la mobilisation des #savoirs_autochtones dans l’étude de la physique, développé par l’université Concordia au Canada, provoque l’effroi (« Ils veulent décoloniser la lumière », moque #Bruno_Chaouat, spécialiste de littérature), alors que le mathématicien de Princeton Sergiu Klainerman dénonce dans une vidéo le débat autour du manque de diversité dans l’enseignement des mathématiques et d’un #biais_raciste.

      « Deux et deux ne font plus quatre », déclare t-on à la tribune. « Cela rappelle le moment Lyssenko, quand la science prolétaire devait remplacer la science bourgeoise, ou le moment Goebbels, quand la science devenait plus sensible à la race », ose Bruno Chaouat.

      Ces propos trouvent un écho bien au-delà du cénacle de l’amphithéâtre Liard. En juin 2020, Emmanuel Macron disait en privé que les universitaires sont coupables d’« ethnicisation de la question sociale » » et « cassent la République en deux », des propos proches des théories des mouvements du Printemps républicain et de Vigilance université, dont nombre d’intervenants du colloque sont proches ou membres.

      Jean-Michel Blanquer lui-même a parlé, visant à nouveau les universitaires, de « complicités » après l’attentat contre Samuel Paty en octobre 2020. Il y a un, an Frédérique Vidal déclenchait à son tour la consternation dans la communauté scientifique en annonçant vouloir diligenter une enquête sur « l’islamo-gauchisme » à l’université.

      Le CNRS, auquel cette embarrassante mission aurait été confiée, avait immédiatement répondu par voie de communiqué que la notion n’était qu’un « slogan politique » ne correspondant « à aucune réalité scientifique ». L’organisme avait par ailleurs mis en garde contre toute « instrumentalisation de la science », en précisant qu’il condamnait « les tentatives de délégitimation de différents champs de la recherche, comme les études postcoloniales, les études intersectionnelles ou les travaux sur le terme de “race”, ou tout autre champ de la connaissance ».

      Certains débats du colloque tentent de sortir de l’acrimonie, notamment sur la question de la place de l’étude de l’islam à l’université, avec les interventions moins directement polémistes du sociologue #Bernard_Rougier (lire ici son portrait dans Le Crieur) et du politologue #Arnaud_Lacheret, basé au Bahreïn.

      Mais les outrances l’emportent le plus souvent, dont celles de Pierre-André Taguieff, qui n’hésite pas à faire du « wokisme » un « #ethnocide de grande ampleur », ou de la sociologue de l’art #Nathalie_Heinich, qui parle « d’#abus_sur_enfant » en donnant les coordonnées d’une association luttant contre ce qu’elle nomme une « #épidémie_de_transgenres » favorisée par les enseignants de l’Éducation nationale.

      Le mélange des registres n’arrange rien puisque chacun y va de son histoire personnelle, de la journaliste #Claire_Koç au politologue #Vincent_Tournier, enseignant à l’Institut d’études politiques de Grenoble, où les polémiques s’enchaînent depuis neuf mois. Ce dernier, dans une table ronde intitulée « Il faut sauver Blanche-Neige ! Totems et tabous de la cancel culture », n’y est pas allé avec le dos de la cuillère.

      Relevant sous forme de blague la non-parité à la tribune (norme du colloque d’après nos observations), il disserte sur la censure dans le cinéma et fait rire en regrettant qu’une photo d’actrice nue soit peu visible sur le grand écran de la Sorbonne. « Vous ratez, messieurs, la meilleure partie du film ! » Puis, à propos de Blanche-Neige, il se demande benoîtement si le dessin animé n’est pas totalement « woke-compatible », puisqu’il met en scène des nains, et même le « quota handicapé, grâce à Simplet ».

      Aucune expression réellement discordante n’a eu voix au chapitre. « Nous avons essayé d’en inviter mais ils ne sont pas venus, par peur des réactions, explique Emmanuelle Hénin. Et d’ailleurs, quand il y a des colloques sur le colonialisme, ils ne nous invitent pas ! » Au moins trois chercheurs, dont le professeur de droit Olivier Beaud et le professeur de littérature Jean-Yves Masson, ont effectivement fini par décliner l’invitation devant l’absence de légitimité académique de certains des intervenants.

      « Quand l’Observatoire du décolonialisme a lancé son appel lors de sa création, ils ont été 77 à répondre, 30 professeurs émérites, donc des retraités, et 60 hommes, c’est un premier élément d’explication, remarque Caroline Ibos. Ce sont des gens qui ont été puissants, très puissants, et qui se trouvent confrontés à une perte de pouvoir car oui, l’université change, et les sciences sociales aussi. Nous, on fait notre travail de chercheurs, on dirige des thèses, on gère un laboratoire, on travaille beaucoup. Nous n’avons pas le temps pour ces bêtises. »

      Se poursuivant samedi 8 janvier, le colloque devait se clore par l’intervention de #Gilbert_Abergel, président du #Comité_laïcité_République, et plus surprenant, de Thierry Coulhon, président du très officiel Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES). Interrogé sur la critique concernant le manque de rigueur scientifique des intitulés et la composition des panels, ce dernier reconnaît « des formulations un peu flottantes et peu rigoureuses ».

      Pas de quoi faire renoncer Thierry Coulhon, ancien conseiller d’Emmanuel Macron sur l’enseignement supérieur : « Je ne suis pas là pour apporter une caution ou pour me faire instrumentaliser mais je trouve dangereux d’aller à des débats où l’on est d’accord avec tout le monde. Dans le milieu universitaire, on a intérêt à se parler. » Quitte à monologuer.

      https://www.mediapart.fr/journal/france/080122/un-vrai-faux-colloque-la-sorbonne-pour-mener-le-proces-du-wokisme

    • Avec le hashtag #colloquedelahonte, Olivier Compagnon a fait un très bon live twitter :

      Voici le résumé du 1er jour du « colloque » :

      Colloque de la honte « Après la déconstruction », premier constat à 9h09 : les organisateurs n’ont pas encore déconstruit leur rapport au numérique puisqu’ils ne savent manifestement pas se servir de zoom.

      9h16 : il semble que ces collègues n’ont pas fait beaucoup d’enseignement à distance ou d’hybride pendant le confinement. Le zoom est désormais coupé.

      9h21, ça ne s’arrange pas. Le colloque de la reprise en main de l’enseignement supérieur et de la recherche est mal parti

      9h35, je renonce à ma rééducation intellectuelle puisque le zoom du #colloquedelahonte ne fonctionne pas. On ne dira pas que je n’ai pas essayé. Tout cela me laisse du temps pour lire

      Bon, je dois dire que je viens d’écouter 10 mn d’une introduction ânonnée. C’est nul et réac comme on pouvait s’y attendre, mais le pire est le niveau des commentaires sur le zoom. Un exemple : quand sont évoqués les risques pesant sur le latin, un gars écrit « le latin.e »...

      Si l’on entend bien les remerciements, le ministère de l’Education nationale a contribué au financement de ce #colloquedelahonte.

      Ah merde, tout est de la faute de la « pensée 68 » et un hommage est rendu à Luc Ferry pour ses analyses libératrices

      « Quelle est la domination la pire ? C’est ma domination, c’est pas la tienne ».

      Un peu de nostalgie avec Pierre Vermeren : tout ce bordel commence en 1962, avec l’indépendance de l’Algérie, qui met un terme à un grand projet d’expansion civilisationnel français et européen. Les origines de l’"effondrement politique et moral" contemporain

      Ah, il balance sur Hélène Cixous, c’est la transition vers la prochaine présentation sur « l’imposture Derrida ». Finalement, tout cela ne serait pas arrivé si on avait su garder l’Algérie.

      Bon, c’est dégueulasse, ça suffit.

      Ce #colloquedelahonte est addictif : j’y reviens après pris l’air. On parle d’hétéronormativité, de retour à une conception du savoir du XVIe siècle, ça n’a pas l’air de s’arranger.

      Là, ils font la pause, ils doivent être crevés après des débats d’un tel niveau. Surtout quand il s’est agi de comparer le « déconstructionnisme » à l’apparition de chaires sur la magie dans l’université.

      La bonne nouvelle, c’est qu’ils ne savent toujours se servir de zoom (11h59) et que le public zoom n’a rien entendu à la vidéo de Taguieff.

      La parole est désormais à Helen Pluckrose, cette journaliste britannique qui a envoyé à des revues scientifiques de faux articles sur la culture du viol chez les chiens. Quel casting !

      Comme c’est en anglais, le public zoom échange sur la qualité du son de sa vidéo. #colloquedelahonte

      On passe à « l’état des sciences humaines aux Etats-Unis ». Le mec dénonce « l’essentialisme stratégique » et n’aime pas trop les trans apparemment. Il lance aussi un parallèle entre « déconstructionnisme » et nazisme en s’appuyant sur Heidegger. Les digues sautent

      « Terrorisme intellectuel » : le mot est lâché, enfin ! Blanquer doit être content là. Le mec a dit « étudiantes femelles » aussi, mais s’est repris quand même

      La parole est désormais à un spécialiste d’équations différentielles. Beaucoup de mecs dans le casting, quand même, ce matin, non ? Le gars y va fort d’emblée : enjeu civilisationnel, avenir de l’humanité, etc.

      Un petit coup d’oeil aux commentaires du public zoom, ça détend.

      Le matheux, c’est un suprémaciste blanc. Applaudissements nourris, commentaire du modérateur parlant de totalitarisme.

      On parle désormais des « Science and Technology Studies ». La déconstruction, c’est « l’anti-science », c’est « la recherche d’un monde sans tragique ». Est mal à l’aise avec « science participative » et « science citoyenne » qui rappellent la « physique aryenne »

      Conclut sur la « soi-disant discrimination entre hommes et femmes ». C’est génial, ce #colloquedelahonte

      La parole à Christophe de Voogd, « normalien » (surtout de l’Institut Montaigne en fait), sur les usages du passé. Mépris pour les étudiants qui ne connaissent plus Marc Bloch. A dix minutes de parole, mais prend le temps de rappeler qu’il est agrégé

      « Si on oublie le puritanisme, on ne comprend rien au wokisme ». Tout se barre et en France on ne sait plus l’histoire, la sociologie est devenue dominante (celle de ce sale Bourdieu alors qu’on a oublié Boudon) « ah pardon chère Nathalie Heinich ».

      30 minutes de retard, ça n’en finit pas. Edward Said, cette peste. New York Times collabo. Séparer le grain de l’ivraie. Terrible défi. En gros, son idée de base est que les « déconstructionnistes » sont ignorants, ne connaissent pas les faits. Faiblard

      Ouf, ils vont manger. Sans doute un bourguignon plutôt que des tacos.

      J’ai fini mon poulet tikka (hommage à Dipesh Chakrabarty évidemment) et je piaffe en attendant la table ronde sur « Le retour de la race ».

      Gros programme cet aprem : race / islam / gender / cancel. Je vais me contenter de la race avec une table ronde composée de « témoins » et d’"experts". Ah, petit lapsus historique / hystérique en intro, très bon.

      « Vous me pardonnerez mes raccourcis ». Ben non...

      Bruckner explique (depuis les témoignages de J. Baker ou Baldwin) que, dans la France des années 40-50, les afro-descendants ou les gays ne subissaient aucune discrimination, aucune stigmatisation.

      « Le wokisme est une religion ». Les wokes infantilisent la communauté noire et, dans le même temps, reconstituent un nouveau racisme (anti-blanc). Le vrai problème aux US, c’est « la violence interne à la communauté noire » (sic).

      Si je comprends bien, les Noirs n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes. Bien, Bruckner, bien. Personne n’a encore dit que la race était une construction sociale (ce qu’on commence à dire aux étudiants à tous les niveaux, non ?)

      Ah, belle conclusion : Tahar Bouhafs = nazi (dit moins brutalement, mais c’est ce qu’il a dit).

      Claire Koç prend la parole et a le mérite de préciser que son témoignage n’a pas valeur de généralisation. Etre français, c’est le vouloir, le prénom est fondamental. Bon c’est du Zemmour. Eloge de l’assimilation, on se croirait au milieu du XXe siècle

      « Je ne porte pas mes origines en bandoulière ». Métaphore mal maîtrisée ?

      « Français de souche »

      Voici le Québécois de CNEWS, qui va essayer de décrire « l’univers mental » du wokisme.

      n gros, il n’y a pas de privilège blanc mais le wokisme conduit à un racisme anti-blanc. Je trouve que ça tourne un peu en rond (sans compter que l’administration de la preuve c’est pas leur truc aux grands témoins)

      Gros niveau parmi le public zoom

      « L’éternelle question des révolutionnaires totalitaires », pas mal. « Je vais me tourner vers mes amis racisés pour me rééduquer dans une sorte de vigilance permanente de ma conscience » (éclats de rire dans la salle).

      « Le wokisme est une logique totalitaire ». Déjà dit ce matin, tu préparais ton émission de CNEWS, t’as pas pu assister ?

      La faute politique, c’est d’avoir dénationaliser comme dans le « woke Canada ». Le woke est un discours désormais dominant dans les universités, chez Microsoft, tout le monde s’est soumis. Il faut combattre le wokisme comme certains ont combattu le marxisme

      Eloge de la nation et des nationalismes donc, t’as bien choisi en allant chez CNEWS mec.

      Commence le débat. Bruckner dit que c’est la faute à la gauche et balance sur FI, le NPA, les Verts, etc. On ne peut pas continuer à soumettre le monde occidental à la vindicte ("l’Europe n’a pas inventé l’esclavage, mais l’abolition")

      il passe à la guerre d’Algérie : « Bouteklika a balancé sur la France génocidaire, il aurait mieux fait de s’en prendre à l’Empire ottoman ». Traduction : notre colonisation fut si douce, si civilisée

      « Exister en tant que Blanc, ce n’est plus qu’expier ». Bon, il a écrit le Sanglot de l’homme blanc en 1983 et le bégaye depuis. Vieillir est un naufrage, ça se confirme.
      Ah, de nouveau une attaque contre le New York Times

      « Le wokisme, c’est l’alliance d’une idéologie majoritaire dans les élites et le grand capitalisme ». Assia Traoré est ainsi l’émissaire de grandes marques. Hum, j’ai du mal à suivre la pensée là

      « Tous les Blancs ne sont pas interchangeables » : une pensée puissante du mec de CNEWS pour conclure la table. Applaudissements enthousiastes.

      La salle est à fond après cette table ronde

      e m’arrête là pour aujourd’hui. Y’a pas trop de quoi s’inquiéter tellement c’est faible, c’est une simple litanie depuis 9h du mat’. Faut juste éviter que ces gens-là ne gagnent définitivement la bataille médiatique. Celle des idées, ils ne risquent pas.

      Je ne me suis pas déconnecté assez vite, j’ai entendu l’intro sur l’islam par #Vincent_Tournier : « j’annonçais depuis longtemps les attentats et je remercie les frères Kouachi d’avoir en fait validé mon cours auprès de la direction de l’IEP ». BEURK

      https://twitter.com/CompagnonO/status/1479364600776859649

    • A la Sorbonne, un colloque pour « cancel » la « culture woke »

      Les deux journées de débats des 7 et 8 janvier s’inscrivent dans un conflit délétère qui dure depuis près de trois ans entre les chercheurs favorables aux études de genre ou dites « décoloniales » et ceux qui n’y voient que l’expression d’un repli « identitaire ». Le ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, pourrait y prendre part.

      Une table ronde sur les « dérives du déconstructionnisme ». Une autre sur « racialisme et néoracisme ». Mais aussi sur « le néoféminisme » ou la « cancel culture ». Tel est, en partie, le programme d’un colloque proposé les 7 et 8 janvier par le Collège de philosophie et qui se tiendra dans un amphithéâtre de la Sorbonne (1). Intitulés « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture », les deux jours de débat réuniront aussi bien des chercheurs en sociologie, en musicologie ou en linguistique que des polémistes conservateurs, comme le remplaçant d’Eric Zemmour sur CNews Mathieu Bock-Côté, des romanciers comme Pascal Bruckner et Boualem Sansal ou encore l’éditorialiste à Marianne Jacques Julliard et le dessinateur démissionnaire du Monde Xavier Gorce.

      L’événement promet de s’attaquer à « la ‘‘pensée’’ décoloniale, aussi nommée woke ou cancel culture », « importée pour une bonne part des Etats-Unis » et qui « monte en puissance dans tous les secteurs de la société ». A vocation scientifique, les tables rondes prévues ne sont pas dépourvues d’enjeux politiques. La présence de Jean-Michel Blanquer est en effet annoncée au colloque. Le ministre de l’Education nationale « prononcera à cette occasion un mot d’ouverture », précise l’Observatoire du décolonialisme sur son site. Façon de donner l’assentiment du gouvernement aux débats qui s’y tiendront ? Contacté par Libération, le cabinet du ministre explique toutefois ne pas être en mesure de confirmer sa présence ce vendredi 7 janvier à la Sorbonne.

      Reste que l’intitulé des thématiques débattues durant ces deux jours converge assez nettement avec les obsessions du ministre de l’Education nationale, son « laboratoire de la République » pour lutter contre le « wokisme », et celles de sa collègue à l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal. Cette dernière a d’ailleurs tenu une nouvelle fois des propos polémiques le 15 décembre au Sénat en déclarant que des chercheurs étaient « empêchés dans leurs travaux ». Allusion à la prétendue « idéologie woke » et à la « cancel culture » qui séviraient, selon elle, dans les facs et les laboratoires français. Des suspicions qui peuvent apparaître en décalage avec la précarité étudiante, le manque chronique de financement de la recherche publique ou l’effondrement du nombre de doctorats en France.

      En conclusion de ces journées de discussions, une autre présence ne laisse pas d’interpeller la communauté scientifique. Celle de Thierry Coulhon, président du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres), nommé en octobre 2020 par Emmanuel Macron malgré une « apparence de conflits d’intérêts » selon le collège de déontologie de l’enseignement supérieur et de la recherche, et la contestation d’une large partie de ses pairs. « J’y vais car il est question de liberté académique, je n’ai pas l’intention d’être instrumentalisé et je ne partage pas les opinions de tous les intervenants, balaie le mathématicien de formation et ex-conseiller de Valérie Pécresse auprès de Libération. L’Hcéres n’est pas là pour dire si tel ou tel domaine de recherche est digne d’intérêt. » Et d’ajouter : « La frontière entre militantisme et science est très difficile à déterminer. La liberté académique, ce n’est pas l’opinion. »
      « Pluralisme éclairé »

      « Le principe de ce colloque, peut-on lire dans l’annonce mise en ligne, est de faire un état des lieux, aussi nuancé que possible, et d’envisager comment conserver au sein du monde scolaire et universitaire, les conditions d’un pluralisme éclairé. » A l’origine du raout entre universitaires et polémistes, des membres de l’Observatoire du décolonialisme, comme le maître de conférences en philosophie à la Sorbonne Paris-IV Pierre-Henri Tavoillot ou le maître de conférences en linguistique à l’université Paris-13 Xavier-Laurent Salvador. Nous les avons joints mais faute d’être tombés d’accord sur les termes d’un entretien portant sur le fond de ce colloque et les conditions du débat d’idées en général, ces derniers n’ont pas souhaité répondre aux questions de Libération dans le cadre d’un article. « Le but de ce colloque est d’ouvrir le débat ; pas de le clore », assure néanmoins Pierre-Henri Tavoillot au Figaro. « Si nous ne faisons rien, nous nous exposons à voir des textes expurgés ou censurés et, à moyen terme, des champs disciplinaires entiers remplacés par les “études culturelles” transversales qui ne reposent pas sur un savoir validé mais sur des préjugés militants », ajoute, toujours dans le Figaro, Emmanuelle Hénin, professeure de littérature française et coorganisatrice.

      Cette nouvelle séquence s’inscrit dans un conflit délétère qui dure depuis près de trois ans entre les chercheurs favorables aux études de genre ou dites décoloniales et ceux qui n’y voient qu’un dévoiement militant de la science, voire l’expres

      sion d’un repli « identitaire ». Depuis 2018, un nombre considérable de tribunes parues dans la presse n’ont cessé de mettre en garde contre « une stratégie hégémonique » du « décolonialisme » qui « infiltre les universités » et « menace » la République. S’il est indéniable que les recherches sur les minorités raciales ou sexuelles ont progressé ces dernières années, leur degré d’institutionnalisation demeure très faible. En France, il n’existe ni départements, ni laboratoires, ni doctorats d’études « décoloniaux » ou même « postcoloniaux ». Cela signifie qu’aucun poste n’est « fléché » comme tel, ce qui est pourtant le nerf de la guerre. Seuls quelques masters portent les mentions « études postcoloniales » ou « études sur le genre ». De même, les labos consacrés au genre sont rares, comme le Laboratoire d’études de genre et de sexualité en France, le Legs (CNRS), ou le Département d’études de genre, à Paris-8, décernant des doctorats.

      « Tous ces champs de savoir sont en réalité marginaux, menacés, minoritaires, sans cesse sommés de se justifier, avance Caroline Ibos, sociologue à la tête du Legs, auprès de Libération. Et les déclarations successives des ministres les fragilisent plus encore. » Quand ce n’est pas celles du président de la République en personne, lequel avait estimé en juin 2020 dans le Monde que les discours tenus par les universitaires reviennent « à casser la République en deux ». « Cette opposition schématique qui consiste à s’unir dans un ‘‘patriotisme républicain’’ ou n’être qu’un ‘‘séparatiste’’ est une manière brutale de disqualifier le travail des chercheurs en sciences sociales, selon l’historienne Michelle Zancarini-Fournel et le philosophe Claude Gautier, qui publient « De la défense des savoirs critiques. Quand le pouvoir s’en prend à l’autonomie de la recherche » (La Découverte). Rendre visibles les facteurs d’inégalité et de discrimination, ce n’est pas être idéologue. »
      Une intrusion du politique inhabituelle

      Cette bataille autour de l’objectivité d’une recherche aspirant à décrire une certaine réalité du monde social et son enseignement n’est pas sans répercussion au-delà des cénacles académiques et des réseaux sociaux. En jeu, le contrôle de la production scientifique et les menaces pesant sur la liberté académique. Comme cette décision, le 20 décembre dernier, du président de la région Auvergne-Rhône-Alpes Laurent Wauquiez, qui fut ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche de juin 2011 à mai 2012, de suspendre tout soutien financier à Sciences-Po Grenoble au prétexte d’« une dérive idéologique et communautariste ». Une intrusion du politique dans la procédure interne d’un établissement de recherche tout à fait inhabituelle. Ou cette tentative de la droite sénatoriale d’amender la loi de programmation de la recherche (LPR), votée en novembre 2020, afin de conditionner les travaux scientifiques au « respect des valeurs de la République ». Qualifié d’« ignoble » et d’« instrument de musellement du monde académique », par la rédaction d’Academia, composée d’universitaires, l’amendement en question sera modifié.

      Après la LRU en 2007, prévoyant que toutes les universités accèdent à l’autonomie budgétaire et de gestion de leurs ressources humaines, la LPR reste massivement décriée par la communauté scientifique. En cause, sa tendance à favoriser les thématiques financées par le secteur privé et à gommer les spécificités de la recherche française en promouvant un alignement sur les standards internationaux. « D’un côté, on justifie depuis la fin des années 90 des réformes au nom d’une autonomie et d’une internationalisation toujours plus poussée, relèvent Michelle Zancarini-Fournel et Claude Gautier. De l’autre, des membres du gouvernement, qui conduisent ces politiques, mobilisent des termes issus du débat états-unien et jamais bien définis (wokisme, cancel culture…), en étant soutenus par un certain nombre de polémistes, pour dénoncer une « américanisation » des universités au motif que leurs travaux seraient contraires à la tradition républicaine. »
      « Dérive civilisationniste »

      C’est ainsi au nom de la défense des principes républicains que Frédérique Vidal intentait, en février 2020, un long et médiatique procès en islamo-gauchisme à l’encontre de l’université en annonçant sur le plateau de CNews son souhait de commander une enquête au CNRS sur « ce qui relève de la science et du militantisme ». Le projet, condamné par le CNRS, n’a jamais vu le jour. Un mois après, l’Observatoire du décolonialisme fustigeait avec virulence la candidature de la politologue Nonna Mayer à la tête de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP). Un article non signé publié sur son site reprochait à la chercheuse spécialiste de l’antisémitisme, du racisme et du vote FN – qui verra sa candidature rejetée –, d’avoir contribué à « donner une caution scientifique à la notion d’‘‘islamophobie’’ ». En revanche, le texte apportait son soutien au candidat du « camp républicain », le politologue Pascal Perrineau, également présent lors du colloque sur l’« Après déconstruction… » à la Sorbonne.

      Au fil des mois et des montées en tension, l’attention se porte sur l’Observatoire du décolonialisme. Lancé fin 2020 et émanant d’un regroupement d’universitaires plus ancien appelé Vigilance universités, le collectif s’illustre par des publications au ton grinçant (« trans-LGBTQ + phobie des chimiothérapies anticancéreuses », « utérus-expertes », « ressource pédagogique branlante »…). On y trouve aussi, par exemple, un article consacré à l’« islamo-gauchisme » faisant référence dans une note – sans ironie cette fois – au pamphlet Eurabia (Jean-Cyrille Godefroy, 2006) de l’essayiste britannique Bat Ye’or, dont la thèse sur l’« islamisation de l’Europe » (un complot suggérant la soumission des pays européens de leur plein gré à l’islam) rencontre un fort écho à l’extrême droite. Une variante du « grand remplacement » de Renaud Camus qui a notamment inspiré le tueur norvégien Anders Breivik, auteur des attentats d’Oslo et d’Utoya en juillet 2011 ayant fait 77 morts.

      Une tournure qui a conduit la chercheuse et essayiste Isabelle Barbéris, elle aussi très critique à l’endroit des théories décoloniales, à prendre ses distances avec l’Observatoire. La maître de conférences en lettres et arts pointe auprès de Libération la « dérive civilisationniste » de la direction de ce qui s’apparente davantage à un « lobby médiatique » qu’à un groupe de travail. « La caricature des positions me semble discréditer une critique à laquelle doit être soumis n’importe quel champ de savoir, en particulier, quand ils commencent, comme les études de genre et le « décolonialisme », à connaître un écho médiatique important », souligne-t-elle. « On fait dans le pamphlet et dans l’ironie. Si on est réduits à sortir un observatoire qui a ce ton, c’est bien parce qu’on n’arrive pas à mener ce débat », se défendait dans le Monde le cofondateur de l’Observatoire du décolonialisme, Xavier-Laurent Salvador.

      https://www.liberation.fr/idees-et-debats/a-la-sorbonne-un-colloque-contre-la-pensee-woke-et-la-cancel-culture-2022

    • Si ce n’est pas un colloque universitaire, qu’est-ce donc ?

      À propos d’un article paru dans

      Libération

      (voir ci-dessus) :

      https://www.liberation.fr/idees-et-debats/a-la-sorbonne-un-colloque-contre-la-pensee-woke-et-la-cancel-culture-2022

      Avec le temps, le journaliste Simon Blin est devenu un fin connaisseur des dissensus initiés il y a plus d’un an par le Manifeste des 100. Ce qui est devenu avec le temps le “danger du wokisme” a d’abord bénéficié d’une large couverture médiatique sous le nom de “islamo-gauchisme” et de “cancel culture” grâce à un accès inouï aux médias d’orientation (extrême-)droitière, comme Le Point ou CNews.
      Un nouvel épisode des relations entre le gouvernement avec l’université

      CNews a d’ailleurs accueilli Frédérique Vidal pour son chiffon rouge islamogauchiste, au moment où la Ministre était conspuée pour sa gestion de la crise alimentaire étudiante. Présenté comme un débat au sein du monde universitaire, c’est pourtant un phénomène initié par des responsables politiques : le Ministre de l’Éducation nationale en octobre dernier, à des fins de diversion de la calamiteuse gestion de son administration qui a conduit à l’assassinat de Samuel Paty, plusieurs mois après un ballon d’essai dans l’Express en décembre 2019 co-signé, entre autres, par le fondateur du Printemps républicain — feu Laurent Bouvet — et une ancienne membre du Conseil constitutionnel et actuelle présidente du Conseil des sages de la laïcité du Ministère de l’Éducation nationale — Dominique Schnapper1 . Le colloque « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture » organisé aujourd’hui et demain à Paris sous l’égide de trois associations — l’obscur Collège de philosophie2” :, l’Observatoire du décolonialisme et le Comité Laïcité République — officiellement à l’initiative de la professeure des universités Emmanuelle Hénin et les maîtres de conférences Pierre-Henri Tavoillot et Xavier-Laurent Salvador — représente ainsi une nouvelle étape dans une série de “déclarations successives des ministres [qui] fragilisent plus encore les [études de genre et les études postcoloniales] » (Caroline Ibos) quand il ne s’agit pas de celles du “président de la République en personne, lequel avait estimé en juin 2020 dans le Monde que les discours tenus par les universitaires reviennent « à casser la République en deux »,

      contrefeu incendié quelques jours après la magistrale démonstration de force des partisans et partisanes de la justice pour Adama Traoré, devant le Tribunal judiciaire de Paris.Le “colloque”, selon le nom donné par les organisateurs, représente ainsi un pourrait représenter le point d’orgue — nous dirons, optimistes, le chant du cygne — dans une attaque politique d’ampleur inégalée contre les universités.

      L’instrumentalisation des libertés académiques

      C’est bien un nouvel épisode des relations du gouvernement avec l’université qui va se dérouler les 7 et 8 janvier 2021. Le journaliste commente sujets et particpant·es de ce que nous appelerons, pour notre part, une manifestation.

      À vocation scientifique, les tables rondes prévues ne sont pas dépourvues d’enjeux politiques. La présence de Jean-Michel Blanquer est en effet annoncée au colloque. Le ministre de l’Éducation nationale « prononcera à cette occasion un mot d’ouverture », précise l’Observatoire du décolonialisme sur son site. Façon de donner l’assentiment du gouvernement aux débats qui s’y tiendront ? Contacté par Libération, le cabinet du ministre explique toutefois ne pas être en mesure de confirmer sa présence ce vendredi 7 janvier à la Sorbonne.

      Au programme, la présence de deux très hauts responsables non-élus interroge. Celle de Jean-Michel Blanquer 3, d’abord, pose question. Alors que le chaos règne dans les écoles comme jamais depuis le début de la crise sanitaire, et tandis que des centaines de milliers d’élèves passent des heures devant les pharmacies à attendre qu’on veuille bien les tester pour pouvoir retourner en classe, l’actuel Ministre de l’Éducation nationale préfère donc prendre de son temps précieux pour se rendre à un colloque polémique qu’aucun laboratoire de recherche ne cautionne.”. Il n’en faut pas douter : des liens peu académiques justifient l’invitation du Ministre, à moins que cela ne soit le Ministre lui-même qui en soit commanditaire. La tenue de la manifestation dans l’amphithéâtre Liard en est un indice supplémentaire4 : on ne dit pas suffisamment que cet amphithéâtre de la Sorbonne n’est pas un espace géré par une université, mais par une administration d’État, et plus précisément par la chancellerie de Paris, à la tête de laquelle a été nommée Christophe Kerrero — connu pour ne pas disposer du titre universitaire, et partant de la légitimité nécessaire pour accéder à ce poste —, un très proche collaborateur de Jean-Michel Blanquer depuis 2008.

      Simon Blin questionne également la présence du décrié président du Haut Conseil de l’évaluation de l’enseignement supérieur et de la recherche (Hcéres) Thierry Coulhon, qui s’est déclaré prêt à conclure le colloque dès décembre 2021. C’est le président du Hcéres — et non le “parent d’élève” qu’il prétend être parfois5 — qui répond à Simon Blin :

      « J’y vais car il est question de liberté académique, je n’ai pas l’intention d’être instrumentalisé et je ne partage pas les opinions de tous les intervenants, balaie le mathématicien de formation et ex-conseiller de Valérie Pécresse auprès de Libération. L’Hcéres n’est pas là pour dire si tel ou tel domaine de recherche est digne d’intérêt. » Et d’ajouter : « La frontière entre militantisme et science est très difficile à déterminer. La liberté académique, ce n’est pas l’opinion. »

      Thierry Coulhon n’a peut-être “pas l’intention d’être instrumentalisé” ; mais il est sûr, en revanche, qu’il instrumentalise l’autorité publique indépendante à la tête de laquelle il se trouve, et qu’il engage toute entière dans ce colloque en en prononçant les conclusions ès-qualités. Libre à Thierry Coulhon d’adhérer à titre personnel au projet politique d’associations comme le “Printemps républicain” ; mais doit-il pour cela emporter dans sa chute l’institution qu’il préside, et l’indépendance même de celle-ci ? Doit-il alors aussi associer le Hcéres aux méthodes de harcèlement qui caractérise cette petite communauté militante ?”6 ?
      Fermer les débats

      De fait, comme le suggère Simon Blin, l’objet n’est pas — contrairement à ce que le co-organisateur Pierre-Henri Tavoillot indique au Figaro — “d’ouvrir le débat”.

      À l’origine du raout entre universitaires et polémistes, des membres de l’Observatoire du décolonialisme, comme le maître de conférences en philosophie à la Sorbonne Paris-IV Pierre-Henri Tavoillot ou le maître de conférences en linguistique à l’université Paris-13 Xavier-Laurent Salvador. Nous les avons joints mais faute d’être tombés d’accord sur les termes d’un entretien portant sur le fond de ce colloque et les conditions du débat d’idées en général, ces derniers n’ont pas souhaité répondre aux questions de Libération dans le cadre d’un article. (Nous soulignons)

      Car Simon Blin n’est pas dupe. Selon le journaliste, est

      en jeu, le contrôle de la production scientifique et les menaces pesant sur la liberté académique. Comme cette décision, le 20 décembre dernier, du président de la région Auvergne-Rhône-Alpes Laurent Wauquiez, qui fut
      ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche de juin 2011 à mai 2012, de suspendre tout soutien financier à Sciences-Po Grenoble au prétexte d’« une dérive idéologique et communautariste ». Une intrusion du politique dans la procédure interne d’un établissement de recherche tout à
      fait inhabituelle. Ou cette tentative de la droite sénatoriale d’amender la loi de programmation de la recherche (LPR), votée en novembre 2020, afin de conditionner les travaux scientifiques au « respect des valeurs de la République ». Qualifié d’« ignoble » et d’« instrument de musellement du monde académique », par la rédaction d’Academia, composée d’universitaires, l’amendement en question sera modifié.

      C’est donc, si l’on suit le journaliste, une vraie continuité politique qui apparaît à la lecture du programme du “colloque” : celle, initiée par Valérie Pécresse — et son conseiller d’alors, Thierry Coulhon – avec la loi LRU, qui vise7 à mettre l’enseignement supérieur au pas, en commençant par réduire les budgets et en affaiblissant le statut protecteur de l’emploi universitaire. C’est sûr, le comité d’organisation du colloque d’aujourd’hui et demain relève moins d’un “groupe de travail” que d’un “lobby médiatique” (Isabelle Barbéris). Il s’agit ici de donner une nouvelle fraîcheur à une politique initiée en 2007, que peut-être certains souhaiteraient continuer sous la présidence à venir, aux relents islamophobes ou “laïques”8.

      On peut remercier Simon Blin de sa profondeur de vue et d’enquête. Elle répond en partie à la question posée par syndicats CGT et Sud de Sorbonne Université : ce colloque est-il universitaire ? De fait, la manifestation se place résolument hors du champ de la recherche : accueillie hors du territoire de l’université9, sans la caution scientifique de laboratoire de recherche — puisque la manifestation est organisée par trois associations —, l’événement réunit quelques universitaires peut-être, mais aussi des personnalités médiatiques, et notamment des membres éminent·es non élu·es de l’État, pour débattre de ce qui représente désormais une ligne politique bien identifiée10.

      S’il ne s’agit pas d’un colloque universitaire, de quoi s’agit-il donc ? D’un meeting dont la fonction est de peser sur une campagne présidentielle déjà nauséabonde.

      https://academia.hypotheses.org/33627

    • Sorbonne : ministre et intellectuels déconstruisent le « woke » lors d’un premier jour de colloque univoque

      Racialisme, nouveau féminisme, « cancel culture »… La première journée du colloque sur la question de la déconstruction, auquel participait Jean-Michel Blanquer, s’est déroulée dans une salle acquise aux orateurs et sans contradiction.

      « Un événement intellectuel. » Installé en Sorbonne, sous les plafonds dorés de l’amphithéâtre Liard où apparaissent les noms de Descartes et Pascal mais aussi le monogramme de la République française, c’est ainsi que Jean-Michel Blanquer a introduit ce vendredi matin les deux jours de colloque « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture ». Ces rencontres, qui ont suscité beaucoup de débats ces derniers jours, ont été présentées par leurs organisateurs – le Collège de philosophie, l’Observatoire du décolonialisme, le Comité laïcité république – comme un rendez-vous scientifique nécessaire pour clarifier l’affrontement entre eux (les universalistes) et les autres (les intersectionnels). A en croire Emmanuelle Hénin, professeure de littérature et coorganisatrice, le moment est marqué par l’« urgence de restaurer un espace de dialogue et de controverse scientifique ».

