• Le phénomène ThinkerView ou le triomphe de l’info non-formatée
    https://www.marianne.net/medias/le-phenomene-thinkerview-ou-le-triomphe-de-l-info-non-formatee

    Attirant des centaines de milliers d’internautes, ThinkerView se pose en "anti-chaîne info" et semble surtout répondre à un besoin inassouvi de comprendre la complexité du monde.

    C’est devenu une sorte de must de l’interview. Un endroit privilégié où l’on s’adresse à ceux qui ne regardent plus la télé. En témoigne le geste d’Edwy Plenel annonçant le 24 mai qu’il profite de son passage sur ThinkerView pour lancer une offre d’abonnement à Mediapart, avec un accès gratuit le week-end suivant son intervention en direct. Un signe marketing de l’intérêt porté à « la chaîne qui monte », comme l’a qualifiée l’ex-directeur de la rédaction du Monde. L’influence médiatique a dérivé vers le Web, et une chaîne YouTube peut connaître plus de retentissement que tout autre canal. Alain Juillet en fut sidéré après sa visite en 2018 dans le décor noir à la lumière soignée de ThinkerView. « J’ai été invité par l’intermédiaire d’amis qui travaillent dans l’intelligence économique et qui m’ont incité à accepter, confie cet ancien directeur du renseignement à la DGSE. En arrivant dans la cave faisant office de studio, je me suis demandé ce que je faisais là. Mais j’ai découvert un monde à l’impact effarant. J’avais déjà fait des passages télé, mais jamais connu ça. Des gens m’arrêtent depuis dans la rue parce qu’ils m’ont vu sur ThinkerView. »

    Son interview, un panorama de la géopolitique mondiale, approche les 900 000 vues. Pour plus de deux heures de décryptage, ce que l’on ne voit nulle part ailleurs. Un livre atteste l’effet ThinkerView : Crépuscule, de Juan Branco. Best-seller de ce printemps, il est numéro un des ventes dès sa sortie. Ignoré par les médias mainstream, ce pamphlet contre la Macronie est paru une semaine après que son auteur s’est retrouvé dans le fauteuil de l’interviewé. « Il est impossible de mesurer l’impact sur les ventes mais l’effet amplificateur paraît évident », remarque Florent Massot, coéditeur de Crépuscule. Branco a rapidement accumulé plus de 1 million de vues, l’audience record de la chaîne, supérieure à celle de bon nombre de programmes de télévision. Mais dans ce format long qui parvient à captiver l’auditoire. « Thinker view, c’est l’antichaîne info », estime Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire du ministère de la Défense, invité pour des entretiens où il explique comment la propagande fausse notre vision des conflits. Avec une liberté de ton rare.

    « L’intervieweur pose des questions simples auxquelles on peut répondre de façon directe », résume l’analyste. ThinkerView, c’est d’abord cet intervieweur qui n’apparaît pas à l’écran et se fait appeler Sky. Il refuse de nous rencontrer et déclare quand on lui demande d’où il vient : « Tu ne vas rien savoir sur moi. » Pas même son identité. On découvrira toutefois qu’il est un fils de médecin, d’une quarantaine d’années, qui ne dément pas se prénommer Bertrand. La page Wikipédia de ThinkerView lui accole le nom de « Calinou », patronyme à l’imaginaire affectueux renvoyant à une culture revendiquée par Sky, celle des hackeurs.
    Rejet du journalisme du "star system"

    « Ce milieu écrit sous pseudo depuis que les journalistes de reflets.info ont été menacés de mort et convoqués à la DGSE pour avoir enquêté sur la surveillance numérique, rappelle Fabrice Epelboin, spécialiste du Web qui enseigne à Sciences-Po et publia sur Reflets. Je connais Bertrand depuis longtemps, mais, réflexe typique de hackeur pour ne pas mettre l’autre en danger, je ne veux pas savoir son nom. Il a raison de ne pas le divulguer, et ça s’inscrit dans son rejet en bloc du journalisme du star system. »

    Ledit Bertrand « n’aime pas les journalistes ». Du moins ceux d’aujourd’hui, car il « regrette le temps où les gens prenaient le temps de se parler », comme dans « Italiques », l’émission de l’ORTF à laquelle participait Marc Ullmann. Ce journaliste, décédé en 2014, apparaît comme son mentor. Il l’a accueilli au Club des vigilants, un think tank créé en 1999 avec le but d’apprivoiser l’avenir en agissant pour le mieux afin d’éviter le pire. Là où Bertrand imagina ThinkerView, lancé en 2013 avec l’aide d’amis travaillant comme lui dans la sécurité informatique et le soutien de Marc Ullmann.

    Le premier interviewé fut Jacques Blamont, pionnier de la recherche spatiale et auteur d’Introduction au siècle des menaces. Dans sa vidéo inaugurale, il parle d’ « une humanité qui va dans le mur » alors que la technologie avance à une vitesse exponentielle inédite. « Le genre de considérations qui échappe totalement au public », soulignait cet octogénaire, répondant aux objectifs de ThinkerView : « Ecouter les points de vue peu médiatisés afin d’élargir nos prismes de lecture » et « appréhender toute la complexité des enjeux actuels et futurs de notre monde. »

    « C’est une chaîne lanceuse d’alerte », considère Stéphanie Gibaud, qui a consacré un livre (la traque des lanceurs d’alerte, Max Milo Editions) aux poursuites dont sont victimes ceux qui ont déclenché l’alarme. Invitée à ThinkerView en juin 2017, elle appréciait déjà ce « média qui pousse à la réflexion en présentant des regards inhabituels. On y découvre la collapsologie, les dysfonctionnements de notre système économique, mais aussi des esquisses de solution pour le futur ». Depuis six ans, plus de 150 interviews ont été réalisées, avec dès la troisième, l’apparition d’un logo représentant un cygne noir. Une référence à la théorie selon laquelle un événement aussi rare qu’imprévisible peut avoir des conséquences colossales.
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    Comme à la recherche de ces tournants clés, ThinkerView accueille une large palette d’invités. Un banquier peut annoncer que « la réalité du risque est camouflée à tous les niveaux » d’un système financier où l’on joue déraisonnablement sur les effets de levier. Le ministre conseiller de l’ambassade de Russie se voit interroger sur l’usine à trolls qui s’activa depuis son pays à influencer des élections à l’étranger. Des experts en énergie nous informent sur la réalité du pétrole de schiste, et des hackeurs, sur la possibilité d’une cyberdictature. Un policier apporte son expérience dans la lutte contre le terrorisme, un ingénieur avertit de l’impasse écologique où nous mène le high-tech, un taxi dénonce le sacrifice de sa profession, un général explique pourquoi la guerre revient tandis qu’un illustre physicien livre un cours magistral sur le boson de Higgs. Autant d’intervenants qui font dire aux fidèles de la chaîne qu’elle relève du service public. « La diversité et la qualité des invités qui ont le temps de développer une pensée complexe me permettent de mieux saisir ce monde dans lequel on vit », note Jean-Philippe, un artisan de 52 ans.
    Démarche de hackeur

    On peut s’étonner que ThinkerView ait su attirer depuis ses débuts des personnalités qui vont de l’homme d’affaires libanais Michel Eléftériadès au professeur de l’université de Berkeley Peter Dale Scott, de l’activiste des mers Paul Watson au footballeur Lilian Thuram en passant par le philosophe Edgar Morin, le mathématicien Cédric Villani ou encore Marc Luyckx Ghisi, conseiller de Jacques Delors à la Commission européenne en charge de la prospective. « Bertrand a un gros carnet d’adresses et un culot qui lui permet de brancher n’importe qui », indique son ami Olivier Delamarche, analyste financier avec qui il a cofondé en 2014 Les Econoclastes, un think tank multidisciplinaire très porté sur la macroéconomie. Un des terrains de prédilection de ThinkerView qui a sollicité à maintes reprises des représentants de ces éconoclastes.

    Mais, « la plupart du temps, les invités nous sont proposés par la communauté qui nous suit comme on regarderait une série, avec des gens qui interagissent entre eux, explique Bertrand, pour signifier l’importance de la connectivité avec un public partie prenante du programme grâce à Internet. On est partout, du livreur de pizza au banquier international, et des poissons pilotes sortent du banc pour dénicher des auteurs ou des personnalités intéressantes. » En établissant éventuellement le contact. Avec cette méthode, ThinkerView, forte de sa communauté et de son audience, arrive aujourd’hui à recevoir à peu près qui elle veut.

    Tout a longtemps dépendu d’un engagement bénévole. Un précieux apport technique a été offert par Les Parasites, collectif de jeunes cinéastes qui réalisait les émissions et a aidé à concevoir ce décor graphique sur fond noir immédiatement reconnaissable. Il peut s’installer n’importe où, par exemple au ministère de Mounir Mahjoubi pour l’entretien de ce dernier. Les Parasites ont également permis d’obtenir en 2018 une subvention du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) de 50 000 €.

    “LA QUALITÉ A UN COÛT, MAIS IL EST ESSENTIEL DE RESTER GRATUIT. C’EST LA DÉMARCHE DU HACKEUR QUI MET TOUT SUR LA TABLE ET LAISSE FAIRE CE QU’ON VEUT.” BERTRAND

    « Sans cela on aurait arrêté, mais si la communauté arrive à nous faire tenir, on ne redemandera pas cette aide », signale Bertrand. Car un système de crowdfunding est utilisé depuis un an pour financer une équipe qui s’est professionnalisée. Et la communauté répond présente en apportant chaque mois de quoi payer les techniciens, le matériel, un studio, ainsi qu’un salaire pour Sky. En mai 20 000 € ont été récoltés grâce à plus de 2 000 donateurs. De quoi pérenniser un modèle économique où certains paient pour que chacun puisse en profiter. « La qualité a un coût, mais il est essentiel de rester gratuit, insiste Bertrand. C’est la démarche du hacker qui met tout sur la table et laisse faire ce qu’on veut. »
    Soupçons de conspirationnisme

    Depuis six mois, la presse se penche sur ce phénomène, avec des articles dans les Inrocks et sur Francetvinfo. A chaque fois, on cherche à percer ce mystère incarné par Sky, et on conclut sur un soupçon de conspirationnisme en s’appuyant sur Rudy Reichstadt, directeur de Conspiracy Watch, qui diagnostique chez ThinkerView « une culture complotico-compatible » ou un « tropisme procomplotiste ». Dans M, le magazine duMonde, un article a également été consacré à cette chaîne qui a connu une hausse significative de ses abonnées sur YouTube depuis le mouvement des « gilets jaunes ». « Il a été modifié dans la version Web après parution, relate Laureen Ortiz, son auteur, une journaliste qui a travaillé aux Etats-Unis pour Libération et l’AFP. Il a été ajouté que ThinkerView avait des relents conspirationnistes et que Les Econoclastes produisaient des analyses biaisées, sans dire en quoi. A mon sens, de l’idéologie est venue se mêler à l’affaire, alors que je me borne au terrain et me fie à mon instinct. Or, j’ai surtout senti chez Sky une sorte de résistance à l’esprit libre, voire anar. »

    Découvrant le relookage conspi de son article, Laureen a publié un commentaire toujours en ligne indiquant que des ajouts avaient été effectués sans son accord, et elle a réclamé que sa signature soit retirée. Cette suspicion de conspirationnisme repose sur le reproche fait à ThinkerView d’avoir invité une poignée d’individus catalogués dans une indéfinie mouvance complotiste, comme le sulfureux panafricaniste Kemi Seba ou le journaliste Laurent Obertone qui a publié des enquêtes sur la délinquance et l’immigration dont Marine Le Pen a fait la promotion.

    « Ils représentent des courants de pensée très importants dans la société, objecte Fabrice Epelboin. Même s’ils peuvent mettre mal à l’aise, ne pas leur donner la parole ne fait qu’accroître leur crédit en laissant monter le sentiment qu’il y a des choses à cacher. » « Appréhender la réalité, c’est la regarder intégralement, même quand ça dérange votre idéologie, ajoute Alain Juillet. Cela ne m’étonne pas que l’on taxe ThinkerView de conspirationnisme, car cet anathème tombe vite aujourd’hui pour qui sort de la pensée unique. Mais une autre perception se met en place chez un public qui ne veut plus se faire manipuler et préfère s’informer sans se limiter à une seule lorgnette ne proposant qu’une vision partielle et partiale. »

    Alors on peut toujours aller chercher des poux à ThinkerView, trouver que son intervieweur a laissé dérouler certains discours sans les contredire, ou qu’il ferait parfois mieux de se taire, mais cette chaîne comble un vide médiatique en répondant à un besoin de connaissance. Sans œillères, et en incitant à remettre en question ce qui se dit à l’écran grâce à la plate-forme Captain Fact qui offre la possibilité de réfuter les affirmations d’un intervenant. Le succès de ThinkerView devrait plutôt interpeller notre profession, que Sky fustige tout en l’idéalisant, lui qui a interviewé Denis Robert, Paul Moreira ou Elise Lucet, en partisan de l’investigation. « Je respecte la vraie presse et ceux qui ont dédié leur vie à ce boulot comme à une passion, mais la majorité des journalistes est tenue en laisse ou affamée », déplore l’homme dans l’ombre. À la profession de démontrer sa capacité à produire une info débridée.

    #masculinisme

  • Comment le blocus israélien exacerbe la violence envers les femmes à Gaza
    Anwar Mhajne, +972, le 17 mai 2019
    http://www.agencemediapalestine.fr/blog/2019/06/10/comment-le-blocus-israelien-exacerbe-la-violence-envers-les-fem

    Les femmes à Gaza font face à des normes de genre patriarcales et aux divisions politiques intrapalestiniennes, mais répondre à leurs besoins ne peut se faire sans qu’Israël lève son blocus.

    #Palestine #Gaza #femmes #discriminations

  • Fresque à l’Assemblée nationale à Paris...

