• Nicolas Dessaux : Qu’est-ce que l’Etat islamique ? Éléments d’analyse marxiste
    http://www.mondialisme.org/spip.php?article2385

    Extrait du site http://communisme-ouvrier.info/?Qu-est-ce-que-l-Etat-islamique * 20 novembre 2015 On lit souvent que l’État islamique est une création de l’Occident. Qu’en penses-tu ? Nicolas Dessaux : La genèse de l’État islamique, ou Daesh, en 2006, dans le contexte de la guerre civile en Irak, (...) — 52 (décembre 2015) Premiers questionnements sur les massacres du 13 novembre 2015 et leurs origines, http://communisme-ouvrier.info/?Qu-est-ce-que-l-Etat-islamique

    • Considérer l’État islamique comme une pure création occidentale, c’est considérer #Daesh comme une simple marionnette en se contentant de chercher qui tire les ficelles. La version atténuée de ce mode de pensée consiste à y voir le simple produit des circonstances, en pointant du doigt les puissances impérialistes ou des considérations géostratégiques selon les présupposés politiques de l’auteur. Ce qui est gênant dans ces analyses, même si elles peuvent signaler des déterminants intéressants de la situation, c’est qu’elles esquivent l’analyse de Daesh comme acteur autonome, comme sujet politique. Au fond, c’est une pensée teintée de colonialisme qui voit le Moyen-Orient comme le réceptacle passif des tensions impérialistes, seuls véritables sujets agissants. C’est un travers fréquent de sortir du cadre de l’analyse de classe pour s’en tenir à l’analyse géopolitique dès que l’on touche au Moyen-Orient.

      Comment, justement, analyser l’État islamique en termes de classe sociale ?

      Nicolas Dessaux : Daesh représente donc les intérêts d’une classe bien déterminée, la fraction évincée de deux États où la #bureaucratie et l’#armée jouaient un rôle essentiel, en l’absence d’une véritable bourgeoisie, d’une classe capitaliste au sens propre. Son insistance à se présenter comme un véritable Etat, comme l’État islamique, et à s’entourer de tous les attributs de la souveraineté, ne sont pas anecdotiques, mais expriment sa véritable nature de classe. Cela ne l’empêche pas d’entrer en relation avec le marché international, que ce soit pour vendre du pétrole, acheter des armes ou réaliser des opérations financières, comme d’autres bureaucraties avant elle, mais assimiler Daesh à « la bourgeoisie » de manière générique, comme on le lit parfois, est aussi trivial que d’en faire des « fous de dieu » sans base sociale. Au contraire, la place que l’État islamique a prise comme acteur régional est liée à sa situation de classe.

      L’État islamique est installé à cheval sur la frontière syro-irakienne. Ce sont deux pays dans lesquels l’économie est organisée par l’État. La classe bureaucratique qui domine l’État tire ses revenus de l’impôt, mais aussi du capital dont elle dispose à titre collectif, et enfin de la corruption, quasiment institutionnalisée. Les régimes baasistes de Saddam Hussein et d’Hafez El-Assad avaient nationalisé l’essentiel de la production pétrolière, minière et industrielle. Ils avaient imposé le monopole de l’État sur le commerce extérieur. Le secteur privé pesait moins de 10% de l’activité économique et concernait surtout les petites entreprises. La Bourse syrienne n’existe que depuis 2009, par exemple. Dans les années 1990, au cours de la vague néolibérale, la Syrie a privatisé une faible partie de son économie, mais les privatisations ont surtout profité aux enfants de bureaucrates. C’est la disposition de charges publiques qui permet d’accéder au capital et non le contraire. Cette nouvelle bourgeoisie est entièrement dépendante de l’Etat, c’est-à-dire de la bureaucratie et de l’armée. Son influence politique est donc très faible.

      Au Kurdistan d’Irak, une #classe de nouveaux riches, d’entrepreneurs privés, est apparue après la répression du soulèvement des conseils ouvriers en 1991. Elle est en grande partie formée par d’anciens émigrés aux Etats-Unis ou d’autres pays occidentaux, qui ont fait fortune là-bas et sont revenus investir dans leur région natale à la faveur de l’autonomie de fait qu’elle a connue pendant douze ans, entre les deux guerres du Golfe. Mais elle reste très liée à l’appareil des partis nationalistes qui se partagent le pouvoir, l’UPK et le PDK.

      Dans le reste de l’Irak, cette nouvelle bourgeoisie n’a commencé à se développer qu’avec l’occupation, à partir de 2003. Mais le rythme des privatisations est très lent. La guerre civile est un frein aux investissements, les infrastructures sont obsolètes et déliquescentes, la main-d’œuvre la plus qualifiée a quitte le pays. Si bien que l’État reste gestionnaire d’une grande partie de l’économie. Quand on parle de bourgeoisie dans ces pays, il faut donc être très prudent car c’est l’État qui est le principal détenteur de capitaux et le principal propriétaire foncier.