      Comme sur les murs de l’amphi, la science et la politique se rejoignent vite, dès l’ouverture des discussions. Son discours à peine entamé, Jean-Michel Blanquer revient à l’une de ses idées chères : en matière d’écologie, de féminisme, de lutte contre les discriminations, « il y a une vision “woke” de l’écologie et une vision républicaine. Lorsque nous lisons Elisabeth Badinter, nous ne lisons pas d’autres auteurs de moindre qualité. » Le ministre de l’Education nationale déclare même faire front commun avec les chercheurs réunis : « C’est sur un grand vide que les théories dont nous ne voulons pas ont pu avancer. » Pour le combler, il appelle à défendre l’universalisme, la raison et l’humanisme. « Face à tant de relativisme qui consiste à dire que tout se vaut, le bien, le vrai, le beau doivent en permanence être repensés. »

      Le relativisme ? Voilà l’ennemi ! Au cours de la journée, celui-ci prend plus d’un nom : « pensée “woke” », « enfermement “woke” », « religion qui distingue les élus des damnés ». Sans oublier le racialisme, l’antiracisme, le nouveau féminisme ou l’intersectionnalité. Pour embrasser les mille visages de ces menaces académiques, les intervenants préfèrent souvent le mot « déconstruction » – « pédanterie à la portée de tous », affirme l’historien des idées Pierre-André Taguieff – dont il s’agit d’abord de faire la généalogie.
      Etude des apories du déconstructionnisme

      Le philosophe et coorganisateur Pierre-Henri Tavoillot fait naître la déconstruction avec la philosophie moderne. Elle se révèle vraiment problématique avec « la pensée 68, où la déconstruction devient un processus sans fin ». Comprendre : où tout est toujours à déconstruire, sans débouché… constructif. Pour lui, le fonctionnement actuel de la déconstruction suit cinq étapes : tout est domination (1), l’Occident représente l’apothéose de cette domination (2). La décolonisation n’a en fait pas eu lieu (3) : il faut donc se réveiller (« woke »), sortir de l’illusion que tout va mieux (4). Resterait à passer de la théorie à la pratique : une fois éveillé, il faut annuler (« cancel culture », 5). Parmi les intervenants, l’hypothèse est volontiers acceptée.

      La matinée poursuit l’étude des apories du déconstructionnisme. Le professeur de sciences politiques Pascal Perrineau déplore une conception où « le lieu politique serait un lieu de projection de dominations en tous genres. A la figure du prolétaire ont succédé d’autres figures de victimes : femmes, immigrés, racisés, minorités homosexuelles », oubliant les vertus de la démocratie représentative (développées un peu plus tard par le philosophe Pierre Manent). « Dans le combat politique et culturel, le “wokisme” donne un avantage à l’accumulation du capital victimaire par les mouvements intellectuels et politiques. » La référence au vocabulaire marxiste n’est pas anodine : les chercheurs présents insistent sur les liens avec le communisme et ses échecs au cours du XXe siècle, comme la romancière et enseignante Véronique Taquin, ou le philosophe Pierre-André Taguieff : « Le “wokisme” est la dernière version en date de la grande illusion communiste », dit-il. Alors que la révolution prolétarienne se proposait de détruire la société capitaliste pour réaliser universellement l’égalité, le « wokisme » se fixerait désormais rien de moins que l’objectif de « détruire la civilisation occidentale en commençant par criminaliser son passé tout entier ».

      Après cette vue d’ensemble, les tables rondes suivantes passent en revue les « domaines d’application du “wokisme” » : la race, l’islam, le genre et la « cancel culture ». L’occasion pour l’essayiste Pascal Bruckner d’affirmer que « le “wokisme” constitue un nouveau racisme » par sa propension à ramener les individus à leur couleur de peau : « Plus on assimile les gens à leur épiderme, plus on les enferme dans une idéologie qui n’est pas sans ressembler beaucoup à l’idéologie coloniale. » Lors de ce passage en revue alternent de façon pas toujours claire des exposés de chercheurs (Bernard Rougier, Thibault Tellier…), et des interventions plus proches du témoignage comme celle du politologue Vincent Tournier, professeur à Sciences-Po Grenoble, qui a vu son nom affiché sur les murs de l’école l’an passé, au moment d’une polémique liée à l’emploi du terme « islamophobie » dans l’intitulé d’un colloque.

      Absence de moments de questions

      Evidemment, une parole manque aux échanges : celle des « wokistes déconstructeurs » dont les approches sont critiquées à longueur d’interventions. Dans la salle, on reconnaît quelques visages de chercheurs qui pourraient s’en réclamer : l’absence de moments de questions ne leur permettra pas de tenter la controverse, dans une salle bien remplie et de toute façon visiblement acquise aux orateurs. « Cancel culture » appliquée aux “woke” ? Presque. Très en verve, le sociologue et chroniqueur à CNews Mathieu Bock-Côté entre dans la tête d’un « woke » : « un voyage en folie » pour expliquer « comment, pour les woke, l’universalisme est le vrai racisme ». Il y explique que pour eux, la suprématie blanche serait dissimulée derrière la référence à l’universalisme, qu’il faudrait donc combattre pour faire ressortir les mécanismes de domination. Conclusion : « Pour nous [les blancs], exister, c’est expier ad vitam aeternam. » Rires et applaudissements fournis.

      https://www.liberation.fr/resizer/OQVJ9QPoDLjG2pg3SZUZrY863xI=/1440x0/filters:format(jpg):quality(70)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/liberation/6CB7GIEQ7JAI3HWG6EY52MMLJE.jpg

      Aux abords de la salle, la présence d’une caméra de télévision suscite un moment de confrontation entre des étudiants (de divers collectifs, dont l’Unef et Solidaires) qui ont déployé une banderole « Combattons la banalisation de l’islamophobie », et d’autres qui portent des sweats du syndicat de droite UNI. C’est là qu’a lieu la controverse, et pas dans l’amphi Liard, où la déconstruction du déconstructionnisme s’opère en un long sermon… au pied un immense tableau de Richelieu, lui aussi présent sous les lambris dorés.

      https://www.liberation.fr/idees-et-debats/a-la-sorbonne-ministre-et-intellectuels-deconstruisent-le-wokisme-2022010

    • Live twitter du J2 du #colloquedelahonte, par Olivier Compagnon :

      1/ #colloquedelahonte, J2, ou comment flinguer son samedi. Journée consacrée à la « reconstruction ». Des moments forts sont attendus comme on attend la finale du 100m aux JO : ainsi le dialogue Anceau/Heinich vers 10h30 ou les conclusions du Grand Timonier de l’@Hceres_ vers 16h30

      2/ Mais ne sous-estimons pas certaines tables rondes qui pourraient sembler plus anodines comme celle de 14h30 intitulée « Des noires, des blanches, des rondes : la musique pour tous ». J’imagine d’ici les rires gras quand ils ont trouvé le titre.

      3/ 9h31, un peu de retard, mais on comprend, c’est toujours dur de bosser le samedi matin

      4/ C’est parti, mon kiki. « Première belle journée de travail ». « Nous sommes présents en Sorbonne ». « Nous étions hier 600, 200 dans l’amphi et 400 par zoom », mais un peu déçus par le public du matin (80 dans l’amphi)

      5/ Anceau sera un président de séance « intransigeant », tu m’étonnes... La parole est à D. Schnapper, qui célèbre l’excellente qualité de la journée d’hier. « Dévoiement des SHS et de la démocratie », le ver était dans le fruit avant 68 à cause des Soviétiques

      6/ On a trop oublié Weber (pas les barbecues, le sociologue). Dans la pensée woke, le vote et les institutions n’ont plus de sens, tout ça va finir comme le nazisme et le communisme. Hommage à Laurent Bouvet, dénonciation de la gauche bien pensante

      7/ Rémi Pellet (juriste) prend la parole, dénonce la mollesse de Vidal et milite pour des sanctions contre les universitaires islamogauchistes. Là ça se durcit nettement

      8/ Je me demande s’il ne confond pas reconstruction et épuration, là.

      9/ Revient sur « l’affaire de Grenoble ». « Notre ami PRAG de Grenoble » injustement attaqué et mal protégé par l’institution. Balance sur Vidal, lâche, et « attend sereinement sa mise à pied ». Balance sur FI et célèbre Blanquer.

      10/ « Même François Hollande n’a pas pu tenir une conférence à Lille en 2019 ». Une impunité inacceptable. Dénonce les jurys de thèse et d’HDR qui deviennent wokistes comme ils furent marxistes-léninistes. Termine par un hommage à l’ami de Grenoble.

      11/ Adrien Louis, philosophe. Plaide pour la remise en circulation d’une vieille notion, celle d’amitié civique. Délitement du vivre ensemble, séparatisme, offensive islamiste, nécessité d’une défense de l’identité nationale. Pffffffffff

      12/ Le public a du mal à démarrer

      13/ Célèbre Blanquer sur les femmes voilées dans les sorties scolaires. « Notre souhait que le dissemblable soit un peu plus semblable à nous ».

      14/ Tarik Yildiz maintenant, auteur d’un essai sur le racisme anti-blanc. Le niveau baisse car on adapte le niveau d’exigence à son auditoire, à l’école notamment.
      Déplore la critique permanente et systémique de ce qui fait notre pays. Bon...

      15/ « On n’impose plus de cadres clairs à l’école ». Les profs sont clairement des acteurs-clés de la décadence dans son esprit, mais le ministre actuel travaille à corriger le tir. Parle du fromage « Caprice des Dieux », je ne suis plus du tout là...

      16/ Parle des grossesses et des carottes très bonnes pour le foetus, je décroche complètement... « Pour conclure, il est essentiel de faire réfléchir ». « Un universitaire, ce n’est pas la même chose qu’un élève en 6e, enfin j’espère ». Pas bien réveillé, le gars

      17/ Anne-Marie Le Pourhiet, juriste. Reprend en gros la perspective du juriste d’avant : tous les outils juridiques existent pour réprimer les dérives, mais les pouvoirs publics sont lâches et ne les utilisent pas. Hum, ça craint...

      18/ La liberté académique comprend autant de devoirs que de droits. En gros, l’ESR doit diffuser « le savoir et la vérité ». Or les wokistes n’entrent manifestement pas dans le champ du savoir et de la vérité, comprend-on.

      19/ Il résulte de tout le corpus normatif existant que les universités ont les moyens de réprimer ceux qui érigent des contre-vérités en dogmes. Les instances de validation et de recrutement ne sont pas à la hauteur. Voilà voilà.

      20/ Il se confirme donc que la reconstruction commence par l’épuration. Exemple d’une thèse sur le privilège blanc dans les crèmes solaires, superbe ! Le CNU est complice, l’Europe aussi d’ailleurs.

      21/ « Il ne s’agit pas pour nous de censurer ». Ah bon, j’avais compris le contraire. La puissance publique est largement complice. Scandalisée par le fait que la loi dise que l’ESR contribue à la construction d’une société inclusive...

      22/ Cite avec dépit article 2 de loi Taubira sur traité négrière et esclavage, le législateur est complice des décoloniaux, il s’égare et se contredit. Ce sont des lois liberticides.

      23/ « Cheval de Troie intersectionnel particulièrement liberticide ». Balance sur les référents égalité dans les labos qu’elle appelle (je crois, elle parle vite) des « commissaires à la genritude ».

      24/ Balance aussi sur l’écriture inclusive que les autorités publiques ne se donnent pas les moyens de prohiber. Regrette dans sa fac de droit « des recrutements qui n’auraient pas dû être ». Ah, elle célèbre le Québécois de CNEWS

      25/ « Fake science » en conclusion, applaudissements pour cette présentation « à la fois vigoureuse et rigoureuse ».

      26/ Le débat commence. « Eviter la victimisation permanente », « les musulmans ont fait plus de victimes par l’esclavage que les Européens ». « Convergence des luttes entre nos islamogauchistes et l’islam, mais nos amis LGBT que deviendraient-ils s’ils traversaient la Méditerranée ? »

      27/ « Moi des droits des femmes c’est pas mon truc ». Il va falloir faire une compilation des meilleures punchlines

      28/ « Lavage de cerveau » intersectionnel à l’Université Laval du Québec à partir d’une petite anecdote sur une thèse, ça rigole dans la salle, « je dirige une thèse, pas un tract ».

      29/ Y’a une pause apparemment, ça fait du bien. Je ne vais évidemment pas tenir toute la journée.

      30/ Un public hétérogène

      31/ C’est parti pour la table ronde très attendue. « Histoire pâte à modeler », ça démarre bien. Un oubli sur la table précédente : « on ne va pas commencer à dénoncer nos collègues qui regardent les étudiantes au physique agréable » (en gros)

      Nathalie Heinich. Attaque directement sur la nécessité d’une nouvelle instance de contrôle de la production scientifique, mais se défend d’être maccarthyste. « On ne doit pas pouvoir professer que la terre est plate ou qu’il y a un racisme d’Etat ». Elle est en forme

      33/ @EHESS_fr, nid de gauchistes où l’on invite des indigénistes. C’est pas moi qui dis, évidemment, c’est Heinich. Ah ah

      34/ Déplore confusion entre liberté académique et liberté d’expression. Pour éviter les dérives, « l’arène académique devrait rester imperméable à la société civile ». Pas de professionnels, pas de militants, pas d’artistes à l’université

      35/ Ni Dieudonné ni R. Diallo dans les universités. Exclure aussi les étudiants de l’orbite de la liberté académique car, en gros, sont déb. Nécessaire durcissement des évaluations, se réjouit d’ailleurs de la présence de Coulhon en conclusion du colloque.

      36/ Je fais Anceau et j’arrête ensuite. Il a publié 26 livres, je ne sais pas comment il fait perso...

      37/ « La société patriarcale, européenne bien sûr, a opprimé les femmes, colonisé les peuples, etc... » Très en forme également. La déconstruction fait de la morale et refuse l’objectivité du savoir. wokisme = stalinisme. On invente des personnages, on en efface d’autres

      38/ « Il n’y a pas d’éternisation du passé », il faut contextualiser, la cancel culture écarte les sources gênantes. Encore les arabo-musulmans et l’esclavage, ça devient lourd

      39/ Déboulonnage des statues, vandalisme, effacement de Jefferson du hall de la mairie de NY, tralalalalalalala. Je rappelle que ce gars qui ne veut pas confondre militantisme et université a longtemps léché les pieds de Dupont-Aignan

      40/ « L’historien qui se veut objectif ». Conclut « confiance et vigilance ». Faut-il renoncer à Auguste Comte parce qu’il était misogyne ?

      41/ Un gros problème technique avec la vidéo de François Rastier, c’est con.

      42/ Je suis un peu perdu dans le casting, mais cette comparaison entre le mouvement woke et l’heroic fantasy en intro me semble très porteuse. Univers imaginaire, monde parallèle. Comme tous les autres, il dénonce le woke mais on ne sait jamais qui, quoi, etc

      43/ Venons-en à l’islamophobie. « Les tenants de... », mais qui ? Personne ne source son propos. C’est vague, c’est flou, c’est fantasmatique, c’est nul. Allez PAUSE

      44/ Encore une demi-journée pénible qui se profile avec le #colloquedelahonte, mais elle sera conclue en apothéose par Thierry Coulhon vers 16h30. Pour supporter cela, je concède avoir ouvert une bouteille de vin. Quelle autre solution pour supporter le tragique de l’existence ?

      45/ C’est un Carmenere chilien, en hommage à #gabrielboricpresidente qui a démontré que d’autres voies étaient possibles dans un pays qui fut le berceau du néolibéralisme autoritaire.

      46/ Je n’aurais pas dû ouvrir cette bouteille, je commence à penser à ce que peuvent bien écouter comme musique Éric Anceau ou Pierre Vermeren quand ils rentrent chez eux le soir.

      47/ C’est parti avec un peu de retard, on commence avec la table ronde « Des noires, des blanches, des rondes : la musique pour tous ». Remerciements pour « le jeune technicien très compétent » et son sens de l’improvisation, c’est sympa

      48/ La question structurante de la table : pourquoi les études musicologiques et la musique sont aussi touchées par le wokisme ? On commence avec Catherine Kinzler, qui a notamment bossé sur théâtre et opéra à l’âge classique.

      49/ Va parler de la culture de l’expiation dans les études musicologiques. « Jusqu’à la notation musicale est soupçonnée de racisme ». Est désormais à l’oeuvre « une épuration culturelle ».

      50/ Part d’une anecdote concernant une société musicale US qui favorise l’inclusion de groupes minoritaires et promeut un « décentrement de la blancheur ». Procédé d’"épuration culturelle" (bis) qui repose sur une « culpabilisation » selon notre intervenante

      51/ « Inquisiteur », « procureur extra-lucide », « rééducation », « sommations sans appel », « nombrilisme pleurnichard » : il y a une grammaire de la réaction intellectuelle. Ah, Staline le retour

      52/ « Se figer dans un rôle de victime ou celui d’un coupable plein de contrition », etc : c’est toujours la même chanson (si je peux me permettre)

      53/ Dania Tchalik, pianiste né en URSS, prend la parole et va parler « du wokisme avant le wokisme » (mon fils de 18 ans vient d’entendre cette phrase en passant, on a un fou rire)

      54/ Tiens, Jack Lang en prend pour son grade : avec lui, l’action publique culturelle devient consommation de masse, symbole de la Fête de la Musique. Référence à ce grand progressiste que fut Marc Fumaroli.

      55/ « Vulgate bourdieusienne fossilisée », « anti-intellectualisme », on n’enseigne plus le solfège ma bonne dame. N’a pas l’air d’aimer la gauche, dit le mot avec dégoût. Il est spécialement gratiné, lui

      56/ (La technique zoom n’est pas encore complètement maîtrisée). Il n’y a plus de professeur de musique ni d’enseignement, on veut tout faire venir de l’apprenant. « De ce pédagogisme découle un sociologisme ».

      57/ La musique classique n’est plus honorée car vue comme une musique de riches, « de mâles blancs pourrait-on dire ». « On en est pleine idéologie totalitaire ».
      Typiquement woke, nous dit-il encore, la réduction de l’oeuvre à la biographie de son auteur.

      58/ OK, on a compris : on dirait Bolsonaro parlant de la guerre culturelle. Lui, il me fait vraiment peur là...

      59/ « Que faire ? » se demande-t-il alors ? Rompre avec l’idéologie relativiste, que les pouvoirs publics décident que l’art doit être transmis, que le ministère redevienne celui de la culture et non de la communication

      60/ Veut un nouveau Ferry : Jules ou Luc ? Il développe, mais je ne comprends pas. Tonnerre d’applaudissements

      61/ Nicolas Meeùs, musicologue de Sorbonne Univ. Parle des attaques woke contre Heinrich Schenker (1868-1935), fondateur de l’analyse musicale moderne. C’est technique et je n’y connais rien, je touche mes limites et vais fumer une clope

      62/ Pendant ce temps-là, le public

      63/ Bruno Moysan prend la parole et avoue d’emblée qu’il n’y connaît rien. Commence par raconter qu’il s’est fait insulter au Canada par une doctorante aux cheveux rouge vif et treillis militaire après une intervention qu’il avait faite sur J. Butler

      64/ Il raconte fièrement comment il a cloué le bec à cette inquisitrice. Pour l’instant, il n’a rien dit mais semble aimer parler de lui

      65/ Va parler de Ouverture féministe : musique, genre, sexualité de Suzanne McClary. Se dit nostalgique des années 1968, là il est dissonant, et sous cet angle il a aimé le livre.

      66/ Mais là il va quand même flinguer. Trop d’idéologie dans le livre (alors que lui non, hein !). C’est toujours pénible, les gens qui lisent très vite un papier trop long.

      67/ Je ressens un ennui profond. Ah, le débat. « Le rap et les musiques populaires produisent cet effet d’aller vers des publics qui n’auraient pas la capacité de s’élever ». En gros, les woke privent les enfants de la musique classique qui les deterritorialiserait.

      68/ « Quand on dénonce le virilisme de Beethoven, on m’empêche de jouir de sa musique. » (en gros)

      69/ « Essayons de définir un quatuor à cordes de gay ? C’est compliqué, je ne plaisante pas ». Bruno Moysan, le retour

      70/ Discussion sur le dernier accord de la 9e Symph. de Beethoven vu par Suzanne MacClary comme un viol. Petites blagues dans la salle. « Sans doute que j’ai mes propres résistances à l’éveil ». Cela dit, cette table assez nulle est la plus modérée de toutes

      71/ Je commence à être inquiet pour le public.

      72/ Dernière table ronde sur les arts et les humanités, animée par Yana Grinshpun qui assimile d’emblée wokisme et totalitarisme soviétique sans la moindre explication.

      73/ Hubert Heckmann commence en lisant le sonnet 20 des Amours de Ronsard qui, mis au programme de l’agrég, a provoqué des polémiques avec des militants y voyant une apologie du viol. Lui va défendre le canon littéraire.

      74/ « Je voudroy bien richement jaunissant
      En pluye d’or goute à goute descendre
      Dans le giron de ma belle Cassandre,
      Lors qu’en ses yeux le somne va glissant. »

      75/ Cite Robert Faurisson lisant Rimbaud en 1961 et voit dans le féminisme actuel un parallèle avec le parangon du négationnisme.

      76/ Le wokisme réduit le sens des oeuvres à leur contenu sexuel. Rires gras dans la salle quand il évoque, au travers d’une citation, le pénis. On dirait une classe d’ados prépubères.

      77/ « Ethnocentrisme woke » qui fuit le risque de l’altérité, celle du passé, celle de la littérature des siècles anciens. Conclut sur le wokisme qui empêche toute quête du plaisir et du savoir, ce qui est un peu border après avoir ouvert sur le sonnet 20. Non ?

      78/ Jerôme Delaplanche, historien de l’art (et obsédé sur son twitter par #saccageparis). Revient sur toute la polémique autour de la Villa Médicis, je ne vous raconte pas, il répète cette tribune parue en nov. 2021
      https://www.latribunedelart.com/la-cancel-culture-infiltre-la-villa-medicis

      79/ Il a dit « épicerie » à la place de « tapisserie ». Rien d’autre à signaler. Ah, si, petite vanne sur la « souffrance des animaux » qui n’a pas été mobilisée pour faire décrocher les tapisseries en question.

      80/ « Le wokistan a étendu son champ de nuisance jusqu’à la Villa Médicis ». Il a dû passer la nuit à trouver cette formule.

      81/ Ce qui est fascinant, c’est le sentiment obsidional qui traverse toutes les interventions.

      82/ Il propose 4 niveaux de « résistance », c’est le Jean Moulin de l’histoire de l’art. Les wokistes (je ne sais toujours pas qui ils sont) sont des incultes, des fainéants aussi un peu. « Complaisance doloriste »

      83/ Encore un intervenant, Alexandre Gady, histoire de l’art... « Patrick Devedjian qu’on regrette tous » : merci Yana Grinsphun !!!!!!!!!!

      83/ Balance sur Bénédicte Savoy qui s’en est prise à la statue de Champollion dans le jardin du collège de France.

      85/ « On a déjà beaucoup parlé de sexe, je ne voudrais pas passer pour... »

      86/ « L’auteur, l’autrice excusez-moi ». Rires gras dans la salle.

      87/ Evocation de la mort de George Floyd. Rires gras dans la salle

      88/ Champollion n’en finit pas. Je ne connais pas l’université française qu’ils décrivent. J’aurais (sérieusement) aimé les entendre discuter les décoloniaux latinoam. (Quijano, Mignolo, etc.) qui sont d’ailleurs authentiquement discutables. Mais là rien. Du vide, du fantasme

      89/ Le temps des conclusions est arrivé. « Quel affreux colloque, quelles horreurs n’aurons-nous pas entendu pendant ces deux jours ! » Ben, je vais te les résumer un peu plus tard les horreurs (et je ne suis même pas « décolonial » en plus)

      90/ Nous sommes en Sorbonne, « nous ne lâcherons pas ces lieux, ILS le savent ».
      Ce n’est pas encore Thierry Coulhon, mais la présentation du Comité Laïcité-République

      91/ Se défendent d’être fascistes. Le wokisme est une croyance, nous prenons des risques en résistant, refus de perdre la bataille.

      92/ Creil 1989 : l’offensive de la pensée dogmatique et totalitaire. On commence à avoir une chrono : 1962 et la perte de l’Algérie, la pensée 1968 évidemment, 1989.

      93/ Wokisme et décolonialisme = « fantasme messianique de table rase » qui débouche toujours sur un totalitarisme, qui sévit déjà dans certaines universités et ambitionne aujourd’hui de gangréner toute la société

      94/ « On a perdu une partie de notre jeunesse » (en gros les banlieues) : lls sont murs pour soutenir la remigration

      95/ « Mr le Président Thierry Coulhon ». Ne va pas conclure car n’a pas suivi le colloque. Commence par une remarque de citoyen : ne pensait pas qu’il vivrait une époque où D. Schnapper et J. Julliard seraient considérés comme des personnalités suspectes

      96/ Retour sur liberté académique / liberté d’expression. Le HCERES n’est pas là pour décider des sujets de recherche légitimes ou non, mais il doit clarifier la frontière entre discours académique et discours militant

      97/ HCERES doit placer la limite entre médiocrité et excellence. On ne laissera pas dire que la terre est plate, mais on n’empêchera pas Paxton de... (encore heureux...). Annonce un colloque sur évaluation et SHS au printemps prochain

      98/ Rien d’autre. Mais c’est sa seule présence qui est problématique.

      99/ Conclusion de la conclusion : impérieuse nécessité de faire émerger des clés de lecture des sociétés qui aillent au-delà du rapport dominants / dominés. Il y a aussi des liens d’amour, d’amitié (je verse une larme) qui doivent aussi être examinés. Niais

      100/ Ce fil méritera une petite synthèse, mais ce sera pour plus tard.

      https://twitter.com/CompagnonO/status/1479727962845032448

    • Le « wokisme » sur le banc des accusés lors d’un colloque à la Sorbonne

      Après une introduction du ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, un parterre d’universitaires a dénoncé durant deux jours « les dégâts de l’idéologie » de la déconstruction et de la « cancel culture », selon eux nouvel « ordre moral » à l’université.

      « Reconstruire les sciences et la culture » : c’est le chantier que s’est attribué un parterre d’une cinquantaine d’universitaires, essayistes et éditorialistes lors d’un colloque à la Sorbonne, les 7 et 8 janvier, sous la houlette de l’Observatoire du décolonialisme – qui fêtait pour l’occasion son premier anniversaire – et du Collège de philosophie.

      Adoubé par le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, qui en a fait l’introduction, l’événement a réuni jusqu’à 600 personnes, dont les deux tiers ont assisté à distance aux débats. Son objet : passer au crible, avec un prisme hostile, la « pensée décoloniale », la « théorie du genre » et la « cancel culture » (culture de l’effacement), des concepts en partie importés d’Amérique du Nord et plus largement désignés par les intervenants sous le vocable de « wokisme » (l’éveil à toute forme de discrimination), une pensée devenue épouvantail à droite, en même temps que l’« islamo-gauchisme ».

      Invité en clôture, Thierry Coulhon, président du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, est apparu peu à l’aise, expliquant qu’il n’était pas là « pour approuver ou non les prises de position ». Il a annoncé la tenue, au mois de mai, d’un colloque international sur les sciences sociales. Une « réponse », selon lui, à un autre « débat assez mal engagé » en février 2021 sur « l’islamo-gauchisme » par la ministre de l’enseignement supérieur, Frédérique Vidal. Elle avait appelé le CNRS à mener une enquête pour distinguer recherche et militantisme. Il sera notamment question de « penser les interactions entre les sciences humaines et le reste du savoir », a précisé M. Coulhon.

      « Déconstruire la déconstruction »

      Jean-Michel Blanquer a revendiqué, en introduction, d’adopter une posture « offensive sur le plan intellectuel » contre le wokisme, au moment où « il y a une prise de conscience que nous devons “déconstruire la déconstruction” et arriver à de nouvelles approches ».

      Pierre-Henri Tavoillot, président du Collège de philosophie, a posé « la déconstruction » comme « un vaste mouvement philosophique » qui a connu trois âges : la critique kantienne de la métaphysique ; la critique des idées humaines, portée en particulier par Nietzsche ; enfin « la pensée 68 », où la déconstruction devient une technique qui ne vise qu’elle-même, selon M. Tavoillot. « On en arrive à la déconstruction intersectionnelle », fondée sur l’idée que tout est domination, que la colonisation occidentale en représente « l’apothéose » (domination Nord/Sud, raison/émotion, homme/femme, technique/nature…) et que la décolonisation camoufle une exploitation toujours en cours, exercée par « le mâle blanc ».

      Armés de la seule notion de « domination » et de la dénonciation du patrimoine vu à l’aune des critères du présent, les « wokistes », enseignants-chercheurs en sciences humaines et sociales, feraient œuvre de « dévoiement de la rationalité », affirme la sociologue Dominique Schnapper. Leurs « néologismes ont valeur de dogmes », et les préfixes, anglicismes et métaphores auxquels ils recourent donnent l’illusion d’une « tradition savante », complète le linguiste Jean Szlamowicz, citant les mots « transphobe », « micro-agression », « appropriation » ou encore « inclusif ». « On invente une injustice pour la dénoncer » car « ces mots s’imposent de manière déclarative, sans données réelles », soutient-il, évoquant « une bouillie entre poésie et militance ».

      Pour le politologue Pascal Perrineau, la pensée déconstructiviste a prolongé un combat que le marxisme structuraliste et la sociologie de Pierre Bourdieu ont engagé, « mais elle va beaucoup plus loin pour dénoncer une obscure oppression généralisée légitimée par le pouvoir dominant qu’il soit hétérosexuel, du genre masculin, de la race blanche ». « Seules les minorités sauraient ce que parler veut dire, poursuit-il, regrettant que parmi les sujets de thèse, à Sciences Po, le thème du vote n’intéresse plus personne. »

      Peser sur la campagne présidentielle

      Le wokisme signerait le retour de l’idée qu’il n’existe pas de science objective, sur le modèle de la dénonciation de « la science bourgeoise » par l’ingénieur soviétique Trofim Lyssenko. « Il faut mettre en avant une physique ethnique contre l’épistémicide que livrerait l’Occident sur les autres cultures », avance l’écrivain Pierre Jourde. Il cite un groupe de recherche canadien qui travaille à « décoloniser la lumière, c’est-à-dire repérer dans la physique le colonialisme ».

      Au Canada, cette idéologie « structure » l’administration universitaire, affirme Mathieu Bock-Côté, éditorialiste sur la chaîne CNews. « Je suis né blanc donc je suis raciste et je dois me rééduquer mais voudrais-je rompre avec le racisme que je n’y arriverais pas », résume-t-il, déplorant que, selon lui, les subventions « dépendent du fait qu’on se soumette à cette idéologie dans la définition des objets de recherche ».

      En Europe, « l’islamisme transnational » des Frères musulmans fait de l’entrisme dans les universités « depuis trente ans », générant « un noyautage des départements en sciences sociales », soutient l’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler. Elle cite des « pressions sur les enseignants au début et à la fin des cours, des [personnes] qui gênent la recherche de terrain ou encore des influenceurs qui agissent comme une machine à orienter la recherche », particulièrement au niveau des financements européens.

      La sociologue Nathalie Heinich réclame « un meilleur contrôle scientifique des productions fortement politisées pour qu’un enseignant ne puisse proférer que la Terre est plate ou qu’il existe un racisme d’Etat ». Elle ajoute que « l’arène académique devrait rester imperméable à la société civile » et qu’il faut « s’abstenir d’inviter des professionnels, des militants, des artistes dans les cours et séminaires universitaires », en vue de les « protéger de l’envahissement idéologique ».

      Sur les réseaux sociaux, mais aussi dans des échanges en direct sur la plate-forme du colloque en ligne, certaines interventions ont suscité l’étonnement du public alors que la teneur des échanges – sous couvert de respect des valeurs républicaines – semblait relever du militantisme, pourtant dénoncé quand il provient de la nébuleuse « wokiste ». « C’est une simple litanie depuis 9 heures du matin, écrit l’historien Olivier Compagnon sur Twitter. Il faut juste éviter que ces gens-là ne gagnent définitivement la bataille médiatique. » Dans un article, le collectif universitaire Academia s’interroge tout haut : « S’il ne s’agit pas d’un colloque universitaire, de quoi s’agit-il donc ? D’un meeting dont la fonction est de peser sur une campagne présidentielle déjà nauséabonde. » Une accusation raillée par plusieurs participants, contents d’avoir occupé la scène durant deux jours.

      https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/01/08/le-wokisme-sur-le-banc-des-accuses-lors-d-un-colloque-a-la-sorbonne_6108719_

    • Pour des études noires sans compromis

      Les 7 et 8 janvier, se tenait à la Sorbonne un colloque intitulé Après la déconstruction. Reconstruire les sciences et la culture. Introduit par Jean-Michel Blanquer himself, un parterre d’universitaires réactionnaires s’y est retrouvé pour disserter de la lourde menace que ferait peser la recherche critique sur la bonne moralité de ses étudiants. La sulfureuse question du « wokisme » y a d’ailleurs été évoquée frontalement. Si scientifiquement les interventions semblent avoir été à la hauteur de toutes les attentes, le caniveaux, l’audace et la vulgarité de l’opération n’en sont pas moins significatives. Comme on ne rit jamais très longtemps de pareille déchéance, nous publions en guise de réponse indirecte, l’introduction de Noirceur le dernier livre de Norman Ajari qui paraît à point nommé le 14 janvier prochains aux Éditions Divergences. Il y est précisément question du spectre qui hante certaines têtes blanches ou chauves.

      Un spectre hante l’université occidentale : le spectre de la Critical Race Theory (CRT). Politiques et éditorialistes de la vieille Europe et du Nouveau Monde se sont unis en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le Président Trump et le Président Macron, Fox News et Libération, les républicains de France et les conservateurs de Grande-Bretagne. Partout, la Théorie Critique de la Race est déclarée ennemie publique, corruptrice de la jeunesse et traîtresse à la science. Nous assistons, dans une partie grandissante du monde occidental, à une attaque, concertée et sans relâche, contre les universitaires menant des recherches sur la question raciale.

      LA THÉORIE CRITIQUE DE LA RACE COMME ENNEMIE PUBLIQUE

      ’est aux États-Unis que la réaction fut la plus spectaculaire : le 4 septembre 2020, le directeur du Bureau de la gestion et du budget états-unien, Russell Vought, émettait un mémorandum vilipendant des formations centrées sur la question raciale supposées inviter les fonctionnaires à « croire à une propagande anti-américaine qui crée la division [1 ». À l’issue du mandat du Président Donald Trump, ce juriste conservateur a fondé le Center for Renewing America, un think tank dont le principal objectif consiste à « combattre la philosophie radicale, enracinée dans le marxisme, connue sous le nom de Théorie Critique de la Race », arguant que « là où Karl Marx divisait la société entre la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat opprimé, les adhérents de la Théorie Critique de la Race ont substitué la race aux distinctions économiques de Marx ». L’enjeu est dès lors d’empêcher la « corruption des enfants et des futures générations par la haine d’eux-mêmes et de leurs concitoyens [2] » que ces recherches promouvraient.

      Mais avant d’être contraint par les urnes de se retrancher dans l’activisme de la société civile, Vought était parvenu à convaincre le chef de l’État du bien-fondé de sa croisade. Le 22 septembre 2020, le Président Trump émettait un executive order, c’est-à-dire un décret présidentiel, interdisant à tous les prestataires de service sous contrat avec le gouvernement de mener des formations portant sur les questions de race et de sexe. Il entendait ainsi combattre un discours offensant et anti-américain qui crée des stéréotypes de race et de sexe et des boucs émissaires [3 ». Or, comme c’est souvent le cas en Amérique du Nord, la vigilance religieuse avait anticipé et donné sa direction à l’action politique. C’est en effet dès 2019, au terme de son congrès annuel, que la Southern Baptist Convention avait émis une condamnation plus mesurée, mais toutefois ferme, de la Théorie Critique de la Race. Face à certaines résistances dans ses rangs, notamment du côté des pasteurs et des fidèles africains-américains, la plus importante congrégation protestante des États-Unis n’a depuis cessé de durcir ses positions sur le sujet.

      En mars 2021, quelques mois après sa prise de fonction, le Président Joe Biden prenait le parti d’annuler l’executive order de son prédécesseur, mais la définition de la CRT comme une intolérable corruption de la jeunesse s’était déjà imposée comme un thème central du discours conservateur états-unien. En Caroline du Nord, en Idaho ou encore à Rhode Island, les gouverneurs républicains ont pris des mesures pour bannir la Théorie Critique de la Race des cursus des institutions d’enseignement public. « Le niveau fédéral n’est pas en reste. En mai [2021], une trentaine d’élus républicains de la Chambre des représentants ont présenté un projet de loi, explicitement intitulé Stop CRT Act, visant à bannir les formations “à l’égalité raciale et à la diversité” dispensées aux employés fédéraux [4] . » Dans une nation qui a placé la garantie de la liberté d’expression au seuil de son texte le plus sacré, c’est-à-dire au cœur du premier article du Bill of Rights, ces restrictions exigeaient le déploiement d’une rhétorique d’exception : la CRT s’est ainsi vue assimilée à un discours totalitaire [5], ce qui faisait pour ainsi dire de son exclusion de l’espace public une affaire de sécurité publique.

      En octobre 2020, un mois après l’émission de l’executive order de Trump, les conservateurs britanniques s’emparent de son discours. La sous-secrétaire d’État parlementaire déléguée à l’égalité, Kemi Badenoch, affirme au terme d’un débat portant sur le mois de l’histoire des Noirs : « Toute école qui enseigne les éléments de la Théorie Critique de la Race ou qui promeut des vues politiques partisanes, telles que cesser de financer la police, sans offrir un traitement équilibré des vues opposées, est hors-la-loi [6] . » Aux États-Unis où elle est née, bien qu’elle soit loin d’être aussi omniprésente que ne le laissent entendre le nombre et l’éminence de ses détracteurs, la CRT est ancrée dans le paysage académique. J’ai moi-même été recruté en 2019 par le département de philosophie de Villanova University pour occuper un poste d’Assistant Professor en Critical Race Theory. En Grande-Bretagne, en revanche, la discipline est plus marginale bien que, comme le souligne le sociologue de l’éducation Paul Warmington, le Royaume-Uni possède une solide tradition d’intellectuels noirs dont l’héritage entre facilement en résonance avec le projet de la CRT. Dans un élan panafricain, il souhaite que la rencontre de l’école américaine et de l’école britannique féconde une nouvelle génération d’intellectuels publics noirs [7] . Or c’est certainement cet avènement que les avertissements du gouvernement conservateur cherchent à dissuader en recourant aux frappes préventives de Kemi Badenoch, à l’heure où la révolte suscitée par le meurtre de George Floyd a embrasé l’opinion publique noire anglaise, conduisant des dizaines de milliers de manifestants dans les rues.