    Cette #fresque trône dans mon lieu de travail, l’@AssembleeNat. C’est censé est un truc commémoratif. Imagine-t-on des Juifs représentés ac l’imagerie antisémite pour une commémoration ? Ces traits sont des caricatures issus d’une longue tradition européenne. C’est + qu’une honte


    https://twitter.com/MMonmirel/status/1127591340131454977?s=19
    #racisme #néo-colonialisme #art_de_rue #street_art #commémoration #mémoire #caricature #Africains #Noirs #esclavage #préjugés #mémoire

    ping @reka

  • Hervé Di Rosa : l’art peut-il être accusé de racisme ?
    https://www.franceculture.fr/emissions/la-question-du-jour/herve-di-rosa-lart-peut-il-etre-accuse-de-racisme

    Depuis 1991, une fresque illustrant les lois françaises emblématiques orne certains murs de l’Assemblée Nationale. Parmi les tableaux constituant cette fresque signée Hervé Di Rosa, il en est un qui représente l’abolition de l’esclavage en France en 1794.
    Une pétition lancée début avril réclame son retrait, au motif que le tableau banalise le racisme. Quels arguments avancent les détracteurs de cette peinture ?

    Intervenante
    Rokhaya Diallo, journaliste, réalisatrice, auteure de « Ne reste pas à ta place », ed. Marabout.

    http://media.radiofrance-podcast.net/podcast09/16362-15.04.2019-ITEMA_22036269-0.mp3

  • La souffrance individuelle (et collective) est-elle un critère politique ? – Chi-Chi Shi
    http://revueperiode.net/definir-ma-propre-oppression-le-neoliberalisme-et-la-revendication-de-

    De bien des manières, le défi radical que constituaient les politiques de l’identité a été désarmé et subsumé sous la valorisation néolibéraliste de la différence individuelle. Sans théorie explicative de l’identité, les identités apparaissent comme déjà constituées, des fac-similés cristallisés de la lutte sociale. Séparées de l’histoire matérielle de l’identité, les politiques de l’identité deviennent complices de la diversification du capitalisme.

    C’est ce que montre l’injonction à en finir avec le « classisme » en tant que discrimination contre les membres de la classe ouvrière, une tentative erronée de saisir la manière dont les rapports de domination fonctionnent au travers de la classe. Le « classisme » est un symptôme d’une société capitaliste fondée sur l’exploitation de classe. Se focaliser sur les effets culturels de l’identité mène à une analyse dématérialisée qui ne peut appréhender le système de classes comme étant nécessaire à l’exploitation du travail, plutôt qu’en termes d’identité dénigrée qui doit être libérée. Cela s’ancre dans la logique sociale et politique du néolibéralisme qui traite les forces marchandes du capitalisme comme étant inévitables et incontestables. La prévalence des glissements discursifs vers une explication de l’oppression en termes de préjugés et de stigmates, ce qu’illustre le langage du classisme, s’inscrit dans cette naturalisation. Cela dissocie l’oppression d’une analyse systémique utile reconnaissant la fonction systémique cruciale jouée par l’oppression. En conséquence, cela naturalise les systèmes d’oppression. Le classisme en est l’exemple le plus évident. Selon cette analyse, les pauvres et les membres de la classe ouvrière souffrent à cause de l’attitude des membres des classes moyennes et supérieures envers eux, et non parce qu’ils sont exploités par les modes de production capitalistes. Les inégalités de richesse et de revenus sont imputées aux préjugés : « le classisme est un traitement différencié en raison de la classe sociale ou de la classe sociale perçue. Le classisme est l’oppression systématique des groupes des classes subordonnées pour avantager et renforcer les groupes des classes dominantes. C’est l’assignation systématique des caractéristiques de valeur et de capacité basées sur la classe sociale41 ».

    L’organisation Class Action a son propre slogan : « bâtir des ponts pour réduire la fracture de classe », situant la discrimination de classe dans les relations interpersonnelles qui découlent des caractéristiques systémiques des préjugés. Au lieu d’abolir les rapports de classe, le classisme met l’accent sur l’atténuation des effets individuels des rapports de classe, comme « se sentir inférieur aux membres des classes supérieures ». Au lieu d’exiger le démantèlement du système de classes capitaliste, Class Action met l’accent sur la reconnaissance de la souffrance causée par les relations interpersonnelles comme solution à l’inégalité, aplanissant la fonction de la race, de la classe et du genre en les égalisant par le prisme de l’identité descriptive.

    Je ne remets pas en question le fait que la souffrance qui marque la vie des sujets opprimés doive jouer un rôle dans la résistance à l’oppression. Toutefois, la tendance au culturalisme dont font preuve les politiques de l’identité contemporaines mène à concevoir la résistance comme tournée vers l’intérieur, vers les symptômes de l’oppression et à un éloignement des causes systémiques. Ce repli sur soi s’incarne dans la popularité de la théorie du privilège. La théorie du privilège est un exemple de la manière dont les inégalités structurelles sont situées dans les positions individuelles des sujets. La conception qu’a Peggy McIntosh du privilège blanc se situe au fondement à la compréhension actuelle. Elle compile une liste de 50 bénéfices quotidiens du privilège blanc : « J’en suis venue à voir le privilège blanc comme un ensemble invisible d’atouts immérités que je peux encaisser chaque jour, mais desquels je demeure inconsciente42 ». Le concept de privilège personnel comme « avantage immérité (…) à cause de la discrimination » est devenu omniprésent dans le discours des politiques de l’identité43. L’expression « Check your privilege » est devenue un cri de ralliement politique, laissant entendre que la résistance doit débuter par la reconnaissance de la position personnelle de chacun au sein du système.

    #identité #politique_de_l'identité #théorie_du_privilège

    Edit #privilège_blanc #intersectionnalité #individualisation

    Reste étonné par ce glissé/collé là : le #classisme vu comme représentation redoublant un stigmate, #stigmatisation et donc utilisable comme catégorie négative, voire insulte à destination de suppôts de l’oppression, plutôt que le classisme (d’antan ?), position de classe, position théorique revendiquée. Un effet de la pullulation universitaire ?

  • Chicago’s First Black Lesbian Mayor Isn’t a Victory for All Queers
    https://www.advocate.com/commentary/2019/4/03/chicagos-first-black-lesbian-mayor-isnt-victory-all-queers

    Lori Lightfoot has made history by becoming the first Black woman to become mayor of Chicago as well as the first openly queer person. And across the country, this news has been heralded as a victory for queer communities everywhere.

    However for many in Chicago — especially those who are Black or Brown — these celebrations ring hollow and feel like active erasure of the tremendous organizing labor against a candidate who is so similar to a predecessor we fought so hard to push out.

    • Intersectionality, as coined by Black feminist Kimberle Crenshaw, is not about individual representation but building a broad political analysis for the liberation of the widest possible population. It’s not about celebrating the identities of the powerful but lifting up the voices of those at the margins of the margins.

      –> L’#intersectionnalité, telle que définie par la féministe noire Kimberlé Crenshaw, ne passe pas par la représentation individuelle mais par la construction d’une analyse politique générale visant à libérer la population la plus large possible. Elle ne consiste pas à célébrer les identités des puissants mais à faire entendre les voix de ceux qui sont à la marge de la marge.

      #confusionnisme

  • #Rokhaya_Diallo : « On peut être raciste en pensant faire un compliment »

    Le racisme est construit par l’Histoire et se perpétue par les stéréotypes et le fonctionnement de l’Etat, affirme la militante antiraciste française Rokhaya Diallo, en Suisse pour la Journée internationale pour l’élimination de la #discrimination_raciale.

    « De nombreuses personnes ne sont pas mal intentionnées quand elles profèrent une assertion raciste. Par exemple, on peut avoir l’impression de faire en compliment en disant à une personne noire qu’elle parle bien français », explique Rokhaya Diallo au micro de La Matinale jeudi. « Il n’y a pas forcément une #intentionnalité dans le racisme, qui n’est pas l’apanage de l’extrême droite ou de personnes malveillantes. »

    Journaliste, écrivaine, chroniqueuse et réalisatrice, Rokhaya Diallo est régulièrement au centre de polémiques dans l’Hexagone pour ses prises de positions antiracistes et féministes. « L’#espace_public français compte peu de personnes de couleur qui s’expriment dans l’espace public sur les questions de racisme. Je ne suis pas non plus représentative du milieu social ouvrier dont je suis issue. Le fait que je suis une #femme me vaut, en plus des insultes habituelles, des #menaces de #viol. En tout point, je suis la tête qui dépasse. »

    Racisme « atmosphérique »

    Née à Paris de parents immigrés sénégalais, élevée dans un milieu multiculturel, Rokhaya Diallo affirme avoir découvert le racisme assez tard dans sa vie. « Le racisme ’atmostphérique’ est le recours aux #stéréotypes les plus récurrents sur les personnes d’une certaine origine, qui cantonne ces personnes à certaines qualités », définit-elle.

    Par exemple, présupposer que les Asiatiques sont bons en sciences ou que les Noirs sont doués pour les sports n’est premièrement pas une réalité - « moi-même, je ne cours pas vite », s’amuse-t-elle -, et deuxièmement, cela permet d’autres préjugés de type « en revanche, les Blancs sont plus intelligents ou meilleurs pour ceci ou cela. »

    « Les #conditions_sociales existent, évidemment, pour expliquer diverses compétences, par exemple l’endurance des marathoniens d’Afrique de l’Est qui ont vécu entouré de montagnes. Mais une population ne doit pas être réduite à cela », souligne Rokhaya Diallo. « Laisser à l’individu sa capacité à exprimer ses talents propres est beaucoup plus pertinent. »

    Un fruit de l’Histoire toujours vivace

    Pour la militante, le racisme est avant tout le fruit de l’Histoire qui a généré les divisions dans le monde. « Au moment de justifier par exemple le recours à l’esclavage, on a utilisé les sciences ou la Bible afin de créer des préjugés permettant ces pratiques. »

    Et nombre de préjugés sont toujours vigoureux aujourd’hui, relève-t-elle, évoquant l’insulte de « singe » qui a qualifié l’ex-ministre de la Justice française Christine Taubira, les jets de bananes à l’encontre de joueurs de football comme Mario Balotelli ou Kalidou Koulibaly, ou encore les contrôles au faciès statistiquement beaucoup plus nombreux sur les jeunes hommes d’origine maghrébine.

    « La police est une institution de la République, or il n’y a pour l’heure pas de politique institutionnelle pour mettre fin au #contrôle_au_faciès. A minima, il s’agit là de complicité dans l’inaction », estime Rokhaya Diallo, qui dénonce la persistance d’un « #racisme_d'Etat ».

    Pour une politique volontariste

    Car déclarer l’#égalité dans la loi ne suffit pas à combattre le racisme, tout comme elle ne suffit pas à éradiquer les #violences faites aux femmes ou les discriminations sur le genre ou l’orientation sexuelle. « L’Etat doit mener une #politique_volontariste afin de faire reculer le racisme dans les institutions. »

    Entendue jusqu’au siège des Nations unies à New York l’an dernier pour porter sa lutte contre le racisme, Rokhaya Diallo sera l’invitée jeudi soir du Club 44 à La Chaux-de-Fonds, à l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale.

    https://www.rts.ch/info/monde/10306627-rokhaya-diallo-on-peut-etre-raciste-en-pensant-faire-un-compliment-.htm
    #racisme #racisme_anti-blanc #discriminations #intersectionnalité

  • Rôle des intellectuel·les, universitaires ‘minoritaires’, et des #porte-parole des #minorités

    La publication du billet de Gérard Noiriel sur son blog personnel[1] est révélatrice de la difficulté de mener, au sein du champ académique, une réflexion sur la #production_de_savoirs relatifs à la « #question_raciale[2] » et sur leurs usages sociaux dans l’#espace_public. Il est clair que le champ académique n’a pas le monopole de cette réflexion, mais l’intérêt de s’y consacrer est qu’elle peut se mener, a priori, selon les règles et procédures dudit champ. En effet, il semble que les débats liés aux concepts de « #racialisation », « #intersectionnalité », « #postcolonial », « #nouvel_antisémitisme » ou encore « #islamophobie » aient tendance à se dérouler par tribunes de presse interposées, et non par un dialogue via des articles scientifiques[3]. Si ces questions trouvent un espace dans la sociologie ou la science politique, elles peinent encore à émerger dans des disciplines comme le #droit ou l’#économie.

    Durant la période charnière 2001-2006, où la question coloniale et raciale est devenue centrale dans l’espace public – notamment du fait du vote, en 2001, de la « #loi_Taubira » reconnaissant la #traite et l’#esclavage en tant que #crime_contre_l’humanité, de l’impact des rébellions urbaines de 2005, de la référence par le législateur au rôle « positif » de la #colonisation [4] et de la création de nouvelles organisations de minoritaires telles que le #Conseil_représentatif_des_associations noires (#CRAN) –, la #disputatio_académique semblait encore possible. On pense notamment, en #sciences_sociales, aux programmes ANR Frontières, dirigé par Didier Fassin, et #Genrebellion, dirigé par Michelle Zancarini-Fournel et Sophie Béroud, où les concepts de racialisation ou d’intersectionnalité pouvaient être utilisés sans susciter une levée de boucliers.

