Omer Bartov, historien : « Israël va-t-il enfin comprendre que son pouvoir a des limites ? »
▻https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/10/07/omer-bartov-historien-israel-va-t-il-enfin-comprendre-que-son-pouvoir-a-des-
Le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, martèle qu’il poursuivra la guerre à Gaza tant qu’Israël n’aura pas remporté de « victoire totale ». Il se refuse cependant, obstinément, à exposer les objectifs politiques de ce conflit. Faut-il en déduire qu’Israël fait la guerre sans stratégie claire ? Si cette guerre n’est pas la continuation de la politique par d’autres moyens, s’agit-il d’une guerre pour la guerre, d’une guerre absolue, d’une guerre d’anéantissement ? Ou bien Nétanyahou dissimule-t-il ses objectifs politiques pour ne pas torpiller l’argument selon lequel sa guerre est une guerre de défense légitime ?
Selon maints observateurs, si Nétanyahou s’oppose à un accord sur un cessez-le-feu et à l’échange des otages contre des prisonniers palestiniens, c’est parce qu’il redoute que les ministres d’extrême droite Bezalel Smotrich et Itamar Ben Gvir, hérauts de l’occupation militaire et de la colonisation de la bande de Gaza, ne renversent son gouvernement. Une chute du gouvernement pourrait signifier la création d’une commission d’enquête sur la tragédie du 7-Octobre et la reprise du procès de Nétanyahou pour corruption. Avec pour conséquence que sa carrière politique pourrait prendre fin plus tôt que prévu et qu’il pourrait lui-même se retrouver derrière les barreaux. D’où sa volonté inébranlable de poursuivre la guerre à Gaza et l’offensive au Liban, à tout le moins jusqu’aux élections américaines du 5 novembre – dans l’espoir que Donald Trump soit réélu et qu’il tire pour lui les marrons du feu –, voire jusqu’aux prochaines élections israéliennes, programmées en octobre 2026.
Ces enjeux immédiats ne doivent pas masquer le fait que Nétanyahou poursuit une stratégie à long terme, la même que celle menée depuis le début de sa longue carrière politique. Une stratégie qui, malgré quelques différences cruciales, a beaucoup en commun avec les politiques sionistes d’avant la création de l’Etat hébreu. Et qui est à l’origine de la crise actuelle. Ce n’est donc qu’en la remplaçant par un nouveau modèle politique que l’on peut espérer en finir avec cette « guerre de cent ans » qui oppose Israël aux Palestiniens et à leurs alliés.
Dogmatisme idéologique et fanatisme religieux
Au cœur de la vision du monde de Nétanyahou se trouve ainsi la conviction que la totalité d’Eretz Israel, la « terre d’Israël », qui couvre au moins les territoires compris entre le fleuve Jourdain et la mer Méditerranée, appartient aux juifs ; que la mission de l’Etat est de concrétiser leur droit historique et moral sur cette terre par un processus de #colonisation continue, en tirant parti de toutes les occasions politiques et militaires qui se présentent ; que la population palestinienne vivant sur ce territoire doit se plier à l’hégémonie israélo-juive ou, lorsque c’est possible, sous la pression ou la contrainte, partir.
Alors que le #sionisme signifiait, à ses débuts, différentes choses pour différentes personnes et que, lors du mandat britannique en Palestine [1923-1948], une minorité de sionistes se montraient favorables à la coexistence des Palestiniens et des juifs, l’intensification de la résistance palestinienne à la colonisation juive, qui s’est accompagnée d’éruptions périodiques de violences intercommunautaires, a marginalisé les voix les plus conciliantes. Pendant la guerre israélo-arabe de 1948, l’expulsion de la majorité des Palestiniens de ce qui est devenu l’Etat d’Israël, puis la décision d’interdire leur retour, tout cela sous le commandement du premier ministre socialiste David Ben Gourion, ont été applaudies par une grande partie, si ce n’est la vaste majorité des juifs israéliens : le rêve d’établir un Etat majoritairement juif se réalisait enfin.
Vingt ans plus tard, en 1967, la stupéfiante victoire d’Israël lors de la guerre des Six-Jours a été vécue par la plupart des Israéliens comme la réalisation d’un autre rêve encore : établir une domination juive sur les terres « historiques » de l’Israël biblique, qui incluent Jérusalem réunifiée, Naplouse et Hébron. Fondé peu après, le Mouvement pour le #Grand_Israël a recruté de nombreux membres des élites intellectuelles et académiques auparavant ancrées à gauche. Malgré des déclarations diverses et variées sur « l’échange de terres contre la paix », Israël dans son ensemble s’est vite habitué à régner sur la totalité du territoire, tout en « gérant » l’occupation de ses habitants palestiniens. Et le projet de colonisation de la Cisjordanie a pris de l’ampleur, avant même que la droite n’accède pour la première fois au pouvoir, en 1977.
Les responsables travaillistes israéliens ont toujours été conscients des ressources économiques, militaires et politiques limitées du pays. Bien avant la création d’un Etat, ils s’employaient à prendre possession des terres progressivement, avec pragmatisme – « acre par acre », disait un slogan. Mais ces dernières décennies, et en particulier depuis Nétanyahou, un nouveau cocktail de dogmatisme idéologique et de fanatisme religieux est apparu. La population israélienne s’est droitisée, notamment en réaction à la vague d’attentats-suicides de la seconde Intifada [2000-2005] ; l’influence de factions de plus en plus messianiques au sein du mouvement de colonisation s’est également accrue ; et le segment laïque et progressiste de la société a perdu du terrain, en butte à des critiques de plus en plus acerbes.