      En France, les assauts contre les études sur la race se sont développés selon leurs propres termes, et n’ont pas attendu les mesures de Trump pour gagner une place considérable dans la presse – bien que la solidarité conservatrice internationale ait indéniablement conforté cette hostilité, dès l’instant où Donald Trump et Boris Johnson apparurent comme soutiens opportuns. En janvier 2018, le mensuel d’extrême-droite Causeur fait paraître un dossier intitulé « Toulouse 2, la fac colonisée par les indigénistes ». « Indigénisme » désigne, dans le patois médiatique français, la doctrine politique de l’organisation antiraciste radicale des Indigènes de la République ; ce sera dès lors l’un des noms de code d’une CRT à la française, au côté d’autres néologismes dépréciatifs tels que « décolonialisme » ou « racialisme ». Il n’est pas certain que le texte de Causeur soit véritablement le premier du genre, mais j’en conserve un souvenir net car j’étais alors Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche en philosophie à l’Université de Toulouse, qui est mon Alma Mater, et que l’article me désignait comme l’un des « colonisateurs » de la fac. L’agenda politique suprémaciste blanc du magazine ne laissait guère de place au doute. Il suffisait pour s’en convaincre de se pencher sur le contenu comiquement raciste d’un autre article de la même auteure, dans le même numéro du même mensuel : « C’est un cliché mais c’est vrai : la culture africaine ne connaît pas l’individu. Le groupe seul existe, qui structure l’identité de chacun. Il est alors cohérent que la philosophie qui apprend à “penser par soi-même” soit vue comme une menace [8] . » Voyant, effarée, le département de philosophie de l’Université de Toulouse déployer colloques, journées d’études et cours où Africains et Afrodescendants se faisaient fort de penser par eux-mêmes, le premier réflexe de la journaliste fut d’exiger l’interdiction de ce qu’elle croyait impossible. C’était bien elle qui tenait l’acte même de penser, et notamment celui des Noirs, pour une menace. Là où elle se trouve dans la vie de l’esprit, fort heureusement, elle est en sécurité.

      À la fin de l’année 2018, l’effroi face aux études sur la race avaient contaminé la presse de la droite traditionnelle, la presse centriste et la presse de gauche. Une tribune fortement médiatisée intitulée « Le “décolonialisme”, une stratégie hégémonique : l’appel de 80 intellectuels » paraît fin novembre dans l’hebdomadaire conservateur Le Point. Il est à cet égard amusant de constater que, si le terme « décolonialisme » est placé entre guillemets comme s’il s’agissait d’une citation, il est fort peu usité par les chercheurs et militants francophones, lesquels privilégient « décolonial », comme adjectif aussi bien que comme substantif. La même semaine, l’hebdomadaire de centre-gauche L’Obs, publiait une enquête titrée « Les “décoloniaux” à l’assaut des universités ». En décembre 2018, dans Libération, quotidien réputé de gauche, l’influent éditorialiste Laurent Joffrin signait un éditorial intitulé « La gauche racialiste ». L’extrême-droite et la gauche convergent de plus en plus visiblement dans la détestation des réflexions sur la question raciale. Au cours des années suivantes, « enquêtes » et éditoriaux de ce genre sont devenus un marronnier, pour ne pas dire un genre littéraire à part entière de la presse française. Fatalement, ce discours de plus en plus omniprésent finit par contaminer le pouvoir exécutif. Dès juin 2020, le président Macron déclarait au Monde ses griefs à l’égard d’universitaires français coupables de « casser la République en deux [9] ». L’effet-Trump s’est fait sentir en février 2021, lorsque la Ministre chargée de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal joua son va-tout, annonçant son projet de commanditer une enquête au sujet de « l’islamo-gauchisme » au sein de l’université française, déplorant une énigmatique alliance intellectuelle du président Mao et de l’ayatollah Khomeiny dans les esprits des savants français.

      Ce livre porte sur les tendances pessimistes de la théorie africaine-américaine contemporaine. Force est de constater que l’aspect du discours universitaire sur la race qui génère le rejet le plus franc et le plus radical dans la presse et la parole politique, au point de susciter ces velléités d’interdiction, tient précisément à son pessimisme. Comme l’exprime le révérend Michael Wilhite, membre de la Southern Baptist Convention dans l’Indiana : « C’est simplement à l’opposé des évangiles. Dans la Théorie Critique de la Race, il n’y a pas d’espoir. Si vous êtes blanc, vous êtes automatiquement raciste à cause de la suprématie blanche. Mais dans les évangiles, il y a de l’espoir [10]. » Le décret présidentiel de Trump comme les formulations choisies par les différents États américains pour légitimer leur censure partagent la même philosophie : il s’agit toujours de conjurer l’idée selon laquelle les institutions étatiques américaines ou les personnes blanches seraient intrinsèquement enclines au racisme. De même, journalistes, éditorialistes et politiciens français refusent qu’une partie de l’opinion tienne simplement la République pour un projet dénué de perspective d’avenir pour les minorités. Fondamentalement, les conclusions des principaux auteurs de la CRT sont porteuses de désillusion, de désaffection, voire d’hostilité à l’égard de la démocratie libérale et de l’État. Comme l’explique l’un de ses principaux spécialistes contemporains, le philosophe africain-américain Tommy Curry :

      Les Blancs sont sidérés d’apprendre que les chercheurs noirs qui ont bâti la Théorie Critique de la Race ne souscrivent pas aux promesses de la démocratie occidentale, ni aux illusions selon lesquelles l’égalité raciale serait possible au sein des sociétés démocratiques blanches. Depuis le XIXe siècle, les chercheurs noirs ont insisté sur la permanence du racisme blanc aux États-Unis comme dans d’autres empires blancs. Contrairement aux représentations universitaires de figures noires américaines pleines d’espoir et investies dans l’expérience démocratique américaine, de nombreux penseurs noirs ont insisté sur la négrophobie qui souille perpétuellement les Noirs américains. Au cours des années 1800, les figures historiques noires ont associé la libération des leurs à la révolution (haïtienne), non à l’incorporation au sein des États-Unis. En Amérique et en Europe, l’idéal libéral démocratique dicte que le « problème racial » entre Noirs et Blancs, s’il demeure, conduit lentement les populations blanches vers davantage de conscience sociale et de compréhension raciale. Cet optimisme à l’égard du racisme anti-Noirs, ou de la myriade d’antipathies assimilant noirceur et africanité à l’infériorité, la sauvagerie et l’indignité dépend en dernière instance de la capacité des démocraties blanches à gérer la colère et la contestation des populations américaines et européennes noires lorsqu’elles comparent leur mortalité, leurs préjudices et leur pauvreté à la citoyenneté blanche [11].

      Il s’agit donc, pour les ennemis de la CRT ou de la pensée décoloniale, d’enrayer la pérennisation de ce pessimisme pro-Noir qui tient l’État et la société civile blanche pour des institutions intrinsèquement injustes. Les discours officiels décrivent les Républiques américaine et française, ainsi que le Royaume-Uni, comme perpétuellement mus par la réforme et le progrès en faveur des minorités. Nous sommes invités à croire que l’esclavage, le colonialisme, l’impérialisme ou la ségrégation sont de l’histoire ancienne – non qu’ils se sont métamorphosés pour maintenir l’inégalité dans sa structure. Il s’agit donc, pour les gouvernements, de marginaliser les théories qui élaborent des outils pour comprendre l’optimisme étatique comme visant à perpétuer servitude et aliénation sous la bannière de la démocratie. Disons, en détournant une formule célèbre du Sud-Africain Steve Biko, que l’arme la plus puissante entre les mains de l’oppresseur est devenu l’espoir de l’opprimé. Il permet d’absorber jusqu’aux critiques du racisme structurel ou du racisme d’État, en interprétant ces derniers comme des étapes, des moments passagers, qui appellent la patience réformiste davantage que l’intervention radicale. Or c’est en désespérant du maître, du colon ou de l’exploiteur que l’on retrouve confiance en sa propre dignité et en ses propres forces. La crainte que les trois grandes nations impériales ont en partage réside dans la possibilité que les Noirs, et les autres personnes de couleur, cessent de les concevoir comme des lieux de progrès vers la justice, l’égalité et la tolérance, mais en viennent au contraire à les reconnaître comme des ordres étatiques fondamentalement définis par la déshumanisation raciste.
      ACTIVISME ET THÉORIE

      Ce bilan international d’une séquence médiatique et politique récente permet de tirer d’intéressantes conclusions quant aux contextes académiques des différentes nations. Aux États-Unis, l’émergence des études noires comme champ d’étude autonome fut un effet de bord des mouvements des années 1960 et 1970 où les étudiants de couleur eux-mêmes, par les moyens de la grève et de l’activisme, exigèrent la création de nouvelles disciplines. Au Royaume-Uni, l’Université de Birmingham City a ouvert à la rentrée 2017 le premier cursus en études noires du pays, et d’autres universités britanniques semblent s’orienter dans la même direction. Dans ce panorama, la France apparaît comme le pays où une certaine classe médiatique a mené campagne contre les études sur la race avec le plus d’entêtement et d’opiniâtreté, mais également celui où ces recherches sont le plus significativement sous-développées. C’est dire si leur potentiel apparaît explosif et menaçant aux yeux des garants du statu quo. En février 2021, le Musée du Quai Branly – Jacques Chirac a accueilli une série de conférences (en ligne, à la faveur de la pandémie de COVID-19) intitulées « Préliminaires pour un Institut des études noires ». Le signe est encourageant, bien qu’il y ait à craindre que, si d’aventure le projet aboutissait, une approche plus consensuelle que celle qui présida à la création de la discipline outre-Atlantique et outre-Manche risquerait d’être privilégiée.

      L’absence des études noires dans l’espace public français et son revers, la sclérose de logiques disciplinaires restreintes et routinières, est sans doute en partie responsable de la teneur des débats sur le « décolonialisme ». Malgré l’intensité des attaques répétées menées contre les chercheurs, ces derniers préfèrent souvent demeurer sur la défensive, s’abritant derrière leurs titres et leur discipline pour asseoir leur légitimité. Il n’est pas certain que ce terrain leur soit le plus favorable. En mai 2021, la sociologue Nathalie Heinich faisait paraître un bref pamphlet dénonçant l’alliance, à ses yeux contre-nature, de l’activisme et du travail universitaire. Elle y prend fait et cause pour une neutralité qui, à ses yeux, « consiste à s’abstenir de jugements sur les objets relevant de valeurs morales, religieuses ou politiques – ce qui autorise bien sûr l’expression de jugements proprement épistémiques sur les concepts, les méthodes, les travaux des pairs (et notamment leur respect ou non de l’impératif de neutralité axiologique) [12] ». Dès lors, tout discours qui relèvera de la politique, de la morale ou de la religion sera subsumé sous la catégorie de « l’opinion » et deviendra indésirable dans la parole universitaire.

      Heinich fait comme si ces jugements de valeur étaient nécessairement arbitraires ou hasardeux et ne pouvaient pas, au contraire, être le fruit d’une série d’arguments, de preuves et d’expériences partagées, soumis à la sagacité du « public qui lit ». La démocratie américaine, le projet communiste, le nationalisme noir ou le féminisme ne sont pas de simples opinions. Elles prétendent à la vérité sur la base d’arguments rationnels et de vécus communs. En limitant le jugement sociologique à la détection des manquements à la neutralité axiologique, Heinich formule l’idéal d’une science sociale de petits procéduriers, en quête perpétuelle du vice de forme, mais sans avocat capable de plaider sur le fond. C’est ce que le philosophe jamaïcain Lewis Gordon a qualifié de « décadence disciplinaire [13] » : la discipline universitaire n’est plus une façon d’accéder à un jugement sur le monde informé, argumenté, et donc plausible, mais devient un système autoréférentiel et fermé qui se contente de décerner des certificats de réussite ou de détecter des manquements à des critères qui ne valent que pour ses praticiens [14]. Si l’intégrité des sciences expérimentales dépend de cette indépendance, il n’en va pas de même des sciences de la culture qui, écrites en langage ordinaire et portant sur des objets d’intérêt public, sont condamnées au dialogue interdisciplinaire et avec l’espace public. Déplorant le manque d’originalité, la médiocrité et l’absence de toute « autonomie de la science [15] » depuis son calfeutrage disciplinaire, Heinich définit un idéal théorique déjà moqué par l’historien des sciences Georges Canguilhem voilà plus d’un demi-siècle : « savoir pour savoir ce n’est guère plus sensé que manger pour manger, ou tuer pour tuer, ou rire pour rire, puisque c’est à la fois l’aveu que le savoir doit avoir un sens et le refus de lui trouver un autre sens que lui-même [16]. »

      Pour des études noires sans compromis

      Norman Ajari
      paru dans lundimatin#321, le 10 janvier 2022
      Appel à dons

      Les 7 et 8 janvier, se tenait à la Sorbonne un colloque intitulé Après la déconstruction. Reconstruire les sciences et la culture. Introduit par Jean-Michel Blanquer himself, un parterre d’universitaires réactionnaires s’y est retrouvé pour disserter de la lourde menace que ferait peser la recherche critique sur la bonne moralité de ses étudiants. La sulfureuse question du « wokisme » y a d’ailleurs été évoquée frontalement. Si scientifiquement les interventions semblent avoir été à la hauteur de toutes les attentes, le caniveaux, l’audace et la vulgarité de l’opération n’en sont pas moins significatives. Comme on ne rit jamais très longtemps de pareille déchéance, nous publions en guise de réponse indirecte, l’introduction de Noirceur le dernier livre de Norman Ajari qui paraît à point nommé le 14 janvier prochains aux Éditions Divergences. Il y est précisément question du spectre qui hante certaines têtes blanches ou chauves.

      Un spectre hante l’université occidentale : le spectre de la Critical Race Theory (CRT). Politiques et éditorialistes de la vieille Europe et du Nouveau Monde se sont unis en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le Président Trump et le Président Macron, Fox News et Libération, les républicains de France et les conservateurs de Grande-Bretagne. Partout, la Théorie Critique de la Race est déclarée ennemie publique, corruptrice de la jeunesse et traîtresse à la science. Nous assistons, dans une partie grandissante du monde occidental, à une attaque, concertée et sans relâche, contre les universitaires menant des recherches sur la question raciale.
      LA THÉORIE CRITIQUE DE LA RACE COMME ENNEMIE PUBLIQUE

      C’est aux États-Unis que la réaction fut la plus spectaculaire : le 4 septembre 2020, le directeur du Bureau de la gestion et du budget états-unien, Russell Vought, émettait un mémorandum vilipendant des formations centrées sur la question raciale supposées inviter les fonctionnaires à « croire à une propagande anti-américaine qui crée la division [1]

      [1] Russell Vought, « M-20-34 », 2020, www.whitehouse....
       ». À l’issue du mandat du Président Donald Trump, ce juriste conservateur a fondé le Center for Renewing America, un think tank dont le principal objectif consiste à « combattre la philosophie radicale, enracinée dans le marxisme, connue sous le nom de Théorie Critique de la Race », arguant que « là où Karl Marx divisait la société entre la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat opprimé, les adhérents de la Théorie Critique de la Race ont substitué la race aux distinctions économiques de Marx ». L’enjeu est dès lors d’empêcher la « corruption des enfants et des futures générations par la haine d’eux-mêmes et de leurs concitoyens [2]

      [2] Center For Renewing America, www.americarenewing....
       » que ces recherches promouvraient.

      Mais avant d’être contraint par les urnes de se retrancher dans l’activisme de la société civile, Vought était parvenu à convaincre le chef de l’État du bien-fondé de sa croisade. Le 22 septembre 2020, le Président Trump émettait un executive order, c’est-à-dire un décret présidentiel, interdisant à tous les prestataires de service sous contrat avec le gouvernement de mener des formations portant sur les questions de race et de sexe. Il entendait ainsi combattre un discours offensant et anti-américain qui crée des stéréotypes de race et de sexe et des boucs émissaires [3]

      [3] Presidential Documents, « Combatting Sex and Race...
       ». Or, comme c’est souvent le cas en Amérique du Nord, la vigilance religieuse avait anticipé et donné sa direction à l’action politique. C’est en effet dès 2019, au terme de son congrès annuel, que la Southern Baptist Convention avait émis une condamnation plus mesurée, mais toutefois ferme, de la Théorie Critique de la Race. Face à certaines résistances dans ses rangs, notamment du côté des pasteurs et des fidèles africains-américains, la plus importante congrégation protestante des États-Unis n’a depuis cessé de durcir ses positions sur le sujet.

      En mars 2021, quelques mois après sa prise de fonction, le Président Joe Biden prenait le parti d’annuler l’executive order de son prédécesseur, mais la définition de la CRT comme une intolérable corruption de la jeunesse s’était déjà imposée comme un thème central du discours conservateur états-unien. En Caroline du Nord, en Idaho ou encore à Rhode Island, les gouverneurs républicains ont pris des mesures pour bannir la Théorie Critique de la Race des cursus des institutions d’enseignement public. « Le niveau fédéral n’est pas en reste. En mai [2021], une trentaine d’élus républicains de la Chambre des représentants ont présenté un projet de loi, explicitement intitulé Stop CRT Act, visant à bannir les formations “à l’égalité raciale et à la diversité” dispensées aux employés fédéraux [4]

      [4] Stéphanie Le Bars, « La “critical race theory”, nouvel...
      . » Dans une nation qui a placé la garantie de la liberté d’expression au seuil de son texte le plus sacré, c’est-à-dire au cœur du premier article du Bill of Rights, ces restrictions exigeaient le déploiement d’une rhétorique d’exception : la CRT s’est ainsi vue assimilée à un discours totalitaire [5]

      [5] Arnold Kling, « The decentralized totalitarianism of...
      , ce qui faisait pour ainsi dire de son exclusion de l’espace public une affaire de sécurité publique.

      En octobre 2020, un mois après l’émission de l’executive order de Trump, les conservateurs britanniques s’emparent de son discours. La sous-secrétaire d’État parlementaire déléguée à l’égalité, Kemi Badenoch, affirme au terme d’un débat portant sur le mois de l’histoire des Noirs : « Toute école qui enseigne les éléments de la Théorie Critique de la Race ou qui promeut des vues politiques partisanes, telles que cesser de financer la police, sans offrir un traitement équilibré des vues opposées, est hors-la-loi [6]

      [6] Daniel Trilling, « Why is the UK government suddenly...
      . » Aux États-Unis où elle est née, bien qu’elle soit loin d’être aussi omniprésente que ne le laissent entendre le nombre et l’éminence de ses détracteurs, la CRT est ancrée dans le paysage académique. J’ai moi-même été recruté en 2019 par le département de philosophie de Villanova University pour occuper un poste d’Assistant Professor en Critical Race Theory. En Grande-Bretagne, en revanche, la discipline est plus marginale bien que, comme le souligne le sociologue de l’éducation Paul Warmington, le Royaume-Uni possède une solide tradition d’intellectuels noirs dont l’héritage entre facilement en résonance avec le projet de la CRT. Dans un élan panafricain, il souhaite que la rencontre de l’école américaine et de l’école britannique féconde une nouvelle génération d’intellectuels publics noirs [7]

      [7] Paul Warmington, « “A tradition in ceaseless motion” :...
      . Or c’est certainement cet avènement que les avertissements du gouvernement conservateur cherchent à dissuader en recourant aux frappes préventives de Kemi Badenoch, à l’heure où la révolte suscitée par le meurtre de George Floyd a embrasé l’opinion publique noire anglaise, conduisant des dizaines de milliers de manifestants dans les rues.

      En France, les assauts contre les études sur la race se sont développés selon leurs propres termes, et n’ont pas attendu les mesures de Trump pour gagner une place considérable dans la presse – bien que la solidarité conservatrice internationale ait indéniablement conforté cette hostilité, dès l’instant où Donald Trump et Boris Johnson apparurent comme soutiens opportuns. En janvier 2018, le mensuel d’extrême-droite Causeur fait paraître un dossier intitulé « Toulouse 2, la fac colonisée par les indigénistes ». « Indigénisme » désigne, dans le patois médiatique français, la doctrine politique de l’organisation antiraciste radicale des Indigènes de la République ; ce sera dès lors l’un des noms de code d’une CRT à la française, au côté d’autres néologismes dépréciatifs tels que « décolonialisme » ou « racialisme ». Il n’est pas certain que le texte de Causeur soit véritablement le premier du genre, mais j’en conserve un souvenir net car j’étais alors Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche en philosophie à l’Université de Toulouse, qui est mon Alma Mater, et que l’article me désignait comme l’un des « colonisateurs » de la fac. L’agenda politique suprémaciste blanc du magazine ne laissait guère de place au doute. Il suffisait pour s’en convaincre de se pencher sur le contenu comiquement raciste d’un autre article de la même auteure, dans le même numéro du même mensuel : « C’est un cliché mais c’est vrai : la culture africaine ne connaît pas l’individu. Le groupe seul existe, qui structure l’identité de chacun. Il est alors cohérent que la philosophie qui apprend à “penser par soi-même” soit vue comme une menace [8]

      [8] Anne-Sophie Nogaret, « La hallalisation des esprits »,...
      . » Voyant, effarée, le département de philosophie de l’Université de Toulouse déployer colloques, journées d’études et cours où Africains et Afrodescendants se faisaient fort de penser par eux-mêmes, le premier réflexe de la journaliste fut d’exiger l’interdiction de ce qu’elle croyait impossible. C’était bien elle qui tenait l’acte même de penser, et notamment celui des Noirs, pour une menace. Là où elle se trouve dans la vie de l’esprit, fort heureusement, elle est en sécurité.

      À la fin de l’année 2018, l’effroi face aux études sur la race avaient contaminé la presse de la droite traditionnelle, la presse centriste et la presse de gauche. Une tribune fortement médiatisée intitulée « Le “décolonialisme”, une stratégie hégémonique : l’appel de 80 intellectuels » paraît fin novembre dans l’hebdomadaire conservateur Le Point. Il est à cet égard amusant de constater que, si le terme « décolonialisme » est placé entre guillemets comme s’il s’agissait d’une citation, il est fort peu usité par les chercheurs et militants francophones, lesquels privilégient « décolonial », comme adjectif aussi bien que comme substantif. La même semaine, l’hebdomadaire de centre-gauche L’Obs, publiait une enquête titrée « Les “décoloniaux” à l’assaut des universités ». En décembre 2018, dans Libération, quotidien réputé de gauche, l’influent éditorialiste Laurent Joffrin signait un éditorial intitulé « La gauche racialiste ». L’extrême-droite et la gauche convergent de plus en plus visiblement dans la détestation des réflexions sur la question raciale. Au cours des années suivantes, « enquêtes » et éditoriaux de ce genre sont devenus un marronnier, pour ne pas dire un genre littéraire à part entière de la presse française. Fatalement, ce discours de plus en plus omniprésent finit par contaminer le pouvoir exécutif. Dès juin 2020, le président Macron déclarait au Monde ses griefs à l’égard d’universitaires français coupables de « casser la République en deux [9]

      [9] Irène Ahmadi, « Macron juge le “monde universitaire...
       ». L’effet-Trump s’est fait sentir en février 2021, lorsque la Ministre chargée de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal joua son va-tout, annonçant son projet de commanditer une enquête au sujet de « l’islamo-gauchisme » au sein de l’université française, déplorant une énigmatique alliance intellectuelle du président Mao et de l’ayatollah Khomeiny dans les esprits des savants français.

      Ce livre porte sur les tendances pessimistes de la théorie africaine-américaine contemporaine. Force est de constater que l’aspect du discours universitaire sur la race qui génère le rejet le plus franc et le plus radical dans la presse et la parole politique, au point de susciter ces velléités d’interdiction, tient précisément à son pessimisme. Comme l’exprime le révérend Michael Wilhite, membre de la Southern Baptist Convention dans l’Indiana : « C’est simplement à l’opposé des évangiles. Dans la Théorie Critique de la Race, il n’y a pas d’espoir. Si vous êtes blanc, vous êtes automatiquement raciste à cause de la suprématie blanche. Mais dans les évangiles, il y a de l’espoir [10]

      [10] Propos rapportés dans : Chris Moody, « How Critical...
      . » Le décret présidentiel de Trump comme les formulations choisies par les différents États américains pour légitimer leur censure partagent la même philosophie : il s’agit toujours de conjurer l’idée selon laquelle les institutions étatiques américaines ou les personnes blanches seraient intrinsèquement enclines au racisme. De même, journalistes, éditorialistes et politiciens français refusent qu’une partie de l’opinion tienne simplement la République pour un projet dénué de perspective d’avenir pour les minorités. Fondamentalement, les conclusions des principaux auteurs de la CRT sont porteuses de désillusion, de désaffection, voire d’hostilité à l’égard de la démocratie libérale et de l’État. Comme l’explique l’un de ses principaux spécialistes contemporains, le philosophe africain-américain Tommy Curry :

      Les Blancs sont sidérés d’apprendre que les chercheurs noirs qui ont bâti la Théorie Critique de la Race ne souscrivent pas aux promesses de la démocratie occidentale, ni aux illusions selon lesquelles l’égalité raciale serait possible au sein des sociétés démocratiques blanches. Depuis le XIXe siècle, les chercheurs noirs ont insisté sur la permanence du racisme blanc aux États-Unis comme dans d’autres empires blancs. Contrairement aux représentations universitaires de figures noires américaines pleines d’espoir et investies dans l’expérience démocratique américaine, de nombreux penseurs noirs ont insisté sur la négrophobie qui souille perpétuellement les Noirs américains. Au cours des années 1800, les figures historiques noires ont associé la libération des leurs à la révolution (haïtienne), non à l’incorporation au sein des États-Unis. En Amérique et en Europe, l’idéal libéral démocratique dicte que le « problème racial » entre Noirs et Blancs, s’il demeure, conduit lentement les populations blanches vers davantage de conscience sociale et de compréhension raciale. Cet optimisme à l’égard du racisme anti-Noirs, ou de la myriade d’antipathies assimilant noirceur et africanité à l’infériorité, la sauvagerie et l’indignité dépend en dernière instance de la capacité des démocraties blanches à gérer la colère et la contestation des populations américaines et européennes noires lorsqu’elles comparent leur mortalité, leurs préjudices et leur pauvreté à la citoyenneté blanche [11]

      [11] Tommy J. Curry, « Racism and the equality delusion :...
      .

      Il s’agit donc, pour les ennemis de la CRT ou de la pensée décoloniale, d’enrayer la pérennisation de ce pessimisme pro-Noir qui tient l’État et la société civile blanche pour des institutions intrinsèquement injustes. Les discours officiels décrivent les Républiques américaine et française, ainsi que le Royaume-Uni, comme perpétuellement mus par la réforme et le progrès en faveur des minorités. Nous sommes invités à croire que l’esclavage, le colonialisme, l’impérialisme ou la ségrégation sont de l’histoire ancienne – non qu’ils se sont métamorphosés pour maintenir l’inégalité dans sa structure. Il s’agit donc, pour les gouvernements, de marginaliser les théories qui élaborent des outils pour comprendre l’optimisme étatique comme visant à perpétuer servitude et aliénation sous la bannière de la démocratie. Disons, en détournant une formule célèbre du Sud-Africain Steve Biko, que l’arme la plus puissante entre les mains de l’oppresseur est devenu l’espoir de l’opprimé. Il permet d’absorber jusqu’aux critiques du racisme structurel ou du racisme d’État, en interprétant ces derniers comme des étapes, des moments passagers, qui appellent la patience réformiste davantage que l’intervention radicale. Or c’est en désespérant du maître, du colon ou de l’exploiteur que l’on retrouve confiance en sa propre dignité et en ses propres forces. La crainte que les trois grandes nations impériales ont en partage réside dans la possibilité que les Noirs, et les autres personnes de couleur, cessent de les concevoir comme des lieux de progrès vers la justice, l’égalité et la tolérance, mais en viennent au contraire à les reconnaître comme des ordres étatiques fondamentalement définis par la déshumanisation raciste.
      ACTIVISME ET THÉORIE

      Ce bilan international d’une séquence médiatique et politique récente permet de tirer d’intéressantes conclusions quant aux contextes académiques des différentes nations. Aux États-Unis, l’émergence des études noires comme champ d’étude autonome fut un effet de bord des mouvements des années 1960 et 1970 où les étudiants de couleur eux-mêmes, par les moyens de la grève et de l’activisme, exigèrent la création de nouvelles disciplines. Au Royaume-Uni, l’Université de Birmingham City a ouvert à la rentrée 2017 le premier cursus en études noires du pays, et d’autres universités britanniques semblent s’orienter dans la même direction. Dans ce panorama, la France apparaît comme le pays où une certaine classe médiatique a mené campagne contre les études sur la race avec le plus d’entêtement et d’opiniâtreté, mais également celui où ces recherches sont le plus significativement sous-développées. C’est dire si leur potentiel apparaît explosif et menaçant aux yeux des garants du statu quo. En février 2021, le Musée du Quai Branly – Jacques Chirac a accueilli une série de conférences (en ligne, à la faveur de la pandémie de COVID-19) intitulées « Préliminaires pour un Institut des études noires ». Le signe est encourageant, bien qu’il y ait à craindre que, si d’aventure le projet aboutissait, une approche plus consensuelle que celle qui présida à la création de la discipline outre-Atlantique et outre-Manche risquerait d’être privilégiée.

      L’absence des études noires dans l’espace public français et son revers, la sclérose de logiques disciplinaires restreintes et routinières, est sans doute en partie responsable de la teneur des débats sur le « décolonialisme ». Malgré l’intensité des attaques répétées menées contre les chercheurs, ces derniers préfèrent souvent demeurer sur la défensive, s’abritant derrière leurs titres et leur discipline pour asseoir leur légitimité. Il n’est pas certain que ce terrain leur soit le plus favorable. En mai 2021, la sociologue Nathalie Heinich faisait paraître un bref pamphlet dénonçant l’alliance, à ses yeux contre-nature, de l’activisme et du travail universitaire. Elle y prend fait et cause pour une neutralité qui, à ses yeux, « consiste à s’abstenir de jugements sur les objets relevant de valeurs morales, religieuses ou politiques – ce qui autorise bien sûr l’expression de jugements proprement épistémiques sur les concepts, les méthodes, les travaux des pairs (et notamment leur respect ou non de l’impératif de neutralité axiologique) [12]

      [12] Nathalie Heinich, Ce que le militantisme fait à la...
       ». Dès lors, tout discours qui relèvera de la politique, de la morale ou de la religion sera subsumé sous la catégorie de « l’opinion » et deviendra indésirable dans la parole universitaire.

      Heinich fait comme si ces jugements de valeur étaient nécessairement arbitraires ou hasardeux et ne pouvaient pas, au contraire, être le fruit d’une série d’arguments, de preuves et d’expériences partagées, soumis à la sagacité du « public qui lit ». La démocratie américaine, le projet communiste, le nationalisme noir ou le féminisme ne sont pas de simples opinions. Elles prétendent à la vérité sur la base d’arguments rationnels et de vécus communs. En limitant le jugement sociologique à la détection des manquements à la neutralité axiologique, Heinich formule l’idéal d’une science sociale de petits procéduriers, en quête perpétuelle du vice de forme, mais sans avocat capable de plaider sur le fond. C’est ce que le philosophe jamaïcain Lewis Gordon a qualifié de « décadence disciplinaire [13]

      [13] Lewis R. Gordon, Disciplinary decadence. Living...
       » : la discipline universitaire n’est plus une façon d’accéder à un jugement sur le monde informé, argumenté, et donc plausible, mais devient un système autoréférentiel et fermé qui se contente de décerner des certificats de réussite ou de détecter des manquements à des critères qui ne valent que pour ses praticiens [14]

      [14] Heinich s’alarme que l’université française finance...
      . Si l’intégrité des sciences expérimentales dépend de cette indépendance, il n’en va pas de même des sciences de la culture qui, écrites en langage ordinaire et portant sur des objets d’intérêt public, sont condamnées au dialogue interdisciplinaire et avec l’espace public. Déplorant le manque d’originalité, la médiocrité et l’absence de toute « autonomie de la science [15]

      [15] Nathalie Heinich, Ce que le militantisme fait à la...
       » depuis son calfeutrage disciplinaire, Heinich définit un idéal théorique déjà moqué par l’historien des sciences Georges Canguilhem voilà plus d’un demi-siècle : « savoir pour savoir ce n’est guère plus sensé que manger pour manger, ou tuer pour tuer, ou rire pour rire, puisque c’est à la fois l’aveu que le savoir doit avoir un sens et le refus de lui trouver un autre sens que lui-même [16]. »

      L’absence des études noires en France et l’assurance avec laquelle Nathalie Heinich déploie son argumentaire erroné sont deux symptômes d’un mal plus profond : le retrait de la perspective issue des théories critiques, c’est-à-dire le primat de la méthode sur la légitimité des valeurs mobilisées pour évaluer le monde aussi bien que la théorie. Le véritable défaut des « studies » à la française, que Heinich attaque sans relâche dans son opuscule, est précisément de demeurer trop tributaires de la sclérose des sciences sociales françaises et de n’avoir pas franchement embrassé une méthode critique. Dans un texte fameux 1937, le philosophe allemand Max Horkheimer opposait ce qu’il nommait la théorie traditionnelle à la théorie critique d’inspiration marxiste dont il entendait poser les bases. La théorie traditionnelle se pense neutre, détachée des enjeux sociaux et politiques, des prises de parti et des jugements quant à l’ordre du monde. Mais c’est oublier que, comme le souligne Horkheimer, « le fait que […] des opinions nouvelles parviennent à s’imposer s’inscrit toujours dans le contexte d’une situation historique concrète, même si le savant n’est personnellement déterminé que par des motivations scientifiques [17]. » La posture non-militante revendiquée par certains chercheurs présuppose une approbation des conditions sociales de production de la recherche et de ses buts. Considérer que dans la recherche en sciences humaines et sociales, « une fois franchi le seuil des amphithéâtres, une fois soumis à une revue scientifique à expertise par les pairs, un enseignement ou un article devrait s’affranchir de toute visée politique ou morale au profit de la seule visée épistémique [18] », revient à tenir le contexte social de production de ces travaux pour pleinement satisfaisant. Dans son concept même, la « neutralité » de la théorie « non-militante » ou traditionnelle est un militantisme radical en faveur de l’ordre du monde actuel. C’est pourquoi la méthodologie, foncièrement inoffensive pour l’ordre du monde, a remplacé la théorie. Dans un texte classique du mouvement, le théoricien critique de la race et professeur de droit Richard Delgado arrivait à des conclusions similaires à l’occasion d’une réflexion sur la marginalisation des auteurs noirs au sein de la recherche nord-américaine sur les droits civiques : "Il pourrait être avancé que les auteurs issus des minorités qui écrivent sur la question raciale ne sont pas objectifs et que la passion et la colère les rendent inaptes à la raison ou à une expression claire, alors que les auteurs blancs sont au-dessus des intérêts personnels et se rendent ainsi capables de penser et d’écrire objectivement. Cela n’est cependant pas crédible, car cela présuppose que les auteurs blancs n’ont aucun intérêt au maintien du statu quo [19]."

      Dans le débat français, le rapport entre pratique universitaire et militantisme est surtout défini comme néfaste lorsqu’il est le fait des théoriciens critiques de la race ou des « décoloniaux ». Le fameux « appel des 80 intellectuels » mentionné plus haut est emblématique de ce biais. Il combine deux lignes argumentatives. D’une part, la dénonciation de chercheurs militants qui tentent de « faire passer leur idéologie pour vérité scientifique », et le rappel à l’ordre des universitaires : « Les critères élémentaires de scientificité doivent être respectés. »

      Mais, dans le même temps, les 80 dénoncent des intellectuels décoloniaux qui « attaquent frontalement l’universalisme républicain » et affirment que les « autorités et les institutions […] ne doivent plus être utilisées contre la République [20] ». Le problème auquel nous sommes confrontés est que ce bizarre attelage, où une critique prétendument intransigeante des idéologies se combine à une défense enamourée de l’idéologie républicaine n’est pas un paradoxe. Il procède moins d’une faute d’inattention quelque part au milieu d’une tribune rédigée à la hâte que de la structure même du champ intellectuel français. L’historien Claude Nicolet fait remonter cette attitude à la fin du XVIIIe siècle, avec le philosophe Antoine Destutt de Tracy et sa Société des Idéologues, pour lesquels « la pensée républicaine française se présente aussi comme une philosophie de la connaissance [21] ». En d’autres termes, il n’y a dans l’esprit des intellectuels français pas de contradiction entre l’exaltation de la République et une prétention scientifique héritée du positivisme d’Auguste Comte. Bien au contraire : le républicanisme est redéfini, non plus comme une forme institutionnelle parmi d’autres, mais comme la condition de possibilité même de la rationalité et de la science positive.