    La publication des ouvrages collectifs De la question sociale à la question raciale ? et Les nouvelles frontières de la société française (La Découverte, 2006 et 2010), dirigés par Didier et Éric Fassin pour le premier, et par D. Fassin pour le second, constituent de ce point de vue des moments importants du débat scientifique français, qui ont permis de confronter des points de vue parfois divergents, mais esquissant une forme de dialogue. On y retrouve les contributions d’universitaires tels que Pap Ndiaye, Éric Fassin, Stéphane Beaud ou Gérard Noiriel qui, par la suite, via des tribunes dans Mediapart ou Libération, ont tous poursuivi la discussion dans le champ médiatique, notamment lors de l’« affaire des quotas » révélée par Mediapart en 2011[5]. Alors que P. Ndiaye et E. Fassin dénonçaient la catégorisation raciale des joueurs au sein de la Fédération française de football, et notamment la caractérisation de « prototypes » des « Blacks » par le sélectionneur Laurent Blanc[6], S. Beaud et G. Noiriel, tout en reconnaissant le caractère discriminatoire des quotas fondés sur la race, refusent « d’instruire des procès en hurlant avec la meute ». Ils considèrent qu’il faut prendre en compte le langage ordinaire du monde du football et, de manière tout à fait discutable, que le mot « Black » « renvoie moins à une catégorie raciale qu’à une catégorie sociale[7] ». Les récents commentaires de G. Noiriel sur le débat Mark Lilla / Eric Fassin (Le Monde, 1er octobre 2018) correspondent au dernier épisode d’une polémique qui court depuis une dizaine d’années.

    Ce mouvement allant d’une disputatio académique à une controverse médiatique est, nous semble-t-il, problématique pour la sérénité de la réflexion collective sur la question raciale. L’objectif de cette contribution est de soulever plusieurs questions à partir de l’article de G. Noiriel, sans entrer dans une logique polémique. Tout d’abord, on focalisera notre attention sur le rôle des intellectuel.le.s et leurs relations avec les porte-parole des minorités, et sur les différentes conceptions de l’intellectuel.le (« critique », « engagé.e » ou « spécifique »). Ensuite, on analysera le sort réservé aux universitaires appartenant à des groupes minorisés (ou « universitaires minoritaires ») travaillant sur la question raciale. En accusant ceux-ci de se focaliser sur la question raciale au détriment d’autres questions – la question économique par exemple (et non « sociale »), G. Noiriel porte le soupçon de « militantisme » et les perçoit comme des porte-parole de minorités. Or il est nécessaire de contester cette assignation au statut de porte-parole et la tendance générale à relativiser la scientificité des universitaires minoritaires qui, on le verra, subissent un certain nombre de censures voire de discriminations dans le champ académique. Il s’agit enfin de réfléchir au futur en posant la question suivante : comment mener des recherches sur la question raciale et les racismes, et construire un dialogue entre universitaires et organisations antiracistes sans favoriser les logiques d’essentialisation et tout en respectant l’autonomie des un.e.s et des autres ?
    Engagements intellectuels

    Tout en se réclamant tous deux de l’héritage de Michel Foucault, E. Fassin et G. Noiriel s’opposent sur la définition du rôle de l’intellectuel.le dans l’espace public contemporain. Ce débat, qui n’est pas propre aux sciences sociales[8], semble s’être forgé à la fin des années 1990, notamment lors de la controverse publique sur le Pacte civil de solidarité (Pacs). Tout en s’appuyant sur les mêmes textes de Foucault rassemblés dans Dits et écrits, E. Fassin et G. Noiriel divergent sur la posture d’intellectuel.le à adopter, l’un privilégiant celle de l’intellectuel.le « spécifique », selon l’expression de Foucault, l’autre celle de l’intellectuel.le « engagé.e ».

    E. Fassin publie en 2000 un article pour défendre la posture de l’intellectuel.le « spécifique »[9]. Celui-ci se distingue de l’intellectuel.le « universel.le », incarné notamment par la figure de Sartre, qui intervient dans l’espace public au nom de la raison et de principes universels, et souvent au nom des groupes opprimés. L’intellectuel.le spécifique appuie surtout son intervention sur la production d’un savoir spécifique, dont la connaissance permet de dénaturaliser les rapports de domination et de politiser une situation sociale pouvant être considérée comme évidente et naturelle. En ce sens, l’intellectuel.le spécifique se rapproche du « savant-expert » dans la mesure où c’est une compétence particulière qui justifie son engagement politique, mais il ou elle s’en détache pour autant qu’il ou elle « se définit (…) comme celui qui use politiquement de son savoir pour porter un regard critique sur les usages politiques du savoir[10] ». Critique, l’intellectuel.le spécifique « rappelle la logique politique propre à la science[11] ». L’expert.e prétend parler de manière apolitique au nom de la science pour maintenir l’ordre social dominant, tandis que l’intellectuel.le spécifique s’appuie sur un savoir critique de l’ordre social, tout en reconnaissant sa dimension politique. C’est dans cette perspective foucaldienne qu’E. Fassin critique la posture du « savant pur », qui revendique une « science affranchie du politique » : « Désireux avant tout de préserver l’autonomie de la science, [les savants purs] se défient pareillement de l’expert, réputé inféodé au pouvoir, et de l’intellectuel spécifique, soupçonné de militantisme scientifique[12] ». Le savant pur renvoie dos-à-dos les usages normatif et critique de la science comme si la science avait une relation d’extériorité avec le monde social. Or, selon E. Fassin, « pour des raisons tant politiques que scientifiques, (…) le partage entre le savant et le politique s’avère illusoire : de part en part, le savoir est politique. C’est pourquoi celui qui se veut un savant « pur » ressemble d’une certaine manière à l’expert qui s’aveugle sur la politique inscrite dans son savoir. En revanche, d’une autre manière, il rappelle aussi l’intellectuel spécifique, désireux de préserver l’autonomie de la science ; mais il ne le pourra qu’à condition d’en expliciter les enjeux politiques. (…) l’autonomie de la science passe non par le refus du politique, mais par la mise au jour des enjeux de pouvoir du savoir[13] ». Autrement dit, on distingue deux conceptions relativement divergentes de l’autonomie de la science : le.la savant.e pur.e veut la « protéger » en s’affranchissant du politique et en traçant une frontière claire entre le champ académique et le champ politique, tandis que l’intellectuel.le spécifique considère qu’elle n’est possible qu’à la condition de mettre en lumière les conditions politiques de production du savoir.

    G. Noiriel répond à E. Fassin dans son livre Penser avec, penser contre publié en 2003[14], où il soutient la nécessité d’adopter la posture du « chercheur engagé » : « Après avoir longtemps privilégié la posture de l’« intellectuel spécifique », je pense aujourd’hui qu’il est préférable de défendre la cause du « chercheur engagé », car c’est en s’appuyant sur elle que nous pourrons espérer faire émerger cet « intellectuel collectif » que nous appelons de nos vœux depuis trente ans, sans beaucoup de résultats. Les « intellectuels spécifiques », notamment Foucault et Bourdieu, ont constamment annoncé l’avènement de cette pensée collective, mais celle-ci n’a jamais vu le jour, ou alors de façon très éphémère[15] ». Selon lui, cet échec s’explique par le fait que « cette génération n’a pas vraiment cru que la communication entre intellectuels soit possible et utile », d’où la nécessité de prêter une attention particulière aux deux conditions de la communication entre intellectuel.le.s : « clarifier les langages qui cohabitent aujourd’hui sur la scène intellectuelle » et « la manière d’écrire », c’est-à-dire « montrer sa générosité en restituant la cohérence du point de vue qu’il discute, au lieu d’isoler l’argument qu’il propose de détruire » et « désigner par leur nom les collègues de la microsociété qu’il met en scène dans son récit ».

    Or, ces conditions ne seraient pas remplies par la posture de l’intellectuel.le « spécifique » dans la mesure où il tendrait à « privilégier les normes du champ politique » et ne parviendrait pas à « introduire dans le champ intellectuel les principes de communication qui sous-tendent le monde savant ». Les intellectuel.le.s spécifiques critiquent l’usage de la science par les experts visant à maintenir l’ordre social alors qu’« il n’est pas possible [selon G. Noiriel] de concevoir l’engagement uniquement comme une critique des experts. Paradoxalement, c’est une manière de cautionner leur vision du monde, en donnant du crédit à leur façon d’envisager les « problèmes ». Pour les intellectuels « spécifiques », il n’existe pas de différence de nature entre les questions politiques et scientifiques. Pour eux, le journaliste, l’élu, le savant parlent, au fond, le même langage[16] ». Autrement dit, l’engagement des intellectuel.le.s spécifiques tendrait à relativiser les spécificités des formes du discours savant, censé être soumis à des contraintes propres au champ académique et peu comparable aux formes de discours politiques ou militants soumis aux règles du champ politique ou de l’espace des mobilisations.

    Pourquoi le fait d’insister, comme le fait E. Fassin après Foucault, sur la dimension politique de la production de savoir, reviendrait-il à mettre sur le même plan discours scientifiques et autres formes de discours ? Ne pourrait-on pas envisager la posture de l’intellectuel.le spécifique sans « confusion des genres » ? Comment maintenir une exigence en termes scientifiques dans un espace médiatique structuré par la quête de l’audimat et qui fait la part belle au sensationnel ? C’est une vraie question qui traverse l’ensemble du champ académique. Si G. Noiriel ne fournit dans ce texte de 2003 aucun exemple qui permettrait d’évaluer la véracité de cette confusion, son engagement dans le Comité de vigilance des usages de l’histoire (CVUH, créé en 2005) et dans le collectif DAJA (Des acteurs culturels jusqu’aux chercheurs et aux artistes, créé en 2007) est justement présenté comme un mode d’intervention dans l’espace public respectant l’exigence scientifique. Mais il fournit un exemple plus précis en commentant la controverse M. Lilla / E. Fassin autour de la catégorie de « gauche identitaire ». M. Lilla utilise cette dernière catégorie pour désigner (et disqualifier) les leaders politiques démocrates, les universitaires de gauche et les porte-parole des minorités qui auraient abandonné le « peuple » et le bien commun au profit de préoccupations identitaires et individualistes. La « gauche identitaire » est donc une catégorie politique visant à dénoncer la « logique identitaire » de la gauche étasunienne qui s’est progressivement éloignée de la politique institutionnelle pour privilégier les mouvements sociaux n’intéressant que les seul.e.s minoritaires préoccupé.e.s par leur seule identité, et non ce qu’ils et elles ont de « commun » avec le reste de la communauté politique : la citoyenneté[17].

    E. Fassin critique cette catégorie qui vise explicitement à établir une distinction entre le « social » et le « sociétal », et une hiérarchie des luttes légitimes, la lutte des classes étant plus importante que les luttes pour l’égalité raciale. La notion de « gauche identitaire » serait donc, si l’on en croit E. Fassin, un nouvel outil symbolique analogue à celle de « politiquement correct », utilisé pour délégitimer toute critique des discours racistes et sexistes. Ainsi, E. Fassin se réfère-t-il à la posture de l’intellectuel.le « spécifique » afin de critiquer l’argument développé par M. Lilla. G. Noiriel renvoie dos à dos E. Fassin et M. Lilla en affirmant qu’ils partagent le « même langage » et au motif que « ce genre de polémiques marginalise, et rend même inaudibles, celles et ceux qui souhaitent aborder les questions d’actualité tout en restant sur le terrain de la recherche scientifique ».

    En effet, même si l’on ne peut en faire le reproche à E. Fassin qui est un acteur de la recherche sur la question raciale[18], cette polémique qui a lieu dans le champ médiatique participe de l’invisibilisation des chercheur.e.s et enseignant.e.s-chercheur.e.s qui, justement, travaillent depuis des années sur la question raciale, les minorités raciales et leurs rapports avec la gauche française, et les mouvements antiracistes[19]. Tous ces travaux veillent à définir de façon précise et sur la base d’enquêtes sociologiques les processus de racialisation à l’œuvre dans la France contemporaine. Ils le font en outre en opérant l’interrogation et la déconstruction de ces « entités réifiées » que G. Noiriel évoque dans son texte. On mesure, ce faisant, tout l’intérêt de réinscrire les questions sur la race, qu’elles soient d’ordre méthodologique ou empirique, dans le champ académique.

    Un autre exemple donné par G. Noiriel concerne le début des années 1980 où, affirme-t-il, les « polémiques identitaires » ont pris le pas sur la « question sociale » dans l’espace public :

    « Ce virage a pris une forme spectaculaire quand le Premier Ministre, Pierre Mauroy, a dénoncé la grève des travailleurs immigrés de l’automobile en affirmant qu’elle était téléguidée par l’ayatollah Khomeiny. C’est à ce moment-là que l’expression « travailleur immigré » qui avait été forgée par le parti communiste dès les années 1920 a été abandonnée au profit d’un vocabulaire ethnique, en rupture avec la tradition républicaine (cf. l’exemple du mot « beur » pour désigner les jeunes Français issus de l’immigration algérienne ou marocaine). On est passé alors de la première à la deuxième génération, de l’usine à la cité et les revendications socio-économiques ont été marginalisées au profit de polémiques identitaires qui ont fini par creuser la tombe du parti socialiste ».

    La période 1981-1984 est en effet cruciale dans le processus de racialisation des travailleur.se.s immigré.e.s postcoloniaux.ales et la transformation, par le Parti socialiste, des conflits ouvriers en conflits religieux[20]. Or ce discours de racialisation, qui assigne les travailleur.se.s immigré.e.s maghrébin.e.s à leur identité religieuse putative, provient des élites politiques, patronales et médiatiques, et non des travailleur.se.s immigré.e.s et de leurs descendant.e.s. Il est vrai que certains mouvements de « jeunes immigrés » s’auto-désignaient comme « beurs » mais cela relevait du processus bien connu de retournement du stigmate. D’un côté, les élites assignent une identité permanente religieuse, perçue comme négative, pour disqualifier un mouvement social tandis que, de l’autre, des enfants d’immigré.e.s maghrébin.e.s affirment une identité stigmatisée positive. Peut-on mettre sur le même plan le travail de catégorisation et d’assignation raciale mené par « le haut » (l’État, les institutions, les élites politiques et médiatiques) et le retournement du stigmate – c’est-à-dire la transformation et le ré-investisssement de la catégorie d’oppression pour affirmer son humanité et sa fierté d’être au monde[21] – d’en bas ? Le faire nous semble particulièrement problématique d’un point de vue scientifique. La distinction entre racialisation stigmatisante et construction d’une identité minoritaire stigmatisée doit être prise en compte dans l’analyse sociologique des relations entre majoritaires et minoritaires.