      Dans ces deux pays, la classe qui tient les rênes de l’État, la bureaucratie et l’armée, a éclaté. En Irak, dès les premières années de l’occupation les Américains ont mis en place la débaasisation de l’administration et de l’armée. Ils ont évincé systématiquement les membres du parti Baas, y compris dans la gestion des entreprises. Mais, dans ce régime totalitaire, la carte du parti était quasiment obligatoire pour obtenir une place dans l’appareil d’État ou dans l’économie, à quelque niveau que ce soit. La purge a profité à la clientèle des partis installés au pouvoir par les forces d’occupation, c’est-à-dire pour l’essentiel les partis islamistes chiites.

      Or, le #baasisme avait fini, surtout entre les deux dernières guerres du Golfe, par se muer en #islamo-nationalisme. Contrairement à une légende soigneusement entretenue en France, le baasisme n’as jamais été véritablement laïque, mais il s’est rapproché de la religion quand le socialisme a cessé d’être une référence mobilisatrice, après 1991. Le sunnisme était devenu sa base idéologique, d’autant plus que les chiites étaient considérés, depuis la guerre Iran-Irak, comme des ennemis de l’intérieur, une sorte de cinquième colonne toujours prête à trahir au profit de l’Iran chiite. L’armée américaine a simplement retourné le processus, en plaçant les partis islamistes chiites au pouvoir et les sunnites en suspicion, comme s’ils étaient forcement des partisans de Saddam Hussein. C’est sur la base de cet essentialisme ethnico-religieux que la guerre s’est développée.

      Pour les officiers et les administrateurs évincés du pouvoir, la lutte armée contre l’occupation et les attentats aveugles contre les chiites faisaient partie du même processus de reconquête de leur pouvoir perdu. Elle était préparée de longue date par le régime de Saddam Hussein. Après tout, ce dernier avait fait ses premières classes dans la lutte armée pour la prise du pouvoir par le parti Baas, dès la fin des années 1950. Dans la guerre civile, les groupes armés sunnites représentaient les intérêts de cette fraction évincée de l’armée et de l’administration.

      Lorsqu’ils ont compris où menait leur politique de débaasisation, les Etats-Unis ont infléchi leur politique et cherché à réintégrer les groupes armés sunnites, d’autant plus que cette politique les privait de nombre d’administrateurs compétents. Ils ont utilisé, avec un succès limité, certains de ces groupes comme mercenaires contre Al-Qaeda, en jouant sur l’opposition entre leur islamo-nationalisme et le djihadisme, très hostile au nationalisme. Mais la branche irakienne d’Al-Qaeda s’est spécialisée dans les attentats anti-chiites, contrairement aux habitudes du réseau international plus favorable à une vision plus unitaire de l’Oumma. Elle pouvait donc apparaître comme la seule à poursuivre à la fois le combat contre les Etats-Unis et contre les chiites, la seule à défendre vraiment les intérêts de la fraction évincée de l’État. Lorsque Al-Qaeda a dû se retirer en Syrie à la fin de la guerre civile, elle a conservé leur soutien. Aujourd’hui, l’encadrement militaire de l’État islamique est largement assuré par d’anciens officiers baasistes irakiens, tandis que son contrôle sur les villes s’appuie sur les administrations en place.

      En Syrie, le processus est un peu différent, mais convergent. Lors du printemps arabe du 2011, la machinerie de l’État s’est fractionnée jusqu’au plus haut niveau des ministères, de la diplomatie et de l’armée. Ceux qui dénonçaient Assad après l’avoir servi espéraient retrouver leur place privilégiée après sa chute, qui leur semblait inéluctable. C’était un choix intéressé, mais pas irrationnel. Une partie a rejoint l’Armée syrienne libre ou d’autres groupes d’opposition. Mais, contrairement aux dictatures égyptiennes ou tunisiennes, le régime d’Assad a résisté en n’hésitant pas à massacrer la population. La fraction de l’État qui avait misé sur la chute d’Assad s’est mise alors à chercher la force la plus susceptible de l’emporter. C’est dans ces circonstances qu’une partie s’est tournée vers l’État islamique, pour restaurer leur position dans la machinerie de l’État.

      Ce n’est pas la première fois qu’une classe enrobe dans l’idéologie religieuse sa lutte pour le pouvoir. Certains thèmes déployés par l’État islamique sont un simple décalque religieux du baasisme tardif. La mobilisation des foules par la religion remplace l’idéologie nationaliste dans le même rôle. La lutte contre « les juifs et les croisés » remplace celle contre le sionisme et l’impérialisme. La communauté sunnite remplace la nation arabe. Cela permet, comme le #panarabisme autrefois, de chercher des bases pour réaliser une unité politique dans un espace plus vaste que les Etats nationaux actuels. Cela ne signifie pas que les soldats de l’État islamique ne prennent pas leur propre idéologie très au sérieux, très au premier degré, bien au contraire : une idéologie est la projection mentale d’une forme sociale. On ne peut la réduire à une simple hypocrisie. De plus, le remplacement du nationalisme et de ses accents socialistes ou progressistes, par un discours religieux ouvertement #réactionnaire, n’est pas anodin.