      Les sociologues, critiques littéraires, politistes, philosophes ou linguistes qui répondent aux assauts conservateurs en arguant de leur rigueur méthodologique et de l’autonomie de leur discipline se méprennent donc : aux yeux de ces adversaires, leur scientificité ne sera avérée que lorsqu’ils feront leur une apologie sans nuance de la République française, conçue comme l’unique paradis possible pour la recherche de la vérité. Revendiquer la fondation d’études noires dans ce contexte revient à interrompre cette perpétuelle glorification de la République au profit d’un véritable pluralisme, décliné en deux conditions sine qua non. Premièrement, un pluralisme des usages de la raison, qui ne sauraient se limiter à la neutralité prônée par Nathalie Heinich et ses semblables. Des théories critiques fondées sur des usages dialectiques, discursifs, et non simplement « scientifiques » de la raison sont indispensables au renouvellement méthodologique d’un système universitaire encore guidé par les idéaux positivistes du XIXe siècle qui se sont heurtés au mur de l’histoire sans que leur échec ne trouble la routine de tous les chercheurs français. Deuxièmement, il faudra encourager un pluralisme des normes éthiques et des idéaux sociaux à partir desquels nous évaluons la réalité. Dans les démocraties libérales même les plus hostiles aux minorités, les universités ont souvent ménagé quelques lieux d’expression de la dissension. Si elle se veut fidèle à sa promesse millénaire, elle doit être l’un des lieux où envisager un idéal politique non républicain, fondé sur une autre trajectoire historique et une autre normativité politique.

      Du fait de son traditionalisme épistémologique, mais surtout de son opposition au mariage gay [22], Nathalie Heinich est généralement considérée comme une intellectuelle conservatrice. Toutefois, la méfiance vis-à-vis d’une possible émergence en France des études sur la race ou des études noires est disciplinaire au moins autant qu’elle est politique. Ainsi un sociologue se revendiquant pour sa part d’une gauche sans adjuvant, Philippe Corcuff, diagnostique-t-il lui aussi une sorte de déviation militante – et ce plus précisément au sein de mon propre travail. Contrairement à Heinich, il ne s’attaque pas au militantisme universitaire « en soi », mais plutôt à une façon spécifique de l’interpréter. Ainsi déplore-t-il la convergence de « l’arrogance philosophique vis-à-vis de sciences sociales rapetissées » et du « désir du militant [23] » dont mon premier livre, La Dignité ou la Mort, offrirait le désolant spectacle. Or il me semble au contraire regrettable que cette convergence ne soit pas réalisée de façon plus systématique. L’alliance de la synthèse philosophique et de l’analyse stratégique militante telle qu’elle s’est largement scellée au cours des XIXe et XXe siècle chez Marx, Lénine, Antonio Gramsci, Mao, Kwame Nkrumah, Frantz Fanon, Angela Davis, parmi beaucoup d’autres, a produit des effets qui ont changé la face du monde. Chacun à sa façon a milité en philosophe et philosophé en militant. Au-delà de leurs considérables différences, ces auteurs partagent au moins un point commun significatif : sinon une même vision de l’histoire, une même notion de l’histoire, aujourd’hui délaissée par les sciences sociales et la théorie politique constructivistes dont Corcuff se fait le porte-parole.

      Les « philosophes-militants » ont longtemps défini l’histoire comme un massif dense et solide, une trajectoire apparemment inébranlable, face à laquelle il fallait rassembler tous les efforts stratégiques et organisationnels possibles. Face à un ordre du monde analysé comme une totalité hostile contre laquelle, pour reprendre une formule de Herbert Marcuse, ils durent recourir à « une faculté mentale en danger de disparition : le pouvoir de la pensée négative [24] ». Mais, sous l’influence conjuguée de Foucault, de la sociologie critique et du poststructuralisme [25], la pensée négative a été décrédibilisée et le concept d’histoire en est venu à signifier tout l’inverse. Ce qui est historique n’est plus le produit de forces expropriatrices, oppressives ou civilisationnelles puissantes et anciennes ; c’est au contraire ce qui aurait pu être absolument différent, le contingent. L’historicité d’une chose est devenue son caractère révocable, fluide, dénué de substance [26].

      Pour des études noires sans compromis

      Norman Ajari
      paru dans lundimatin#321, le 10 janvier 2022
      Appel à dons

      Les 7 et 8 janvier, se tenait à la Sorbonne un colloque intitulé Après la déconstruction. Reconstruire les sciences et la culture. Introduit par Jean-Michel Blanquer himself, un parterre d’universitaires réactionnaires s’y est retrouvé pour disserter de la lourde menace que ferait peser la recherche critique sur la bonne moralité de ses étudiants. La sulfureuse question du « wokisme » y a d’ailleurs été évoquée frontalement. Si scientifiquement les interventions semblent avoir été à la hauteur de toutes les attentes, le caniveaux, l’audace et la vulgarité de l’opération n’en sont pas moins significatives. Comme on ne rit jamais très longtemps de pareille déchéance, nous publions en guise de réponse indirecte, l’introduction de Noirceur le dernier livre de Norman Ajari qui paraît à point nommé le 14 janvier prochains aux Éditions Divergences. Il y est précisément question du spectre qui hante certaines têtes blanches ou chauves.

      Un spectre hante l’université occidentale : le spectre de la Critical Race Theory (CRT). Politiques et éditorialistes de la vieille Europe et du Nouveau Monde se sont unis en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le Président Trump et le Président Macron, Fox News et Libération, les républicains de France et les conservateurs de Grande-Bretagne. Partout, la Théorie Critique de la Race est déclarée ennemie publique, corruptrice de la jeunesse et traîtresse à la science. Nous assistons, dans une partie grandissante du monde occidental, à une attaque, concertée et sans relâche, contre les universitaires menant des recherches sur la question raciale.

      LA THÉORIE CRITIQUE DE LA RACE COMME ENNEMIE PUBLIQUE

      C’est aux États-Unis que la réaction fut la plus spectaculaire : le 4 septembre 2020, le directeur du Bureau de la gestion et du budget états-unien, Russell Vought, émettait un mémorandum vilipendant des formations centrées sur la question raciale supposées inviter les fonctionnaires à « croire à une propagande anti-américaine qui crée la division [1] ». À l’issue du mandat du Président Donald Trump, ce juriste conservateur a fondé le Center for Renewing America, un think tank dont le principal objectif consiste à « combattre la philosophie radicale, enracinée dans le marxisme, connue sous le nom de Théorie Critique de la Race », arguant que « là où Karl Marx divisait la société entre la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat opprimé, les adhérents de la Théorie Critique de la Race ont substitué la race aux distinctions économiques de Marx ». L’enjeu est dès lors d’empêcher la « corruption des enfants et des futures générations par la haine d’eux-mêmes et de leurs concitoyens [2] » que ces recherches promouvraient.

      Mais avant d’être contraint par les urnes de se retrancher dans l’activisme de la société civile, Vought était parvenu à convaincre le chef de l’État du bien-fondé de sa croisade. Le 22 septembre 2020, le Président Trump émettait un executive order, c’est-à-dire un décret présidentiel, interdisant à tous les prestataires de service sous contrat avec le gouvernement de mener des formations portant sur les questions de race et de sexe. Il entendait ainsi combattre un discours offensant et anti-américain qui crée des stéréotypes de race et de sexe et des boucs émissaires [3] ». Or, comme c’est souvent le cas en Amérique du Nord, la vigilance religieuse avait anticipé et donné sa direction à l’action politique. C’est en effet dès 2019, au terme de son congrès annuel, que la Southern Baptist Convention avait émis une condamnation plus mesurée, mais toutefois ferme, de la Théorie Critique de la Race. Face à certaines résistances dans ses rangs, notamment du côté des pasteurs et des fidèles africains-américains, la plus importante congrégation protestante des États-Unis n’a depuis cessé de durcir ses positions sur le sujet.

      En mars 2021, quelques mois après sa prise de fonction, le Président Joe Biden prenait le parti d’annuler l’executive order de son prédécesseur, mais la définition de la CRT comme une intolérable corruption de la jeunesse s’était déjà imposée comme un thème central du discours conservateur états-unien. En Caroline du Nord, en Idaho ou encore à Rhode Island, les gouverneurs républicains ont pris des mesures pour bannir la Théorie Critique de la Race des cursus des institutions d’enseignement public. « Le niveau fédéral n’est pas en reste. En mai [2021], une trentaine d’élus républicains de la Chambre des représentants ont présenté un projet de loi, explicitement intitulé Stop CRT Act, visant à bannir les formations “à l’égalité raciale et à la diversité” dispensées aux employés fédéraux [4]. » Dans une nation qui a placé la garantie de la liberté d’expression au seuil de son texte le plus sacré, c’est-à-dire au cœur du premier article du Bill of Rights, ces restrictions exigeaient le déploiement d’une rhétorique d’exception : la CRT s’est ainsi vue assimilée à un discours totalitaire [5], ce qui faisait pour ainsi dire de son exclusion de l’espace public une affaire de sécurité publique.

      En octobre 2020, un mois après l’émission de l’executive order de Trump, les conservateurs britanniques s’emparent de son discours. La sous-secrétaire d’État parlementaire déléguée à l’égalité, Kemi Badenoch, affirme au terme d’un débat portant sur le mois de l’histoire des Noirs : « Toute école qui enseigne les éléments de la Théorie Critique de la Race ou qui promeut des vues politiques partisanes, telles que cesser de financer la police, sans offrir un traitement équilibré des vues opposées, est hors-la-loi [6]. » Aux États-Unis où elle est née, bien qu’elle soit loin d’être aussi omniprésente que ne le laissent entendre le nombre et l’éminence de ses détracteurs, la CRT est ancrée dans le paysage académique. J’ai moi-même été recruté en 2019 par le département de philosophie de Villanova University pour occuper un poste d’Assistant Professor en Critical Race Theory. En Grande-Bretagne, en revanche, la discipline est plus marginale bien que, comme le souligne le sociologue de l’éducation Paul Warmington, le Royaume-Uni possède une solide tradition d’intellectuels noirs dont l’héritage entre facilement en résonance avec le projet de la CRT. Dans un élan panafricain, il souhaite que la rencontre de l’école américaine et de l’école britannique féconde une nouvelle génération d’intellectuels publics noirs [7]. Or c’est certainement cet avènement que les avertissements du gouvernement conservateur cherchent à dissuader en recourant aux frappes préventives de Kemi Badenoch, à l’heure où la révolte suscitée par le meurtre de George Floyd a embrasé l’opinion publique noire anglaise, conduisant des dizaines de milliers de manifestants dans les rues.

      En France, les assauts contre les études sur la race se sont développés selon leurs propres termes, et n’ont pas attendu les mesures de Trump pour gagner une place considérable dans la presse – bien que la solidarité conservatrice internationale ait indéniablement conforté cette hostilité, dès l’instant où Donald Trump et Boris Johnson apparurent comme soutiens opportuns. En janvier 2018, le mensuel d’extrême-droite Causeur fait paraître un dossier intitulé « Toulouse 2, la fac colonisée par les indigénistes ». « Indigénisme » désigne, dans le patois médiatique français, la doctrine politique de l’organisation antiraciste radicale des Indigènes de la République ; ce sera dès lors l’un des noms de code d’une CRT à la française, au côté d’autres néologismes dépréciatifs tels que « décolonialisme » ou « racialisme ». Il n’est pas certain que le texte de Causeur soit véritablement le premier du genre, mais j’en conserve un souvenir net car j’étais alors Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche en philosophie à l’Université de Toulouse, qui est mon Alma Mater, et que l’article me désignait comme l’un des « colonisateurs » de la fac. L’agenda politique suprémaciste blanc du magazine ne laissait guère de place au doute. Il suffisait pour s’en convaincre de se pencher sur le contenu comiquement raciste d’un autre article de la même auteure, dans le même numéro du même mensuel : « C’est un cliché mais c’est vrai : la culture africaine ne connaît pas l’individu. Le groupe seul existe, qui structure l’identité de chacun. Il est alors cohérent que la philosophie qui apprend à “penser par soi-même” soit vue comme une menace [8]. » Voyant, effarée, le département de philosophie de l’Université de Toulouse déployer colloques, journées d’études et cours où Africains et Afrodescendants se faisaient fort de penser par eux-mêmes, le premier réflexe de la journaliste fut d’exiger l’interdiction de ce qu’elle croyait impossible. C’était bien elle qui tenait l’acte même de penser, et notamment celui des Noirs, pour une menace. Là où elle se trouve dans la vie de l’esprit, fort heureusement, elle est en sécurité.

      À la fin de l’année 2018, l’effroi face aux études sur la race avaient contaminé la presse de la droite traditionnelle, la presse centriste et la presse de gauche. Une tribune fortement médiatisée intitulée « Le “décolonialisme”, une stratégie hégémonique : l’appel de 80 intellectuels » paraît fin novembre dans l’hebdomadaire conservateur Le Point. Il est à cet égard amusant de constater que, si le terme « décolonialisme » est placé entre guillemets comme s’il s’agissait d’une citation, il est fort peu usité par les chercheurs et militants francophones, lesquels privilégient « décolonial », comme adjectif aussi bien que comme substantif. La même semaine, l’hebdomadaire de centre-gauche L’Obs, publiait une enquête titrée « Les “décoloniaux” à l’assaut des universités ». En décembre 2018, dans Libération, quotidien réputé de gauche, l’influent éditorialiste Laurent Joffrin signait un éditorial intitulé « La gauche racialiste ». L’extrême-droite et la gauche convergent de plus en plus visiblement dans la détestation des réflexions sur la question raciale. Au cours des années suivantes, « enquêtes » et éditoriaux de ce genre sont devenus un marronnier, pour ne pas dire un genre littéraire à part entière de la presse française. Fatalement, ce discours de plus en plus omniprésent finit par contaminer le pouvoir exécutif. Dès juin 2020, le président Macron déclarait au Monde ses griefs à l’égard d’universitaires français coupables de « casser la République en deux [9] ». L’effet-Trump s’est fait sentir en février 2021, lorsque la Ministre chargée de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal joua son va-tout, annonçant son projet de commanditer une enquête au sujet de « l’islamo-gauchisme » au sein de l’université française, déplorant une énigmatique alliance intellectuelle du président Mao et de l’ayatollah Khomeiny dans les esprits des savants français.

      Ce livre porte sur les tendances pessimistes de la théorie africaine-américaine contemporaine. Force est de constater que l’aspect du discours universitaire sur la race qui génère le rejet le plus franc et le plus radical dans la presse et la parole politique, au point de susciter ces velléités d’interdiction, tient précisément à son pessimisme. Comme l’exprime le révérend Michael Wilhite, membre de la Southern Baptist Convention dans l’Indiana : « C’est simplement à l’opposé des évangiles. Dans la Théorie Critique de la Race, il n’y a pas d’espoir. Si vous êtes blanc, vous êtes automatiquement raciste à cause de la suprématie blanche. Mais dans les évangiles, il y a de l’espoir [10]. » Le décret présidentiel de Trump comme les formulations choisies par les différents États américains pour légitimer leur censure partagent la même philosophie : il s’agit toujours de conjurer l’idée selon laquelle les institutions étatiques américaines ou les personnes blanches seraient intrinsèquement enclines au racisme. De même, journalistes, éditorialistes et politiciens français refusent qu’une partie de l’opinion tienne simplement la République pour un projet dénué de perspective d’avenir pour les minorités. Fondamentalement, les conclusions des principaux auteurs de la CRT sont porteuses de désillusion, de désaffection, voire d’hostilité à l’égard de la démocratie libérale et de l’État. Comme l’explique l’un de ses principaux spécialistes contemporains, le philosophe africain-américain Tommy Curry :

      Les Blancs sont sidérés d’apprendre que les chercheurs noirs qui ont bâti la Théorie Critique de la Race ne souscrivent pas aux promesses de la démocratie occidentale, ni aux illusions selon lesquelles l’égalité raciale serait possible au sein des sociétés démocratiques blanches. Depuis le XIXe siècle, les chercheurs noirs ont insisté sur la permanence du racisme blanc aux États-Unis comme dans d’autres empires blancs. Contrairement aux représentations universitaires de figures noires américaines pleines d’espoir et investies dans l’expérience démocratique américaine, de nombreux penseurs noirs ont insisté sur la négrophobie qui souille perpétuellement les Noirs américains. Au cours des années 1800, les figures historiques noires ont associé la libération des leurs à la révolution (haïtienne), non à l’incorporation au sein des États-Unis. En Amérique et en Europe, l’idéal libéral démocratique dicte que le « problème racial » entre Noirs et Blancs, s’il demeure, conduit lentement les populations blanches vers davantage de conscience sociale et de compréhension raciale. Cet optimisme à l’égard du racisme anti-Noirs, ou de la myriade d’antipathies assimilant noirceur et africanité à l’infériorité, la sauvagerie et l’indignité dépend en dernière instance de la capacité des démocraties blanches à gérer la colère et la contestation des populations américaines et européennes noires lorsqu’elles comparent leur mortalité, leurs préjudices et leur pauvreté à la citoyenneté blanche [11]. .

      Il s’agit donc, pour les ennemis de la CRT ou de la pensée décoloniale, d’enrayer la pérennisation de ce pessimisme pro-Noir qui tient l’État et la société civile blanche pour des institutions intrinsèquement injustes. Les discours officiels décrivent les Républiques américaine et française, ainsi que le Royaume-Uni, comme perpétuellement mus par la réforme et le progrès en faveur des minorités. Nous sommes invités à croire que l’esclavage, le colonialisme, l’impérialisme ou la ségrégation sont de l’histoire ancienne – non qu’ils se sont métamorphosés pour maintenir l’inégalité dans sa structure. Il s’agit donc, pour les gouvernements, de marginaliser les théories qui élaborent des outils pour comprendre l’optimisme étatique comme visant à perpétuer servitude et aliénation sous la bannière de la démocratie. Disons, en détournant une formule célèbre du Sud-Africain Steve Biko, que l’arme la plus puissante entre les mains de l’oppresseur est devenu l’espoir de l’opprimé. Il permet d’absorber jusqu’aux critiques du racisme structurel ou du racisme d’État, en interprétant ces derniers comme des étapes, des moments passagers, qui appellent la patience réformiste davantage que l’intervention radicale. Or c’est en désespérant du maître, du colon ou de l’exploiteur que l’on retrouve confiance en sa propre dignité et en ses propres forces. La crainte que les trois grandes nations impériales ont en partage réside dans la possibilité que les Noirs, et les autres personnes de couleur, cessent de les concevoir comme des lieux de progrès vers la justice, l’égalité et la tolérance, mais en viennent au contraire à les reconnaître comme des ordres étatiques fondamentalement définis par la déshumanisation raciste.

      ACTIVISME ET THÉORIE

      Ce bilan international d’une séquence médiatique et politique récente permet de tirer d’intéressantes conclusions quant aux contextes académiques des différentes nations. Aux États-Unis, l’émergence des études noires comme champ d’étude autonome fut un effet de bord des mouvements des années 1960 et 1970 où les étudiants de couleur eux-mêmes, par les moyens de la grève et de l’activisme, exigèrent la création de nouvelles disciplines. Au Royaume-Uni, l’Université de Birmingham City a ouvert à la rentrée 2017 le premier cursus en études noires du pays, et d’autres universités britanniques semblent s’orienter dans la même direction. Dans ce panorama, la France apparaît comme le pays où une certaine classe médiatique a mené campagne contre les études sur la race avec le plus d’entêtement et d’opiniâtreté, mais également celui où ces recherches sont le plus significativement sous-développées. C’est dire si leur potentiel apparaît explosif et menaçant aux yeux des garants du statu quo. En février 2021, le Musée du Quai Branly – Jacques Chirac a accueilli une série de conférences (en ligne, à la faveur de la pandémie de COVID-19) intitulées « Préliminaires pour un Institut des études noires ». Le signe est encourageant, bien qu’il y ait à craindre que, si d’aventure le projet aboutissait, une approche plus consensuelle que celle qui présida à la création de la discipline outre-Atlantique et outre-Manche risquerait d’être privilégiée.

      L’absence des études noires dans l’espace public français et son revers, la sclérose de logiques disciplinaires restreintes et routinières, est sans doute en partie responsable de la teneur des débats sur le « décolonialisme ». Malgré l’intensité des attaques répétées menées contre les chercheurs, ces derniers préfèrent souvent demeurer sur la défensive, s’abritant derrière leurs titres et leur discipline pour asseoir leur légitimité. Il n’est pas certain que ce terrain leur soit le plus favorable. En mai 2021, la sociologue Nathalie Heinich faisait paraître un bref pamphlet dénonçant l’alliance, à ses yeux contre-nature, de l’activisme et du travail universitaire. Elle y prend fait et cause pour une neutralité qui, à ses yeux, « consiste à s’abstenir de jugements sur les objets relevant de valeurs morales, religieuses ou politiques – ce qui autorise bien sûr l’expression de jugements proprement épistémiques sur les concepts, les méthodes, les travaux des pairs (et notamment leur respect ou non de l’impératif de neutralité axiologique) [12] ». Dès lors, tout discours qui relèvera de la politique, de la morale ou de la religion sera subsumé sous la catégorie de « l’opinion » et deviendra indésirable dans la parole universitaire.

      Heinich fait comme si ces jugements de valeur étaient nécessairement arbitraires ou hasardeux et ne pouvaient pas, au contraire, être le fruit d’une série d’arguments, de preuves et d’expériences partagées, soumis à la sagacité du « public qui lit ». La démocratie américaine, le projet communiste, le nationalisme noir ou le féminisme ne sont pas de simples opinions. Elles prétendent à la vérité sur la base d’arguments rationnels et de vécus communs. En limitant le jugement sociologique à la détection des manquements à la neutralité axiologique, Heinich formule l’idéal d’une science sociale de petits procéduriers, en quête perpétuelle du vice de forme, mais sans avocat capable de plaider sur le fond. C’est ce que le philosophe jamaïcain Lewis Gordon a qualifié de « décadence disciplinaire [13] » : la discipline universitaire n’est plus une façon d’accéder à un jugement sur le monde informé, argumenté, et donc plausible, mais devient un système autoréférentiel et fermé qui se contente de décerner des certificats de réussite ou de détecter des manquements à des critères qui ne valent que pour ses praticiens [14]. Si l’intégrité des sciences expérimentales dépend de cette indépendance, il n’en va pas de même des sciences de la culture qui, écrites en langage ordinaire et portant sur des objets d’intérêt public, sont condamnées au dialogue interdisciplinaire et avec l’espace public. Déplorant le manque d’originalité, la médiocrité et l’absence de toute « autonomie de la science [15] » depuis son calfeutrage disciplinaire, Heinich définit un idéal théorique déjà moqué par l’historien des sciences Georges Canguilhem voilà plus d’un demi-siècle : « savoir pour savoir ce n’est guère plus sensé que manger pour manger, ou tuer pour tuer, ou rire pour rire, puisque c’est à la fois l’aveu que le savoir doit avoir un sens et le refus de lui trouver un autre sens que lui-même [16]. »

      L’absence des études noires en France et l’assurance avec laquelle Nathalie Heinich déploie son argumentaire erroné sont deux symptômes d’un mal plus profond : le retrait de la perspective issue des théories critiques, c’est-à-dire le primat de la méthode sur la légitimité des valeurs mobilisées pour évaluer le monde aussi bien que la théorie. Le véritable défaut des « studies » à la française, que Heinich attaque sans relâche dans son opuscule, est précisément de demeurer trop tributaires de la sclérose des sciences sociales françaises et de n’avoir pas franchement embrassé une méthode critique. Dans un texte fameux 1937, le philosophe allemand Max Horkheimer opposait ce qu’il nommait la théorie traditionnelle à la théorie critique d’inspiration marxiste dont il entendait poser les bases. La théorie traditionnelle se pense neutre, détachée des enjeux sociaux et politiques, des prises de parti et des jugements quant à l’ordre du monde. Mais c’est oublier que, comme le souligne Horkheimer, « le fait que […] des opinions nouvelles parviennent à s’imposer s’inscrit toujours dans le contexte d’une situation historique concrète, même si le savant n’est personnellement déterminé que par des motivations scientifiques [17] ». La posture non-militante revendiquée par certains chercheurs présuppose une approbation des conditions sociales de production de la recherche et de ses buts. Considérer que dans la recherche en sciences humaines et sociales, « une fois franchi le seuil des amphithéâtres, une fois soumis à une revue scientifique à expertise par les pairs, un enseignement ou un article devrait s’affranchir de toute visée politique ou morale au profit de la seule visée épistémique [18] », revient à tenir le contexte social de production de ces travaux pour pleinement satisfaisant. Dans son concept même, la « neutralité » de la théorie « non-militante » ou traditionnelle est un militantisme radical en faveur de l’ordre du monde actuel. C’est pourquoi la méthodologie, foncièrement inoffensive pour l’ordre du monde, a remplacé la théorie. Dans un texte classique du mouvement, le théoricien critique de la race et professeur de droit Richard Delgado arrivait à des conclusions similaires à l’occasion d’une réflexion sur la marginalisation des auteurs noirs au sein de la recherche nord-américaine sur les droits civiques :

      Il pourrait être avancé que les auteurs issus des minorités qui écrivent sur la question raciale ne sont pas objectifs et que la passion et la colère les rendent inaptes à la raison ou à une expression claire, alors que les auteurs blancs sont au-dessus des intérêts personnels et se rendent ainsi capables de penser et d’écrire objectivement. Cela n’est cependant pas crédible, car cela présuppose que les auteurs blancs n’ont aucun intérêt au maintien du statu quo [19].

      Dans le débat français, le rapport entre pratique universitaire et militantisme est surtout défini comme néfaste lorsqu’il est le fait des théoriciens critiques de la race ou des « décoloniaux ». Le fameux « appel des 80 intellectuels » mentionné plus haut est emblématique de ce biais. Il combine deux lignes argumentatives. D’une part, la dénonciation de chercheurs militants qui tentent de « faire passer leur idéologie pour vérité scientifique », et le rappel à l’ordre des universitaires : « Les critères élémentaires de scientificité doivent être respectés. »

      Mais, dans le même temps, les 80 dénoncent des intellectuels décoloniaux qui « attaquent frontalement l’universalisme républicain » et affirment que les « autorités et les institutions […] ne doivent plus être utilisées contre la République [20] ». Le problème auquel nous sommes confrontés est que ce bizarre attelage, où une critique prétendument intransigeante des idéologies se combine à une défense enamourée de l’idéologie républicaine n’est pas un paradoxe. Il procède moins d’une faute d’inattention quelque part au milieu d’une tribune rédigée à la hâte que de la structure même du champ intellectuel français. L’historien Claude Nicolet fait remonter cette attitude à la fin du XVIIIe siècle, avec le philosophe Antoine Destutt de Tracy et sa Société des Idéologues, pour lesquels « la pensée républicaine française se présente aussi comme une philosophie de la connaissance [21] ». En d’autres termes, il n’y a dans l’esprit des intellectuels français pas de contradiction entre l’exaltation de la République et une prétention scientifique héritée du positivisme d’Auguste Comte. Bien au contraire : le républicanisme est redéfini, non plus comme une forme institutionnelle parmi d’autres, mais comme la condition de possibilité même de la rationalité et de la science positive.

      Les sociologues, critiques littéraires, politistes, philosophes ou linguistes qui répondent aux assauts conservateurs en arguant de leur rigueur méthodologique et de l’autonomie de leur discipline se méprennent donc : aux yeux de ces adversaires, leur scientificité ne sera avérée que lorsqu’ils feront leur une apologie sans nuance de la République française, conçue comme l’unique paradis possible pour la recherche de la vérité. Revendiquer la fondation d’études noires dans ce contexte revient à interrompre cette perpétuelle glorification de la République au profit d’un véritable pluralisme, décliné en deux conditions sine qua non. Premièrement, un pluralisme des usages de la raison, qui ne sauraient se limiter à la neutralité prônée par Nathalie Heinich et ses semblables. Des théories critiques fondées sur des usages dialectiques, discursifs, et non simplement « scientifiques » de la raison sont indispensables au renouvellement méthodologique d’un système universitaire encore guidé par les idéaux positivistes du XIXe siècle qui se sont heurtés au mur de l’histoire sans que leur échec ne trouble la routine de tous les chercheurs français. Deuxièmement, il faudra encourager un pluralisme des normes éthiques et des idéaux sociaux à partir desquels nous évaluons la réalité. Dans les démocraties libérales même les plus hostiles aux minorités, les universités ont souvent ménagé quelques lieux d’expression de la dissension. Si elle se veut fidèle à sa promesse millénaire, elle doit être l’un des lieux où envisager un idéal politique non républicain, fondé sur une autre trajectoire historique et une autre normativité politique.

      Du fait de son traditionalisme épistémologique, mais surtout de son opposition au mariage gay [22], Nathalie Heinich est généralement considérée comme une intellectuelle conservatrice. Toutefois, la méfiance vis-à-vis d’une possible émergence en France des études sur la race ou des études noires est disciplinaire au moins autant qu’elle est politique. Ainsi un sociologue se revendiquant pour sa part d’une gauche sans adjuvant, Philippe Corcuff, diagnostique-t-il lui aussi une sorte de déviation militante – et ce plus précisément au sein de mon propre travail. Contrairement à Heinich, il ne s’attaque pas au militantisme universitaire « en soi », mais plutôt à une façon spécifique de l’interpréter. Ainsi déplore-t-il la convergence de « l’arrogance philosophique vis-à-vis de sciences sociales rapetissées » et du « désir du militant [23] » dont mon premier livre, La Dignité ou la Mort, offrirait le désolant spectacle. Or il me semble au contraire regrettable que cette convergence ne soit pas réalisée de façon plus systématique. L’alliance de la synthèse philosophique et de l’analyse stratégique militante telle qu’elle s’est largement scellée au cours des XIXe et XXe siècle chez Marx, Lénine, Antonio Gramsci, Mao, Kwame Nkrumah, Frantz Fanon, Angela Davis, parmi beaucoup d’autres, a produit des effets qui ont changé la face du monde. Chacun à sa façon a milité en philosophe et philosophé en militant. Au-delà de leurs considérables différences, ces auteurs partagent au moins un point commun significatif : sinon une même vision de l’histoire, une même notion de l’histoire, aujourd’hui délaissée par les sciences sociales et la théorie politique constructivistes dont Corcuff se fait le porte-parole.

      Les « philosophes-militants » ont longtemps défini l’histoire comme un massif dense et solide, une trajectoire apparemment inébranlable, face à laquelle il fallait rassembler tous les efforts stratégiques et organisationnels possibles. Face à un ordre du monde analysé comme une totalité hostile contre laquelle, pour reprendre une formule de Herbert Marcuse, ils durent recourir à « une faculté mentale en danger de disparition : le pouvoir de la pensée négative [24] ». Mais, sous l’influence conjuguée de Foucault, de la sociologie critique et du poststructuralisme [25], la pensée négative a été décrédibilisée et le concept d’histoire en est venu à signifier tout l’inverse. Ce qui est historique n’est plus le produit de forces expropriatrices, oppressives ou civilisationnelles puissantes et anciennes ; c’est au contraire ce qui aurait pu être absolument différent, le contingent. L’historicité d’une chose est devenue son caractère révocable, fluide, dénué de substance. Ce que les effets de la performativité, des jeux de langage ou la sagacité analytique peuvent suffire à renverser. Entretenir l’idée d’une fluidité ou d’une hybridité de la condition noire a certes une pertinence sur le plan culturel. Mais sur le plan des questions de vie et de mort, de déshumanisation et de dignité, une approche centrée sur l’hybridité ou le caractère « socialement construit » de la noirceur n’est qu’une autre façon de conjurer la menace du pessimisme et de reconstruire, sans aucune justification que le besoin de (se) rassurer, un grand récit trompeur du progrès.

      Le point d’orgue de l’étude de mon travail par Corcuff consiste à diagnostiquer, entre mon livre et la pensée de l’intellectuel d’extrême-droite Alain Finkielkraut, « sous des modalités différentes, des adhésions identitaristes en phase avec de larges tendances idéologiques du moment [27] ». Juxtaposer nos œuvres au seul prétexte qu’elles seraient toutes deux « identitaristes » est pertinent dans l’exacte mesure où il est pertinent d’assimiler une tortue de mer à un escargot de Bourgogne au prétexte que les deux animaux possèdent une carapace. Ce fait est incontestable, cependant, non seulement les carapaces ne sont pas les mêmes mais, entre le reptile et le gastéropode, tout le reste diffère. Même en admettant que je tienne la condition noire pour relevant de l’identité, ce qui n’est nullement le cas [28], non seulement ma théorie n’a rien à voir avec celle de Finkielkraut, mais encore ses positions sont à l’opposé de celles que je défends à propos de l’État, du capitalisme, de la géopolitique, de la police, des religions, c’est-à-dire toutes les questions décisives. Dans la plupart des contextes, une analogie fondée sur une unique et mince similarité paraîtrait immédiatement irrecevable à quiconque sait voir, non seulement sous la carapace, mais est capable d’en jauger le poids, la taille, la couleur et la texture. Or de nombreux universitaires français progressistes semblent déterminés à ne pas se donner cette peine et voient désormais le monde comme séparé entre les animaux qui ont une carapace et ceux qui n’en ont pas – c’est-à-dire entre les « identitaristes » et ceux qui ne le sont pas. Paradoxalement, ce sont souvent les mêmes sociologues qui s’alarment que l’extrême-droite cherche à reconstruire la frontière politique, non plus à partir du clivage de la droite et de la gauche, mais sur la base d’une chimérique division des « patriotes » et des « mondialistes ». Cet aveuglement leur appartient ; il n’est pas celui des penseurs de la condition noire.

      L’émergence d’études noires est un moment important pour crédibiliser l’autonomie, la consistance et la cohérence des traditions de pensée noires – et ce avant tout aux yeux des afrodescendants eux-mêmes. Les auteurs progressistes tiennent compte de l’histoire des pensées « de la gauche » ou « de l’émancipation », et considèrent que les penseurs noirs n’en proposent que des déclinaisons. Ils n’envisagent pas le radicalisme noir comme une tradition spécifique, répondant aux enjeux de populations particulières, et qui a développé ses propres valeurs et sa propre vision, dont la CRT n’est que l’un des effets contemporains. Bien que la tradition radicale noire s’enracine dans la confrontation à l’esclavagisme, la théorie de gauche perçoit toujours ses revendications et son expression militante centrées sur les intérêts des Noirs comme une déviation par rapport à la norme inamovible du mouvement ouvrier, désormais enrichie de nuances postcoloniales et féministes. Si bien que lorsqu’un universitaire noir développe, reprend ou déploie des thèmes travaillés, discutés, débattus depuis 400 ans dans l’abolitionnisme, le radicalisme ou le nationalisme noirs, il est souvent jugé déviant ou traitre à une tradition qui n’a pourtant jamais été la sienne. Il n’y aura pas d’études noires dignes de ce nom dans l’espace francophone tant que les pensées de la diaspora et de l’Afrique seront envisagées comme des excroissances des Lumières européennes, du féminisme, du marxisme et de toutes ces traditions d’ascendance européenne qui se sont cru à même d’expliquer la totalité du réel.

      ÉTUDES NOIRES ET PESSIMISME

      Les études de genre, les études féminines et féministes ont ouvert la voie à une réception francophone des études noires nord-américaines, comme à la formulation de travaux qui marquent notamment un renouvellement de la philosophie française [29]. Des maisons d’édition françaises, québécoises ou suisses ont rendu accessible de rigoureuses traductions de nombreux classiques du féminisme noir, telles que des œuvres d’Audre Lorde, de Patricia Hill Collins, de bell hooks ou d’Angela Davis. En revanche, d’autres courants des Black Studies n’ont pas bénéficié du même accueil. Certainement parce qu’il est tenu pour raciste, comme l’a noté Maboula Soumahoro, le nationalisme noir n’est pas envisagé en France comme un interlocuteur, ni même comme un objet de recherche crédible [30]. De l’œuvre pléthorique de l’influent théoricien de l’afrocentricité et fondateur, à Temple University, du premier programme doctoral en études noires des États-Unis, Molefi Kete Asante, quasiment rien n’est accessible au lecteur francophone. En revanche, un essai consacré à la critique de ses thèses a été traduit en français peu de temps après sa parution originale [31]. Les études noires francophones sont le seul champ d’études où l’on offre préventivement aux lecteurs la critique d’idées auxquelles ils n’ont jamais eu accès. Les livres du principal fondateur de la Critical Race Theory, Derrick Bell, ne sont pas non plus disponibles, pas davantage que ceux de ses plus fidèles continuateurs, Jean Stefancic et Richard Delgado. Heureusement, est récemment parue une anthologie reprenant quelques articles classiques de la CRT [32].

      Au XXIe siècle, c’est par la porte des études de genre et des études féministes que les études noires ont fait leur entrée dans l’université française, ce qui orienta la recherche. Les textes les plus spécifiquement ancrés dans une trajectoire abolitionniste, anticoloniale, nationaliste noire ou panafricaine, aussi influents soient-ils dans les Amériques, sont généralement écartés et tenus pour sans pertinence. Naturellement, les féministes francophones ont privilégié les travaux des femmes noires les plus en accord ou en résonance avec leur propre vision du monde et leur propre agenda. Il s’agissait de l’enrichir de voix nouvelles, mais consonantes. Une telle sélection ne reflète pas l’intégralité des débats et laisse de côté plusieurs options théoriques. Il en va ainsi de l’Africana Womanism, fondé au début des années 1990 par la théoricienne africaine-américaine Clenora Hudson-Weems, qui part de l’idée que « la véritable histoire du féminisme, ses origines et ses participantes, révèle un fond raciste flagrant, ce qui atteste de son incompatibilité avec les femmes afrodescendantes [33] ». Le mouvement des femmes états-unien s’étant structuré à l’imitation de l’abolitionnisme, elle raille les femmes noires qui embrassent la cause féministe en prétendant l’adapter à leurs expériences et leurs besoins comme « imitant une imitation [34] » au lieu de revenir à la source vive du mouvement noir lui-même. Elle conçoit son œuvre comme héritière du militantisme de libération africain-américain, dont elle juge les principes incompatibles avec ceux du féminisme. « Historiquement, les femmes afrodescendantes ont combattu les discriminations sexuelles, les discriminations raciales et de classe. Elles ont défié le machisme des hommes afrodescendants, mais sans aller jusqu’à les supprimer comme alliés dans la lutte pour la libération et la famille [35]. » Une telle perspective recoupe celle du psychologue et penseur panafricain Amos Wilson [36], entre autres universitaires africains-américains méconnus des francophones.