    En revanche, il est avéré que SOS Racisme, succursale du Parti socialiste, a participé à l’occultation de la question économique pour penser l’immigration[22]. Mais SOS Racisme ne représente pas l’ensemble des organisations minoritaires de l’époque. Au contraire, la nouvelle génération de militant.e.s « beurs » s’est majoritairement opposée à ce qu’elle a perçu comme une « récupération » du « mouvement beur »[23]. Par ailleurs, l’on sait que, parmi les revendications initiales de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, les revendications portaient à la fois sur la question raciale et sur les conditions matérielles de vie, de travail et de logement : droit à la vie (ne pas se faire tuer dans l’impunité), droit au travail, droit au logement, etc.[24] Et il ne faut pas oublier que, parmi les rares militant.e.s ayant soutenu les travailleurs immigrés en grève, on retrouve les fondatrices/fondateurs du « Collectif Jeunes » ayant accueilli la Marche à Paris, c’est-à-dire les leaders du « mouvement beur ». Aussi, l’opposition entre vocabulaire ethnique et revendications socio-économiques est-elle loin d’être suffisante pour comprendre la période 1981-1984.

    Une « histoire des vaincus accaparée » ?

    L’article de G. Noiriel pose une seconde question, légitime mais néanmoins complexe, relative au lien entre champ académique et champ politique / espace des mobilisations. Il débute par l’affirmation suivante :

    « Dans l’introduction de mon livre sur l’Histoire populaire de la France, j’ai affirmé que ‘le projet d’écrire une histoire populaire du point de vue des vaincus a été accaparé par des porte-parole des minorités [(religieuses, raciales, sexuelles) pour alimenter des histoires féministes, multiculturalistes ou postcoloniales,] qui ont contribué à marginaliser l’histoire des classes populaires’. Il suffit de consulter la bibliographie des articles et ouvrages publiés en histoire ces dernières années ou de regarder les recrutements sur des postes universitaires pour être convaincu de cette remarque[25] ».

    Malheureusement, il ne fournit pas d’exemples de bibliographies, d’ouvrages et de profils de postes universitaires permettant de vérifier la véracité du propos[26]. Concernant les recrutements en histoire (section 22), il est clair que, depuis une trentaine d’années, l’histoire culturelle et l’histoire politique ont été privilégiées au détriment de l’histoire sociale[27]. Cependant, y a-t-il en France pléthore de profils de poste « histoire des minorités raciales » ? Rien n’est moins sûr[28].

    De plus, le constat de G. Noiriel sous-entend – on n’en est pas sûrs à cause de l’ambiguïté du propos – un lien entre l’« accaparement » de l’histoire populaire par les « porte-parole des minorités » et l’évolution des thèmes de recherche en sciences sociales. Ainsi, la position de G. Noiriel est paradoxale. D’une part, il avait à plusieurs reprises reconnu l’importance du rôle d’acteurs associatifs pour faire avancer la recherche scientifique, notamment concernant l’histoire de la Shoah ou de la guerre d’Algérie. Histoire et mémoire ne s’opposent pas forcément. N’est-ce pas parce que la question des discriminations raciales est devenue un enjeu politique dans l’espace public que G. Noiriel s’est lancé dans l’écriture de l’histoire du clown Chocolat[29] ? D’autre part, il critique les « porte-parole des minorités » non identifiés qui se seraient appropriés l’histoire des vaincus à leur propre profit et auraient considérablement influencé les orientations de la recherche scientifique. À défaut d’exemple précis, il est difficile de discuter cette affirmation mais, dans un entretien daté de 2007[30], G. Noiriel est plus explicite et critique les entrepreneurs de mémoire tels que les leaders du CRAN : « Les intellectuels qui sont issus de ces groupes ont toujours tendance à occulter les critères sociaux qui les séparent du monde au nom duquel ils parlent, pour magnifier une origine commune qui légitime leur statut de porte-parole auto-désignés ». En fait, il « critique les usages de l’histoire que font les entrepreneurs de mémoire qui se posent en porte-parole autoproclamés de tel ou tel groupe de victimes, mais [il] relativise par ailleurs l’importance de ces querelles ». Il semble que G. Noiriel ait changé d’avis sur l’influence réelle de ces porte-parole puisqu’ils auraient désormais un impact sur le monde de la recherche.

    Dans le cas de l’affaire Pétré-Grenouilleau, qui a vu l’historien en poste à l’université de Bretagne attaqué en justice par le Collectif DOM en 2005 pour avoir affirmé dans une interview que les traites négrières ne constituaient pas un génocide, force est de constater que l’affaire a nourri la recherche en tant que controverse et événement important dans l’analyse des enjeux mémoriels en France[31]. L’impact sur la recherche scientifique n’est pas allé dans le sens d’une auto-censure, mais a constitué un épisode analysé pour son inscription dans l’espace des mobilisations antiracistes, dans les reconfigurations des relations entre l’État et les associations de Français d’outre-mer ou dans la sociologie politique de la mémoire. La recherche sur l’esclavage et les traites est depuis une dizaine d’années particulièrement dynamique. L’affaire n’a ainsi nourri ni « repentance » ni appel au « devoir de mémoire », mais a servi à éclairer un phénomène majeur : l’articulation entre mémoire et politique dans les sociétés contemporaines.
    Le fantôme minoritaire dans l’académie

    Une troisième question que soulève le billet publié par G. Noiriel porte sur l’assignation des universitaires minoritaires au statut de porte-parole des minorités. En 2004, G. Noiriel affirme que l’engagement des minoritaires dans la recherche est une manière de « canaliser » leur « disposition à la rébellion » : « On oublie généralement que les dispositions pour la rébellion que l’on rencontre fréquemment dans les milieux issus de l’immigration s’expliquent par le fait qu’ils cumulent les formes les plus graves de souffrance sociale. Bien souvent ces personnes ne peuvent construire leur identité qu’en cultivant le potentiel de révolte qu’ils ont en eux. L’investissement dans l’écriture, dans la recherche, dans les activités culturelles en rapport avec l’expérience vécue peut être une façon de canaliser ce potentiel dans des formes qui soient compatibles avec le principe de la démocratie, avec le respect des biens et des personnes[32] ». La réduction de la professionnalisation des minoritaires dans le monde académique à une révolte non-violente pose question. Assigner leur travail scientifique à une émotion, la révolte, n’est-ce pas nier le fait que les minoritaires peuvent tout à fait être chercheur.e sans qu’ils.elles soient déterminé.e.s par une improbable disposition à la rébellion ?[33]

    Cette manière d’interpréter l’entrée d’outsiders dans le monde académique participe à faire des universitaires minoritaires des porte-parole « hétéro-proclamés » des groupes minoritaires et, de manière plus générale, renvoie à leur disqualification en « chercheur.e.s militant.e.s »[34]. Plusieurs travaux britanniques et étasuniens ont documenté l’expérience vécue par les universitaires minoritaires, marquée par les procès d’intention, les micro-agressions et les censures publiques qu’ils subissent au quotidien, leur rappelant qu’ils ne sont pas totalement à leur place ou qu’ils.elles ne sont pas des universitaires à part entière[35]. Au regard de certains faits avérés, il serait intéressant de mener le même type d’investigation dans le monde académique français[36]. Par exemple, une controverse a traversé le comité de rédaction de la revue Le Mouvement social autour de la parution d’un article théorique de Pap Ndiaye sur la notion de « populations noires »[37], à tel point que le rédacteur en chef a décidé de démissionner et qu’un des membres du comité a publié, plusieurs mois après, chose rare, une « réponse » à l’article de Ndiaye. En 2016, sur la mailing-list de l’ANCMSP (Association nationale des candidats aux métiers de la science politique), A. Hajjat a fait l’objet d’une campagne de dénigrement en raison de ses travaux sur l’islamophobie. En 2017, la journée d’études « Penser l’intersectionnalité dans les recherches en éducation » (Université Paris-Est Créteil) a été l’objet d’une campagne de disqualification par l’extrême-droite et certains universitaires parce que le programme traitait des usages politiques du principe de laïcité dans une logique d’exclusion. Certains organisateurs ont été menacés de sanction disciplinaire et d’exclusion de leur laboratoire pour avoir signé une tribune sur les libertés académiques, et l’un d’entre eux n’a pas obtenu un poste qu’il aurait dû avoir. En 2018, le colloque « Racisme et discrimination raciale de l’école à l’université » a également fait l’objet d’une campagne visant son annulation au motif qu’il relèverait du « racialisme indigéniste ». À l’heure où nous écrivons cet article, l’hebdomadaire français Le Point publie une tribune et un article contre les supposés « décolonialisme » et « racialisme » des chercheur.e.s travaillant sur la question raciale, et mène une véritable chasse aux sorcières contre elles.eux en demandant leur exclusion du monde académique[38].

    Bref, l’autonomie de la recherche est remise en cause quand il s’agit de parler de la question raciale dans le monde académique, et les universitaires minoritaires sont directement ciblé.e.s et individuellement discrédité.e.s par certains médias. C’est bien le signe là encore, qu’il faudrait réintégrer la question raciale dans le champ académique et, lorsqu’elle fait l’objet de points de vue, prendre soin d’en mentionner a minima les principaux travaux. L’usage social ou militant d’une recherche ne peut, de ce point de vue, être mis sur le même plan que la recherche proprement dite.

    Aussi, le débat sur les figures de l’intellectuel.le tend-il à occulter tout un pan de la réflexion théorique menée par les études féministes et culturelles sur le « savoir situé »[39]. Il est nécessaire de préserver l’autonomie de la recherche en jouant totalement le jeu de la réflexivité, entendu comme la mise au jour de la relation avec un objet de recherche au prisme de la trajectoire et de la position dans l’espace social. Les études féministes et les cultural studies ont depuis longtemps abordé cet enjeu majeur de la production du savoir. Tou.te.s les universitaires minoritaires ne se pensent pas comme tel.le.s. Ils.elles ne souhaitent pas nécessairement manifester leur engagement politique en prenant appui sur l’autorité de leur savoir et de leurs fonctions. Leurs formes d’engagement, lorsque celui-ci existe, sont, il faut bien l’admettre, multiples et ne passent pas forcément par la mobilisation d’un savoir spécifique avec le souhait de transformation sociale. Il faut donc se garder d’avoir une vision totalisante des « universitaires minoritaires » et de les assigner « naturellement » à la thématique de la question raciale, comme si l’universitaire minoritaire devait se faire le porte-parole de sa « communauté », voire d’un concept-maître (classe sociale, genre, nation).
    Revenir au terrain

    Pour conclure, il nous semble que la recherche sur les processus de racialisation, de stigmatisation, les racismes et les discriminations mérite mieux que les querelles médiatiques – il y a tant à faire ! – alors qu’on observe un manque criant de financements pour mener des enquêtes de terrain. Par exemple, le basculement politique de la région Ile-de-France a débouché sur la disparition de ses financements de contrats doctoraux, postdoctoraux et de projets de recherche sur la question des discriminations. Dans un contexte de montée en puissance des forces politiques conservatrices, s’il y a un chantier commun à mener, c’est bien celui de la pérennisation du financement de la recherche sur la question raciale.

    De plus, il est tout à fait envisageable de penser des relations entre universitaires et organisations minoritaires qui respectent l’autonomie des un.e.s et des autres (on pourrait élargir le propos aux institutions étatiques chargées de combattre les discriminations quelles qu’elles soient). Que l’on se définisse comme intellectuel.le spécifique, engagé.e ou organique, ou que l’on se définisse comme militant.e minoritaire ou non, l’enjeu est de nourrir la réflexion globale pour élaborer une politique de l’égalité inclusive, allant au-delà de la fausse opposition entre revendications « identitaires » et revendications « sociales », et qui prenne en compte toutes les formes de domination sans établir de hiérarchie entre elles.

    En effet, si l’on fait des sciences sociales, on ne peut pas cantonner l’identitaire ou le racial en dehors du social. La question raciale tout comme la question économique sont des questions sociales. Nous ne sommes pas passés de la « question sociale » à la « question raciale » pour la simple et bonne raison que le racial est social. Faire comme si l’on pouvait trancher la réalité à coup de gros concepts (« sociétal », « identitaire », « continuum colonial », etc.), c’est déroger aux règles de la méthode scientifique lorsqu’on est universitaire, et à celles de la réalité du terrain lorsqu’on est acteur.trice politique. Stuart Hall posait à ce titre une question toujours d’actualité : « comment vivre en essayant de valoriser la diversité des sujets noirs, de lutter contre leur marginalisation et de vraiment commencer à exhumer les histoires perdues des expériences noires, tout en reconnaissant en même temps la fin de tout sujet noir essentiel ?[40] ». Autrement dit, que l’on soit chercheur.e ou militant.e, il est nécessaire de refuser toute logique d’essentialisation exclusive. Si universitaires et organisations minoritaires peuvent travailler ensemble, c’est à la condition de faire l’éloge du terrain, c’est-à-dire d’œuvrer à la compréhension de la complexité des rapports sociaux, et de faire avancer la politique de l’égalité de manière collective.

    http://mouvements.info/role-des-intellectuel%C2%B7les-minoritaires
    #université #intellectuels #science #savoir #savoirs

  • Cartographie du surplomb

    http://mouvements.info/cartographie-du-surplomb

    Par Eléonore Lépinard et Sarah Mazouz

    Le concept d’#intersectionnalité, élaboré il y a plus de trois décennies par des théoriciennes féministes de couleur pour désigner et appréhender les processus d’imbrication et de co-construction de différents rapports de pouvoir – en particulier la classe, la race et le genre – connaît certes aujourd’hui une reconnaissance académique, tardive mais importante, dans les sciences sociales françaises, comme en témoignent les nombreuses publications et les traductions qui se revendiquent du concept[4]. Cependant, une fraction du monde universitaire, limitée mais importante par les positions institutionnelles qu’elle occupe, contribue à décrédibiliser scientifiquement cette approche en l’assimilant à une forme intellectuelle de communautarisme qui essentialiserait les identités. Pourquoi tant d’énergie dépensée à vouloir dévaloriser une approche qui a prouvé son utilité aussi bien scientifique que politique ? Comment analyser les résistances suscitées par la notion d’intersectionnalité et les discours déformants dont elle fait l’objet ?