Régime colonial
Un demi-siècle d’occupation menée derrière des murs et des clôtures, à travers des routes de contournement et des postes de contrôle, a accoutumé la population juive à ignorer l’oppression d’une population ne vivant qu’à quelques kilomètres d’elle. Cette normalisation de l’occupation s’est accompagnée de la diabolisation de la résistance, de la lente plongée de l’oppresseur et de l’opprimé dans la barbarie, et de l’exacerbation de la corruption morale résultant inévitablement d’un régime colonial.
Le massacre du 7 octobre 2023 perpétré par le Hamas en Israël a fait voler en éclats le modèle d’un #apartheid « géré » en Cisjordanie, qui ne dit pas son nom, et d’une annexion rampante. Non seulement les #Palestiniens sont de nouveau apparus comme des ennemis redoutables, mais ils sont aussi parvenus à convaincre certaines parties de la région de leur venir en aide. La vision du monde de Nétanyahou n’a pas changé d’un iota et, au sein de sa coalition nationaliste religieuse, le fanatisme de ses partenaires n’a fait qu’aller croissant. Pour Nétanyahou, outre mettre en péril sa survie personnelle, la fin de la guerre exposerait au grand jour la vacuité de la tactique à laquelle il s’adonne depuis des dizaines d’années : assurer la faiblesse de l’Autorité palestinienne et la survie du Hamas, car cette faiblesse et cette survie constituent son plus solide argument contre la négociation d’un accord.
Quand la guerre sera finie, il faudra élaborer une politique de réconciliation entre Israéliens et Palestiniens. Or, les extrémistes de l’actuel gouvernement considèrent le 7-Octobre non pas comme une catastrophe, mais comme l’occasion d’accomplir enfin leur objectif d’#annexion et de #nettoyage_ethnique, qu’importent le sang versé et la dégradation de l’image de l’Etat hébreu sur la scène internationale, car Dieu est avec eux.
Est-il possible de stopper cette course à l’abîme ? Israël va-t-il enfin comprendre que son pouvoir a des limites ? Je ne pense pas qu’un changement puisse venir de l’intérieur. En revanche, une intervention internationale soigneusement planifiée a, à l’heure actuelle, de meilleures chances d’aboutir à un changement de paradigme qu’à tout autre moment depuis la fin de la guerre du Kippour [du 6 au 24 octobre 1973], voire plus. Chaque jour, Israël perd un peu de sa force militaire, économique, sociale et politique. Les Palestiniens, trahis par leurs dirigeants, sont victimes d’une politique de destruction systématique à Gaza, mais aussi en Cisjordanie. L’expansion actuelle de la guerre au Liban, où les forces d’invasion de Tsahal [l’armée israélienne] risquent de s’enliser comme cela s’est produit dans le passé, et la menace croissante d’une guerre totale avec l’Iran rendent une intervention internationale encore plus urgente.
Le moment est venu pour les leaders du monde d’agir, pour leurs propres intérêts, pour éviter l’explosion de troubles nationaux et une situation de chaos international. En ces jours, si des puissances comme la France, l’Allemagne, l’Espagne et le Royaume-Uni menaient des actions sous la houlette des Etats-Unis, celles-ci pourraient rapidement transformer les opinions publiques de la région, en proie à un sentiment d’impuissance et au désespoir.
Le coût de l’inaction
Les étapes nécessaires pour y parvenir ont déjà été clairement exposées, mais elles n’ont jamais été mises en œuvre avec la détermination requise. Dans un premier temps, il faut un cessez-le-feu immédiat à Gaza, suivi de l’échange des otages contre des prisonniers et du départ de Tsahal de la bande de Gaza, sous la menace d’un embargo sur les armes. En l’absence des livraisons continues d’armes en provenance des Etats-Unis et d’Europe, en effet, Israël ne peut se battre pendant plus de quelques semaines. Tout cela doit mettre un terme aux affrontements avec le Liban et apaiser les tensions avec l’Iran.
Dans un deuxième temps, une force internationale principalement arabe prendra le pouvoir dans la bande de Gaza et les dirigeants du Hamas s’exileront. Troisièmement, la pouvoir sera progressivement transféré à l’Autorité palestinienne, qui devra être pilotée par de nouveaux dirigeants.
Dernière étape, cruciale pour l’ensemble du processus : Israël et l’Autorité palestinienne entameront des négociations, sous l’égide de la communauté internationale et des principaux Etats arabes, afin d’élaborer des plans de partage des territoires, dans l’idéal dans le cadre d’une confédération de deux Etats souverains.
Si cette dernière phase ne manquera pas d’être longue et ardue, elle a des chances de bénéficier du soutien croissant des juifs israéliens et des Palestiniens, et d’affaiblir les extrémistes. Reste que rien de tout cela ne pourra se faire sans une pression politique ferme et constante. Il y aura un prix à payer en politique intérieure, mais, pour les dirigeants qui prendront ce risque, les bénéfices politiques à long terme seront plus importants. Le coût de l’inaction serait d’ailleurs bien plus élevé. Israël pourrait devenir un véritable Etat d’apartheid, et donc un handicap permanent pour ses soutiens occidentaux et la cause de violences continues dans la région.
Pour ceux qui se soucient véritablement de l’avenir d’#Israël et ne supportent plus de rester les bras croisés pendant que les Palestiniens se font massacrer, l’heure est venue de faire pression sur les gouvernements pour qu’ils agissent, au nom des droits humains et de l’ordre international.
Traduit de l’anglais par Valentine Morizot
Omer Bartov est un historien israélien, spécialiste de la seconde guerre mondiale et de la Shoah. Professeur à l’université Brown (Rhode Island), il est l’auteur, entre autres, de L’Armée d’Hitler. La Wehrmacht, les nazis et la guerre (Hachette, 1999) et Anatomie d’un génocide. Vie et mort dans une ville nommée Buczacz (Plein Jour, 2021).