      Certes, en Amérique du Nord également, le féminisme noir, et plus spécifiquement la théorie de l’intersectionnalité, sont aujourd’hui le paradigme le plus prisé au sein des Black Studies. Souvent caricaturées comme passéistes, chauvines, misogynes ou réactionnaires, les théories inspirées du nationalisme noir, du panafricanisme ou du radicalisme noir de la conjoncture des années 1970 ont peu à peu perdu du terrain face à des discours plus libéraux et plus proches des tendances qui dominent les sciences humaines majoritairement blanches. Toutefois, les intuitions, les affects et les orientations générales de ces grands courants de la pensée noire du XXe siècle semblent aujourd’hui resurgir sous une nouvelle forme. Le thème du pessimisme, autrefois basse continue du radicalisme noir, s’est avancé au premier plan. Il n’a jamais porté sur les Noirs, leurs qualités ou leur courage, mais sur la capacité de la société blanche à dépasser sa propre négrophobie – d’où le recours, tout au long du XXe siècle, à des projets tels que, entre autres, le rapatriement en Afrique ou l’établissement d’une nation noire en Amérique du Nord. Or, selon le philosophe Cornel West, « le pessimisme sur lequel se fonde le nationalisme noir ne s’est jamais complètement imposé sur le plan organisationnel. Les Noirs maintiennent en général la possibilité d’une coalition multiraciale en vue d’approfondir la démocratie en Amérique. Je pense que l’Église noire a historiquement coupé l’herbe sous le pied du nationalisme noir. Elle met en avant la spécificité culturelle noire mais, bien qu’elle encourage la cohésion du groupe, son message est universaliste [37] ». Autrement dit, cet optimisme politique capture les aspirations à l’autodétermination et au pouvoir noires pour les réorienter vers une combinaison de distinction culturelle et d’investissement dans le projet démocratique occidental.

      Certes, l’histoire de nationalisme noir et de l’Église noire ne sont pas distinctes. L’évêque Henry M. Turner, de l’African Methodist Episcopal Church, fut l’un des plus ardents militants de la solution du retour en Afrique au tournant du XXe siècle [38] ; mais il fit peu d’émules. Malgré certaines tentatives contemporaines de radicalisation de son discours, à la façon de la théologie de la libération noire des années 1960, l’Église noire est en grande partie devenue un puissant instrument du statu quo. Sa promotion de la théologie de la prospérité qui sanctifie l’enrichissement personnel et le luxe, son conservatisme social et sa connivence avec la politique institutionnelle y tiennent souvent lieu de message universaliste. Si des ambitions politiques telles que celles de l’évêque Turner ne sont plus d’actualité dans les débats contemporains, l’absence de confiance en les institutions demeure vive et la croyance en les supposés bénéfices d’une coalition multiraciale s’érode.

      Dans le contexte africain-américain, la distinction entre optimisme et pessimisme se fonde généralement sur l’enthousiasme ou le scepticisme à l’égard des projets d’assimilation à la société blanche majoritaire. Souvent, les premiers sont qualifiés de libéraux et les seconds de radicaux. Autrement dit, les optimistes croient en une possibilité pour les Noirs de voir leur humanité pleinement reconnue, là où les pessimistes jugent la négrophobie indépassable sans un renversement gigantesque de l’ordre du monde présent ; d’où l’urgence de construire une pensée et une organisation noires sur des bases inédites. Le tournant pessimiste des études noires contemporaines n’est pas l’injection de nouveaux thèmes ou de nouvelles idées, mais bien davantage l’expression d’un retour du refoulé. Ce pessimisme, point de départ de toutes les tendances de la tradition radicale noire, du nationalisme noir au Black Power en passant par le panafricanisme, fut un temps muselé par des tendances plus libérales, telles que le féminisme intersectionnel ou le poststructuralisme. Noirceur, comme une tentative d’histoire immédiate des idées, se veut un témoignage de cet inévitable retour du pessimisme dans le moment théorique contemporain, nourri de la longue séquence de consolidations, de radicalisations et de récupérations du mouvement pour les vies noires (Black Lives Matter), de l’amertume laissée par le passage à la Maison Blanche de Barack Obama, et d’une consternation au spectacle des arlequinades racistes de Donald Trump.

      En anglais, le terme Blackness va de soi : il désigne tout à la fois et tour à tour le fait d’être noir, l’expérience noire, l’assignation raciale, la culture afro ou la condition noire. Toujours un piège pour les traducteurs, il est parfois rendu par le néologisme inventé par Aimé Césaire, Léopold Senghor et Léon Damas : négritude. Mais généraliser ce terme lourd d’une histoire riche, marqué par l’effort athlétique engagé par ces penseurs au début du XXe siècle, revient à effacer la singularité de leur intervention et de leurs créations théoriques et littéraires. On interprète bien volontiers l’invention de la négritude comme un « retournement du stigmate », une façon d’embrasser le Nègre devenu synonyme d’abjection et d’inhumanité dans le monde post-esclavagiste. Mais cette stratégie s’est doublée d’une autre, plus discrète. Ressusciter le Nègre de chair et de sang, poétiser les nations nègres de l’Afrique et de la Caraïbe, c’était contourner le Noir. Le nom Nègre incarne, le nom Noir abîme. La négritude porte aussi le refus de l’abysse, de la surface où la lumière ne se reflète pas, qui guide irrésistiblement l’imagination en direction de l’obscur, du sinistre, du négatif. Cette métaphorique traverse l’histoire de la condition noire et a toujours lourdement contribué à l’assimilation des Africains à des forces démoniaques, inhumaines, monstrueuses et irrémédiables. J’ai traduit Blackness par noirceur, avec tous ses dérivés (anti-Blackness, peu ou prou synonyme de négrophobie, devenant ainsi anti-noirceur), car j’ai jugé nécessaire d’embrasser ce champ sémantique. Les penseurs de la noirceur auquel cet ouvrage est consacré acceptent le séjour auprès du négatif que l’anglais Blackness connote aussi bien que le français noirceur.

      L’ambition de Noirceur est triple. Premièrement, cet ouvrage se veut une introduction à deux champs de réflexion théorique qui se développent actuellement dans le monde universitaire africain-américain : l’afropessimisme et les Black male studies (études sur les hommes noirs). Cela implique également de présenter les sources et les inspirateurs de ces mouvements. Deuxièmement, il se propose de mettre à l’épreuve les outils élaborés par ces courants de pensée en les mobilisant pour questionner d’autres textes et d’autres lieux, notamment au sein de l’espace francophone. Enfin, troisièmement, dans la continuité de La Dignité ou la Mort, il entend accélérer l’émergence d’un discours théorique noir en langue française, en encourageant l’étude des afrodescendants par les afrodescendants eux-mêmes. Ultimement, je souhaiterais que ce livre, qui porte presque exclusivement sur la condition noire dans le Nord global, rencontre quelque intérêt auprès du lectorat d’Afrique francophone, des Caraïbes, du Brésil, du monde hispanique et au-delà, comme avant lui La Dignité ou la Mort. Le dialogue, le débat et la traduction entre les perspectives théoriques des différentes diasporas et des différentes régions du Continent est indubitablement le défi le plus vital pour l’avenir de la pensée noire – peut-être le seul qui vaille.

      https://lundi.am/Pour-des-etudes-noires-sans-compromis

    • Gouvernement. Blanquer en pleine croisade délirante contre le « wokisme »

      Vendredi et samedi, le ministre de l’Éducation a inauguré et financé un colloque obsessionnel et réactionnaire ciblant les féministes, les antiracistes et les anticapitalistes.

      Jean-Michel Blanquer n’a pas que le Covid à combattre. Les établissements scolaires subissent de plein fouet la crise sanitaire ? Ils ne sont toujours pas équipés en masques FFP2 et en purificateurs d’air ? Qu’importe. Le ministre de l’Éducation nationale a un autre ennemi à pourfendre, semble-t-il, tout aussi invisible et omniprésent que le coronavirus, comme flottant dans l’air : le wokisme.

      Un colloque sur la question s’est tenu vendredi et samedi à la Sorbonne. Jean-Michel Blanquer, dont le ministère a financé l’événement à travers un fonds réservé, a lui-même ouvert les travaux. Le ton grave, il s’alarme : « Il y a des personnes à qui les idées des Lumières font peur. » Qui sont ces personnes ? Celles qui nourrissent « la pensée décoloniale, aussi nommée woke ou cancel culture », affirment les organisateurs. Il s’agit pourtant de trois choses différentes. Les études décoloniales visent à critiquer le système économique néolibéral et à décoloniser les rapports humains. Le terme « woke », venu des États-Unis, désigne ceux qui « s’éveillent » devant les inégalités sociales et les discriminations sexistes et racistes. Enfin, la « cancel culture », ou « culture de l’effacement », vise à mettre au ban un personnage historique en fonction de ses actions, ou une oeuvre, suivant son contenu.

      Pierre Bourdieu et la « pensée 68 » décriés

      Trois choses très différentes, donc. Lier les trois termes comme s’ils ne faisaient qu’un est loin d’être anodin et montre le véritable projet de ce colloque : faire croire que tous les universitaires, intellectuels, militants et citoyens qui réfléchissent aux dominations économiques, sociales, racistes et patriarcales ne sont en réalité que de dangereux « wokistes » ou « islamogauchistes ». À les entendre, la gauche serait carrément sous le contrôle de quelques extrémistes essentialistes. Nombre des intervenants et participants à ces deux journées, qui ont rassemblé 600 personnes (dont les deux tiers en ligne), sont allés dans ce sens, notamment sur la messagerie du débat, qui a souvent servi d’exutoire réactionnaire.

      En introduction, Jean-Michel Blanquer appelle d’emblée à « déconstruire la déconstruction », d’autant plus si elle est intersectionnelle, c’est-à-dire qu’elle croise les dominations Nord-Sud, hommes-femmes, blancs-racisés, riches-pauvres. « Je suis né blanc, donc je suis raciste et je dois me rééduquer, mais voudrais-je rompre avec le racisme que je n’y arriverais pas », s’émeut le polémiste Mathieu Bock-Côté, qui a remplacé Éric Zemmour sur CNews, et place sans cesse le « Blanc » comme étant au centre des discriminations, sans doute pour mieux nier les autres. La sociologue Nathalie Heinich prend d’ailleurs la parole pour réclamer « un meilleur contrôle scientifique » afin « qu’un enseignant ne puisse proférer que la Terre est plate ou qu’il existe un racisme d’État ». Dire qu’il existe une forme de racisme institutionnel, étatisé, notamment à travers les contrôles au faciès, serait donc aussi ridicule et scientifiquement faux que d’affirmer que la Terre est plate ? La même sociologue se plaint ensuite d’une « épidémie de transgenres » causée par l’éducation nationale.

      Le reste est à l’avenant. L’assistance pouffe devant l’écriture inclusive, quand elle n’y voit pas une menace civilisationnelle. La loi Taubira reconnaissant l’esclavage et la traite en tant que crimes contre l’humanité est raillée. « L’Europe n’a pas inventé l’esclavage, mais l’abolition », ose Pascal Bruckner, comme si cela la dédouanait d’avoir massivement pratiqué la traite. « Stop à la victimisation permanente », au « nombrilisme pleurnichard », à la « vulgate bourdieusienne fossilisée » et à la « pensée 68 », entend-on ou lit-on ici et là.

      Le temps de l’Algérie française est regretté

      Selon l’historien Olivier Compagnon, qui a suivi l’intégralité des débats, l’Algérie française est même regrettée, des rires gras fusent au sujet de George Floyd, et le chercheur en science politique Vincent Tournier lance : « J’annonçais depuis longtemps les attentats et je remercie les frères Kouachi d’avoir en fait validé mon cours. » « Le wokisme, c’est l’Inquisition espagnole, le stalinisme et le nazisme », lit-on encore, quand ce n’est pas le « soleil noir des minorités » qui est dénoncé. Coorganisé par l’Observatoire du décolonialisme et le Collège de philosophie, ce colloque visait à tordre le cou à l’idée que « l’oppression serait l’unique clé de lecture du monde contemporain », selon le philosophe Pierre-Henri Tavoillot. À la fin du colloque, on peut se demander si ce n’est pas le concept même d’oppression qui était visé. Pour mieux en nier les ravages hier et aujourd’hui.

      https://www.humanite.fr/politique/jean-michel-blanquer/gouvernement-blanquer-en-pleine-croisade-delirante-contre-le-wokisme

    • « Le colloque organisé à La Sorbonne contre le “wokisme” relève d’un #maccarthysme_soft »

      Intitulé « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture », l’événément qui s’est tenu au sein de l’université parisienne les 7 et 8 janvier, n’a servi à rien d’autre qu’à fabriquer un ennemi de l’intérieur, estime le sociologue #François_Dubet, dans une tribune au « Monde ».

      Tribune. On peut être agacé, inquiet, voire hostile à la pensée dite « woke », aux théories du genre appliquées à toutes les sauces, au déconstructivisme radical… On peut préférer les arguments scientifiques à la seule force des indignations. On peut refuser d’être réduit à une identité de dominant de la même manière que l’on refuse de réduire autrui à une identité dominée. On peut penser que l’intersectionnalité est un truisme sociologique érigé en pensée critique nouvelle. On peut penser que la critique de l’islam n’est pas plus nécessairement raciste que l’est celle du catholicisme.

      Bref, on peut avoir de bonnes raisons scientifiques et morales de ne pas adhérer à tout un ensemble de théories et d’idéologies, sans faire pour autant comme si cet ensemble-là était un bloc cohérent, homogène et caricatural, uni par la cancel culture, l’islamo-gauchisme, le décolonialisme ou le « wokisme »…

      Mais quand un colloque officiel est tenu en Sorbonne les 7 et 8 janvier sous l’égide de l’Observatoire du décolonialisme, ouvert par [le ministre de l’éducation nationale] Jean-Michel Blanquer et clos par le président du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, Thierry Coulhon, il y a de quoi s’inquiéter. Il s’agit, ni plus ni moins, de fabriquer un ennemi intérieur, un ennemi disparate, masqué mais cohérent, qui viserait à détruire, à la fois, la raison et les valeurs républicaines.

      Faute déontologique et erreur politique

      C’est là un maccarthysme soft visant à désigner les ennemis de l’intérieur, leurs complices, leurs compagnons de route et leurs victimes. Ce colloque, tout ce qu’il y a d’officiel, a mobilisé des collègues honorablement connus et souvent reconnus pour la qualité de leur œuvre, auxquels se sont mêlés des intervenants comme Mathieu Bock-Côté, dont les diatribes à la limite du racisme inondent chaque jour CNews et les réseaux de l’extrême droite. Gageons que si Eric Zemmour n’avait pas été pris par la présidentielle, il aurait été de la fête au nom de son œuvre d’historien !

      Comment un président de la République annoncé comme libéral peut-il encourager cette mise en scène maccarthyste ? Comment penser que c’est à l’Etat de dire quels sont les courants de pensée acceptables et ceux qui ne le seraient pas ? Comment ne pas faire suffisamment confiance au monde académique et scientifique pour laisser un ministre de l’éducation conduire un procès à charge contre les idées et recherches qui le dérangent ?

      Ce maccarthysme soft n’est pas seulement condamnable et inquiétant ; il est aussi stupide. Selon la vieille loi de la prédiction créatrice, ce procès fait advenir l’adversaire qu’il combat. Il transforme une nébuleuse hétéroclite de courants de pensées et de travaux disparates en complot plus ou moins organisé contre la science et contre la République.

      Il conduira celles et ceux qui tiennent aux libertés académiques à défendre le droit d’exister d’idées, de travaux et de recherches qu’ils ne soutiendraient certainement pas dans un monde scientifique et intellectuel organisé par les règles du débat et de la critique. Ce colloque est à la fois une faute déontologique et une erreur politique. Il clive plus encore une société qui n’en a certainement pas besoin.

      François Dubet est sociologue, professeur émérite à l’université de Bordeaux, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il est l’auteur, avec Marie Duru-Bellat, de L’école peut-elle sauver la démocratie ? (Seuil, 2020).

      https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/01/10/francois-dubet-le-colloque-organise-a-la-sorbonne-contre-le-wokisme-releve-d

    • Les « #anti-woke » et le virus de la bêtise

      Comme Jean-Michel Blanquer, ils sont nombreux à voir dans #Foucault, #Deleuze et #Derrida l’origine de la « cancel culture » qu’ils déplorent. Les détracteurs de la #French_theory ont-ils seulement lu les auteurs qu’ils critiquent ?

      Voilà maintenant un moment qu’on nous rabâche les oreilles avec les méfaits de la pensée « woke » et de la « cancel culture ». Au point d’y consacrer en Sorbonne un colloque, où le ministre de l’éducation nationale n’hésita pas à utiliser une métaphore douteuse : « D’une certaine façon, c’est nous qui avons inoculé le #virus avec ce qu’on appelle parfois la French theory. Maintenant, nous devons, après avoir fourni le virus, fournir le #vaccin. » On la dit vouloir effacer toute une histoire, s’en prendre aux piliers de l’identité française et européenne, répandre la haine là où régnait l’harmonie, mettre de l’huile (racialiste et genriste) sur la flamme républicaine. On s’en prend volontiers à l’Amérique, à ses campus et ses idéologues. Et il n’est pas difficile de montrer que de ce côté-là souffle aussi parfois un vent de bêtise, voire des positions intransigeantes aux allures de révolution culturelle (on brûle des livres, en interdit d’autres, renverse des statues).

      Ce qui est intéressant dans l’anti-wokisme, surtout celui qui émane de la bouche de nos intellectuels, c’est que notre complexe de supériorité morale et intellectuelle, notre mépris et notre ignorance de la réalité américaine sont tels qu’on pense les Américains incapables de concevoir les outils de leur propre lutte. Ils sont tombés dans le ruisseau, c’est la faute à Foucault ; le nez dans la beuse, c’est la faute à Deleuze.

      Une vieille et bien bête critique

      On prétend donc que les vrais coupables se situent de ce côté-ci de l’Atlantique, et notamment en France. Les noms de Foucault, Derrida et Deleuze sont systématiquement invoqués. Ayant passé les trente dernières années de ma vie à lire ces très grands (j’insiste) penseurs et lecteurs, je peux avec confiance dire que leurs détracteurs ne s’en sont pas donné la peine. C’est une preuve de paresse intellectuelle, voire de #malhonnêteté.

      #Malhonnêteté_morale qui consiste à faire porter le chapeau à ceux qui ne sont plus parmi nous pour se défendre, à faire d’un pan entier de la pensée française un bouc émissaire. #Malhonnêteté_intellectuelle qui consiste à réduire des pensées complexes, nuancées et entre elles bien différentes à des #slogans vides. Malhonnêteté intellectuelle que de prétendre que ces penseurs prônent le « #relativisme », soit que « tout se vaut ». C’est une vieille et bien bête critique. En réalité, chacun de ces philosophes met au point une nouvelle méthode et de nouveaux outils conceptuels, qui révèlent de nouveaux objets ou portent sur d’autres un regard différent.

      Ainsi l’#empirisme_transcendental de Deleuze permet de penser la phénoménalité du monde sur fond de réalité virtuelle, dont elle serait comme la solution ou cristallisation, mais que jamais elle n’épuiserait. Cela donne des pages époustouflantes sur la littérature, la peinture, le cinéma, mais aussi la physique, la biologie, les mathématiques et, bien entendu, l’histoire de la philosophie. On ne peut dire à l’avance les forces et virtualités qui nous habitent et les puissances de transformation qui hantent le monde. Vivre, vivre pleinement, c’est s’y engager, les saisir, en faire quelque chose.

      Ainsi l’archéologie et la généalogie de Foucault visent à nous rendre étrangers à nous-mêmes, et par conséquent à considérer comme des constructions aux conditions historiques bien précises, des comportements, des institutions, des hiérarchies, des systèmes d’inclusion et d’exclusion que nous estimions jusque-là parfaitement naturels et nécessaires, inamovibles.

      Ainsi la fameuse #déconstruction de Derrida démontre à son tour l’instabilité de nos schèmes métaphysiques, des distinctions, divisions et hiérarchies qui les constituent et les défont en même temps.

      La critique de ce que nous sommes

      Toujours il s’agit de se demander : comment faire la différence – entre la servitude et la liberté, le pouvoir et la multitude, l’éthique et la politique, la pensée et la bêtise, la raison et la folie, la parole et l’écriture, la joie et la tristesse ? Toujours il s’agit de se demander : peut-on vivre autrement, c’est-à-dire plus librement, d’une façon plus lucide, moins bête, plus humaine ? Toujours il s’agit de comprendre les nouveaux visages du pouvoir. Toujours il s’agit de combattre les nouvelles formes d’assujettissement, irréductibles à la seule coercition, sans se voiler derrière l’illusion que « nous vivons après tout en démocratie », « allez voir comment ça se passe en Chine ou au Kazakhstan ». Comme s’il y avait d’un côté le camp de l’humanisme, du droit, de la liberté, de la démocratie, de l’universel ; et de l’autre le camp de tout ce qui s’y oppose. Comme si les choses n’étaient pas plus compliquées que cela, et que l’on n’avait plus le droit de revendiquer la complexité, la critique de ce que nous sommes, au nom de ce que nous pouvons être.

      Foucault disait : on ne gagne rien à s’emparer de notions générales, qu’on peut mettre à toutes les sauces. Prenons l’humanisme : une fois qu’on l’a clamé sur les toits, on est bien avancé. Le libéralisme se réclame de l’humanisme. Mais le communisme s’en réclamait aussi (et peut-être encore). Le fascisme aussi. Prenons le débat actuel, qui bat son plein en cette période électorale. Déclin ou Progrès ? Fin de la Civilisation ou Tournant ? Grand Remplacement ou Grand Redressement ? Degringolada ou Remontada ? Haine ou Amour de soi (et de la France) ? Autant de pièges à cons, de fausses alternatives, de pôles si généraux qu’ils sont vides de tout sens. C’est cela qui est triste à pleurer, et non le souffle, la vie, le chavirement qui traversent les pensées de Deleuze, Derrida et Foucault. La philosophie se méfie des schémas simples et des notions générales. Seul l’intéresse le sur-mesure.
      La bêtise de l’apothicaire

      Ouvrez Proust et les signes ou Différence et répétition de Deleuze et vous verrez ce qu’il y est dit des capacités inouïes et encore insoupçonnées de notre faculté de connaissance et de raisonnement à épouser notre imagination, nos sensations, notre mémoire, à produire du sens, des valeurs, des savoirs, le tout dans une folle gaîté.

      Lisez L’autre cap de Derrida, et vous y verrez un plaidoyer pour une Europe de la rationalité, des Lumières, de l’héritage judéo-chrétien, et en même temps de l’ouverture à la différence, de l’accueil, de l’hospitalité. Vous y verrez une raison qui s’interroge elle-même, se déconstruit, mais toujours dans le but de plus d’humanité.

      Foucault, lui, répétait qu’il ne souhaitait pas prouver que les sciences humaines étaient, dans leur conception de l’Homme, dans l’erreur, mais qu’elles étaient inévitablement amenées, au nom de la Science et de l’Homme, à faire de certains hommes et de certaines femmes – et, oui, de ceux qui ne tombent ni dans un camp ni dans l’autre – des « vies infâmes » (des anormaux, des monstres, des moins qu’hommes). Ne faut-il pas se réjouir des outils qu’il nous fournit afin de rendre ces groupes plus visibles et plus humains, afin d’engager des luttes pour leurs droits et leur dignité ?

      On est loin du « tout se vaut ».

      La philosophie sert à une chose, disait Nietzsche : nuire à la bêtise. A quoi reconnaît-on la bêtise ? A l’incapacité de distinguer les problèmes et les poser correctement. La bêtise pose les mauvaises questions et entraîne donc les solutions qu’elle mérite. La bêtise de Charles Bovary, comme celle de sa femme, sont inoffensives. Mais la vraie bêtise, dangereuse, c’est celle de Homais l’apothicaire. C’est la bêtise savante et conquérante, mue par la peur et le ressentiment, qui a soif de pouvoir et s’y accroche. Homais défendait les Lumières et attaquait l’Eglise, mais comme un imbécile. Le woke et la cancel culture sont le nouveau clergé à abattre. Vive l’Universel, la Raison, l’Homme, la France ! On se croirait aux comices agricoles ou dans la grande campagne parallèle de l’Homme sans qualité.

      https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/les-anti-woke-et-le-virus-de-la-betise-20220115_SUKIWMXWMVHL3GYAVYR6Q7R3H

  • bell hooks, Pathbreaking Black Feminist, Dies at 69 - The New York Times
    https://www.nytimes.com/2021/12/15/books/bell-hooks-dead.html

    bell hooks, whose incisive, wide-ranging writing on gender and race helped push feminism beyond its white, middle-class worldview to include the voices of Black and working-class women, died on Wednesday at her home in Berea, Ky. She was 69.

    Her sister Gwenda Motley said the cause was end-stage renal failure.

    Starting in 1981 with her book “Ain’t I a Woman? Black Women and Feminism,” Ms. hooks, who insisted on using all lowercase letters in her name, argued that feminism’s claim to speak for all women had pushed the unique experiences of working-class and Black women to the margins.

    “A devaluation of Black womanhood occurred as a result of the sexual exploitation of Black women during slavery that has not altered in the course of hundreds of years,” she wrote.

    Womanhood, Ms. hooks said, could not be reduced to a singular experience, but had to be considered within a framework encompassing race and class. She called for a new form of feminism, one that recognized differences and inequalities among women as a way of creating a new, more inclusive movement — one that, she later said, had largely been achieved.

    Her first book was a collection of poems, “And There We Wept,” which was published in 1978 while she was teaching at the University of Southern California. It was the first time she used the pen name bell hooks — in homage to her maternal great-grandmother, Bell Blair Hooks, to whom she was often compared as a child. She insisted on rendering it in lowercase letters to emphasize, she often said, the “substance of books, not who I am.”

    (une position très semblable à celle de danah boyd, y compris sur l’usage du nom de sa grand-mère. On retrouve d’ailleurs la figure de la grand-mère comme chez Zeynep Tufekci... quelque chose à creuser)

    Especially in her later work, Ms. hooks emphasized the importance of community and of healing as the end goal of movements like feminism and antiracism. Some criticized this position as papering over deep social divisions.

    But Ms. hooks, who described herself as a “Buddhist Christian” and spoke often of her friendship with the Buddhist monk Thich Nhat Hanh, insisted that love was the only way to overcome what she called the “imperialist white supremacy capitalist patriarchy.”

    “I believe wholeheartedly that the only way out of domination is love,” she told the philosopher George Yancy in an interview for The New York Times in 2015, “and the only way into really being able to connect with others, and to know how to be, is to be participating in every aspect of your life as a sacrament of love.”

    #bell_hook #Féminisme #Intersectionnalité

  • À propos de bell hooks, du féminisme, des noirs, des gays et de la France | Lapeg
    http://melanine.org/?En-guise-d-introduction-a-propos

    bell hooks est une intellectuelle, une féministe et activiste américaine [décédée en décembre 2021, n.d.rezo]. Elle a développé une pensée critique des relations entre « race », genre et classe et comment ces connexions contribuent à la reproduction des dominations économiques et politiques. Issue d’une famille de « working poor », elle croit que pour que les féministes continuent à être des forces de proposition, il faut qu’elles reviennent à leur travail de terrain, à un activisme basé sur des pratiques politiques et sociales, sans pour autant délaisser les bancs des universités. C’est ce qui l’a amené à utiliser un langage facile d’accès dans ses écrits, à décapitaliser son nom et son prénom de plume et à favoriser la circulation de ses textes. Source : (...)

  • #Liberté_académique et #justice_sociale

    On assiste en #Amérique_du_Nord à une recomposition du paysage académique, qui met l’exercice des #libertés_universitaires aux prises avec des questions de justice sociale, liées, mais pas seulement, au militantisme « #woke », souvent mal compris. Publication du premier volet d’un entretien au long cours avec #Isabelle_Arseneau et #Arnaud_Bernadet, professeurs à l’Université McGill de Montréal.

    Alors que se multiplient en France les prises de position sur les #libertés_académiques – voir par exemple cette « défense et illustration » -, un débat à la fois vif et très nourri se développe au #Canada depuis plus d’un an, après que des universitaires ont dû faire face à des plaintes pour #racisme, parfois à des suspensions de leur contrat, en raison de l’utilisation pédagogique qu’ils avaient faite des mots « #nègre » ou « #sauvages ». Significativement, un sondage récent auprès des professeurs d’université du Québec indique qu’une majorité d’entre eux pratiquent diverses formes d’#autocensure. C’est dans ce contexte qu’Isabelle Arseneau et Arnaud Bernadet, professeurs au Département des littératures de langue française, de traduction et de création de l’Université McGill de Montréal, ont été conduits à intervenir activement dans le débat, au sein de leur #université, mais aussi par des prises de position publiques dans la presse et surtout par la rédaction d’un mémoire, solidement argumenté et très remarqué, qui a été soumis et présenté devant la Commission scientifique et technique indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique dans le milieu universitaire.

    Initiée en février 2021 par le premier ministre du Québec, François Legault, cette commission a auditionné de nombreux acteurs, dont les contributions sont souvent de grande qualité. On peut télécharger ici le mémoire des deux universitaires et suivre leur audition grâce à ce lien (début à 5 :15 :00). La lecture du présent entretien peut éclairer et compléter aussi bien le mémoire que l’audition. En raison de sa longueur, je publie cet entretien en deux parties. La première partie est consacrée aux exemples concrets de remise en cause de la liberté de citer certains mots en contexte universitaire et traite des conséquences de ces pratiques sur les libertés académiques. Cette première partie intègre aussi une analyse critique de la tribune parue ce jour dans Le Devoir, co-signée par Blanquer et le ministre de l’Education du Québec, lesquels s’attaquent ensemble et de front à la cancel culture. La seconde partie, à paraître le vendredi 29 octobre, portera plus précisément sur le mouvement « woke », ses origines et ses implications politiques, mais aussi sur les rapports entre science et société. Je tiens à remercier chaleureusement Isabelle Arseneau et Arnaud Bernadet d’avoir accepté de répondre à mes questions et d’avoir pris le temps de construire des réponses précises et argumentées, dont la valeur tient tout autant à la prise critique de ces deux universitaires qu’aux disciplines qui sont les leurs et qui informent leur réflexion. Ils coordonnent actuellement un volume collectif interdisciplinaire, Libertés universitaires : un an de débat au Québec (2020-2021), à paraître prochainement.

    Entretien, première partie

    1. Pourriez-vous exposer le plus factuellement possible ce qui s’est passé au mois de septembre 2020 à l’université d’Ottawa et à l’université McGill de Montréal ?

    Isabelle Arseneau. À l’automne 2020 éclatait à l’Université d’Ottawa une affaire qui a passionné le Québec et a connu d’importantes suites politiques : à l’occasion d’une séance d’enseignement virtuel sur la représentation des identités en art, une chargée de cours, #Verushka_Lieutenant-Duval, expliquait à ses étudiants comment l’injure « #nigger » a été réutilisée par les communautés afro-américaines comme marqueur subversif dans les années 1960. Parce qu’elle a mentionné le mot lui-même en classe, l’enseignante est devenue aussitôt la cible de #plaintes pour racisme et, au terme d’une cabale dans les #réseaux_sociaux, elle a été suspendue temporairement par son administration. Au même moment, des incidents à peu près analogues se produisaient au Département des littératures de langue française, de traduction et de création de l’Université McGill, où nous sommes tous les deux professeurs. Dans un cours d’introduction à la littérature québécoise, une chargée de cours a mis à l’étude Forestiers et voyageurs de #Joseph-Charles_Taché, un recueil de contes folkloriques paru en 1863 et qui relate les aventures d’un « Père Michel » qui arpente le pays et documente ses « mœurs et légendes ». Des étudiants interrompent la séance d’enseignement virtuel et reprochent à l’enseignante de leur avoir fait lire sans avertissement préalable une œuvre contenant les mots « Nègres » et « Sauvages ». Quelques jours plus tard, des plaintes pour racisme sont déposées contre elle. Le dossier est alors immédiatement pris en charge par la Faculté des Arts, qui lui suggère de s’excuser auprès de sa classe et d’adapter son enseignement aux étudiants que pourrait offenser la lecture des six autres classiques de la littérature québécoise prévus au syllabus (dont L’Hiver de force de Réjean Ducharme et Les Fous de Bassan d’Anne Hébert). Parmi les mesures d’accommodement, on lui conseille de fournir des « avertissements de contenu » (« #trigger_warnings ») pour chacune des œuvres à l’étude ; de se garder de prononcer à voix haute les mots jugés sensibles et de leur préférer des expressions ou des lettres de remplacement (« n », « s », « mot en n » « mot en s »). Trois mois plus tard, nous apprendrons grâce au travail d’enquête de la journaliste Isabelle Hachey (1) que les plaignants ont pu obtenir, après la date limite d’abandon, un remboursement de leurs frais de scolarité et les trois crédits associés à ce cours qu’ils n’ont cependant jamais suivi et pour lequel ils n’ont validé qu’une partie du travail.

    Lorsque j’ai imaginé notre doctorante en train de caviarder ses notes de cours et ses présentations Powerpoint, ça a fait tilt. Un an plus tôt, je travaillais à la Public Library de New York sur un manuscrit du XIIIe siècle dont la première image avait été grattée par un lecteur ou un possesseur offensé par le couple enlacé qu’elle donnait jusque-là à voir. La superposition de ces gestes de censure posés à plusieurs siècles d’intervalle témoignait d’un recul de la liberté universitaire que j’associais alors plus spontanément aux campus américains, sans pour autant nous imaginer à l’abri de cette vague venue du sud (2). Devant de tels dérapages, mon collègue Arnaud Bernadet et moi avons communiqué avec tous les étages de la hiérarchie mcgilloise. Las de nous heurter à des fins de non-recevoir, nous avons cosigné une série de trois lettres dans lesquelles nous avons dénoncé la gestion clientéliste de notre université (3). Malgré nos sorties répétées dans les médias traditionnels, McGill est demeurée silencieuse et elle l’est encore à ce jour.

    2. Pour être concret, qu’est-ce qui fait que l’emploi du mot « nègre » ou « sauvages » dans un cours est légitime ?

    Isabelle Arseneau. Vous évoquez l’emploi d’un mot dans un cadre pédagogique et il me semble que toute la question est là, dans le terme « emploi ». À première vue, le contexte de l’énonciation didactique ne se distingue pas des autres interactions sociales et ne justifie pas qu’on puisse déroger aux tabous linguistiques. Or il se joue dans la salle de classe autre chose que dans la conversation ordinaire : lorsque nous enseignons, nous n’employons pas les mots tabous, nous les citons, un peu comme s’il y avait entre nous et les textes lus ou la matière enseignée des guillemets. C’est de cette distinction capitale qu’ont voulu rendre compte les sciences du langage en opposant le signe en usage et le signe en mention. Citer le titre Nègres blancs d’Amérique ou le terme « Sauvages » dans Forestiers et Voyageurs ne revient pas à utiliser ces mêmes termes. De la même façon, il y a une différence entre traiter quelqu’un de « nègre » dans un bus et relever les occurrences du terme dans une archive, une traite commerciale de l’Ancien Régime ou un texte littéraire, même contemporain. Dans le premier cas, il s’agit d’un mot en usage, qui relève, à n’en pas douter, d’un discours violemment haineux et raciste ; dans l’autre, on n’emploie pas mais on mentionne des emplois, ce qui est différent. Bien plus, le mot indexe ici des représentations socialement et historiquement situées, que le professeur a la tâche de restituer (pour peu qu’on lui fournisse les conditions pour le faire). Si cette distinction entre l’usage et la mention s’applique à n’importe quel contexte d’énonciation, il va de soi qu’elle est très fréquente et pleinement justifiée — « légitime », oui — en contexte pédagogique. Il ne s’agit donc bien évidemment pas de remettre en circulation — en usage — des mots chargés de haine mais de pouvoir continuer à mentionner tous les mots, même les plus délicats, dans le contexte d’un exercice bien balisé, l’enseignement, dont on semble oublier qu’il suppose d’emblée un certain registre de langue.

    3. Ce qui étonne à partir de ces exemples – et il y en a d’autres du même type -, c’est que l’administration et la direction des universités soutiennent les demandes des étudiants, condamnent les enseignants et vont selon vous jusqu’à enfreindre des règles élémentaires de déontologie et d’éthique. Comment l’expliquez-vous ? L’institution universitaire a-t-elle renoncé à défendre ses personnels ?

    Arnaud Bernadet. Il faut naturellement conserver à l’esprit ici ce qui sépare les universités nord-américaines des institutions françaises. On soulignera deux différences majeures. D’une part, elles sont acquises depuis longtemps au principe d’autonomie. Elles se gèrent elles-mêmes, tout en restant imputables devant l’État, notamment au plan financier. Soulignons par ailleurs qu’au Canada les questions éducatives relèvent avant tout des compétences des provinces et non du pouvoir fédéral. D’autre part, ces universités obéissent à un modèle entrepreneurial. Encore convient-il là encore d’introduire des nuances assez fortes, notamment en ce qui concerne le réseau québécois, très hétérogène. Pour simplifier à l’extrême, les universités francophones sont plus proches du modèle européen, tandis que les universités anglophones, répliques immédiates de leurs voisines états-uniennes, semblent davantage inféodées aux pratiques néo-libérales.