    #féminisme #sciences_sociales

  • Intersectionnalité
    http://mouvements.info/intersectionnalite

    À l’automne 2018, l’historien Gérard Noiriel a publié sur son blog personnel1 un long texte particulièrement relayé et discuté parmi les chercheur.e.s en #sciences_sociales sur les réseaux sociaux. Il y commente la controverse entre Mark Lilla et Eric Fassin au sujet du concept de « #gauche_identitaire » et élargit son propos à l’écriture de l’histoire des #classes_populaires. Il reprend notamment une idée développée dans l’introduction de son nouveau livre, Une histoire populaire de la France : « la crise du mouvement ouvrier a considérablement affaibli les #luttes_sociales au profit des conflits identitaires. Le projet d’écrire une #histoire_populaire du point de vue des vaincus a été accaparé par les porte-parole des #minorités (religieuses, raciales, sexuelles) pour alimenter des histoires féministes, multiculturalistes ou postcoloniales, qui ont contribué à marginaliser l’histoire des classes populaires. Il suffit de consulter la bibliographie des articles et ouvrages publiés en histoire ces dernières années ou de regarder les recrutements sur des postes universitaires pour être convaincu de cette remarque »2. L’accueil enthousiaste de ce texte auprès de certain.e.s chercheur.e.s en sciences sociales nous a étonné.e.s et interpellé.e.s. En tant que chercheur.e.s travaillant sur ces questions, il nous était difficile de rester silencieux/euses, pour au moins deux raisons.

    Dossier #intersectionnalité (lu que l’intro) #genre #minorités

  • Maria Mies, Patriarcat et exploitation dans l’économie mondialisée, 2005
    https://sniadecki.wordpress.com/2019/02/09/mies-patriarcat

    Le patriarcat a aussi été renforcé à travers les traités de l’OMC, notamment l’Accord général sur le commerce des services (AGCS), car nombre de ces nouveaux services incluent l’activité des femmes comme domestiques. Certaines féministes s’en félicitent au motif que cela libèrerait les femmes du fardeau des tâches ménagères. Mais en y regardant de plus près on constate que ce sont surtout des femmes des pays du sud et de l’Est dont beaucoup n’ont même pas de papiers qui font office de nouvelles bonnes pour les classes moyennes et même les femmes des milieux ouvriers des pays industrialisés, qui peuvent de ce fait mener librement leur carrière. En tous cas, on ne saurait parler de libération quand une femme parvient à se hisser dans la hiérarchie capitaliste par l’exploitation d’une autre femme. Il s’agirait plutôt d’une nouvelle forme de colonialisme.

    Ces stratégies détournent habilement les concepts et le langage de la libération des femmes et les revendications d’égalité. Pour bien des féministes encore aujourd’hui, l’égalité est le principal but de la libération des femmes. Elles ne revendiquent pas la fin du patriarcat et du capitalisme. A en juger par les résultats d’une telle stratégie dans le contexte d’une restructuration néolibérale mondiale, on ne saurait y déceler d’amélioration pour la majorité des femmes. S’il est vrai que certaines ont bénéficié de cette stratégie pour monter dans l’iceberg de l’économie capitaliste, c’est principalement au détriment d’autres personnes, femmes ou hommes. Le capitalisme continue d’avoir besoin du patriarcat pour entretenir différents niveaux d’inégalité et d’exploitabilité. Le système ne permet pas de défendre l’égalité pour tous, en particulier au niveau des élites. Si « égalisation » il y a, elle concerne donc les femmes et les hommes situés au-dessous de la surface, qui deviennent« égaux » aux travailleurs les moins chers de la planète. Telles sont les règles de la mondialisation néolibérale et de la concurrence mondiale.

    #Maria_Mies #écoféminisme #intersectionnalité #capitalisme #féminisme #subsistance

  • Intersectionality, illustrated. | Ententa’s Magic
    https://ententasmagic.wordpress.com/2013/04/14/intersectionality-illustrated

    #intersectionnalité #cartographie #visualisation #data_feminism

    Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur | Cairn.info
    https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2005-2-page-51.htm

    Kimberlé Williams Crenshaw et Oristelle Bonis
    Dans Cahiers du Genre 2005/2 (n° 39)

  • En Marges !
    L’intime est politique – Revue de sciences humaines et d’artsQui sommes-nous ? – En Marges !
    https://enmarges.fr/about

    Je découvre cette nouvelle revue en ligne (merci Emmanuel Laurantin)
    aux contributions ouvertes...

    #femmes #féminisme #intersectionnalité #queer #sexualité

    En Marges ! est une revue en ligne fondée par Juliette Lancel qui explore l’intime et ses enjeux politiques via les sciences humaines et les arts.

    Les sexualités, le corps, les émotions sont traversés par des rapports de force éminemment politiques. Si cela peut sembler évident aux spécialistes, ça ne l’est pas nécessairement ailleurs, y compris dans les milieux engagés où l’intime constitue trop souvent un angle mort.

    En Marges ! a l’ambition d’adresser au grand public des contributions de chercheurs·ses, d’activistes, d’artistes. Dans une démarche d’inclusivité, nous demandons d’écrire dans une langue claire et de définir chaque terme ou concept indispensable. Conscient·e·s des rapports de domination qui structurent notre société, nous souhaiterions mettre l’accent sur ces thématiques trop souvent invisibilisées pour proposer une lecture intersectionnelle des politiques de l’intime.

    Comité de lecture

    Aurore Chéry est docteure en histoire moderne et chercheuse associée au LARHRA, Université de Lyon. Elle travaille sur la représentation du pouvoir en Europe au XVIIIè siècle, plus particulièrement en lien avec la masculinité et la sexualité.

    Ludivine Demol, chercheuse doctorante, travaille sur la consommation pornographique des adolescent·e·s dans leur construction genrée et s’interroge à ce titre sur la place de la politique dans l’intime.

    Juliette Lancel travaille de manière indépendante sur l’histoire des rêves, des genres et des sexualités. En 2016, elle a codirigé avec Jacqueline Carroy le livre Clés des songes et sciences des rêves. De l’Antiquité à Freud.

    Julie T. est docteure en vieilles choses qui sentent la poussière et chercheuse à temps très partiel ; elle travaille principalement sur l’interpénétration des champs du langage et du politique.

    Rédac

    Notre cher logo anarchoclitoridien a été créé par Bergamotte.
    Ont contribué à la création et à la mise en forme de la revue : Emmanuelle D., Marion David, Michael Freudenthal, Léna Kerveillant, Sarah L., Ezechiel S., Tania Wagner, Suzy Wood.

    – De la culture du viol dans la littérature libertine du XVIIIe siècle – Roxane Darlot-Harel

    – Le frotteurisme dans le métro de Mexico : entretien avec Nicolas Balutet

    – Ne plus taire la puissance des femmes – Lou Dimay

    – Incarner de nouvelles identités et développer une éducation sexuelle déviante : techniques du corps queer dans les festivals punk-féministes – Louise Barrière

  • Réflexions sur « la gauche identitaire » (Gérard Noiriel, Blog Le populaire dans tous ses états)
    https://noiriel.wordpress.com/2018/10/29/reflexions-sur-la-gauche-identitaire

    D’un point de vue scientifique, la question principale n’est pas de savoir comment s’y prendre pour favoriser les alliances entre « classes » et « #minorités », mais de montrer comment se combinent les différents facteurs qui façonnent l’#identité des personnes et les liens qu’elles tissent entre elles. On ne peut comprendre ces #processus_sociaux qu’en réalisant de longues recherches empiriques : enquêtes de terrain, travail d’archives, etc. Le concept d’ « #intersectionnalité » qui permet selon Eric Fassin de « penser l’articulation du #sexe, de la #race et de la #classe » est à mes yeux une régression par rapport aux principes fondateurs de la #sociologie. Il ne suffit pas de combiner, en effet, trois #entités réifiées pour rendre compte de la #complexité des réalités sociales.
    […]
    Une analyse qui n’aimerait pas croire qu’il faut choisir entre les #ouvriers et les minorités devrait partir du constat que les #discriminations sont une expérience vécue affectant à la fois les #classes_populaires les plus démunies et les minorités. Mais lorsqu’on s’intéresse aux #individus et non aux entités réifiées, on voit tout de suite que les classes et les minorités ne forment pas des blocs séparés car la majorité des personnes qui font partie des minorités appartiennent aussi aux classes populaires. La conclusion que l’on peut tirer de ces constats c’est que les individus des milieux populaires qui sont issus des minorités subissent les discriminations les plus fortes car ils cumulent les formes de rejet liés à leur classe et à leur origine.

  • « Changer de système ne passera pas par votre caddie »

    En rendant cheap la nature, l’argent, le travail, le care , l’alimentation, l’énergie et donc nos vies - c’est-à-dire en leur donnant une #valeur_marchande - le capitalisme a transformé, gouverné puis détruit la planète. Telle est la thèse développée par l’universitaire et activiste américain #Raj_Patel dans son nouvel ouvrage, intitulé Comment notre monde est devenu cheap (Flammarion, 2018). « Le capitalisme triomphe, non pas parce qu’il détruit la nature, mais parce qu’il met la nature au travail - au #moindre_coût », écrit Patel, qui a pris le temps de nous en dire plus sur les ressorts de cette « #cheapisation » généralisée.

    Raj Patel est professeur d’économie politique à l’université du Texas d’Austin. À 46 ans, c’est aussi un militant, engagé auprès de plusieurs mouvements, qui a travaillé par le passé pour la Banque mondiale et l’Organisation mondiale du commerce. Logique, quand on sait qu’il se définit lui-même comme « socialiste », ce qui « n’est pas facile au Texas », nous précise-t-il dans un éclat de rire. Patel a déjà écrit sur les crises alimentaires, dont il est un expert. Il signe aujourd’hui un nouvel ouvrage, Comment notre monde est devenu cheap, co-écrit avec Jason W. Moore, historien et enseignant à l’université de Binghampton.

    Ces deux universitaires hyper-actifs y développent une nouvelle approche théorique pour appréhender l’urgence dans laquelle nous nous trouvons, mêlant les dernières recherches en matière d’#environnement et de changement climatique à l’histoire du capitalisme. Pour eux, ce dernier se déploie dès le XIVème siècle. Il naît donc avec le #colonialisme et la #violence inhérente à l’#esclavage, jusqu’à mettre en place un processus de « cheapisation » généralisé, soit « un ensemble de stratégies destinées à contrôler les relations entre le capitalisme et le tissu du vivant, en trouvant des solutions, toujours provisoires, aux crises du capitalisme ». Une brève histoire du monde qui rappelle, sur la forme, la façon dont Yuval Harari traite l’histoire de l’humanité, mais avec cette fois une toute autre approche théorique, que Raj Patel n’hésite pas à qualifier de « révolutionnaire ».

    Entretien autour de cette grille de lecture, qui offre également quelques perspectives pour sortir de ce que les auteurs appellent le « #Capitalocène », grâce notamment au concept d’ « #écologie-monde ».

    Usbek & Rica : Des scientifiques du monde entier s’accordent à dire que nous sommes entrés depuis un moment déjà dans l’ère de l’#Anthropocène, cette période de l’histoire de la Terre qui a débuté lorsque les activités humaines ont eu un impact global significatif sur l’écosystème terrestre. Mais vous allez plus loin, en parlant de « Capitalocène ». Le capitalisme serait donc la cause de tous nos problèmes ?

    Raj Patel : Si vous avez entendu parler de l’Anthropocène, vous avez entendu parler de l’idée selon laquelle les humains sont en grande partie responsables de la situation désastreuse de notre planète. À ce rythme, en 2050, il y aura par exemple plus de plastique que de poissons dans les océans. Si une civilisation survient après celle des humains, les traces qui resteront de notre présence seront le plastique, la radioactivité liée aux essais nucléaires, et des os de poulet. Mais tout cela n’est pas lié à ce que les humains sont naturellement portés à faire. Il y a quelque chose qui conduit les humains à cette situation. Et si vous appelez cela l’Anthropocène, vous passez à côté du fond du problème. Ce n’est pas l’ensemble des comportements humains qui nous conduit à la sixième extinction. Il y a aujourd’hui beaucoup de civilisations sur Terre qui ne sont pas responsables de cette extinction de masse, et qui font ensemble un travail de gestion des ressources naturelles formidable tout en prospérant. Et ces civilisations sont souvent des populations indigènes vivant dans des forêts.

    Mais il y a une civilisation qui est responsable, et c’est celle dont la relation avec la nature est appelée « capitalisme ». Donc, au lieu de baptiser ces phénomènes Anthropocène, appelons-les Capitalocène. Nous pouvons ainsi identifier ce qui nous conduit aux bouleversements de notre écosystème. Il ne s’agit pas de quelque chose d’intrinsèque à la nature humaine, mais d’un système dans lequel évolue un certain nombre d’humains. Et ce système nous conduit vers une transformation dramatique de notre planète, qui sera visible dans l’étude des fossiles aussi longtemps que la Terre existera.

    Vous établissez, avec votre co-auteur, une histoire du capitalisme fondée sur sept choses « cheap ». Quelles sont-elles, et comment êtes vous parvenus à cette conclusion ?

    Dans ce livre, nous évoquons les sept choses que le capitalisme utilise pour éviter de payer ses factures. C’est d’ailleurs une définition courte du capitalisme : un système qui évite de payer ses factures. C’est un moyen de façonner et de réguler les relations entre individus, et entre les humains et la reste de la vie sur Terre. Ces sept choses sont la nature « cheap », l’argent « cheap », le travail « cheap », le care « cheap », l’alimentation « cheap », l’énergie « cheap » et les vies « cheap ». Nous sommes parvenus à cette conclusion en partie grâce à un raisonnement inductif fondé sur l’histoire, mais aussi en s’intéressant aux mouvements sociaux d’aujourd’hui. Par exemple, le mouvement Black Lives Matter ne proteste pas uniquement contre l’inégalité historique qui résulte de l’esclavage aux Etats-Unis. Ses membres se penchent aussi sur le changement climatique, l’équité entre les genres, le travail, la réforme agraire ou la nécessaire mise en place de meilleurs systèmes alimentaires et de systèmes d’investissement solidaires qui permettraient à des entreprises d’émerger.

    C’est une approche très complète, mais l’idée qui importe dans la structuration des mouvements sociaux est celle d’intersectionnalité. Et on peut identifier nos sept choses « cheap » dans presque tous les mouvements intersectionnels. Tous les mouvements visant à changer l’ordre social se tiennent à la croisée de ces sept choses.

    Vous expliquez que la nourriture est actuellement peu chère, mais que cela n’a pas été le cas à travers l’histoire. Dans votre introduction, vous prenez pour exemple les nuggets de MacDonald’s pour illustrer votre théorie des sept choses « cheap ». Pourquoi ?

    Il n’a pas toujours été possible d’obtenir un burger ou quelques chicken nuggets pour un euro ou deux. Au XIXème siècle, les ouvriers anglais dépensaient entre 80 et 90% de leurs revenus en nourriture. Aujourd’hui, nous consacrons à peu près 20% à l’alimentation. Quelque chose a changé. Et le nugget est devenu un fantastique symbole la façon dont le capitalisme évite de payer ses factures.

    Reprenons nos sept choses « cheap ». La nature « cheap » nous permet de retirer un poulet du monde sauvage et de le modifier en machine à produire de la viande. Cette approche de la nature est assez révélatrice de la façon dont le capitalisme opère. La deuxième chose, c’est le travail : pour transformer un poulet en nugget, il vous faut exploiter des travailleurs. Et partout dans le monde, ces ouvriers avicoles sont extrêmement mal payés. Une fois que les corps de ces ouvriers sont ruinés par le travail à la chaîne, qui va veiller sur eux ? Généralement, cela retombe sur la communauté, et particulièrement sur les femmes. C’est cela que j’appelle le « cheap care ». Les poulets sont eux-mêmes nourris grâce à de la nourriture « cheap », financée par des milliards de dollars de subventions. L’énergie « cheap », c’est-à-dire les énergies fossiles, permet de faire fonctionner les usines et les lignes de production. Et l’argent « cheap » permet de faire tourner l’ensemble, parce que vous avez besoin de taux d’intérêt très bas, et que les grandes industries en obtiennent des gouvernements régulièrement. Et enfin, vous avez besoin de vies « cheap » : il faut reconnaître que ce sont les non-blancs qui sont discriminés dans la production de ce type de nourriture, mais aussi que les consommateurs sont considérés comme jetables par l’industrie.

    Vous insistez sur le fait que le capitalisme est né de la séparation entre nature et société, théorisée notamment par Descartes. Et que cette naissance a eu lieu au XIVème siècle, dans le contexte de la colonisation. On a donc tort de dire que le capitalisme est né avec la révolution industrielle ?

    Si vous pensez que le capitalisme est né au cours de la révolution industrielle, vous êtes en retard de trois ou quatre siècles. Pour que cette révolution advienne, il a fallu beaucoup de signes avant-coureurs. Par exemple, l’idée de la division du travail était déjà à l’oeuvre dans les plantations de cannes à sucre à Madère à la fin du XIVème siècle ! Toutes les innovations dont on pense qu’elles proviennent de la révolution industrielle étaient déjà en place quand les Portugais ont apporté la production de sucre, l’esclavage et la finance à Madère.

    Quant à la division du monde entre nature et société, il s’agit là du péché conceptuel originel du capitalisme. Toutes les civilisations humaines ont une façon d’opérer une distinction entre « eux » et « nous », mais séparer le monde entre nature et société permet de dire quels humains peuvent faire partie de la société, et d’estimer qu’on est autorisé à exploiter le reste du monde. Les colons arrivant en Amérique considéraient ceux qu’ils ont baptisé « Indiens » comme des « naturales ». Dans une lettre à Isabelle Iʳᵉ de Castille et Ferdinand II d’Aragon, Christophe Colomb se désole de ne pouvoir estimer la valeur de la nature qu’il a devant lui aux Amériques. Il écrit aussi qu’il reviendra avec le plus d’esclaves possibles : il voit certains hommes et la nature comme des denrées interchangeables car ils ne font pas partie de la société. Cette frontière entre nature et société est propre au capitalisme, et c’est pourquoi il peut utiliser les ressources fournies par la nature tout en la considérant comme une immense poubelle.

    Le capitalisme fait partie, selon vous, d’une écologie-monde, un concept forgé par votre co-auteur. En quoi ?

    Nous nous inspirons de Fernand Braudel et du concept d’économie-monde. En résumé, l’historien explique que si l’on veut comprendre comment fonctionne le monde, on ne peut pas prendre l’Etat-nation comme unité fondamentale d’analyse. Il faut comprendre que cet endroit est défini par son rapport aux autres endroits, tout comme les humains sont définis par leurs relations aux autres humains. On doit également penser au système dans lequel le pays que l’on étudie se trouve.

    L’économie n’est qu’une façon de penser la relation entre les humains et le tissu du vivant. Par exemple, Wall Street est une façon d’organiser le monde et la nature. Les traders qui y travaillent font de l’argent en faisant des choix, et en les imposant via la finance et la violence qui lui est inhérente. Le tout pour structurer les relations entre individus et entre les humains et le monde extra-naturel. Ce que nous faisons, c’est que nous replaçons tout cela dans son écologie, et c’est pourquoi le concept d’écologie-monde fait sens. Si vous vous intéressez à la façon dont les humains sont reliés les uns aux autres, vous devez choisir la focale d’analyse la plus large possible.

    Vous dites qu’il est plus facile d’imaginer la fin du la planète que la fin du capitalisme. Pourquoi ?

    J’expliquais dernièrement à mes étudiants que nous avons jusqu’à 2030 si l’on veut parvenir à une économie neutre en carbone. Et ils étaient désespérés et désemparés. Ce désespoir est un symptôme du succès du capitalisme, en cela qu’il occupe nos esprits et nos aspirations. C’est pourquoi il est, selon moi, plus facile d’envisager la fin du monde que celle du capitalisme. On peut aller au cinéma et y admirer la fin du monde dans tout un tas de films apocalyptiques. Mais ce qu’on ne nous montre pas, ce sont des interactions différentes entre les humains et la nature, que certaines civilisations encore en activités pratiquent actuellement sur notre planète.

    Je vis aux Etats-Unis, et tous les matins mes enfants doivent prêter serment et répéter qu’ils vivent dans « une nation en Dieu » [NDLR : « One nation under God »]. Mais les Etats-Unis reconnaissent en réalité des centaines de nations indigènes, ce que l’on veut nous faire oublier ! Tous les jours, on nous apprend à oublier qu’il y existe d’autres façons de faire les choses, d’autres possibilités. Cela ne me surprend pas que certains estiment impossible de penser au-delà du capitalisme, même si les alternatives sont juste devant nous.

    Parmi ces alternatives, il y en a une qui ne trouve pas grâce à vos yeux : celle du progrès scientifique, incarnée en ce moment par certains entrepreneurs comme Elon Musk.

    Ce que je ne comprends pas, c’est que ceux que nous considérons comme nos sauveurs sont issus du passé. Beaucoup pensent qu’Elon Musk va sauver le monde, et que nous allons tous conduire des Tesla dans la joie. Mais si on regarde ce qui rend possible la fabrication des Tesla, on retrouve nos sept choses « cheap » ! Les travailleurs sont exploités, notamment ceux qui travaillent dans les mines pour extraire les métaux rares nécessaires aux batteries. Et Musk lui-même s’attache à éliminer les syndicats... Je suis inquiet du fait que l’on fonde nos espoirs sur ces messies.

    Des initiatives comme celle du calcul de son empreinte écologique ne trouvent pas non plus grâce à vous yeux. Pourquoi ?

    Parce qu’il s’agit d’un mélange parfait entre le cartésianisme et la pensée capitaliste. C’est une façon de mesurer l’impact que vous avez sur la planète en fonction de vos habitudes alimentaires ou de transport. À la fin du questionnaire, on vous livre une série de recommandations personnalisées, qui vous permettent de prendre des mesures pour réduire votre empreinte écologique. Qu’est-ce qu’il pourrait y avoir de mal à ça ? Evidemment, je suis d’accord avec le fait qu’il faudrait que l’on consomme moins, particulièrement dans les pays développés.

    Pourtant, présenter le capitalisme comme un choix de vie consiste à culpabiliser l’individu au lieu de condamner le système. C’est la même logique qui prévaut derrière la façon dont on victimise les individus en surpoids alors que leur condition n’a pas grand chose à voir avec leurs choix individuels, mais plutôt avec leurs conditions d’existence. On ne pourra pas non plus combattre le réchauffement climatique en recyclant nos déchets ! Du moins, pas uniquement. En mettant l’accent sur le recyclage, on sous-estime l’immensité du problème, mais aussi notre propre pouvoir. Parce que si vous voulez changer de système, ça ne passera pas par ce que vous mettez dans votre caddie, mais par le fait de s’organiser pour transformer la société. Et c’est l’unique façon dont une société peut évoluer. Personne n’est allé faire les courses de façon responsable pour mettre un terme à l’esclavage ! Personne n’est sorti de chez lui pour acheter de bons produits afin que les femmes obtiennent le droit de vote ! Tout cela dépasse le niveau des consommateurs. Il va falloir s’organiser pour la transformation, c’est la seule façon de combattre.

    C’est pour ça que le dernier mot de votre livre est « révolution » ?

    Si nous continuons comme ça, la planète sur laquelle nous vivons sera en grande partie inhabitable. Si je vous dis que j’ai l’idée révolutionnaire de transformer le monde pour le rendre inhabitable, vous me répondrez qu’il faudrait que j’évite de faire ça. Le problème, c’est que si je vous dis que j’ai l’idée révolutionnaire de se détourner du capitalisme pour vivre mieux qu’aujourd’hui, vous me diriez la même chose. On choisit sa révolution. Soit on essaye de maintenir les choses comme elles sont, avec leur cortège d’exploitation, de racisme et de sexisme, la sixième extinction de masse, et la transformation écologique pour prétendre que tout va bien se passer. Soit on accueille le changement à venir, et on tente de s’y connecter.

    Les systèmes sociaux meurent rapidement. Le féodalisme a par exemple disparu pendant une période de changement climatique et d’épidémies. Plusieurs expériences ont été tentées pour remplacer le féodalisme, et parmi elles, c’est le capitalisme qui a gagné. Ce que je veux dire, c’est que nous pouvons choisir le monde que nous voulons construire maintenant pour être capables de supporter l’après-capitalisme. On peut choisir sa révolution, mais la chose qu’on ne peut pas choisir, c’est de l’éviter. Le capitalisme nous rend aveugles à la révolution qu’il opère lui-même à la surface de la planète en ce moment.

    Donc, selon vous, il faudrait se tourner vers le concept d’écologie-monde pour reprendre espoir ?

    Une partie de ce que l’on voulait faire avec Comment notre monde est devenu cheap, c’était d’articuler théoriquement ce qui est déjà en train d’advenir. Je suis très inspiré par ce que met en place le mouvement paysan La Via Campesina. Ce mouvement international qui regroupe des petits paysans fait un travail incroyable, notamment en Amérique du Sud, en promouvant l’agroécologie.

    L’agro-écologie est un moyen de cultiver la terre qui est totalement à l’opposé de l’agriculture industrielle. Au lieu de transformer un champ en usine en annihilant toute la vie qui s’y trouve, vous travaillez avec la nature pour mettre en place une polyculture. Cela vous permet de lutter contre le réchauffement en capturant plus de carbone, et de vous prémunir contre ses effets en multipliant le type de récoltes. Enfin, vous vous organisez socialement pour soutenir le tout et gérer les ressources et leur distribution, ce qui ne peut se faire sans combattre le patriarcat. Voilà un exemple de mouvement fondé autour d’une lutte contre l’OMC et qui a évolué en une organisation qui combat les violences domestiques, le patriarcat et le réchauffement climatique. C’est un exemple concret, et presque magique, d’intersection entre les choses « cheap » que nous évoquons dans notre livre. Et tout cela est rendu possible parce que le mouvement est autonome et pense par lui-même, sans s’appuyer sur de grands espoirs, mais sur l’intelligence de chaque paysan.

    Votre livre compte 250 pages de constat, pour 10 pages de solution. Est-ce qu’il est vraiment si compliqué que ça d’accorder plus de place aux solutions ?