    Quoi qu’il en soit, la situation décrite n’a rien d’inédit. Ce qui s’est passé à l’Université d’Ottawa ou à l’Université McGill s’observe depuis une dizaine d’années aux États-Unis. La question a été très bien documentée, au tournant de l’année 2014 sous la forme d’articles puis de livres, par deux sociologues, Bradley Campbell et Jason Manning (The Rise of Victimhood Culture) et deux psychologues, Jonathan Haidt et Greg Lukianoff (The Coddling of the American Mind). Au reste, on ne compte plus sur les campus, et parmi les plus progressistes, ceux de l’Ouest (Oregon, État de Washington, Californie) ou de la Nouvelle-Angleterre en particulier, les demandes de censure, les techniques de deplatforming ou de “désinvitation”, les calomnies sur les médias sociaux, les démissions du personnel - des phénomènes qu’on observe également dans d’autres milieux (culture, médias, politique). En mai dernier, Rima Azar, professeure en psychologie de la santé, a été suspendue par l’Université Mount Allison du Nouveau-Brunswick, pour avoir qualifié sur son blog Black Lives Matter d’organisation radicale…

    Il y a sans doute plusieurs raisons à l’attitude des administrateurs. En tout premier lieu : un modèle néo-libéral très avancé de l’enseignement et de la recherche, et ce qui lui est corrélé, une philosophie managériale orientée vers un consumérisme éducatif. Une autre explication serait la manière dont ces mêmes universités réagissent à la mouvance appelée “woke”. Le terme est sujet à de nombreux malentendus. Il fait désormais partie de l’arsenal polémique au même titre que “réac” ou “facho”. Intégré en 2017 dans l’Oxford English Dictionary, il a été à la même date récupéré et instrumentalisé par les droites conservatrices ou identitaires. Mais pas seulement : il a pu être ciblé par les gauches traditionnelles (marxistes, libertaires, sociales-démocrates) qui perçoivent dans l’émergence de ce nouveau courant un risque de déclassement. Pour ce qui regarde notre propos, l’illusion qu’il importe de dissiper, ce serait de ne le comprendre qu’à l’aune du militantisme et des associations, sur une base strictement horizontale. Ce qui n’enlève rien à la nécessité de leurs combats, et des causes qu’ils embrassent. Loin s’en faut. Mais justement, il s’agit avec le “wokism” et la “wokeness” d’un phénomène nettement plus composite qui, à ce titre, déborde ses origines liées aux luttes des communautés noires contre l’oppression qu’elles subissaient ou subissent encore. Ce phénomène, plus large mais absolument cohérent, n’est pas étranger à la sociologie élitaire des universités nord-américaines, on y reviendra dans la deuxième partie de cet entretien. Car ni l’un ni l’autre ne se sont si simplement inventés dans la rue. Leur univers est aussi la salle de classe.

    4. Au regard des événements dans ces deux universités, quelle analyse faites-vous de l’évolution des libertés académiques au Québec ?

    Arnaud Bernadet. Au moment où éclatait ce qu’il est convenu d’appeler désormais “l’affaire Verushka Lieutenant-Duval”, le Québec cultivait cette douce illusion de se croire à l’abri de ce genre d’événements. Mais les idées et les pratiques ne s’arrêtent pas à la frontière avec le Canada anglais ou avec les États-Unis. Le cas de censure survenu à McGill (et des incidents d’autre nature se sont produits dans cet établissement) a relocalisé la question en plein cœur de Montréal, et a montré combien les cultures et les sociétés sont poreuses les unes vis-à-vis des autres. Comme dans nombre de démocraties, on assiste au Québec à un recul des libertés publiques, la liberté académique étant l’une d’entre elles au même titre que la liberté d’expression. Encore faut-il nuancer, car le ministère de l’enseignement supérieur a su anticiper les problèmes. En septembre 2020, le scientifique en chef Rémi Quirion a remis un rapport qui portait plus largement sur L’université québécoise du futur, son évolution, les défis auxquels elle fait face, etc. Or en plus de formuler des recommandations, il y observe une “précarisation significative” de la liberté académique, un “accroissement de la rectitude politique”, imputée aux attentes ou aux convictions de “groupes particuliers”, agissant au nom de “valeurs extra-universitaires”, et pour finir, l’absence de “protection législative à large portée” entourant la liberté académique au Québec, une carence qui remonte à la Révolution tranquille. En février 2021, le premier ministre François Legault annonçait la création d’une Commission scientifique et technique indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique en contexte universitaire. Cette commission qui n’a pas fini de siéger a rendu une partie de ses résultats, notamment des sondages effectués auprès du corps professoral (ce qui inclut les chargés de cours) : 60 % d’entre eux affirment avoir évité d’utiliser certains mots, 35 % disent avoir même recouru à l’autocensure en sabrant certains sujets de cours. La recherche est également affectée. Ce tableau n’est guère rassurant, mais il répond à celles et ceux qui, depuis des mois, à commencer dans le milieu enseignant lui-même, doublent la censure par le déni et préfèrent ignorer les faits. À l’évidence, des mesures s’imposent aujourd’hui, proportionnées au diagnostic rendu.

    5. La liberté académique est habituellement conçue comme celle des universitaires, des enseignants-chercheurs, pour reprendre la catégorie administrative en usage en France. Vous l’étendez dans votre mémoire à l’ensemble de la communauté universitaire, en particulier aux jeunes chercheurs, mais aussi aux personnels administratifs et aux étudiants ? Pourriez-vous éclairer ce point ?

    Arnaud Bernadet. Ce qui est en jeu ici n’est autre que l’extension et les applications du concept de liberté académique. Bien sûr, un étudiant ne jouit pas des mêmes dispositions qu’un professeur, par exemple le droit à exercer l’évaluation de ses propres camarades de classe. Mais a priori nous considérons que n’importe quel membre de la communauté universitaire est titulaire de la liberté académique. Celle-ci n’a pas été inventée pour donner aux enseignants et chercheurs quelque “pouvoir” irréaliste et exorbitant, mais pour satisfaire aux deux missions fondamentales que leur a confiées la société : assurer la formation des esprits par l’avancement des connaissances. En ce domaine, l’écart est-il significatif entre le choix d’un thème ou d’un corpus par un professeur, et un exposé oral préparé par un étudiant ? Dans chaque cas, on présumera que l’accès aux sources, la production des connaissances, le recours à l’argumentation y poursuivent les mêmes objectifs de vérité. De même, les administrateurs, et notamment les plus haut placés, doivent pouvoir bénéficier de la liberté académique, dans l’éventualité où elle entrerait en conflit avec des objectifs de gouvernance, qui se révéleraient contraires à ce qu’ils estimeraient être les valeurs universitaires fondamentales.

    6. Entre ce que certains considèrent comme des recherches “militantes” et les orientations néolibérales et managériales du gouvernement des universités, qu’est-ce qui vous semble être le plus grand danger pour les libertés académiques ?

    Arnaud Bernadet. Ce sont des préoccupations d’ordre différent à première vue. Les unes semblent opérer à l’interne, en raison de l’évolution des disciplines. Les autres paraissent être plutôt impulsées à l’externe, en vertu d’une approche productiviste des universités. Toutes montrent que le monde de l’enseignement et de la recherche est soumis à de multiples pressions. Aussi surprenant que cela paraisse, il n’est pas exclu que ces deux aspects se rejoignent et se complètent. Dans un article récent de The Chronicle of Higher Education (03.10.2021), Justin Sider (professeur de littérature anglaise à l’Université d’Oklahoma) a bien montré que les préoccupations en matière de justice sociale sont en train de changer la nature même des enseignements. Loin de la vision désintéressée des savoirs, ceux-ci serviraient dorénavant les étudiants à leur entrée dans la vie active, pour changer l’ordre des choses, combattre les inégalités, etc. C’est une réponse à la conception utilitariste de l’université, imposée depuis plusieurs décennies par le modèle néolibéral. Et c’est ce qu’ont fort bien compris certains administrateurs qui, une main sur le cœur, l’autre près du portefeuille, aimeraient donc vendre désormais à leurs “clients” des programmes ou de nouveaux curricula portant sur la justice sociale.

    7. La défense des libertés académiques, en l’occurrence la liberté pédagogique et la liberté de recherche d’utiliser tous les mots comme objet de savoir, est-elle absolue, inconditionnelle ? Ne risque-t-elle pas de renforcer un effet d’exclusion pour les minorités ?

    Isabelle Arseneau. Elle est plutôt à notre avis non-négociable (aucun principe n’est absolu). Mais pour cela, il est impératif de désamalgamer des dossiers bien distincts : d’une part, le travail de terrain qu’il faut encore mener en matière d’équité, de diversité et d’inclusion (qu’il est désormais commun de désigner par l’acronyme « ÉDI ») ; d’autre part, les fondements de la mission universitaire, c’est-à-dire créer et transmettre des savoirs. Les faux parallèles que l’on trace entre la liberté académique et les « ÉDI » desservent autant la première que les secondes et on remarque une nette tendance chez certaines universités plus clairement néolibérales à utiliser la liberté académique comme un vulgaire pansement pour régler des dossiers sur lesquels elles accusent parfois de regrettables retards. Bien ironiquement, ce militantisme d’apparat ne fait nullement progresser les différentes causes auxquelles il s’associe et a parfois l’effet inverse. Revenons à l’exemple concret qui s’est produit chez nous : recommander à une enseignante de s’excuser pour avoir prononcé et fait lire un mot jugé sensible et aller jusqu’à rembourser leurs frais de scolarité à des étudiants heurtés, voilà des gestes « spectaculaires » qui fleurent bon le langage de l’inclusion mais qui transpirent le clientélisme (« Satisfaction garantie ou argent remis ! »). Car une fois que l’on a censuré un mot, caviardé un passage, proscrit l’étude d’une œuvre, qu’a-t-on fait, vraiment, pour l’équité salariale hommes-femmes ; pour l’inclusion des minorités toujours aussi invisibles sur notre campus ; pour la diversification (culturelle, certes, mais également économique) des corps enseignant et étudiant, etc. ? Rien. Les accommodements offerts aux plaignants sont d’ailleurs loin d’avoir créé plus d’équité ; ils ont au contraire engendré une série d’inégalités : entre les étudiants d’abord, qui n’ont pas eu droit au même traitement dans le contexte difficile de la pandémie et de l’enseignement à distance ; entre les chargés de cours ensuite, qui n’ont pas eu à faire une même quantité de travail pour un même salaire ; et, enfin, entre les universités, toutes soumises au même système de financement public, dont le calcul repose en bonne partie sur l’unité-crédit. Les salles de classe ont bon dos : elles sont devenues les voies de sortie faciles pour des institutions qui s’achètent grâce à elles un vernis de justice sociale qui tarde à se traduire par des avancées concrètes sur les campus. Confondre les dossiers ne servira personne.

    8. Reste que ce qui est perçu par des acteurs de la défense de droits des minorités comme l’exercice d’une liberté d’expression est vécu et analysé par d’autres acteurs comme une atteinte à la liberté académique, en particulier la liberté pédagogique. La situation n’est-elle pas une impasse propre à aviver les tensions et créer une polémique permanente ? Comment sortir de cette impasse ?

    Isabelle Arseneau. En effet, on peut vite avoir l’impression d’un cul-de-sac ou d’un cercle vicieux difficile à briser, surtout au vu de la polarisation actuelle des discours, qu’aggravent les médias sociaux. Dans ce brouhaha de paroles et de réactions à vif, je ne sais pas si on s’entend et encore moins si on s’écoute. Chose certaine, il faudra dans un premier temps tenter de régler les problèmes qui atteignent aujourd’hui les établissements postsecondaires depuis l’intérieur de leurs murs. En effet, la responsabilité me semble revenir d’abord aux dirigeants de nos institutions, à la condition de réorienter les efforts vers les bonnes cibles et, comme je le disais à l’instant, de distinguer les dossiers. À partir du moment où l’on cessera de confondre les dossiers et où l’on résistera aux raccourcis faciles et tendancieux, des chantiers distincts s’ouvriront naturellement.

    Du côté des dossiers liés à l’équité et à la diversité, il me semble nécessaire de mener de vrais travaux d’enquête et d’analyse de terrain et de formuler des propositions concrètes qui s’appuient sur des données plutôt que des mesures cosmétiques qui suivent l’air du temps (il ne suffit pas, comme on a pu le faire chez nous, de recommander la censure d’un mot, de retirer une statue ou de renommer une équipe de football). Plus on tardera à s’y mettre vraiment et à joindre le geste à la parole, plus longtemps on échouera à réunir les conditions nécessaires au dialogue serein et décomplexé. Il nous reste d’ailleurs à débusquer les taches aveugles, par exemple celles liées à la diversité économique de nos campus (ou son absence), une donnée trop souvent exclue de la réflexion, qui préfère se fixer sur la seule dimension identitaire. Du côté de la liberté universitaire, il est nécessaire de la réaffirmer d’abord et de la protéger ensuite, en reprenant le travail depuis le début s’il le faut. C’est ce qu’a fait à date récente la Mission nommée par le recteur de l’Université de Montréal, Daniel Jutras. Les travaux de ce comité ont abouti à l’élaboration d’un énoncé de principes fort habile. Ce dernier, qui a été adopté à l’unanimité par l’assemblée universitaire, distingue très nettement les dossiers et les contextes : en même temps qu’il déclare qu’« aucun mot, aucun concept, aucune image, aucune œuvre ne sauraient être exclus a priori du débat et de l’examen critique dans le cadre de l’enseignement et de la recherche universitaires », le libellé rappelle que l’université « condamne les propos haineux et qu’en aucun cas, une personne tenant de tels propos ne peut se retrancher derrière ses libertés universitaires ou, de façon générale, sa liberté d’expression » (4). Il est également urgent de mettre en œuvre une pédagogie ciblant expressément les libertés publiques, la liberté académique et la liberté d’expression. C’est d’ailleurs une carence mise au jour par l’enquête de la Commission, qui révèle que 58% des professeurs interrogés « affirment ne pas savoir si leur établissement possède des documents officiels assurant la protection de la liberté universitaire » et que 85% des répondants étudiants « considèrent que les universités devraient déployer plus d’efforts pour faire connaître les dispositions sur la protection de la liberté universitaire ». Il reste donc beaucoup de travail à faire sur le plan de la diffusion de l’information intra muros. Heureusement, nos établissements ont déjà en leur possession les outils nécessaires à l’implantation de ce type d’apprentissage pratique (au moment de leur admission, nos étudiants doivent déjà compléter des tutoriels de sensibilisation au plagiat et aux violences sexuelles, par exemple).

    Enfin, il revient aux dirigeants de nos universités de s’assurer de mettre en place un climat propice à la réflexion et au dialogue sur des sujets parfois délicats, par exemple en se gardant d’insinuer que ceux qui défendent la liberté universitaire seraient de facto hostiles à la diversité et à l’équité, comme a pu le faire notre vice-recteur dans une lettre publiée dans La Presse en février dernier. Ça, déjà, ce serait un geste à la hauteur de la fonction.

    9. Quelle perception avez-vous de la forme qu’a pris la remise en cause des libertés académiques en France avec la polémique sur l’islamo-gauchisme initiée par deux membres du gouvernement – Blanquer et Vidal – et poursuivi avec le Manifeste des 100 ?

    Arnaud Bernadet. Un sentiment de profonde perplexité. La comparaison entre “l’islamo-gauchisme”, qui nous semble en grande partie un épouvantail agité par le pouvoir macroniste, et le “wokism” états-unien ou canadien - qui est une réalité complexe mais mesurable, dont on précisera les contours la semaine prochaine - se révèle aussi artificielle qu’infondée. Un tel rapprochement est même en soi très dangereux, et peut servir de nouveaux amalgames comme il apparaît nettement dans la lettre publiée hier par Jean-Michel Blanquer et Jean-François Roberge : “L’école pour la liberté, contre l’obscurantisme”. Déplions-la un instant. Les deux ministres de l’Éducation, de France et du Québec, ne sont pas officiellement en charge des dossiers universitaires (assurés par Frédérique Vidal et Danielle McCann). D’une même voix, Blanquer et Roberge condamnent - à juste titre - l’autodafé commis en 2019 dans plusieurs écoles du sud-ouest de l’Ontario sur des encyclopédies, des bandes-dessinées et des ouvrages de jeunesse qui portaient atteinte à l’image des premières nations. Or on a appris par la suite que l’instigatrice de cette purge littéraire, Suzie Kies, œuvrait comme conseillère au sein du Parti Libéral du Canada sur les questions autochtones. Elle révélait ainsi une évidente collusion avec le pouvoir fédéral. Inutile de dire par conséquent que l’intervention de nos deux ministres ressortit à une stratégie d’abord politique. En position fragile face à Ottawa, dont les mesures interventionnistes ne sont pas toujours compatibles avec son esprit d’indépendance, le Québec se cherche des appuis du côté de la France. Au nom de la “liberté d’expression”, la France tacle également Justin Trudeau, dont les positions modérées au moment de l’assassinat de Samuel Paty ont fortement déplu. Ce faisant, le Québec et la France se donnent aussi comme des sociétés alternatives, le Canada étant implicitement associé aux États-Unis dont il ne serait plus que la copie : un lieu où prospéreraient une “idéologie” et des “méthodes” - bannissement, censure, effacement de l’histoire - qui menaceraient le “respect” et l’esprit de “tolérance” auxquels s’adossent “nos démocraties”. Au lieu de quoi, non seulement “l’égalité” mais aussi la “laïcité” seraient garantes au Québec comme en France d’un “pacte” capable d’unir la “communauté” sur la base “de connaissances, de compétences et de principes fondés sur des valeurs universelles”, sans que celles-ci soient d’ailleurs clairement précisées. On ne peut s’empêcher toutefois de penser que les deux auteurs prennent le risque par ce biais de légitimer les guerres culturelles, issues au départ des universités états-uniennes, en les étendant aux rapports entre anglophones et francophones. Au reste, la cible déclarée du texte, qui privilégie plutôt l’allusion et se garde habilement de nommer, reste la “cancel culture” aux mains des “assassins de la mémoire”. On observera qu’il n’est nulle part question de “wokes”, de décolonialisme ou d’antiracisme par exemple. D’un “militantisme délétère” (mais lequel, exactement ?) on passe enfin aux dangers de la “radicalisation”, dans laquelle chacun mettra ce qu’il veut bien y entendre, des extrémismes politiques (national-populisme, alt-right, néo-nazisme, etc.) et des fondamentalismes religieux. Pour finir, la résistance aux formes actuelles de “l’obscurantisme” est l’occasion de revaloriser le rôle de l’éducation au sein des démocraties. Elle est aussi un moyen de renouer avec l’héritage rationaliste des Lumières. Mais les deux ministres retombent dans le piège civilisationniste, qui consiste à arrimer - sans sourciller devant la contradiction - les “valeurs universelles” à “nos sociétés occidentales”. Le marqueur identitaire “nos” est capital dans le texte. Il efface d’un même geste les peuples autochtones qui étaient mentionnés au début de l’article, comme s’ils ne faisaient pas partie, notamment pour le Québec, de cette “mémoire” que les deux auteurs appellent justement à défendre, ou comme s’ils étaient d’emblée assimilés et assimilables à cette vision occidentale ? De lui-même, l’article s’expose ici à la critique décoloniale, particulièrement répandue sur les campus nord-américains, celle-là même qu’il voudrait récuser. Qu’on en accepte ou non les prémisses, cette critique ne peut pas être non plus passée sous silence. Il faut s’y confronter. Car elle a au moins cette vertu de rappeler que l’héritage des Lumières ne va pas sans failles. On a le droit d’en rejeter les diverses formulations, mais il convient dans ce cas de les discuter. Car elles nous obligent à penser ensemble - et autrement - les termes du problème ici posé : universalité, communauté et diversité.

    10. La forme d’un « énoncé » encadrant la liberté académique et adopté par le parlement québécois vous semble-t-elle un bon compromis politique ? Pourquoi le soutenir plutôt qu’une loi ? Un énoncé national de référence, laissant chaque établissement en disposer librement, aura-t-il une véritable efficacité ?

    Isabelle Arseneau. Au moment de la rédaction de notre mémoire, les choses nous semblaient sans doute un peu moins urgentes que depuis la publication des résultats de la collecte d’informations réalisée par la Commission indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique en contexte universitaire. Les chiffres publiés en septembre dernier confirment ce que nous avons remarqué sur le terrain et ce que suggéraient déjà les mémoires, les témoignages et les avis d’experts récoltés dans le cadre des travaux des commissaires : nous avons affaire à un problème significatif plutôt qu’à un épiphénomène surmédiatisé (comme on a pu l’entendre dire). Les résultats colligés reflètent cependant un phénomène encore plus généralisé que ce que l’on imaginait et d’une ampleur que, pour ma part, je sous-estimais.

    Dans le contexte d’une situation sérieuse mais non encore critique, l’idée d’un énoncé m’a donc toujours semblé plus séduisante (et modérée !) que celle d’une politique nationale, qui ouvrirait la porte à l’ingérence de l’État dans les affaires universitaires. Or que faire des universités qui ne font plus leurs devoirs ? L’« énoncé sur la liberté universitaire » de l’Université McGill, qui protège les chercheurs des « contraintes de la rectitude politique », ne nous a été d’aucune utilité à l’automne 2020. Comment contraindre notre institution à respecter les règles du jeu dont elle s’est elle-même dotée ? Nous osons croire qu’un énoncé national, le plus ouvert et le plus généreux possible, pourrait aider les établissements comme le nôtre à surmonter certaines difficultés internes. Mais nous sommes de plus en plus conscients qu’il faudra sans doute se doter un jour de mécanismes plus concrets qu’un énoncé non contraignant.

    Arnaud Bernadet. Nous avons eu de longues discussions à ce sujet, et elles ne sont probablement pas terminées. C’est un point de divergence entre nous. Bien entendu, on peut se ranger derrière la solution modérée comme on l’a d’abord fait. Malgré tout, je persiste à croire qu’une loi aurait plus de poids et d’efficience qu’un énoncé. L’intervention de l’État est nécessaire dans le cas présent, et me semble ici le contraire même de l’ingérence. Une démocratie digne de ce nom doit veiller à garantir les libertés publiques qui en sont au fondement. Or, en ce domaine, la liberté académique est précieuse. Ce qui a lieu sur les campus est exceptionnel, cela ne se passe nulle part ailleurs dans la société : la quête de la vérité, la dynamique contradictoire des points de vue, l’expression critique et l’émancipation des esprits. Je rappellerai qu’inscrire le principe de la liberté académique dans la loi est aussi le vœu exprimé par la Fédération Québécoise des Professeures et Professeurs d’Université. Actuellement, un tel principe figure plutôt au titre du droit contractuel, c’est-à-dire dans les conventions collectives des établissements québécois (quand celles-ci existent !) Une loi remettrait donc à niveau les universités de la province, elle préviendrait toute espèce d’inégalité de traitement d’une institution à l’autre. Elle comblerait la carence dont on parlait tout à l’heure, qui remonte à la Révolution tranquille. Elle renforcerait finalement l’autonomie des universités au lieu de la fragiliser. Ce serait aussi l’occasion pour le Québec de réaffirmer clairement ses prérogatives en matière éducative contre les ingérences - bien réelles celles-là - du pouvoir fédéral qui tend de plus en plus à imposer sa vision pancanadienne au mépris des particularités francophones. Enfin, ne nous leurrons pas : il n’y a aucune raison objective pour que les incidents qui se sont multipliés en Amérique du Nord depuis une dizaine d’années, et qui nourrissent de tous bords - on vient de le voir - de nombreux combats voire dérives idéologiques, cessent tout à coup. La loi doit pouvoir protéger les fonctions et les missions des universités québécoises, à ce jour de plus en plus perturbées.

    Entretien réalisé par écrit au mois d’octobre 2021

    Notes :

    1. Isabelle Hachey, « Le clientélisme, c’est ça » (La Presse, 22.02.2021)

    2. Jean-François Nadeau, « La censure contamine les milieux universitaires » (Le Devoir, 01.04.2017)

    3. Isabelle Arseneau et Arnaud Bernadet, « Universités : censure et liberté » (La Presse, 15.12.2020) ; « Les dérives éthiques de l’esprit gestionnaire » (La Presse, 29.02.2021) ; « Université McGill : une politique du déni » (La Presse, 26.02.2021).

    4. « Rapport de la Mission du recteur sur la liberté d’expression en contexte universitaire », juin 2021 : https://www.umontreal.ca/public/www/images/missiondurecteur/Rapport-Mission-juin2021.pdf

    https://blogs.mediapart.fr/pascal-maillard/blog/211021/liberte-academique-et-justice-sociale

    #ESR

    ping @karine4 @_kg_ @isskein

    –-

    ajouté à la métaliste autour du terme l’#islamo-gauchisme... mais aussi du #woke et du #wokisme, #cancel_culture, etc.
    https://seenthis.net/messages/943271

    • La liberté académique aux prises avec de nouvelles #menaces

      Colloques, séminaires, publications (Duclos et Fjeld, Frangville et alii) : depuis quelques années, et avec une accélération notoire ces derniers mois, le thème de la liberté académique est de plus en plus exploré comme objet scientifique. La liberté académique suscite d’autant plus l’intérêt des chercheurs qu’elle est aujourd’hui, en de nombreux endroits du monde, fragilisée.

      La création en 2021 par l’#Open_Society_University_Network (un partenariat entre la Central European University et le Bard College à New York) d’un #Observatoire_mondial_des_libertés_académiques atteste d’une inquiétante réalité. C’est en effet au moment où des libertés sont fragilisées qu’advient le besoin d’en analyser les fondements, d’en explorer les définitions, de les ériger en objets de recherche, mais aussi de mettre en œuvre un système de veille pour les protéger.

      S’il est évident que les #régimes_autoritaires sont par définition des ennemis des libertés académiques, ce qui arrive aujourd’hui dans des #pays_démocratiques témoigne de pratiques qui transcendent les frontières entre #régime_autoritaire et #régime_démocratique, frontières qui elles-mêmes tendent à se brouiller.

      La liberté académique menacée dans les pays autoritaires…

      S’appuyant sur une régulation par les pairs (la « communauté des compétents ») et une indépendance structurelle par rapport aux pouvoirs, la liberté de recherche, d’enseignement et d’opinion favorise la critique autant qu’elle en est l’expression et l’émanation. Elle est la condition d’une pensée féconde qui progresse par le débat, la confrontation d’idées, de paradigmes, d’axiomes, d’expériences.

      Cette liberté dérange en contextes autoritaires, où tout un répertoire d’actions s’offre aux gouvernements pour museler les académiques : outre l’emprisonnement pur et simple, dont sont victimes des collègues – on pense notamment à #Fariba_Adelkhah, prisonnière scientifique en #Iran ; à #Ahmadreza_Djalali, condamné à mort en Iran ; à #Ilham_Tohti, dont on est sans nouvelles depuis sa condamnation à perpétuité en# Chine, et à des dizaines d’autres académiques ouïghours disparus ou emprisonnés sans procès ; à #Iouri_Dmitriev, condamné à treize ans de détention en #Russie –, les régimes autoritaires mettent en œuvre #poursuites_judiciaires et #criminalisation, #licenciements_abusifs, #harcèlement, #surveillance et #intimidation.


      https://twitter.com/AnkyraWitch/status/1359630006993977348

      L’historien turc Candan Badem parlait en 2017 d’#académicide pour qualifier la vague de #répression qui s’abattait dans son pays sur les « universitaires pour la paix », criminalisés pour avoir signé une pétition pour la paix dans les régions kurdes. La notion de « #crime_contre_l’histoire », forgée par l’historien Antoon de Baets, a été reprise en 2021 par la FIDH et l’historien Grigori Vaïpan) pour qualifier les atteintes portées à l’histoire et aux historiens en Russie. Ce crime contre l’histoire en Russie s’amplifie avec les attaques récentes contre l’ONG #Memorial menacée de dissolution.

      En effet, loin d’être l’apanage des institutions académiques officielles, la liberté académique et de recherche, d’une grande rigueur, se déploie parfois de façon plus inventive et courageuse dans des structures de la #société_civile. En #Biélorussie, le sort de #Tatiana_Kuzina, comme celui d’#Artiom_Boyarski, jeune chimiste talentueux emprisonné pour avoir refusé publiquement une bourse du nom du président Loukachenko, ne sont que deux exemples parmi des dizaines et des dizaines de chercheurs menacés, dont une grande partie a déjà pris le chemin de l’exil depuis l’intensification des répressions après les élections d’août 2020 et la mobilisation qui s’en est suivie.

      La liste ci-dessus n’est bien sûr pas exhaustive, les cas étant nombreux dans bien des pays – on pense, par exemple, à celui de #Saïd_Djabelkhir en #Algérie.

      … mais aussi dans les #démocraties

      Les #régressions que l’on observe au sein même de l’Union européenne – le cas du déménagement forcé de la #Central_European_University de Budapest vers Vienne, sous la pression du gouvernement de Viktor Orban, en est un exemple criant – montrent que les dérives anti-démocratiques se déclinent dans le champ académique, après que d’autres libertés – liberté de la presse, autonomie de la société civile – ont été atteintes.

      Les pays considérés comme démocratiques ne sont pas épargnés non plus par les tentatives des autorités politiques de peser sur les recherches académiques. Récemment, en #France, les ministres de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur ont affirmé que le monde académique serait « ravagé par l’#islamo-gauchisme » et irrespectueux des « #valeurs_de_la_République » – des attaques qui ont provoqué un concert de protestations au sein de la communauté des chercheurs. En France toujours, de nombreux historiens se sont mobilisés en 2020 contre les modalités d’application d’une instruction interministérielle restreignant l’accès à des fonds d’#archives sur l’#histoire_coloniale, en contradiction avec une loi de 2008.


      https://twitter.com/VivementLundi/status/1355564397314387972

      Au #Danemark, en juin 2021, plus de 260 universitaires spécialistes des questions migratoires et de genre rapportaient quant à eux dans un communiqué public les intimidations croissantes subies pour leurs recherches qualifiées de « #gauchisme_identitaire » et de « #pseudo-science » par des députés les accusant de « déguiser la politique en science ».

      D’autres offensives peuvent être menées de façon plus sournoise, à la faveur de #politiques_néolibérales assumées et de mise en #concurrence des universités et donc du champ du savoir et de la pensée. La conjonction de #logiques_libérales sur le plan économique et autoritaires sur le plan politique conduit à la multiplication de politiques souvent largement assumées par les États eux-mêmes : accréditations sélectives, retrait de #financements à des universités ou à certains programmes – les objets plus récents et fragiles comme les #études_de_genre ou études sur les #migrations se trouvant souvent en première ligne.

      Ce brouillage entre régimes politiques, conjugué à la #marchandisation_du_savoir, trouve également à s’incarner dans la façon dont des acteurs issus de régimes autoritaires viennent s’installer au sein du monde démocratique : c’est le cas notamment de la Chine avec l’implantation d’#Instituts_Confucius au cœur même des universités, qui conduisent, dans certains cas, à des logiques d’#autocensure ; ou de l’afflux d’étudiants fortunés en provenance de pays autoritaires, qui par leurs frais d’inscriptions très élevés renflouent les caisses d’universités désargentées, comme en Australie.

      Ces logiques de #dépendance_financière obèrent l’essence et la condition même de la #recherche_académique : son #indépendance. Plus généralement, la #marchandisation de l’#enseignement_supérieur, conséquence de son #sous-financement public, menace l’#intégrité_scientifique de chercheurs et d’universités de plus en plus poussées à se tourner vers des fonds privés.

      La mobilisation de la communauté universitaire

      Il y a donc là une combinaison d’attaques protéiformes, à l’aune des changements politiques, technologiques, économiques et financiers qui modifient en profondeur les modalités du travail. La mise en place de programmes de solidarité à destination de chercheurs en danger (#PAUSE, #bourses_Philipp_Schwartz en Allemagne, #bourses de solidarité à l’Université libre de Bruxelles), l’existence d’organisations visant à documenter les attaques exercées sur des chercheurs #Scholars_at_Risk, #International_Rescue_Fund, #CARA et la création de ce tout nouvel observatoire mondial des libertés académiques évoqué plus haut montrent que la communauté académique a pris conscience du danger. Puissent du fond de sa prison résonner les mots de l’historien Iouri Dmitriev : « Les libertés académiques, jamais, ne deviendront une notion abstraite. »

      https://theconversation.com/la-liberte-academique-aux-prises-avec-de-nouvelles-menaces-171682

    • « #Wokisme » : un « #front_républicain » contre l’éveil aux #injustices

      CHRONIQUE DE LA #BATAILLE_CULTURELLE. L’usage du mot « wokisme » vise à disqualifier son adversaire, mais aussi à entretenir un #déni : l’absence de volonté politique à prendre au sérieux les demandes d’#égalité, de #justice, de respect des #droits_humains.

      Invoqué ad nauseam, le « wokisme » a fait irruption dans un débat public déjà singulièrement dégradé. Il a fait florès à l’ère du buzz et des clashs, rejoignant l’« #islamogauchisme » au registre de ces fameux mots fourre-tout dont la principale fonction est de dénigrer et disqualifier son adversaire, tout en réduisant les maux de la société à quelques syllabes magiques. Sur la scène politique et intellectuelle, le « wokisme » a même réussi là où la menace de l’#extrême_droite a échoué : la formation d’un « front républicain ». Mais pas n’importe quel front républicain…

      Formellement, les racines du « wokisme » renvoient à l’idée d’« #éveil » aux #injustices, aux #inégalités et autres #discriminations subies par les minorités, qu’elles soient sexuelles, ethniques ou religieuses. Comment cet « éveil » a-t-il mué en une sorte d’#injure_publique constitutive d’une #menace existentielle pour la République ?

      Si le terme « woke » est historiquement lié à la lutte des #Afro-Américains pour les #droits_civiques, il se trouve désormais au cœur de mobilisations d’une jeunesse militante animée par les causes féministes et antiracistes. Ces mobilisations traduisent en acte l’#intersectionnalité théorisée par #Kimberlé_Williams_Crenshaw*, mais le recours à certains procédés ou techniques est perçu comme une atteinte à la #liberté_d’expression (avec les appels à la #censure d’une œuvre, à l’annulation d’une exposition ou d’une représentation, au déboulonnage d’une statue, etc.) ou à l’égalité (avec les « réunions non mixtes choisies et temporaires » restreignant l’accès à celles-ci à certaines catégories de personnes partageant un même problème, une même discrimination). Le débat autour de ces pratiques est complexe et légitime. Mais parler en France du développement d’une « cancel culture » qu’elles sont censées symboliser est abusif, tant elles demeurent extrêmement marginales dans les sphères universitaires et artistiques. Leur nombre comme leur diffusion sont inversement proportionnels à leur écho politico-médiatique. D’où provient ce contraste ou décalage ?

      Une rupture du contrat social

      En réalité, au-delà de la critique/condamnation du phénomène « woke », la crispation radicale qu’il suscite dans l’hexagone puise ses racines dans une absence de volonté politique à prendre au sérieux les demandes d’égalité, de justice, de respect des droits humains. Un défaut d’écoute et de volonté qui se nourrit lui-même d’un mécanisme de déni, à savoir un mécanisme de défense face à une réalité insupportable, difficile à assumer intellectuellement et politiquement.

      D’un côté, une série de rapports publics et d’études universitaires** pointent la prégnance des inégalités et des discriminations à l’embauche, au logement, au contrôle policier ou même à l’école. Non seulement les discriminations sapent le sentiment d’appartenance à la communauté nationale, mais la reproduction des inégalités est en partie liée à la reproduction des discriminations.

      De l’autre, le déni et l’#inaction perdurent face à ces problèmes systémiques. Il n’existe pas de véritable politique publique de lutte contre les discriminations à l’échelle nationale. L’État n’a pas engagé de programme spécifique qui ciblerait des axes prioritaires et se déclinerait aux différents niveaux de l’action publique.

      L’appel à l’« éveil » est un appel à la prise de conscience d’une rupture consommée de notre contrat social. La réalité implacable d’inégalités et de discriminations criantes nourrit en effet une #citoyenneté à plusieurs vitesses qui contredit les termes du récit/#pacte_républicain, celui d’une promesse d’égalité et d’#émancipation.

      Que l’objet si mal identifié que représente le « wokisme » soit fustigé par la droite et l’extrême-droite n’a rien de surprenant : la lutte contre les #logiques_de_domination ne fait partie ni de leur corpus idéologique ni de leur agenda programmatique. En revanche, il est plus significatif qu’une large partie de la gauche se détourne des questions de l’égalité et de la #lutte_contre_les_discriminations, pour mieux se mobiliser contre tout ce qui peut apparaître comme une menace contre un « #universalisme_républicain » aussi abstrait que déconnecté des réalités vécues par cette jeunesse française engagée en faveur de ces causes.

      Les polémiques autour du « wokisme » contribuent ainsi à forger cet arc politique et intellectuel qui atteste la convergence, voire la jonction de deux blocs conservateurs, « de droite » et « de gauche », unis dans un même « front républicain », dans un même déni des maux d’une société d’inégaux.

      https://www.nouvelobs.com/idees/20210928.OBS49202/wokisme-un-front-republicain-contre-l-eveil-aux-injustices.html

      #récit_républicain

    • « Le mot “#woke” a été transformé en instrument d’occultation des discriminations raciales »

      Pour le sociologue #Alain_Policar, le « wokisme » désigne désormais péjorativement ceux qui sont engagés dans des courants politiques qui se réclament pourtant de l’approfondissement des principes démocratiques.

      Faut-il rompre avec le principe de « #color_blindness » (« indifférence à la couleur ») au fondement de l’#égalitarisme_libéral ? Ce principe, rappelons-le, accompagne la philosophie individualiste et contractualiste à laquelle adhèrent les #démocraties. Or, en prenant en considération des pratiques par lesquelles des catégories fondées sur des étiquettes « raciales » subsistent dans les sociétés postcolonialistes, on affirme l’existence d’un ordre politico-juridique au sein duquel la « #race » reste un principe de vision et de division du monde social.

      Comme l’écrit #Stéphane_Troussel, président du conseil départemental de Seine-Saint-Denis, « la République a un problème avec le #corps des individus, elle ne sait que faire de ces #différences_physiques, de ces couleurs multiples, de ces #orientations diverses, parce qu’elle a affirmé que pour traiter chacun et chacune également elle devait être #aveugle » ( Le Monde du 7 avril).