    Il y a déjà des organisations qui travaillent sur des solutions. Mais pour comprendre leur importance et pourquoi elles se dirigent toutes vers une rupture d’avec le capitalisme, on s’est dit qu’il était de notre devoir de regrouper un certain nombre d’idées qui parcourent le monde universitaire et le travail de nos camarades au sein des mouvements sociaux. Notre rôle me semble être de théoriser ce qui se passe déjà, et de nourrir nos camarades intellectuellement. Et ces sept choses « cheap » pourraient être une nouvelle manière d’appréhender nos systèmes alimentaires et tout ce que l’on décrit dans l’ouvrage, mais pas seulement. Le cadre théorique pourrait aussi s’appliquer à la finance, au patriarcat ou au racisme, et permettre aux mouvements en lutte de se rendre compte qu’il faut qu’ils se parlent beaucoup plus. Nous n’avions pas l’objectif de faire un catalogue de solutions, encore moins un programme politique : beaucoup d’acteurs engagés font déjà de la politique, et c’est vers eux qu’il faut se tourner si vous voulez changer les choses maintenant, sans attendre l’effondrement.

    https://usbeketrica.com/article/changer-de-systeme-ne-passera-pas-par-votre-caddie
    #intersectionnalité #mouvements_sociaux #post-capitalisme #capitalisme #alternatives #nature #responsabilité #résistance

    • Comment notre monde est devenu cheap

      « Cheap » ne veut pas simplement dire « bon marché ». Rendre une chose « #cheap » est une façon de donner une valeur marchande à tout, même à ce qui n’a pas de #prix. Ainsi en va-t-il d’un simple nugget de poulet. On ne l’achète que 50 centimes, alors qu’une organisation phénoménale a permis sa production : des animaux, des plantes pour les nourrir, des financements, de l’énergie, des travailleurs mal payés…
      Déjà, au XIVe siècle, la cité de Gênes, endettée auprès des banques, mettait en gage le Saint Graal. Christophe Colomb, découvrant l’Amérique, calculait ce que valent l’eau, les plantes, l’or… ou les Indiens. Au XIXe siècle, les colons britanniques interdisaient aux femmes de travailler pour les cantonner aux tâches domestiques gratuites. Jusqu’à la Grèce de 2015, qui remboursait ses dettes en soldant son système social et ses richesses naturelles.
      Le capitalisme a façonné notre monde : son histoire, d’or et de sang, est faite de conquêtes, d’oppression et de résistances. En la retraçant sous l’angle inédit de la « cheapisation », Raj Patel et Jason W. Moore offrent une autre lecture du monde. De cette vision globale des crises et des luttes pourrait alors naître une ambition folle : celle d’un monde plus juste.

      https://editions.flammarion.com/Catalogue/hors-collection/documents-temoignages-et-essais-d-actualite/comment-notre-monde-est-devenu-cheap

      #livre

  • Fascist white feminism is exploiting fears about sexual violence to push racist agendas

    Sexual violence and child sexual abuse is a growing focus in racist and anti-immigrant rhetoric across Europe. Following the arrest of ex-#English_Defence_League (#EDL) leader #Tommy_Robinson after he broadcast live outside a child grooming trial in Leeds, in June 2018 another “#Free_Tommy” march took place, supported by a far-right campaign group called #120_decibels (#120dB). The group are named after the volume of a rape alarm, use sexual violence against women as a political tool to assert their nationalist, racist agenda across Europe and the UK.

    Heavily promoted by the now-crumbling #Generation_Identity, an alt-right group whose “core belief is that ‘white identity’ is under attack”, #120dB claim that sexual violence is “imported violence” perpetrated by “criminal migrants”. This racialisation of sexual violence is dangerous. Instead of tackling all gender-based violence, regardless of the perpetrator’s nationality, immigration status or race, narratives such as those reproduced by #120dB co-opt violence against women for a racist agenda. The impact of this is that already marginalised communities are criminalised, victims and survivors are unsupported, and abuse goes unchallenged, as it is obfuscated by racism.

    In their YouTube videos, #120dB labels migrants as “criminal migrants…from archaic societies” who are responsible for “migrant sex crimes”. This #racialisation feeds into racist tropes – that migrant men are from “backward” cultures and are inherently “sexually dangerous”. This language obscures the prevalence of sexual violence across society, which occurs as a cause and consequence of gender inequality. The blanket stereotyping of all non-white men is dangerous and has contributed to racist attacks perpetrated in order to “avenge” white women.

    For example, in February 2018, the murder of 18-year-old Italian #Pamela_Mastropietro by a Nigerian man became a focal point for anti-immigration hatred, and was used to promote #120dB’s messages. A few days after Mastropietro’s death, a gunman went on a shooting rampage in #Marcerata, Italy, injuring six African migrants – five men and one woman. Far-right extremist #Luca_Traini was arrested in connection with the attack. The timing of these incidents show how anti-immigration rhetoric gives the green light to racist violence. Speaking at the time of the shooting, Macerata’s mayor said that the shooting rampage “could be ascribable to the campaign of racial hatred that began after Mastropietro’s death.

    The Italian far-right Lega Nord (Northern League) party also used Mastropietro’s killing to push their anti-immigration agenda. The continued ramifications of their anti-migrant rhetoric were evident in the killing of #Soumaila_Sacko in June 2018. #Sacko, a 29-year-old Malian man and Unione Sindacale di Base (USB) trade union activist was shot dead in Calabria, Italy by a white man. The USB trade union attributed Sacko’s death to interior minister Matteo Salvini’s vow to “send home” thousands of migrants. As Hsiao-Hung Pai wrote for OpenDemocracy: “No one could ignore the fact that Sacko was murdered just hours after Salvini was sworn in as the country’s deputy prime minister and interior minister, the man who had built a political career on inciting racial hatred”.

    This narrative of #victimisation is not new. At a Generation Identity rally in Telford, UK, where it was revealed in March 2018 that up to 1,000 children may have suffered abuse and exploitation, a male speaker called the Midlands town “the epicentre for one of the worst crimes committed against the English nation”. He told the crowd:

    “We fight for the dignity, self-respect and honour of the women of the West.

    We are talking about our sisters, our mothers, our girlfriends and our wives.”

    Here, women have no agency and are depicted only in their relation to men, as sisters, mothers and wives. This type of rhetoric reinforced by #120dB in their video, where they state: “we are the daughters of Europa…mothers, women, sisters”. Their campaign is not about the experience of victims but instead centres on competing masculinities, whereby the bodies of women become a battleground of “honour”. By arguing that violence against women is caused by immigration, and that therefore “closing our borders is the first solution”, women are used to serve this nationalistic ideology, whereby the body, and in turn the nation, is under siege.

    It is notable that the women presented as in need of protection are uniformly white. Calling itself “the true #MeToo Movement”, 120 db co-opts a campaign that strives to include all women’s experiences into one that focuses on white women alone.

    Despite the fact that a third of victims in the Telford child abuse cases were of black, Asian and minority ethnic background, Generation Identity framed the exploitation as an attack on “the English working classes”, where “the vast majority of [victims] were of English descent.” Using false statistics erases women and girls of colour and leaves them unsupported, suggesting that only violence against white women should be challenged. This is particularly dangerous considering that Europe has seen a sharp increase in Islamophobic attacks: last month a 19-year-old Muslim woman was brutally assaulted by two men in Belgium, who took off her headscarf, tore apart her shirt and used a sharp object to cut a cross into her body.

    This skewing of statistics to suit racist agendas is not new: the same tactic was used after the exposure of the Rotherham child exploitation scandal. The fact that Asian girls were among those who had been abused was lost in reporting, the pinnacle of which was an article written by Sarah Champion in The Sun headlined: “British Pakistani men ARE raping and exploiting white girls…and it’s time we faced up to it.” As Just Yorkshire, a project promoting racial justice and human rights documented in their impact report of Champion’s comments: “The issue was no longer one of vulnerable young girls, white and Asian, being horrendously exploited by men who set out to groom and abuse them, but one of the entire nation being under threat by an alien force.” In these cases, sexual violence is portrayed as a civilisational threat of the violent immigrant man, rather than as gender-based violence which is caused by patriarchy and male dominance worldwide.

    We urgently need an anti-racist, anti-fascist feminism that strikes back at both sexual abuse and racism, in order to resist this toxic nationalistic “feminism”.

    As #MeToo gains prominence, we must be aware of the potential dangers of hashtag activism, which is easily co-opted by the far-right to normalise hatred. By building a feminist movement that is proactively anti-racist, and which centres the voices of women and girls of colour, we can build a feminist movement that is for all.

    http://nu.gal-dem.com/fascist-feminism-exploiting-fears-sexual-violence-racist-agenda
    #intersectionnalité #féminisme #fascisme #racisme #xénophobie #viols #violences_sexuelles #génération_identitaire
    cc @marty @daphne @mathieup

  • Eric Fassin : « L’#appropriation_culturelle, c’est lorsqu’un emprunt entre les cultures s’inscrit dans un contexte de #domination »

    Dans un entretien au « Monde », le sociologue Eric Fassin revient sur ce concept né dans les années 1990, au cœur de nombre de polémiques récentes.

    Des internautes se sont empoignés sur ces deux mots tout l’été : « appropriation culturelle ». Le concept, né bien avant Twitter, connaît un regain de popularité. Dernièrement, il a été utilisé pour décrire aussi bien le look berbère de Madonna lors des MTV Video Music Awards, la dernière recette de riz jamaïcain du très médiatique chef anglais #Jamie_Oliver, ou l’absence de comédien autochtone dans la dernière pièce du dramaturge québécois #Robert_Lepage, #Kanata, portant justement sur « l’histoire du Canada à travers le prisme des rapports entre Blancs et Autochtones ».

    Qu’ont en commun ces trois exemples ? Retour sur la définition et sur l’histoire de l’« appropriation culturelle » avec Eric Fassin, sociologue au laboratoire d’études de genre et de sexualité de l’université Paris-VIII et coauteur de l’ouvrage De la question sociale à la question raciale ? (La Découverte).
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    D’où vient le concept d’« appropriation culturelle » ?

    Eric Fassin : L’expression apparaît d’abord en anglais, à la fin du XXe siècle, dans le domaine artistique, pour parler de « #colonialisme_culturel ». Au début des années 1990, la critique #bell_hooks, figure importante du #Black_feminism, développe par exemple ce concept, qu’elle résume d’une métaphore : « manger l’Autre. » C’est une approche intersectionnelle, qui articule les dimensions raciale et sexuelle interprétées dans le cadre d’une exploitation capitaliste.

    Un regard « exotisant »

    Cette notion est aussi au cœur de la controverse autour de #Paris_Is_Burning, un film #documentaire de 1990 sur la culture des bals travestis à New York. Une autre critique noire, Coco Fusco, reprochait à la réalisatrice #Jennie_Livingston, une lesbienne blanche, son regard « exotisant » sur ces minorités sexuelles et raciales. Pour elle, il s’agissait d’une forme d’#appropriation_symbolique mais aussi matérielle, puisque les sujets du film se sont sentis floués, dépossédés de leur image.

    Comment définir ce concept ?

    E. F. : Ce qui définit l’appropriation culturelle, comme le montre cet exemple, ce n’est pas seulement la circulation. Après tout, l’emprunt est la règle de l’art, qui ne connaît pas de frontières. Il s’agit de #récupération quand la #circulation s’inscrit dans un contexte de #domination auquel on s’aveugle. L’enjeu n’est certes pas nouveau : l’appropriation culturelle, au sens le plus littéral, remplit nos #musées occidentaux d’objets « empruntés », et souvent pillés, en Grèce, en Afrique et ailleurs. La dimension symbolique est aujourd’hui très importante : on relit le #primitivisme_artistique d’un Picasso à la lumière de ce concept.

    Ce concept a-t-il été intégré dans le corpus intellectuel de certaines sphères militantes ?

    E. F. : Ces références théoriques ne doivent pas le faire oublier : si l’appropriation culturelle est souvent au cœur de polémiques, c’est que l’outil conceptuel est inséparablement une arme militante. Ces batailles peuvent donc se livrer sur les réseaux sociaux : l’enjeu a beau être symbolique, il n’est pas réservé aux figures intellectuelles. Beaucoup se transforment en critiques culturels en reprenant à leur compte l’expression « appropriation culturelle ».

    En quoi les polémiques nées ces derniers jours relèvent-elles de l’appropriation culturelle ?

    E. F. : Ce n’est pas la première fois que Madonna est au cœur d’une telle polémique. En 1990, avec sa chanson Vogue, elle était déjà taxée de récupération : le #voguing, musique et danse, participe en effet d’une subculture noire et hispanique de femmes trans et de gays. Non seulement l’artiste en retirait les bénéfices, mais les paroles prétendaient s’abstraire de tout contexte (« peu importe que tu sois blanc ou noir, fille ou garçon »). Aujourd’hui, son look de « #reine_berbère » est d’autant plus mal passé qu’elle est accusée d’avoir « récupéré » l’hommage à la « reine » noire Aretha Franklin pour parler… de Madonna : il s’agit bien d’appropriation.

    La controverse autour de la pièce Kanata, de Robert Lepage, n’est pas la première non plus — et ces répétitions éclairent l’intensité des réactions : son spectacle sur les chants d’esclaves avait également été accusé d’appropriation culturelle, car il faisait la part belle aux interprètes blancs. Aujourd’hui, c’est le même enjeu : alors qu’il propose une « relecture de l’histoire du Canada à travers le prisme des rapports entre Blancs et Autochtones », la distribution oublie les « autochtones » — même quand ils se rappellent au bon souvenir du metteur en scène. C’est encore un choix revendiqué : la culture artistique transcenderait les cultures « ethniques ».

    Par comparaison, l’affaire du « #riz_jamaïcain » commercialisé par Jamie Oliver, chef britannique médiatique, peut paraître mineure ; elle rappelle toutefois comment l’ethnicité peut être utilisée pour « épicer » la consommation. Bien sûr, la #nourriture aussi voyage. Reste qu’aujourd’hui cette #mondialisation marchande du symbolique devient un enjeu.

    Pourquoi ce concept fait-il autant polémique ?

    E. F. : En France, on dénonce volontiers le #communautarisme… des « autres » : le terme est curieusement réservé aux minorités, comme si le repli sur soi ne pouvait pas concerner la majorité ! C’est nier l’importance des rapports de domination qui sont à l’origine de ce clivage : on parle de culture, en oubliant qu’il s’agit aussi de pouvoir. Et c’est particulièrement vrai, justement, dans le domaine culturel.

    Songeons aux polémiques sur l’incarnation des minorités au théâtre : faut-il être arabe ou noir pour jouer les Noirs et les Arabes, comme l’exigeait déjà #Bernard-Marie_Koltès, en opposition à #Patrice_Chéreau ? Un artiste blanc peut-il donner en spectacle les corps noirs victimes de racisme, comme dans l’affaire « #Exhibit_B » ? La réponse même est un enjeu de pouvoir.