      Dès lors, ignorer cette #réalité, rester indifférent à la #couleur, n’est-ce pas consentir à la perpétuation des injustices ? C’est ce consentement qui s’exprime dans l’opération idéologique d’appropriation d’un mot, « woke », pour le transformer en instrument d’occultation de la réalité des discriminations fondées sur la couleur de peau. Désormais le wokisme désigne péjorativement ceux qui sont engagés dans les luttes antiracistes, féministes, LGBT ou même écologistes. Il ne se caractérise pas par son contenu, mais par sa fonction, à savoir, selon un article récent de l’agrégé de philosophie Valentin Denis sur le site AOC , « stigmatiser des courants politiques souvent incommensurables tout en évitant de se demander ce qu’ils ont à dire . Ces courants politiques, pourtant, ne réclament-ils pas en définitive l’approfondissement des #principes_démocratiques ?

      Une #justice_corrective

      Parmi les moyens de cet approfondissement, l’ affirmative action (« #action_compensatoire »), en tant qu’expression d’une justice corrective fondée sur la #reconnaissance des #torts subis par le passé et, bien souvent, qui restent encore vifs dans le présent, est suspectée de substituer le #multiculturalisme_normatif au #modèle_républicain d’#intégration. Ces mesures correctives seraient, lit-on souvent, une remise en cause radicale du #mérite_individuel. Mais cet argument est extrêmement faible : est-il cohérent d’invoquer la #justice_sociale (dont les antiwokedisent se préoccuper) et, en même temps, de valoriser le #mérite ? L’appréciation de celui-ci n’est-elle pas liée à l’#utilité_sociale accordée à un ensemble de #performances dont la réalisation dépend d’#atouts (en particulier, un milieu familial favorable) distribués de façon moralement arbitraire ? La justice sociale exige, en réalité, que ce qui dépend des circonstances, et non des choix, soit compensé.

      Percevoir et dénoncer les mécanismes qui maintiennent les hiérarchies héritées de l’#ordre_colonial constitue l’étape nécessaire à la reconnaissance du lien entre cet ordre et la persistance d’un #racisme_quotidien. Il est important (même si le concept de « #racisme_systémique », appliqué à nos sociétés contemporaines, est décrit comme une « fable » par certains auteurs, égarés par les passions idéologiques qu’ils dénoncent chez leurs adversaires) d’admettre l’idée que, même si les agents sont dépourvus de #préjugés_racistes, la discrimination fonctionne. En quelque sorte, on peut avoir du #racisme_sans_racistes, comme l’a montré Eduardo Bonilla-Silva dans son livre de 2003, Racism without Racists [Rowman & Littlefield Publishers, non traduit] . Cet auteur avait, en 1997, publié un article canonique sur le #racisme_institutionnel dans lequel il rejetait, en se réclamant du psychiatre et essayiste Frantz Fanon [1925-1961], les approches du racisme « comme une #bizarrerie_mentale, comme une #faille_psychologique » .

      Le reflet de pratiques structurelles

      En fait, les institutions peuvent être racialement oppressives, même sans qu’aucun individu ou aucun groupe ne puisse être tenu pour responsable du tort subi. Cette importante idée avait déjà été exprimée par William E. B. Du Bois dans Pénombre de l’aube. Essai d’autobiographie d’un concept de race (1940, traduit chez Vendémiaire, 2020), ouvrage dans lequel il décrivait le racisme comme un #ordre_structurel, intériorisé par les individus et ne dépendant pas seulement de la mauvaise volonté de quelques-uns. On a pu reprocher à ces analyses d’essentialiser les Blancs, de leur attribuer une sorte de #racisme_ontologique, alors qu’elles mettent au jour les #préjugés produits par l’ignorance ou le déni historique.

      On comprend, par conséquent, qu’il est essentiel de ne pas confondre, d’une part, l’expression des #émotions, de la #colère, du #ressentiment, et, d’autre part, les discriminations, par exemple à l’embauche ou au logement, lesquelles sont le reflet de #pratiques_structurelles concrètes. Le racisme est avant tout un rapport social, un #système_de_domination qui s’exerce sur des groupes racisés par le groupe racisant. Il doit être appréhendé du point de vue de ses effets sur l’ensemble de la société, et non seulement à travers ses expressions les plus violentes.

      #Alexis_de_Tocqueville avait parfaitement décrit cette réalité [dans De la démocratie en Amérique, 1835 et 1840] en évoquant la nécessaire destruction, une fois l’esclavage aboli, de trois préjugés, qu’il disait être « bien plus insaisissables et plus tenaces que lui : le préjugé du maître, le préjugé de race, et enfin le préjugé du Blanc . Et il ajoutait : « J’aperçois l’#esclavage qui recule ; le préjugé qu’il a fait naître est immobile. » Ce #préjugé_de_race était, écrivait-il encore, « plus fort dans les Etats qui ont aboli l’esclavage que dans ceux où il existe encore, et nulle part il ne se montre aussi intolérant que dans les Etats où la servitude a toujours été inconnue . Tocqueville serait-il un militant woke ?

      Note(s) :

      Alain Policar est sociologue au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof). Dernier livre paru : « L’Universalisme en procès » (Le Bord de l’eau, 160p., 16 euros)

      https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/12/28/alain-policar-le-mot-woke-a-ete-transforme-en-instrument-d-occultation-des-d

      #WEB_Du_Bois

      signalé par @colporteur ici :
      https://seenthis.net/messages/941602

    • L’agitation de la chimère « wokisme » ou l’empêchement du débat

      Wokisme est un néologisme malin : employé comme nom, il suggère l’existence d’un mouvement homogène et cohérent, constitué autour d’une prétendue « idéologie woke ». Ou comment stigmatiser des courants politiques progressistes pour mieux détourner le regard des discriminations que ceux-ci dénoncent. D’un point de vue rhétorique, le terme produit une version totalement caricaturée d’un adversaire fantasmé.

      (#paywall)
      https://aoc.media/opinion/2021/11/25/lagitation-de-la-chimere-wokisme-ou-lempechement-du-debat

    • Europe’s War on Woke

      Why elites across the Atlantic are freaking out about the concept of structural racism.

      On my 32nd birthday, I agreed to appear on Répliques, a popular show on the France Culture radio channel hosted by the illustrious Alain Finkielkraut. Now 72 and a household name in France, Finkielkraut is a public intellectual of the variety that exists only on the Left Bank: a child of 1968 who now wears Loro Piana blazers and rails against “la cancel culture.” The other guest that day—January 9, less than 72 hours after the US Capitol insurrection—was Pascal Bruckner, 72, another well-known French writer who’d just published “The Almost Perfect Culprit: The Construction of the White Scapegoat,” his latest of many essays on this theme. Happy birthday to me.

      The topic of our discussion was the only one that interested the French elite in January 2021: not the raging pandemic but “the Franco-American divide,” the Huntington-esque clash of two apparently great civilizations and their respective social models—one “universalist,” one “communitarian”—on the question of race and identity politics. To Finkielkraut, Bruckner, and the establishment they still represent, American writers like me seek to impose a “woke” agenda on an otherwise harmonious, egalitarian society. Americans who argue for social justice are guilty of “cultural imperialism,” of ideological projection—even of bad faith.

      This has become a refrain not merely in France but across Europe. To be sure, the terms of this social-media-fueled debate are unmistakably American; “woke” and “cancel culture” could emerge from no other context. But in the United States, these terms have a particular valence that mostly has to do with the push for racial equality and against systemic racism. In Europe, what is labeled “woke” is often whatever social movement a particular country’s establishment fears the most. This turns out to be an ideal way of discrediting those movements: To call them “woke” is to call them American, and to call them American is to say they don’t apply to Europe.

      In France, “wokeism” came to the fore in response to a recent slew of terror attacks, most notably the gruesome beheading in October 2020 of the schoolteacher Samuel Paty. After years of similar Islamist attacks—notably the massacre at the offices of the newspaper Charlie Hebdo in January 2015 and the ISIS-inspired assaults on the Hypercacher kosher supermarket and the Bataclan concert hall in November 2015—the reaction in France reached a tipping point. Emmanuel Macron’s government had already launched a campaign against what it calls “Islamist separatism,” but Paty’s killing saw a conversation about understandable trauma degenerate into public hysteria. The government launched a full-scale culture war, fomenting its own American-style psychodrama while purporting to do the opposite. Soon its ministers began railing against “islamo-gauchisme” (Islamo-leftism) in universities, Muslim mothers in hijabs chaperoning school field trips, and halal meats in supermarkets.

      But most of all, they began railing against the ideas that, in their view, somehow augmented and abetted these divisions: American-inspired anti-racism and “wokeness.” Macron said it himself in a speech that was widely praised by the French establishment for its alleged nuance: “We have left the intellectual debate to others, to those outside of the Republic, by ideologizing it, sometimes yielding to other academic traditions…. I see certain social science theories entirely imported from the United States.” In October, the French government inaugurated a think tank, the Laboratoire de la République, designed to combat these “woke” theories, which, according to the think tank’s founder, Jean-Michel Blanquer, Macron’s education minister, “led to the rise of Donald Trump.”

      As the apparent emissaries of this pernicious “Anglo-Saxon” identitarian agenda, US journalists covering this moment in France have come under the spotlight, especially when we ask, for instance, what islamo-gauchisme actually means—if indeed it means anything at all. Macron himself has lashed out at foreign journalists, even sending a letter to the editor of the Financial Times rebutting what he saw as an error-ridden op-ed that took a stance he could not bear. “I will not allow anybody to claim that France, or its government, is fostering racism against Muslims,” he wrote. Hence my own invitation to appear on France Culture, a kind of voir dire before the entire nation.

      Finkielkraut began the segment with a tirade against The New York Times and then began discussing US “campus culture,” mentioning Yale’s Tim Barringer and an art history syllabus that no longer includes as many “dead white males.” Eventually I asked how, three days after January 6, we could discuss the United States without mentioning the violent insurrection that had just taken place at the seat of American democracy. Finkielkraut became agitated. “And for you also, [what about] the fact that in the American Congress, Emanuel Cleaver, representative of Missouri, presiding over a new inauguration ceremony, finished by saying the words ‘amen and a-women’?” he asked. “Ça vous dérangez pas?” I said it didn’t bother me in the least, and he got even more agitated. “I don’t understand what you say, James McAuley, because cancel culture exists! It exists!”

      The man knew what he was talking about: Three days after our conversation, Finkielkraut was dropped from a regular gig at France’s LCI television for defending his old pal Olivier Duhamel of Sciences Po, who was embroiled in a pedophilia scandal that had taken France by storm. Duhamel was accused by his stepdaughter, Camille Kouchener, of raping her twin brother when the two were in their early teens. Finkielkraut speculated that there may have been consent between the two parties, and, in any case, a 14-year-old was “not the same thing” as a child.

      I tell this story because it is a useful encapsulation of France’s—and Europe’s—war on woke, a conflict that has assumed various forms in different national contexts but that still grips the continent. On one level, there is a certain comedy to it: The self-professed classical liberal turns out to be an apologist for child molestation. In fact, the anti-woke comedy is now quite literally being written and directed by actual comedians who, on this one issue, seem incapable of anything but earnestness. John Cleese, 81, the face of Monty Python and a public supporter of Brexit, has announced that he will be directing a forthcoming documentary series on Britain’s Channel 4 titled Cancel Me, which will feature extensive interviews with people who have been “canceled”—although no one connected with the show has specified what exactly the word means.

      Indeed, the terms of this debate are an insult to collective intelligence. But if we must use them, we need to understand an important distinction between what is called “cancel culture” and what is called “woke.” The former has been around much longer and refers to tactics that are used across the political spectrum, but historically by those on the right. “Cancel culture” is not the result of an increased awareness of racial disparities or a greater commitment to social justice broadly conceived—both of which are more urgent than ever—but rather a terrible and inevitable consequence of life with the Internet. Hardly anyone can support “cancel culture” in good faith, and yet it is never sufficiently condemned, because people call out such tactics only when their political opponents use them, never when their allies do. “Woke,” on the other hand, does not necessarily imply public shaming; it merely signifies a shift in perspective and perhaps a change in behavior. Carelessly equating the two is a convenient way to brand social justice activism as inherently illiberal—and to silence long-overdue conversations about race and inequality that far too many otherwise reasonable people find personally threatening.

      But Europe is not America, and in Europe there have been far fewer incidents that could be construed as “cancellations”—again, I feel stupid even using the word—than in the United States. “Wokeism” is really a phenomenon of the Anglosphere, and with the exception of the United Kingdom, the social justice movement has gained far less traction in Europe than it has in US cultural institutions—newspapers, universities, museums, and foundations. In terms of race and identity, many European cultural institutions would have been seen as woefully behind the times by their US counterparts even before the so-called “great awokening.” Yet Europe has gone fully anti-woke, even without much wokeness to fight.

      So much of Europe’s anti-woke movement has focused on opposing and attempting to refute allegations of “institutional” or “structural” racism. Yet despite the 20th-century continental origins of structuralism (especially in France) as a mode of social analysis—not to mention the Francophone writers who have shaped the way American thinkers conceive of race—many European elites dismiss these critiques as unwelcome intrusions into the public discourse that project the preoccupations of a nation built on slavery (and thus understandably obsessed with race) onto societies that are vastly different. Europe, they insist, has a different history, one in which race—especially in the form of the simple binary opposition of Black and white—plays a less central role. There is, of course, some truth to this rejoinder: Different countries do indeed have different histories and different debates. But when Europeans accuse their American critics of projection, they do so not to point out the very real divergences in the US and European discussions and even conceptions of race and racism. Rather, the charge is typically meant to stifle the discussion altogether—even when that discussion is being led by European citizens describing their own lived experiences.

      France, where I reside, proudly sees itself as a “universalist” republic of equal citizens that officially recognizes no differences among them. Indeed, since 1978, it has been illegal to collect statistics on race, ethnicity, or religion—a policy that is largely a response to what happened during the Second World War, when authorities singled out Jewish citizens to be deported to Nazi concentration camps. The French view is that such categories should play no role in public life, that the only community that counts is the national community. To be anti-woke, then, is to be seen as a discerning thinker, one who can rise above crude, reductive identity categories.

      The reality of daily life in France is anything but universalist. The French state does indeed make racial distinctions among citizens, particularly in the realm of policing. The prevalence of police identity checks in France, which stem from a 1993 law intended to curb illegal immigration, is a perennial source of controversy. They disproportionately target Black and Arab men, which is one reason the killing of George Floyd resonated so strongly here. Last summer I spoke to Jacques Toubon, a former conservative politician who was then serving as the French government’s civil liberties ombudsman (he is now retired). Toubon was honest in his assessment: “Our thesis, our values, our rules—constitutional, etc.—they are universalist,” he said. “They do not recognize difference. But there is a tension between this and the reality.”

      One of the most jarring examples of this tension came in November 2020, when Sarah El Haïry, Macron’s youth minister, traveled to Poitiers to discuss the question of religion in society at a local high school. By and large, the students—many of whom were people of color—asked very thoughtful questions. One of them, Emilie, 16, said that she didn’t see the recognition of religious or ethnic differences as divisive. “Just because you are a Christian or a Muslim does not represent a threat to society,” she said. “For me, diversity is an opportunity.” These and similar remarks did not sit well with El Haïry, who nonetheless kept her cool until another student asked about police brutality. At that point, El Haïry got up from her chair and interrupted the student. “You have to love the police, because they are there to protect us on a daily basis,” she said. “They cannot be racist because they are republican!”

      For El Haïry, to question such assumptions would be to question something foundational and profound about the way France understands itself. The problem is that more and more French citizens are doing just that, especially young people like the students in Poitiers, and the government seems utterly incapable of responding.

      Although there is no official data to this effect—again, because of universalist ideology—France is estimated to be the most ethnically diverse society in Western Europe. It is home to large North African, West African, Southeast Asian, and Caribbean populations, and it has the largest Muslim and Jewish communities on the continent. By any objective measure, that makes France a multicultural society—but this reality apparently cannot be admitted or understood.

      Macron, who has done far more than any previous French president to recognize the lived experiences and historical traumas of various minority groups, seems to be aware of this blind spot, but he stops short of acknowledging it. Earlier this year, I attended a roundtable discussion with Macron and a small group of other Anglophone correspondents. One thing he said during that interview has stuck with me: “Universalism is not, in my eyes, a doctrine of assimilation—not at all. It is not the negation of differences…. I believe in plurality in universalism, but that is to say, whatever our differences, our citizenship makes us build a universal together.” This is simply the definition of a multicultural society, an outline of the Anglo-Saxon social model otherwise so despised in France.

      Europe’s reaction to the brutal killing of George Floyd in may 2020 was fascinating to observe. The initial shock at the terrifyingly mundane horrors of US life quickly gave way to protest movements that decried police brutality and the unaddressed legacy of Europe’s colonial past. This was when the question of structural racism entered the conversation. In Britain, Prime Minister Boris Johnson responded to the massive protests throughout the country by establishing the Commission on Race and Ethnic Disparities, an independent group charged with investigating the reality of discrimination and coming up with proposals for rectifying racial disparities in public institutions. The commission’s report, published in April 2021, heralded Britain as “a model for other White-majority countries” on racial issues and devoted three pages to the problems with the language of “structural racism.”

      One big problem with this language, the report implied, is that “structural racism” is a feeling, and feelings are not facts. “References to ‘systemic’, ‘institutional’ or ‘structural racism’ may relate to specific processes which can be identified, but they can also relate to the feeling described by many ethnic minorities of ‘not belonging,’” the report said. “There is certainly a class of actions, behaviours and incidents at the organisational level which cause ethnic minorities to lack a sense of belonging. This is often informally expressed as feeling ‘othered.’” But even that modest concession was immediately qualified. “However, as with hate incidents, this can have a highly subjective dimension for those tasked with investigating the claim.” Finally, the report concluded, the terms in question were inherently extreme. “Terms like ‘structural racism’ have roots in a critique of capitalism, which states that racism is inextricably linked to capitalism. So by that definition, until that system is abolished racism will flourish.”

      The effect of these language games is simply to limit the terms available to describe a phenomenon that indeed exists. Because structural racism is not some progressive shibboleth: It kills people, which need not be controversial or even political to admit. For one recent example in the UK, look no further than Covid-19 deaths. The nation’s Office for National Statistics concluded that Black citizens were more than four times as likely to die of Covid as white citizens, while British citizens of Bangladeshi and Pakistani heritage were more than three times as likely to die. These disparities were present even among health workers directly employed by the state: Of the National Health Service clinical staff who succumbed to the virus, a staggering 60 percent were “BAME”—Black, Asian, or minority ethnic, a term that the government’s report deemed “no longer helpful” and “demeaning.” Beyond Covid-19, reports show that Black British women are more than four times as likely to die in pregnancy or childbirth as their white counterparts; British women of an Asian ethnic background die at twice the rate of white women.

      In the countries of Europe as in the United States, the battle over “woke” ideas is also a battle over each nation’s history—how it is written, how it is taught, how it is understood.

      Perhaps nowhere is this more acutely felt than in Britain, where the inescapable legacy of empire has become the center of an increasingly acrimonious public debate. Of particular note has been the furor over how to think about Winston Churchill, who remains something of a national avatar. In September, the Winston Churchill Memorial Trust renamed itself the Churchill Fellowship, removed certain pictures of the former prime minister from its website, and seemed to distance itself from its namesake. “Many of his views on race are widely seen as unacceptable today, a view that we share,” the Churchill Fellowship declared. This followed the November 2020 decision by Britain’s beloved National Trust, which operates an extensive network of stately homes throughout the country, to demarcate about 100 properties with explicit ties to slavery and colonialism.

      These moves elicited the ire of many conservatives, including the prime minister. “We need to focus on addressing the present and not attempt to rewrite the past and get sucked into the never-ending debate about which well-known historical figures are sufficiently pure or politically correct to remain in public view,” Johnson’s spokesman said in response to the Churchill brouhaha. But for Hilary McGrady, the head of the National Trust, “the genie is out of the bottle in terms of people wanting to understand where wealth came from,” she told London’s Evening Standard. McGrady justified the trust’s decision by saying that as public sensibilities change, so too must institutions. “One thing that possibly has changed is there may be things people find offensive, and we have to be sensitive about that.”

      A fierce countermovement to these institutional changes has already emerged. In the words of David Abulafia, 71, an acclaimed historian of the Mediterranean at Cambridge University and one of the principal architects of this countermovement, “We can never surrender to the woke witch hunt against our island story.”

      This was the actual title of an op-ed by Abulafia that the Daily Mail published in early September, which attacked “today’s woke zealots” who “exploit history as an instrument of propaganda—and as a means of bullying the rest of us.” The piece also announced the History Reclaimed initiative, of which Abulafia is a cofounder: a new online platform run by a board of frustrated British historians who seek to “provide context, explanation and balance in a debate in which condemnation is too often preferred to understanding.” As a historian myself, I should say that I greatly admire Abulafia’s work, particularly its wide-ranging synthesis and its literary quality, neither of which is easy to achieve and both of which have been models for me in my own work. Which is why I was surprised to find a piece by him in the Daily Mail, a right-wing tabloid not exactly known for academic rigor. When I spoke with Abulafia about it, he seemed a little embarrassed. “It’s basically an interview that they turn into text and then send back to you,” he told me. “Some of the sentences have been generated by the Daily Mail.”

      As in the United States, the UK’s Black Lives Matter protests led to the toppling of statues, including the one in downtown Bristol of Edward Colston, a 17th-century merchant whose wealth derived in part from his active involvement in the slave trade. Abulafia told me he prefers a “retain and explain” approach, which means keeping such statues in place but adding context to them when necessary. I asked him about the public presentation of statues and whether by their very prominence they command an implicit honor and respect. He seemed unconvinced. “You look at statues and you’re not particularly aware of what they show,” he said.

      “What do you do about Simon de Montfort?” Abulafia continued. “He is commemorated at Parliament, and he did manage to rein in the power of monarchy. But he was also responsible for some horrific pogroms against the Jews. Everyone has a different perspective on these people. It seems to me that what we have to say is that human beings are complex; we often have contradictory ideas, mishmash that goes in any number of different directions. Churchill defeated the Nazis, but lower down the page one might mention that he held views on race that are not our own. Maintaining that sense of proportion is important.”

      All of these are reasonable points, but what I still don’t understand is why history as it was understood by a previous generation must be the history understood by future generations. Statues are not history; they are interpretations of history created at a certain moment in time. Historians rebuke previous interpretations of the past on the page all the time; we rewrite accounts of well-known events according to our own contemporary perspectives and biases. What is so sacred about a statue?

      I asked Abulafia why all of this felt so personal to him, because it doesn’t feel that way to me. He replied, “I think there’s an element of this: There is a feeling that younger scholars might be disadvantaged if they don’t support particular views of the past. I can think of examples of younger scholars who’ve been very careful on this issue, who are not really taking sides on that issue.” But I am exactly such a younger scholar, and no one has ever forced me to uphold a certain opinion, either at Harvard or at Oxford. For Abulafia, however, this is a terrifying moment. “One of the things that really worries me about this whole business is the lack of opportunities for debate.”

      Whatever one thinks of “woke” purity tests, it cannot be argued in good faith that the loudest European voices on the anti-woke side of the argument are really interested in “debate.” In France especially, the anti-woke moment has become particularly toxic because its culture warriors—on both the right and the left—have succeeded in associating “le wokeisme” with defenses of Islamist terrorism. Without question, France has faced the brunt of terrorist violence in Europe in recent years: Since 2015, more than 260 people have been killed in a series of attacks, shaking the confidence of all of us who live here. The worst year was 2015, flanked as it was by the Charlie Hebdo and Bataclan concert hall attacks. But something changed after Paty’s brutal murder in 2020. After a long, miserable year of Covid lockdowns, the French elite—politicians and press alike—began looking for something to blame. And so “wokeness” was denounced as an apology for terrorist violence; in the view of the French establishment, to emphasize identity politics was to sow the social fractures that led to Paty’s beheading. “Wokeness” became complicit in the crime, while freedom of expression was reserved for supporters of the French establishment.

      The irony is fairly clear: Those who purported to detest American psychodramas about race and social justice had to rely on—and, in fact, to import—the tools of an American culture war to battle what they felt threatened by in their own country. In the case of Paty’s murder and its aftermath, there was another glaring irony, this time about the values so allegedly dear to the anti-woke contingent. The middle school teacher, who was targeted by a Chechen asylum seeker because he had shown cartoons of the prophet Muhammad as part of a civics lesson about free speech, was immediately lionized as an avatar for the freedom of expression, which the French government quite rightly championed as a value it would always protect. “I will always defend in my country the freedom to speak, to write, to think, to draw,” Macron told Al Jazeera shortly after Paty’s killing. This would have been reassuring had it not been completely disingenuous: Shortly thereafter, Macron presided over a crackdown on “islamo-gauchisme” in French universities, a term his ministers used with an entirely straight face. If there is a single paradox that describes French cultural life in 2021, it is this: “Islamophobia” is a word one is supposed to avoid, but “Islamo-leftism” is a phenomenon one is expected to condemn.

      Hundreds of academics—including at the Centre National de la Recherche Scientifique, France’s most prestigious research body—attacked the government’s crusade against an undefined set of ideas that were somehow complicit in the Islamist terror attacks that had rocked the country. Newspapers like Le Monde came out against the targeting of “islamo-gauchisme,” and there were weeks of tedious newspaper polemics about whether the term harks back to the “Judeo-Bolshevism” of the 1930s (of course it does) or whether it describes a real phenomenon. In any case, the Macron government backtracked in the face of prolonged ridicule. But the trauma of the terror attacks and the emotional hysteria they unleashed will linger: France has also reconfigured its commitment to laïcité, the secularism that the French treat as an unknowable philosophical ideal but that is actually just the freedom to believe or not to believe as each citizen sees fit. Laïcité has become a weapon in the culture war, instrumentalized in the fight against an enemy that the French government assures its critics is radical Islamism but increasingly looks like ordinary Islam.

      The issue of the veil is infamously one of the most polarizing and violent in French public debate. The dominant French view is a function of universalist ideology, which holds that the veil is a symbol of religious oppression; it cannot be worn by choice. A law passed in 2004 prohibits the veil from being worn in high schools, and a separate 2010 law bans the face-covering niqab from being worn anywhere in public, on the grounds that “in free and democratic societies…o exchange between people, no social life is possible, in public space, without reciprocity of look and visibility: people meet and establish relationships with their faces uncovered.” (Needless to say, this republican value was more than slightly complicated by the imposition of a mask mandate during the 2020 pandemic.)

      In any case, when Muslim women wear the veil in public, which is their legal right and in no way a violation of laïcité, they come under attack. In 2019, for instance, then–Health Minister Agnès Buzyn—who is now being investigated for mismanaging the early days of the pandemic—decried the marketing of a runner’s hijab by the French sportswear brand Decathlon, because of the “communitarian” threat it apparently posed to universalism. “I would have preferred a French brand not to promote the veil,” Buzyn said. Likewise, Jean-Michel Blanquer, France’s education minister, conceded that although it was technically legal for mothers to wear head scarves, he wanted to avoid allowing them to chaperone school trips “as much as possible.”

      Nicolas Cadène, the former head of France’s national Observatory of Secularism—a laïcité watchdog, in other words—was constantly criticized by members of the French government for being too “soft” on Muslim communal organizations, with whose leaders he regularly met. Earlier this year, the observatory that Cadène ran was overhauled and replaced with a new commission that took a harder line. He remarked to me, “You have political elites and intellectuals who belong to a closed society—it’s very homogeneous—and who are not well-informed about the reality of society. These are people who in their daily lives are not in contact with those who come from diverse backgrounds. There is a lack of diversity in that elite. France is not the white man—there is a false vision [among] our elites about what France is—but they are afraid of this diversity. They see it as a threat to their reality.”

      As in the United States, there is a certain pathos in the European war on woke, especially in the battalion of crusaders who belong to Cleese and Finkielkraut’s generation. For them, “wokeism” —a term that has no clear meaning and that each would probably define differently—is a personal affront. They see the debate as being somehow about them. The British politician Enoch Powell famously said that all political lives end in failure. A corollary might be that all cultural careers end in irrelevance, a reality that so many of these characters refuse to accept, but that eventually comes for us all—if we are lucky. For many on both sides of the Atlantic, being aggressively anti-woke is a last-ditch attempt at mattering, which is the genuinely pathetic part. But it is difficult to feel pity for those in that camp, because their reflex is, inescapably, an outgrowth of entitlement: To resent new voices taking over is to believe that you always deserve a microphone. The truth is that no one does.

      https://www.thenation.com/article/world/woke-europe-structural-racism

  • Des autodafés et des bonnes intentions … Benedikt ARDEN
    https://www.legrandsoir.info/des-autodafes-et-des-bonnes-intentions.html

    Ça a fait un badbuzz monumental et qui a résonné bien au-delà du pays. Près de 5000 livres jeunesse ont été retirés des bibliothèques de 30 écoles francophones d’Ontario pour servir de combustible à des cérémonies symboliques d’intérêts « éducatifs », dans le cadre de la réconciliation entre peuples autochtones et non autochtones du Canada.

    Au centre de cette controverse, Suzy Kies, présentée comme une gardienne du savoir autochtone et accessoirement coprésidente de la Commission des peuples autochtones du Parti libéral du Canada. Celle-ci souligne que cette « cérémonie » a pour but d’enterrer « les cendres du racisme, de la discrimination et des stéréotypes dans l’espoir que nous grandirons dans un pays inclusif où tous pourront vivre en prospérité et en sécurité ». Le feu ayant pour objet d’engendrer l’engrais d’implantation d’un arbre et ainsi « tourner du négatif en positif ».

    Sans tenir compte du fait autrement plus symbolique de brûler des livres, qui ne va pas sans rappeler une époque que les Allemands aimeraient bien oublier, ce scandale est surtout lié aux critères douteux de cette sélection et surtout par la lecture particulièrement décontextualisée des œuvres choisies par ce fameux comité. Pour qu’un livre fasse partie du bûcher, à peu près toutes les raisons y sont passées. Des termes et appellations d’une autre époque, à la non-historicité des représentations en passant par la sexualisation des dessins, toutes les cases ont été cochées. Sans faire grand cas du format (bande dessinée et histoire pour enfants) ou des contextes historiques, les membres du comité n’ont même pas tenu compte des intentions des auteur(e)s et ont même reproché à des BD les propos de ses antagonistes[1]. En somme, ce comité de relecture cherchait des stéréotypes et des expressions anachroniques et les a trouvés là exactement où ils devaient en trouver, c’est-à-dire dans les livres de notre enfance.

    Évidemment, la chasse aux préjugés et aux stéréotypes ne s’est pas limitée aux BD, mais s’est aussi attaquée aux livres qui traitent des Premières Nations en général, mais qui n’ont pas été écrits ou révisé par des Autochtones « pure souche » ou des œuvres qui sont qualifiés « d’appropriations culturelles », ce qui est assez ironique quand on sait que madame Suzy Kies se présente comme une Abénakis d’Odanak alors qu’elle ne fait visiblement pas partie de cette communauté. Le fait d’avoir adopté la culture abénakis n’est pas une pratique que je condamne, tant s’en faut, mais quand on brûle les livres des auteur(e)s qui font briller cette culture au nom de l’appropriation culturelle, on devrait faire attention à ne pas parler au nom d’une communauté dont on s’approprie le nom ! D’autant plus que, comme commente l’ethnologue huronne-wendat Isabelle Picard, à propos des autodafés dans la culture autochtone, « C’est bien peu connaitre nos cérémonies et en avoir peu de respect ».

    Comme vous le constatez, l’événement parle de lui-même et ils sont assez rares à défendre ce qu’il faut bien appeler un « dérapage woke ». Je déteste réellement cette expression (woke), puisqu’il est employé à tort et à travers par la droite, mais ici je vais faire une exception, car l’expression est désormais connue et je ne souhaite pas mettre de gants blancs, même si on devrait plutôt parler de progressisme postmoderne pour parler de ce courant. Toutefois, peu importe le nom qu’on lui donne, on ne peut que constater que ce courant atteint dorénavant des sommets en termes de dérapage. Celui-ci en vient même à avoir des impacts négatifs bien réels sur l’image que se fait la majorité des gens des minorités et des Premières Nations, puisque ces dérapages engendrent objectivement beaucoup plus de préjugés que la seule lecture de Pocahontas ou de Tintin en Amérique !

    Néanmoins, la source du problème n’est pourtant pas issue des thèses les plus problématiques des plus controversés chercheurs/chercheuses postmodernes et encore moins des demandes de respects et d’égalité des groupes minoritaires et immigrants, mais bien de la popularisation d’un corpus doctrinal ouvertement irrationnel et qui est actuellement en phase accrue de radicalisation.

    Comme le mentionne Pierre Valentin dans son étude sur le courant « Woke » : https://www.fondapol.org/etude/lideologie-woke-1-anatomie-du-wokisme

    Le mouvement woke repose sur une approche postmoderne du savoir caractérisée par « un scepticisme radical quant à la possibilité d’obtenir une connaissance ou une vérité objective. »

    C’est pour cette raison que les courants postmodernistes se détachent à ce point des autres doctrines issues des Lumières et de l’universalisme. Pour ces derniers, il existe bien évidemment des dominants et des dominés ainsi que des systèmes qui provoques ces dominations, mais leur recherche de la justice passe par des connaissances objectives et des principes universels, alors que les postmodernistes rejettent carrément ces notions pour se centrer sur le ressenti des individus.

    Le philosophe Michel Foucault justifiait cette vision du monde en ces termes :

    [...] Il faut admettre que le pouvoir produit du savoir ; que pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre ; qu’il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir.[2]

    Autrement dit, le savoir issu des progrès de la connaissance serait en réalité une expression du pouvoir (des dominants), d’où ce scepticisme si radical quant à la possibilité de produire des connaissances objective.

    Ces idées en provenance de ce que les universitaires américains appelaient la « French Theory » https://fr.wikipedia.org/wiki/French_Theory ont eu leur part de pertinence à gauche, notamment dans les années 70, à l’époque où certains penseurs avaient tendance à effectivement tout ramener à la rationalité économique. Y compris les aspects qui ne s’y collent pas complètement. Notamment en ce qui touche le féminisme et le nationalisme de libération, qui ont des aspects culturels forts.

    Aujourd’hui ce courant de pensée tombe dans des excès inverses. Jusqu’à prétendre que la subjectivité des individus devrait être considérée comme un fait normatif et devrait être traitée comme tel. C’est-à-dire de manière politique. Dès lors c’est le « sentiment d’injustice » et non le système qui provoque ces injustices qui devient le centre des préoccupations « woke ». On en arrive donc à des absurdités comme de voir des bourgeois de la haute société qui se la jouent victime puisque, autiste, femme, homosexuel, noir, etc., alors qu’ils sont objectivement des dominants de par leur statut social ou bien ces histoires de langues et de symbole, à des années lumières de ce qui provoque concrètement la #marginalisation des minorités que l’on souhaite émanciper.

    Pour eux, le fait essentiel n’est donc pas l’injustice ou la réalité de l’oppression, mais le ressenti de celle-ci, ce qui fait que la sécurisation des catégories de gens jugés opprimés passe bien avant la lutte contre le système qui engendre les discriminations[3]. C’est pour cette raison qu’il n’est pas contradictoire pour un « woke » de propager les pires généralisations sur les groupes dits dominants et, en revanche, de ne rien tolérer de ce qui touche (ou qui pourrait toucher) ceux qualifiés de dominés. Même si dans les faits les définitions de ces groupes sont toutes sauf scientifiques (surtout pour ce qui est des soit distantes races) et que les discriminations décriées sont pratiquement toujours #intersectionnelles [4]. Tout ce qui compte c’est l’état d’esprit du moment et de ce que l’on qualifie d’acceptable à l’instant T.

    Comme je l’ai évoqué précédemment, cette pensée est en perpétuel mouvement et n’est pas limitée par le savoir objectif, alors ce qui est « acceptable » aujourd’hui ne le sera pas nécessairement demain. Un livre du 19e siècle comme « Nord contre Sud » (Jules Verne) dénonçant l’esclavage, mais qui utilise les termes de son époque sera inévitablement mis un jour à l’index, puisqu’il utilise le mot en « N » et utilise des stéréotypes. Je l’affirme, car c’est à peu près ce qui s’est passé pour la peinture « Life of Washington » https://www.monde-diplomatique.fr/2019/08/HALIMI/60163 , qui est une peinture dénonçant l’esclavage, mais qui fut éliminé du lycée George Washington, parce que jugé raciste ! On en vient à censurer le fond en raison de la forme, puisque ce qui est recherché n’est pas la dénonciation de l’injustice, mais le #maternage de population que l’on souhaite protéger de la société par l’illusion et le #subterfuge (« les safes spaces »).

    C’est probablement cet état d’esprit qui guide les choix des militantes comme Suzy Kies. Un livre comme Tintin en Amérique (1932) ne sera donc pas jugé sur son contenu (somme tout positif envers les Premières Nations, si nous tenons compte de l’époque), mais sur l’usage de termes et d’illustrations désormais jugés offensants. La question de l’appropriation culturelle et des déguisements ne sera pas non plus jugée sur la base de principes universels, mais sur la seule sensibilité des personnes touchées, même si celles-ci ne font pas partie de ces communautés d’après leurs propres principes.

    Disons-le tout net, le « wokisme » est en phase de désintégration et ses propres contradictions sont en train de détruire le mouvement de l’intérieur, alors il n’est nul besoin d’en faire des tonnes sur les scandales estivaux et autres faits divers. Non, le problème réside dans l’effet « backslash » qui profite à la droite et surtout à l’extrême droite, puisqu’elles se donnent de la légitimité sur leurs dérapages tout en récupérant des concepts qu’elle méprise, comme l’universalisme et l’antiracisme.

    Non, il n’est pas normal que le racialisme de la soi-disant « théorie critique de la race » (entre autres exemples) soit uniquement et hypocritement dénoncé que par les réactionnaires. Je sais qu’il est parfois difficile de critiquer son propre camp, sans se faire malmener par les adeptes de ces idées. Néanmoins, cela reste absolument nécessaire pour la salubrité idéologique des organisations progressistes, en plus de les aider à rester en phase avec les masses laborieuses qui ne suivent pas ce genre d’évolution sociétale (du moins, pas à cette vitesse).

    Rappelons que les principes du socialisme ont pris du galon en 150 ans et si moi-même je ne suis rien, j’hérite de siècles d’universalisme et de science, alors j’ai moins besoin de me référer à mon propre ressenti et à mes intérêts individuels, pour juger une situation, que d’une grille d’analyse doctrinale efficace et de connaissances scientifiques solides. Est-ce que quelque chose est juste ou vrai ? Et surtout, est-ce que ça l’est pour tous les humains et dans tous les cas ? Voici le genre de questions qui doivent prédéterminer un avis éclairé et minimalement objectif.

    Brûler des livres ou recycler les pseudosciences, parce que ça serait sécurisant pour certains, n’est pas acceptable éthiquement et ne change de toute façon rien aux problèmes concrets vécus par les populations marginalisées. Les bulles de protection ne sont que des illusions qui nuisent au véritable combat pour l’émancipation, puisqu’il ne s’agit que d’une version 2.0 de la bonne vielle « opium du peuple », toujours aussi dommageable qu’auparavant.

    La vérité et la justice sont des concepts vaste et parfois flou, je l’admets sans problème, mais ils sont aussi porteurs d’objectivité et d’universalisme. S’il y a parfaitement lieu de traiter respectueusement les victimes systémiques de nos sociétés et d’adapter notre démarche en conséquence, il faut savoir se garder de catégoriser les humains dans des cases identitaires et ainsi leur présumer des caractères négatifs comme positifs, puisque le genre humain est équitablement dosé en défaut comme en qualité, peu importe les catégories duquel on parle[5].

    Reste à ce que le genre humain soit équitablement dosé en droit et justice sociale, car c’est bien par cette voie que nous éliminerons les stéréotypes et les préjugés et certainement pas en cachant ou en brulant les souvenirs du passé !

    Benedikt Arden, septembre 2021

    [1] C’est un peu comme si on reprochait à George Lukas, dans la première trilogie Star Wars, de ne pas avoir donné assez de place à la diversité dans les rangs de l’empire, alors que l’esthétique de celle-ci est directement calquée sur le 3e Reich (tous des hommes blancs), dans l’objectif plus qu’évident de créer un contraste avec les rebelles, qui eux sont mixtes (hommes, femmes, aliens, etc.).

    [2] Cité depuis l’étude « L’idéologie woke. Anatomie du wokisme (1) »

    [3] L’exemple typique est le concept de « pauvrophobie » ou de « classisme » qui entend protéger les pauvres des préjugés des riches, alors que c’est la conscience de classe, résultante de ce « classisme », qui est à l’origine de la lutte des classes, donc de l’émancipation des pauvres.

    [4] Les gens faisant partie d’une catégorie de dominés font généralement partie d’une des catégories dominantes et sont donc à la fois dominés et dominants. La réalité est plus complexe que les slogans.

    [5] Je parle ici des catégories identitaires et non pas des classes sociales, puisque celles-ci sont productrices d’intérêt de classe, donc de croyances idéologiques affiliées à ces classes.

    #wokisme #woke #dérapage #autodafé #discriminations #stéréotypes #racisme #index #école #catholiques #écoles_catholiques #bucher #purification #fanatisme #violence #épuration des #bibliothéques pour #enfants #asterix #tintin #stéréotypes #suzy_kies #Lucky_Luke #Ontario #badbuzz

  • The Man Behind Critical Race Theory | The New Yorker
    https://www.newyorker.com/magazine/2021/09/20/the-man-behind-critical-race-theory

    Bell spent the second half of his career as an academic and, over time, he came to recognize that other decisions in landmark civil-rights cases were of limited practical impact. He drew an unsettling conclusion: racism is so deeply rooted in the makeup of American society that it has been able to reassert itself after each successive wave of reform aimed at eliminating it. Racism, he began to argue, is permanent. His ideas proved foundational to a body of thought that, in the nineteen-eighties, came to be known as critical race theory. After more than a quarter of a century, there is an extensive academic field of literature cataloguing C.R.T.’s insights into the contradictions of antidiscrimination law and the complexities of legal advocacy for social justice.

    For the past several months, however, conservatives have been waging war on a wide-ranging set of claims that they wrongly ascribe to critical race theory, while barely mentioning the body of scholarship behind it or even Bell’s name. As Christopher F. Rufo, an activist who launched the recent crusade, said on Twitter, the goal from the start was to distort the idea into an absurdist touchstone. “We have successfully frozen their brand—‘critical race theory’—into the public conversation and are steadily driving up negative perceptions. We will eventually turn it toxic, as we put all of the various cultural insanities under that brand category,” he wrote. Accordingly, C.R.T. has been defined as Black-supremacist racism, false history, and the terrible apotheosis of wokeness. Patricia Williams, one of the key scholars of the C.R.T. canon, refers to the ongoing mischaracterization as “definitional theft.”

    Republican lawmakers, however, have been swift to take advantage of the controversy. In June, Governor Greg Abbott, of Texas, signed a bill that restricts teaching about race in the state’s public schools. Oklahoma, Tennessee, Idaho, Iowa, New Hampshire, South Carolina, and Arizona have introduced similar legislation. But in all the outrage and reaction is an unwitting validation of the very arguments that Bell made. Last year, after the murder of George Floyd, Americans started confronting the genealogy of racism in this country in such large numbers that the moment was referred to as a reckoning. Bell, who died in 2011, at the age of eighty, would have been less focussed on the fact that white politicians responded to that reckoning by curtailing discussions of race in public schools than that they did so in conjunction with a larger effort to shore up the political structures that disadvantage African Americans.

    The historians Mary L. Dudziak, Carol Anderson, and Penny Von Eschen, among others, later substantiated Bell’s point, arguing that America’s racial problems were particularly disruptive to diplomatic relations with India and the African states emerging from colonialism, which were subject to pitched competition for their allegiance from the superpowers. The civil-rights movement’s victories, Bell argued, were not a sign of moral maturation in white America but a reflection of its geopolitical pragmatism. For people who’d been inspired by the idea of the movement as a triumph of conscience, these arguments were deeply unsettling.

    Crenshaw contributed what became one of the best-known elements of C.R.T. in 1989, when she published an article in the University of Chicago Legal Forum titled “Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics.” Her central argument, about “intersectionality”—the way in which people who belong to more than one marginalized community can be overlooked by antidiscrimination law—was a distillation of the kinds of problems that C.R.T. addressed. These were problems that could not have been seen clearly unless there had been a civil-rights movement, but for which liberalism had no ready answer because, in large part, it had never really considered them. Her ideas about intersectionality as a legal blind spot now regularly feature in analyses not only of public policy but of literature, sociology, and history.

    As C.R.T. began to take shape, Bell became more deeply involved in an ongoing push to diversify the Harvard law-school faculty. In 1990, he announced that he would take an unpaid leave to protest the fact that Harvard Law had never granted tenure to a Black woman. Since Bell’s hiring, almost twenty years earlier, a few other Black men had joined the faculty, including Randall Kennedy and Charles Ogletree, in 1984 and 1989. But Bell, cajoled by younger feminist legal scholars, Crenshaw among them, came to recognize the unique burdens that went with being both Black and female.

    That April, Bell spoke at a rally on campus, where he was introduced by the twenty-eight-year-old president of the Harvard Law Review, Barack Obama. In his comments, Obama said that Bell’s “scholarship has opened up new vistas and new horizons and changed the standards of what legal writing is about.” Bell told the crowd, “To be candid, I cannot afford a year or more without my law-school salary. But I cannot continue to urge students to take risks for what they believe if I do not practice my own precepts.”

    In 1991, Bell accepted a visiting professorship at the N.Y.U. law school, extended by John Sexton, the dean and a former student of Bell’s. Harvard did not hire a Black woman and, in the third year of his protest, Bell refused to return, ending his tenure at the university. In 1998, Lani Guinier became the first woman of color to be given tenure at the law school.

    The 2008 election of Barack Obama to the Presidency, which inherently represented a validation of the civil-rights movement, seemed like a refutation of Bell’s arguments. I knew Bell casually by that point—in 2001, I had interviewed him for an article on the L.D.F.’s legacy, and we had kept in touch. In August of 2008, during an e-mail exchange about James Baldwin’s birthday, our discussion turned to Obama’s campaign. He suggested that Baldwin might have found the Senator too reticent and too moderate on matters of race. Bell himself was not much more encouraged. He wrote, “We can recognize this campaign as a significant moment like the civil rights protests, the 1963 March for Jobs and Justice in D.C., the Brown decision, so many more great moments that in retrospect promised much and, in the end, signified nothing except that the hostility and alienation toward black people continues in forms that frustrate thoughtful blacks and place the country ever closer to its premature demise.”

    #Derrick_Bell #Critical_race_theory #Intersectionalité

  • Pierre Bourdieu, nous sommes déterminés, mais sommes-nous libres ?
    https://www.franceinter.fr/emissions/intelligence-service/intelligence-service-19-decembre-2020

    Excellent et stimulant portrait par Jean Lebrun avec des archives et Philippe Raynaud. Ça parle un peu #intersectionnalité à la fin avec Gisèle Sapiro. Et se détermine par cette phrase de Lebrun : « Et si comme disait Bourdieu la sociologie pouvait aider à organiser le retour du refoulé ? »

  • Féminisme, intersectionnalité et lutte de classe | Le mensuel Lutte de classe n°217 - juillet-août 2021
    https://mensuel.lutte-ouvriere.org/2021/06/30/feminisme-intersectionnalite-et-lutte-de-classe_163726.html

    Le succès des manifestations du 8 mars 2021, après celles du mois de novembre 2020 contre les violences faites aux #femmes, montre qu’une partie de la jeunesse se mobilise pour exprimer sa révolte contre la persistance des #inégalités entre femmes et hommes et contre la #violence dont sont victimes les femmes dans la société actuelle. Dans ce contexte de relatif renouveau des mouvements féministes, la notion d’ #intersectionnalité – qui définit des groupes de personnes par la liste de discriminations qu’elles subissent simultanément (#sexisme, #racisme …), donc à leur intersection – s’est diffusée en France ces dernières années, et elle peut apparaître comme offrant des perspectives nouvelles à des jeunes en révolte contre l’oppression des femmes. Beaucoup y voient en effet une façon de choisir un féminisme radical, de s’affirmer antiracistes en même temps que féministes, voire, pour certaines, de remettre en cause le système capitaliste...

    – L’intersectionnalité, un mot nouveau pour un constat ancien
    – Derrière toutes les #oppressions, la division de la société en classes
    – Des positions réactionnaires
    – Féminisme et #conscience_de_classe
    – Contre toutes les oppressions, le combat communiste révolutionnaire

    #capitalisme #féminisme #lutte_de_classe #harcèlement_sexuel

  • #SalePute

    Loin d’être un phénomène isolé, le #cyberharcèlement touche en majorité les #femmes. Une enquête édifiante sur ce déferlement de #haine virtuelle, aux conséquences bien réelles. Avec le #témoignage d’une dizaine de femmes, de tous profils et de tous pays, et de spécialistes de la question, qui en décryptent les dimensions sociologiques, juridiques et sociétales.

    Les femmes sont vingt-sept fois plus susceptibles que les hommes d’être harcelées via #Internet et les #réseaux_sociaux. Ce constat, dressé par l’European Women’s Lobby en 2017, prouve que les #cyberviolences envers les femmes ne sont pas une addition d’actes isolés, mais un fléau systémique. Plusieurs études sociologiques ont montré qu’il était, en majorité, le fait d’hommes, qui, contrairement aux idées reçues, appartiendraient à des milieux plutôt socio-économiques plutôt favorisés. Se sentant protégés par le caractère virtuel de leurs actions, les auteurs de ces violences s’organisent et mènent parfois des « #raids_numériques », ou #harcèlement_en_meute, aux conséquences, à la fois personnelles et professionnelles, terribles pour les victimes. Celles-ci, lorsqu’elles portent plainte, n’obtiennent que rarement #justice puisqu’elles font face à une administration peu formée sur le sujet, à une législation inadaptée et à une jurisprudence quasi inexistante. Les plates-formes numériques, quant à elles, sont encore très peu régulées et luttent insuffisamment contre le harcèlement. Pour Anna-Lena von Hodenberg, directrice d’une association allemande d’aide aux victimes de cyberharcèlement, le phénomène est une menace directe à la #démocratie : « Si nous continuons de tolérer que beaucoup de voix se fassent écarter de cet #espace_public [Internet, NDLR] et disparaissent, alors nous n’aurons plus de #débat_démocratique, il ne restera plus que les gens qui crient le plus fort ».

    Acharnement haineux
    #Florence_Hainaut et #Myriam_Leroy, deux journalistes belges cyberharcelées, recueillent les témoignages d’une dizaine de femmes, de tous profils et de tous pays, (dont la chroniqueuse de 28 minutes #Nadia_Daam, l’humoriste #Florence_Mendez ou encore l’auteure #Pauline_Harmange), elles aussi insultées et menacées sur le Net. En partant des messages malveillants reçus par ces dernières, le duo de réalisatrices enquête sur la prolifération de la haine en ligne auprès de différents spécialistes de la question, qui décryptent les aspects sociologiques, juridiques ou encore sociétaux du cyberharcèlement.

    https://www.arte.tv/fr/videos/098404-000-A/salepute

    –-> déjà signalé sur seenthis (https://seenthis.net/messages/919957 et https://seenthis.net/messages/920100), mais je voulais y ajouter des mots-clé et citations...

    #Renaud_Maes, sociologue (à partir de la min 16’30)

    « Généralement c’est plutôt des hommes qui agressent sur internet et c’est plutôt des gens qui viennent de milieux socio-économiques plus favorisés (...), des gens qui viennent de la classe moyenne, voire de la classe moyenne supérieure. Cela permet de révéler quelque chose qu’on croit relativement absent : il existe une violence structurelle dans nos société, il existe une domination structurelle et on s’en est pas débarrassés. Clairement, encore aujourd’hui, c’est pas facile d’être un homosexuel, c’est pas facile d’être une femme, c’est pas facile d’être une personne racisée, c’est encore moins facile si on commence à avoir plusieurs attributs au même temps. C’est quelque chose qui parfait ne transparaît pas dans le monde social, parce qu’on a plus de self-control. Avec internet on voit bien que le problème est bien là et que dès qu’on a eu l’occasion d’enlever un peu de #contrôle_social, d’avoir, ne fut-ce que l’illusion, car ce n’est pas forcément vrai, moins de conséquences immédiatement les choses sont mises à nu. Et on voit qu’il y a de la violence, il y a du #rejet des personnes homosexuelles, il y a de la misogynie, il y a du racisme. »

    #Ketsia_Mutombo, co-fondatrice du collectif « Féministes contre le harcèlement » (à partir de la min 22’30) :

    « On est encore dans des sociétés où la parole publique ou l’espace public n’est pas fait pour les femmes, n’est pas fait pour les groupes minorés. On est pensé comme des personnes qui doivent rester dans l’espace domestique, s’acquitter du travail domestique, familial, relationnel, mais ne pas prendre la place. »

    #Laurence_Rosier, linguiste (à partir de la min 22’45) :

    "Les femmes qui s’expriment, elles s’expriment dans la place publique. (...) Et à partir du moment où ’elles l’ouvrent’, elles se mettent en #danger parce qu’elles vont en général tenir une parole qui n’est pas la parole nécessairement attendue. C’est quoi une parole attendue depuis des lustres ? C’est que la femme au départ elle doit respecter les #convenances, donc elle doit être polie, c’est elle qui fait l’éducation à la politesse des enfants, elle doit être mesurée, en retenue, pas violente. Et dès qu’elle adopte un ton qui n’est pas celui-là, qui est véhément, qui est agressif, qui est trivial, sexuel... et bien, on va lui faire sentir que justement elle sort des codes établis et elle va être punie

    #Lauren_Bastide (à partir de la minute 22’18) :

    « Je trouve que le cyberhacèlement a beaucoup de résonance avec le #viol et la #culture_du_viol, qu’il y a ce continuum de la simple interpellation dans la rue au viol. Pour moi c’est pareil, il y a le petit mot écrit, le petit commentaire un peu haineux sous ta photo et puis le raid qui fout ta vie par terre. Il y a cette espèce de #tolérance de la société pour ça... ’c’est le tarif en fait... il ne fallait pas sortir la nuit, il ne fallait pas te mettre en jupe’. ’Bhein, oui, c’est le tarif, t’avais qu’à pas avoir d’opinion politique, t’avais qu’à pas avoir un métier visible. Les conséquences qu’il peut y avoir c’est que les femmes sont moins prêtes à parler, c’est plus difficile pour elles. Prendre la parole dans l’espace public quand on est une femme c’est l’#enfer. Il faut vraiment être très blindée, très sure de soi pour avoir la force d’y aller. Surtout quand on va exprimer une opinion politique »

    #Anna-Lena_von_Hodenberg, Hate aid (à partir de la minute 33’48) :

    « Nous devons réaliser qu’internet c’est l’espace public au même titre que la vie physique. »

    #Emma_Jane, autrice du livre Misogyny Online (à partir de la minute 35’30), en se référant au fait que le sujet n’est pas vraiment traité sérieusement...

    "La plupart des politiciens sont de vieux hommes blancs, ils ne reçoivent pas d’insulte raciste, ils ne reçoivent pas d’insultes sexistes, ils n’ont pas grandi avec internet.

    #Renate_Künast, députée écologiste allemande (à partir de la minute 39’20) :

    « Ce qui est choquant ce n’est pas seulement la haine dont j’ai été la cible, mais le fait que beaucoup de femmes sont visées par ce type de violence sexualisée. (...) On se sent personnellement visé, mais il s’agit d’un problème systémique, c’est caractéristique de l’extrême droite qui ne supporte pas que les femmes soient autre chose que des femmes au foyer et qu’elles jouent un rôle actif dans la société. (...) Il ne s’agissait pas d’une phrase, mais de milliers de messages qui ne disparaîtraient jamais. Pour toutes ces raisons j’ai porté plainte. Et j’ai été stupéfaite quand la réponse, se basant selon moi sur une mauvaise interprétation de la jurisprudence a été qu’en tant que femme politique je devais accepter ce genre de messages. (...) ’Détritus de chatte’, pour les juges en Allemagne, c’était de la liberté d’expression’. »

    #Laurence_Rosier (à partir de la minute 41’35) :

    « La liberté d’expression est invoquée aujourd’hui, pas dans tous les cas, mais dans beaucoup de cas, pour justifier des discours de haine. Et les discours de haine c’est pas soudain que la haine sort, c’est parce que ça a été permis et favorisé par ’oh, une petite blague sexiste, une petite tape sur l’épaule, un petit mot d’abord gentil’ et que progressivement on libère le niveau du caniveau. »

    #Florence_Mendez, humoriste (à partir de la minute 43’01) :

    « Le sexisme que même pour moi était acceptable avant, parce qu’on a toutes nagé dans cette mer en ce disant ’ça va, l’eau n’est pas si salée, je peux en boire encore un peu !’... On a toutes laissé passé ça. Et maintenant il y a des choses qui sont juste insupportables. (...) Je ne laisse plus rien passer du tout, rien passer du tout dans ma vie de tous les jours. »

    #Renate_Künast, députée écologiste allemande (à partir de la minute 43’25) :

    « ça me rappelle ce slogan des mouvements féministes des années 1970 : ’Le pouvoir des hommes est la patience des femmes’. Il faut juste qu’on arrête d’être patientes. »

    Anna-Lena von Hodenberg (à partir de la minute 47’32) :

    « Si on laisse courir les choses, sans régulation, sans poursuites judiciaires, si en tant que société on continue à rester des témoins passifs, alors ça aura des conséquences massives sur nos démocraties. Nous voyons déjà maintenant aux Etats-Unis : la polarisation. Nous l’avons vu en Grande-Bretagne pendant le Brexit. Et ça, c’est juste un avant-goût. Le net est l’espace public le plus important que nous avons, si nous continuons de tolérer que beaucoup de voix se font écarter de cet espace public, qu’elles disparaissent, alors nous n’avons plus de débat démocratique, alors il ne restera plus que les gens qui crient le plus fort et par conséquent, dans le débat public, régnera la loi du plus fort. Et ça, dans nos cultures démocratiques, nous ne pouvons pas l’accepter. »

    Voix off (à partir de la minute 52’40) :

    « ’Fermer sa gueule’, c’est déserter les réseaux, c’est changer de métier, adopter un ton très polissé, c’est refuser des opportunités quand elles sont trop exposées. Et serrer les dents quand on est attaqué, ne surtout pas donner l’impression de se plaindre. »

    #Florence_Mendez (à partir de la minute 53’40) :

    «C’est la fin de la tranquillité.»

    #fait_de_société #cyber-harcèlement #menaces #santé_mentale #violence_structurelle #domination_structurelle #misogynie #racisme #sexisme #intersectionnalité #insulte #espace_numérique #punition #code_établi #plainte #impunité #extrême_droite #fachosphère #liberté_d'expression #polarisation #démocratie #invisibilisation #silenciation #principe_de_la_nasse #nasse
    #documentaire #film_documentaire

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  • La puissance féministe - Ou le désir de tout changer

    L’#Amérique_du_Sud est un des coeurs battants du féminisme contemporain. Des millions de #femmes y prennent la rue contre les #féminicides, les #violences qui frappent les minorités de race et de genre, les lois qui répriment l’#avortement et le développement #néo-extractiviste. Figure majeure du féminisme latino-américain, #Verónica_Gago réinscrit ces bouleversements dans l’émergence d’une internationale féministe et propose, avec La #puissance_féministe, un antidote à tous les discours de #culpabilité et de #victimisation. En se réappropriant l’arme classique de la #grève, en construisant un #féminisme_populaire, radical et inclusif, les mouvements sud-américains ont initié une véritable #révolution. C’est à partir de l’expérience de ces luttes que Gago reconceptualise la question du #travail_domestique et de la #reproduction_sociale, expose les limites du #populisme de gauche et dialogue avec Spinoza, Marx, Luxemburg ou Federici. Parce qu’il unit la verve politique du manifeste aux ambitions conceptuelles de la théorie, La puissance féministe est un livre majeur pour saisir la portée internationale du féminisme aujourd’hui.

    https://www.editionsdivergences.com/livre/la-puissance-feministe-ou-le-desir-de-tout-changer
    #féminisme #livre #changement #résistance #extractivisme #intersectionnalité #Amérique_latine

    ping @cede @karine4

  • Manon Garcia : « La philosophie a implicitement écarté la moitié de l’humanité de sa réflexion »

    https://www.liberation.fr/idees-et-debats/manon-garcia-la-philosophie-a-implicitement-ecarte-la-moitie-de-lhumanite

    La philosophe Manon Garcia s’en est récemment agacée dans un tweet. « C’est pénible les classements de la Bibliothèque nationale de France : je découvre que mon livre et mon recueil de philosophie féministe sont classés en féminisme et non en philosophie. Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir est en littérature et en féminisme, pas en philo. La philosophie féministe n’est pas de la philosophie ? » L’anecdote illustre parfaitement ce que démontre le recueil Philosophie féministe (patriarcat, savoirs, justice), que l’autrice d’On ne naît pas soumise, on le devient (Flammarion, 2018) fait paraître chez Vrin. Alors que dans les pays anglo-saxons la philosophie féministe est valorisée comme un champ à part entière de la discipline, la France considère encore bien souvent que philosophie et féminisme ne peuvent aller de pair. Les dix textes majeurs ici rassemblés et présentés par cette spécialiste de Simone de Beauvoir, professeure à l’université de Yale à partir …

    #philosophie #phallosophie #sexisme #misogynie #féminisme #male_gaze #invisibilisation #femmes #paywall

    • très drôle la sculpture !

      Ça me donne l’occasion de poster ici sur le nommage des rues des philosophes féministes. Je crache pas dans la soupe, c’est bien qu’il y ait des noms de rues portées par des femmes et il n’y en aura jamais assez.
      Mais là à Cugnaux, banlieue de Toulouse, dans un quartier sorti de terre il y a moins de 50 ans (à vue d’œil), ça m’a fait doucement marrer que le #pâté_de_rues aux noms de femmes soit jouxté par l’avenue pompidou (quand même plus large une avenue, allez hop, un président couillu), à égalité avec le pâté de rues aux noms de fleurs, ou celui des rues aux noms de régions. Je me demande comme ce n’est pas loin du grand supermarché si il ne vont donner des noms de produits « rue du boudin blanc », « rue du dentifrice à deux couleurs », « rue des promotions », « Allée du moins 30% » pour égayer un peu leur ennui et stimuler leur créativité.

      il y a vraiment un truc à étudier là-dedans sur le mode de fonctionnement des élites.

      Tiens, promène toi par ici, tu vas rire !

      https://www.openstreetmap.org/#map=18/43.53198/1.34732

      #féminisme
      #quota_cantonné
      #Simone_Weill
      #phallocrate
      #la_plus_grosse

    • Yoan Capote
      Cuban, b. 1977•
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      Submitted by RJD Gallery

      Yoan Capote is a Cuban sculptor of great talent, and one of his country’s most promising contemporary artists. Capote’s work is known to be “solid”, “irreverent”, “provocative”, “non-conformist”, and deals principally with interactions between individuals and their psychological experiences. His pieces often merge human organs with inanimate objects, rearranging the human body and reinventing the purpose of everyday life objects. Yoan Capote held many exhibitions all over the world.
      Yoan Capote
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      Racional, 2006
      Marble and metal
      33 3/10 × 15 1/2 × 10 7/10 in
      84.5 × 39.4 × 27.3 cm

      https://www.artsy.net/artwork/yoan-capote-racional-1

    • Les dix textes majeurs ici rassemblés et présentés par cette spécialiste de Simone de Beauvoir, professeure à l’université de Yale à partir de juillet 2021, prouvent exactement le contraire. Michèle Le Dœuff, Nancy Bauer, Sandra Harding, Geneviève Fraisse ou Christine Delphy expliquent pourquoi les femmes ont été si rares dans la discipline, se demandent si la philosophie est une science sexiste et ce que peut apporter le féminisme à la pensée (et pas seulement aux femmes). Certains textes s’opposent aussi, lorsqu’il s’agit par exemple de savoir si « le multiculturalisme nuit aux femmes ». Preuve que la philosophie féministe n’est pas un courant de pensée monolithe.

      On voit la philosophie comme une discipline objective et abstraite alors que le féminisme est du côté de l’engagement politique. Une philosophie féministe, est-ce que ça existe ? Comment la définir ?

      Il n’y a pas de contradiction entre philosophie et féminisme. Comme l’ont montré entre autres les philosophes féministes, c’est une illusion que de croire que la philosophie telle qu’elle a été pratiquée pendant près de deux millénaires était apolitique et objective. La position sociale dans laquelle on se trouve se reflète dans les questions que l’on se pose et l’histoire de la philosophie reflète les préoccupations de ceux qui s’y attellent. Par exemple, de Sénèque à Machiavel, certains philosophes ont été conseillers politiques, il est évident que cette position sociale a un effet sur la façon dont ils pensent le pouvoir. Et qu’ils vont nécessairement le penser différemment qu’une femme qui n’a pas le droit de participer à la vie de la cité parce qu’elle est femme. On peut dire que la philosophie féministe est une branche de la philosophie qui est informée par des considérations féministes et qui contribue aux combats féministes. C’est une certaine façon d’interroger le monde – comment est-ce que les rapports de genre structurent notre pensée, nos sociétés ? – qui conduit la philosophie à s’attaquer à de nouveaux objets ou à considérer ses objets traditionnels de façon nouvelle. Un exemple très simple : l’histoire de la philosophie a été marquée par une pensée binaire entre le soi et l’autre, mon corps et le monde extérieur. Une fois que l’on réfléchit à l’expérience de la grossesse, ces questions se posent différemment puisque mon corps peut alors inclure un corps étranger qui est à la fois moi et non-moi. Le fait que cette expérience ne soit pas entrée en ligne de compte dans la philosophie traditionnelle du corps, invite à se demander que faire du principe de non-contradiction ou des catégories binaires dont je parlais, mais ça peut aussi conduire à des questionnements philosophiques sur la façon dont le savoir est produit.

      Rousseau, Hegel ou Comte… leurs écrits ne sont pas tendres avec les femmes (1). La philosophie est-elle sexiste ?

      L’histoire de la philosophie est sexiste, oui, mais sans doute en grande partie parce que la philosophie est fille de son temps. Dans l’ensemble, la culture, la pensée, l’art ont été sexistes – mais aussi racistes, classistes – jusque très récemment. Pour autant, cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas lire ces philosophes ou que la philosophie soit bonne à jeter à la poubelle. En revanche, il me semble important d’une part de les recontextualiser, c’est-à-dire de se demander ce que cela voulait dire de tenir de tels propos à cette époque. Par exemple, quand on pense au fait que Comte est contemporain de Mill [dans De l’assujettissement des femmes (1869), John Stuart Mill défend le droit de vote des femmes, ndlr] son sexisme est plus difficile à comprendre que lorsqu’on lit Rousseau à l’aune des théories du XVIIIe siècle sur les femmes. D’autre part, il faut se demander quelle place joue le sexisme dans leur système de pensée. C’est ce que montre la philosophe américaine Nancy Bauer dans un texte reproduit dans le recueil (2) : le problème, c’est de savoir si le sexisme est nécessaire à la pensée du philosophe en question. Le sexisme d’Aristote, par exemple, paraît moins indissociable de sa pensée que celui de Schopenhauer ou de Nietzsche de la leur.

      Pourtant des femmes philosophes ont existé : la penseuse cynique grecque Hipparchia (IVe siècle avant notre ère), la théologienne anglaise Mary Astell qui publie ses Réflexions sur le mariage en 1730… Pourquoi sont-elles si méconnues ?

      D’abord, la réalité est que les femmes n’étaient généralement pas considérées comme des êtres humains à part entière et donc dans leur immense majorité elles n’avaient pas accès à l’éducation, elles devaient se consacrer au travail manuel et au travail domestique ou, chez les plus favorisées, à l’organisation de la vie sociale. En tout cas, il était hors de question qu’elles soient des penseuses. Il y a par conséquent fort peu de femmes philosophes. Et dans les rares cas où des femmes ont pu accéder à la pensée, cela a très souvent été, comme l’a montré Michèle Le Dœuff, dans le cadre d’une relation amoureuse ou au moins amicale avec un penseur : Hipparchia, Héloïse, Elisabeth de Bohème, Harriet Taylor et d’une certaine manière Beauvoir. Elles sont ainsi passées à la postérité comme des compagnes. Et puis, prosaïquement, ces femmes ont souffert de tous les clichés sur les femmes savantes, leurs travaux ont été considérés comme mineurs si jamais ils portaient sur des sujets peu sérieux comme… les femmes. C’est un cercle vicieux !

      Quel est l’apport majeur de la philosophie féministe ?

      Son premier apport est sans doute de rendre visible le fait que la philosophie n’avait jusque-là pas pensé la féminité – ni la masculinité d’ailleurs. Quand Beauvoir ouvre Le Deuxième Sexe avec la question « qu’est-ce qu’une femme ? », ce qui saute aux yeux, c’est que cette question n’avait jusque-là jamais été sérieusement posée par la philosophie. Ça veut tout de même dire que la philosophie, avec son ambition universaliste, avait implicitement écarté la moitié de l’humanité de sa réflexion, ce n’est pas rien ! Plus généralement, on peut dire que la philosophie féministe est faite de trois grandes contributions : une critique du canon philosophique ; l’introduction de nouveaux objets pour l’analyse philosophique (le genre, mais aussi la vulnérabilité, les violences domestiques par exemple) ; le développement de nouvelles façons de penser des questions traditionnelles de la philosophie, comme je le montrais à partir de l’exemple de la grossesse qui renouvelle la façon de penser le corps.

      Pourquoi le concept d’« oppression » est-il central dans la philosophie féministe ?

      Le concept d’oppression n’a pas été inventé par les philosophes féministes mais elles l’ont transformé : alors que pendant longtemps, on ne parlait d’oppression que pour désigner les effets du pouvoir des tyrans, les Américaines Marilyn Frye et Iris Young ont montré qu’il y avait oppression dès lors que des phénomènes structurels et systématiques créent des groupes sociaux dont les membres de l’un ont du pouvoir sur les membres de l’autre par le simple fait d’appartenir à ce groupe. Par exemple, les hommes sur les femmes, les riches sur les pauvres, les blancs sur les non-blancs. Parler d’oppression c’est, sur le plan descriptif, montrer que la société est structurée par des contraintes institutionnelles injustes et inégales et, par conséquent, sur le plan normatif, mettre en évidence la nécessité d’un changement social vers une société plus juste.

      En prenant pour objet la sphère domestique, la philosophie féministe a montré que le privé est politique puisque s’y joue une grande partie de la domination sur les femmes.

      La sphère privée est un des sujets centraux de la philosophie féministe. Par exemple, quand on réfléchit au consentement sexuel, on ne fait rien d’autre que d’analyser la façon dont les rapports intimes sont traversés par des rapports de pouvoir. Montrer que le pouvoir ce n’est pas seulement celui d’un gouvernement sur les citoyens mais que la société est un tissu de rapports de pouvoir et de domination qui viennent se déployer y compris dans la famille ou dans le couple est un des apports décisifs de la philosophie féministe.

      Si elle a émergé en France avec Beauvoir, la philosophie féministe s’est développée principalement dans les pays anglo-saxons depuis les années 70, où en est-elle aujourd’hui en France ?

      Elle a continué, bien après Beauvoir, à se construire en France, avec Michèle Le Dœuff, Colette Guillaumin et Sarah Kofman, par exemple. Mais c’est vrai que ces philosophes féministes en France ont été en quelque sorte mises en retrait de la vie universitaire et ont eu du mal à faire des émules. Puis est venue une nouvelle génération, notamment avec Elsa Dorlin et Sandra Laugier, qui a fait revenir la philosophie féministe en France, tant et si bien qu’elle est un des champs les plus dynamiques en ce moment, avec beaucoup de chercheuses comme Camille Froidevaux-Metterie ou Vanina Mozziconacci, mais aussi beaucoup d’étudiant·e·s et de doctorant·e·s qui s’intéressent à ce champ et en développent les possibilités.

      Depuis quelques années, des polémiques virulentes opposent les féministes « universalistes » et « intersectionnelles », ou « deuxième » et « troisième vague »… peut-on réconcilier ces deux camps ?

      Certes, il y a des désaccords parfois très forts parmi les féministes mais ils sont surtout la marque de la vitalité de la pensée féministe. Plus vous avez de gens différents qui luttent ensemble, plus il est probable que ces gens se disputent au sujet de leurs luttes ! C’est salutaire et cela nous permet à toutes d’avancer.

      L’intersectionnalité, en considérant la multiplicité des identités et des facteurs de domination, ne met-elle pas en péril le fait de penser « les femmes » ? Ne met-elle pas ainsi la philosophie féministe dans une impasse ?

      Pourquoi on ne pourrait plus parler « des femmes » ? On peut tout à fait parler d’elles sans postuler qu’elles ont exactement la même expérience du fait d’être des femmes. Je crois qu’il est très important d’arrêter de laisser l’extrême droite dicter nos façons de penser les concepts de la recherche en sciences sociales. Le concept d’intersectionnalité est un concept sérieux et, comme beaucoup de concepts de sciences sociales, tous les chercheurs et chercheuses ne s’accordent pas sur sa définition, sur son emploi. Mais il faut arrêter le fantasme qui consiste à en faire un cheval de bataille d’idéologies séparatistes et dangereuses, ce n’est tout simplement pas le cas ! Il faut lire les philosophes féministes qui travaillent sur ces sujets comme Uma Narayan, Serene Khader ou Soumaya Mestiri. Le discours consistant à dire que l’intersectionnalité interdirait de parler « des femmes » transforme une question réelle et importante – quel est le sujet du féminisme si on ne pense pas que toutes les femmes sont opprimées de la même manière ? – en une affirmation fausse, dont la fonction est simplement de faire peur aux gens en disant « regardez tous ces gens qui luttent contre de multiples oppressions, en fait ils veulent détruire la lutte des femmes ! » C’est du fantasme, et du fantasme raciste.

      (1) Hegel écrivait : « Les femmes peuvent avoir de la culture, des idées, du goût de la finesse, mais elles n’ont pas l’idéal » ; et Auguste Comte : « C’est afin de mieux développer sa supériorité morale que la femme doit accepter avec reconnaissance la juste domination pratique de l’homme… »

      (2) La philosophie féministe est-elle un oxymore ? de Nancy Bauer (2003).

      #intersectionnalité

  • Contre l’hégémonie de la classe - Les mots sont importants (lmsi.net)
    https://lmsi.net/Contre-l-hegemonie-de-la-classe

    En effet, loin de donner la priorité, dans l’analyse scientifique et politique, à un rapport social sur les autres en tout temps et en tout lieu, l’#intersectionnalité pointe le fait que tout rapport social est fondamentalement articulé avec d’autres. Elle montre ainsi que les modalités de cette articulation et ses conséquences – en matière de privilèges absolus ou relatifs, quant à la marginalisation et à l’exploitation – sont fondamentalement historiques, et donc variables, un énoncé que toute personne n’appartenant pas à un groupe majoritaire et privilégié peut comprendre car il ou elle en a fait l’expérience.