    En tout cas, l’#esthétique n’est pas extérieure à la #politique. La création artistique doit revendiquer sa liberté ; mais elle ne saurait s’autoriser d’une exception culturelle transcendant les #rapports_de_pouvoir pour s’aveugler à la sous-représentation des #femmes et des #minorités raciales. L’illusion redouble quand l’artiste, fort de ses bonnes intentions, veut parler pour (en faveur de) au risque de parler pour (à la place de).

    Le monde universitaire n’est pas épargné par ces dilemmes : comment parler des questions minoritaires, quand on occupe (comme moi) une position « majoritaire », sans parler à la place des minorités ? Avec Marta Segarra, nous avons essayé d’y faire face dans un numéro de la revue Sociétés & Représentations sur la (non-)représentation des Roms : comment ne pas redoubler l’exclusion qu’on dénonce ? Dans notre dossier, la juriste rom Anina Ciuciu l’affirme avec force : être parlé, représenté par d’autres ne suffit pas ; il est temps, proclame cette militante, de « nous représenter ». Ce n’est d’ailleurs pas si difficile à comprendre : que dirait-on si les seules représentations de la société française nous venaient d’Hollywood ?


    https://mobile.lemonde.fr/immigration-et-diversite/article/2018/08/24/eric-fassin-l-appropriation-culturelle-c-est-lorsqu-un-emprunt-entre-
    #géographie_culturelle #pouvoir #culture #Madonna #exotisme #peuples_autochtones #film #musique #cuisine #intersectionnalité #Eric_Fassin

    • Cité dans l’article, ce numéro spécial d’une #revue :
      #Représentation et #non-représentation des #Roms en #Espagne et en #France

      Les populations roms ou gitanes, en France comme en Espagne, sont l’objet à la fois d’un excès et d’un défaut de représentation. D’une part, elles sont surreprésentées : si la vision romantique des Bohémiens semble passée de mode, les clichés les plus éculés de l’antitsiganisme sont abondamment recyclés par le racisme contemporain. D’autre part, les Roms sont sous-représentés en un double sens. Le sort qui leur est réservé est invisibilisé et leur parole est inaudible : ils sont parlés plus qu’ils ne parlent.

      Ce dossier porte sur la (non-) représentation, autant politique qu’artistique et médiatique, des Roms en France et en Espagne des Gitanxs (ou Gitan·e·s) ; et cela non seulement dans le contenu des articles, mais aussi dans la forme de leur écriture, souvent à la première personne, qu’il s’agisse de sociologie, d’anthropologie ou d’études littéraires, de photographie ou de littérature, ou de discours militants. Ce dossier veut donner à voir ce qui est exhibé ou masqué, affiché ou effacé, et surtout contribuer à faire entendre la voix de celles et ceux dont on parle. L’enjeu, c’est de parler de, pour et parfois avec les Gitan·e·s et les Roms, mais aussi de leur laisser la parole.

      https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2018-1.htm

    • Au #Canada, la notion d’« appropriation culturelle » déchire le monde littéraire

      Tout est parti d’un éditorial dans Write, revue trimestrielle de la Writers’ Union of Canada (l’association nationale des écrivains professionnels) consacrée pour l’occasion aux auteurs autochtones du Canada, sous-représentés dans le panthéon littéraire national. Parmi les textes, l’éditorial d’un rédacteur en chef de la revue, Hal Niedzviecki, qui disait ne pas croire au concept d’« appropriation culturelle » dans les textes littéraires. Cette affirmation a suscité une polémique et une vague de fureur en ligne.

      On parle d’appropriation culturelle lorsqu’un membre d’une communauté « dominante » utilise un élément d’une culture « dominée » pour en tirer un profit, artistique ou commercial. C’est ici le cas pour les autochtones du Canada, appellation sous laquelle on regroupe les Premières Nations, les Inuits et les Métis, peuples ayant subi une conquête coloniale.
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      Des polémiques, plus ou moins importantes, liées à l’appropriation culturelle ont eu lieu ces derniers mois de manière récurrente, par exemple sur l’usage par la marque Urban Outfitters de savoir-faire traditionnels des Indiens Navajos ou la commercialisation par Chanel d’un boomerang de luxe, considéré comme une insulte par certains aborigènes d’Australie.
      Le « prix de l’appropriation »

      La notion est moins usitée pour la création littéraire, où l’on parle plus volontiers « d’orientalisme » pour l’appropriation par un auteur occidental de motifs issus d’une autre culture. Mais c’est bien cette expression qu’a choisie Hal Niedzviecki dans son plaidoyer intitulé « Gagner le prix de l’appropriation ». L’éditorial n’est pas disponible en ligne mais des photos de la page imprimée circulent :

      « A mon avis, n’importe qui, n’importe où, devrait être encouragé à imaginer d’autres peuples, d’autres cultures, d’autres identités. J’irais même jusqu’à dire qu’il devrait y avoir un prix pour récompenser cela – le prix de l’appropriation, pour le meilleur livre d’un auteur qui écrit au sujet de gens qui n’ont aucun point commun, même lointain, avec lui ».

      Il y voit surtout une chance pour débarrasser la littérature canadienne de sa dominante « blanche et classes moyennes », dénonçant la crainte de « l’appropriation culturelle » comme un frein qui « décourage les écrivains de relever ce défi ».

      Le fait que cette prise de position ait été publiée dans un numéro précisément consacré aux auteurs autochtones a été perçu comme un manque de respect pour les participants. L’un des membres du comité éditorial, Nikki Reimer, s’en est pris sur son blog à un article « au mieux, irréfléchi et idiot, au pire (…) insultant pour tous les auteurs qui ont signé dans les pages de la revue ».

      « Il détruit toutes les tentatives pour donner un espace et célébrer les auteurs présents, et montre que la revue “Write” n’est pas un endroit où l’on doit se sentir accueilli en tant qu’auteur indigène ou racisé. »

      La Writers’ Union a rapidement présenté des excuses dans un communiqué. Hal Niedzviecki a lui aussi fini par s’excuser et a démissionné de son poste, qu’il occupait depuis cinq ans.
      Un débat sur la diversité dans les médias

      Son argumentaire a cependant dépassé les colonnes du magazine lorsque plusieurs journalistes ont offert de l’argent pour doter le fameux « prix ». Ken Whyte, ancien rédacteur en chef de plusieurs publications nationales, a lancé sur Twitter :

      « Je donnerai 500 dollars pour doter le prix de l’appropriation, si quelqu’un veut l’organiser. »

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      D’autres figures de la presse canadienne, comme Anne Marie Owens (rédactrice en chef du National Post), Alison Uncles (rédactrice en chef de Maclean’s Magazine), deux éditorialistes du Maclean’s et du National Post, entre autres, se sont dits prêts à faire de même. Quelques heures plus tard, une poignée d’entre eux se sont excusés, dont Anne-Marie Owens, qui a déclaré qu’elle voulait simplement défendre « la liberté d’expression ».

      Comme le débat a débordé sur les réseaux sociaux, des lecteurs anonymes s’y sont invités pour dénoncer l’attitude de ces pontes du journalisme. « Imaginez, vous êtes une personne de couleur qui étudie le journalisme, et vous voyez les trois quarts de vos potentiels futurs chefs tweeter au sujet d’un prix de l’appropriation culturelle », grince une internaute.

      Pour les journalistes issus des minorités, l’affaire a également rappelé à quel point les médias manquent de diversité. Sur Buzzfeed, Scaachi Koul écrit : « Je n’en reviens pas d’avoir à dire ça, mais personne, dans l’histoire de l’écriture littéraire, n’a jamais laissé entendre que les Blancs n’avaient pas le droit de faire le portrait d’autochtones ou de gens de couleurs, en particulier dans la fiction. Franchement, on l’encourage plutôt. » Elle poursuit :

      « S’abstenir de pratiquer l’appropriation culturelle ne vous empêche pas d’écrire de manière réfléchie sur les non blancs. Mais cela vous empêche, en revanche, de déposséder les gens de couleur, ou de prétendre que vous connaissez leurs histoires intimement. Cela vous empêche de prendre une culture qui n’a jamais été à vous – une culture qui rend la vie plus difficile pour ceux qui sont nés avec dans le Canada d’aujourd’hui à majorité blanche – et d’en tirer profit. »

      sur le même sujet Les coiffes amérindiennes dans les défilés font-elles du tort à une culture menacée ?
      « Faire son numéro »

      Helen Knott, l’une des auteurs d’origine indigène dont le travail était publié dans la revue Write a raconté sur Facebook, quelques jours après, une étrange histoire. Contactée par la radio CBC pour une interview à ce sujet, elle est transférée vers quelqu’un qui doit lui poser quelques questions avant l’antenne. Elle entend alors les journalistes se passer le téléphone en disant, selon elle :

      « Helen Knott, c’est l’une de ceux qui sont super énervés par cette histoire. »

      « Précisément, la veille, dans une autre interview, raconte Helen Knott, j’ai rigolé avec le journaliste en lui disant que, contrairement à une idée largement répandue, les autochtones ne sont pas “super énervés” en permanence. »

      Au cours de cette pré-interview, elle dit avoir eu a le sentiment grandissant qu’on lui demandait de « faire son numéro » pour alimenter un « débat-divertissement-scandale ». « Je suis quelqu’un d’heureux et mon droit à être en colère quand la situation mérite de l’être ne me définit pas en tant qu’individu », explique-t-elle.

      « C’est tout le problème de l’appropriation culturelle. Les gens utilisent notre culture pour leur propre profit mais peuvent se désintéresser ensuite de nos difficultés à faire partie de la communauté autochtone, de la politisation continuelle de nos vies, des événements et des institutions qui viennent tirer sur la corde de notre intégrité et de notre sens moral, et qui exigent que nous répondions. Aujourd’hui, j’ai refusé de faire mon numéro. »

      En 2011, les autochtones du Canada représentaient 4,3 % de la population. Ils concentrent le taux de pauvreté le plus élevé du Canada et sont les premières victimes des violences, addictions et incarcérations. En 2016, une série de suicides dans des communautés autochtones de l’Ontario et du Manitoba avaient forcé le premier ministre, Justin Trudeau, à réagir. Sa volonté affichée d’instaurer une « nouvelle relation » avec la population autochtone est critiquée par certains comme n’ayant pas été suivie d’effet.

      https://mobile.lemonde.fr/big-browser/article/2017/05/16/au-canada-la-notion-d-appropriation-culturelle-suscite-la-polemique-d

  • Le transracialisme existe-t-il? (et pourquoi serait-il moins accepté que la transidentité?) | Slate.fr
    http://www.slate.fr/story/165422/transracialisme-etre-blanc-se-sentir-profondement-noir-ou-inversement-acceptat

    « L’auto-identification qui consiste à affirmer “je suis qui j’affirme être” pue l’autorité et la suprématie masculine »

    On retrouve le même type de critiques s’agissant des personnes transgenres, dans une frange minoritaire des milieux féministes, qui reprochent aux femmes transgenres de pouvoir « choisir » leur sexe sans avoir vécu l’oppression qui va avec (alors que l’identité de genre est bien plus souvent présentée comme une nécessité intérieure, et non un choix, par les personnes trans elles-mêmes). Au Royaume-Uni, quand les conservateurs britanniques ont soutenu une réforme du changement d’état civil pour les personnes trans passant par une simple déclaration, nombre de ces Terf, pour « trans exclusionary radical feminists », se sont insurgées, dénonçant une ruse pour leur piquer des places sur les listes électorales. « L’auto-identification qui consiste à affirmer “je suis qui j’affirme être” pue l’autorité et la suprématie masculine », ont tonné une dizaine de femmes du Labour, indiquant que 300 d’entre elles avaient quitté le parti à cause de ces nouvelles règles.

    En France, ces positions ont moins d’audience dans les milieux féministes, mais elles existent, par exemple sous la plume d’une des figures du Mouvement de libération des femmes (MLF), Christine Delphy : « L’identité n’est pas quelque chose que l’on se forge tout seul, c’est quelque chose qui vous est imposé. [...] Je pense que là-dedans il y a une négation de la réalité du genre, qui est quelque chose de social, et pas quelque chose de sexuel ou biologique. Et une négation de l’oppression des femmes », faisait valoir en mars la philosophe et sociologue dans l’émission « Vieille Branche » (à partir de 52’06) :

    @aude_v ca pourrait t’interessé.

  • Opinion | How the Suffrage Movement Betrayed Black Women - The New York Times
    https://www.nytimes.com/2018/07/28/opinion/sunday/suffrage-movement-racism-black-women.html

    As in other instances, suffragists outside the South used the racism in the Jim Crow states as an excuse for their discriminatory treatment of their black suffragist sisters. Black women’s suffrage clubs that sought formal affiliation with the national white suffrage movement were discouraged from doing so on the grounds that admitting them might anger white Southerners. It has since become clear that this was a ruse Northern whites used to obscure their own discriminatory policies.

    #suffragistes #suffragettes #racisme #intersectionnalité

  • Penser l’intersectionnalité en éducation ? (Les Cahiers pédagogiques)
    http://www.cahiers-pedagogiques.com/Penser-l-intersectionnalite-en-education

    Le colloque « Penser l’intersectionnalité dans les recherches en éducation : enquêtes, terrains, théories » s’est tenu à l’ESPE de Créteil [en mai 2017]. Il s’agissait d’ouvrir un nouveau chantier dans la recherche touchant à la formation des enseignants, un chantier reposant sur une approche critique des rapports sociaux, couplée à une réflexion normative sur la professionnalisation des enseignants dans le cadre des ESPE.

    #éducation #formation_des_enseignant.e.s #intersectionnalité #ESPE #stéréotypes #école_inclusive #laïcisme