Christophe Kerrero, ancien recteur de Paris : « Notre modèle méritocratique s’est replié sur une élite de plus en plus réduite »
Propos recueillis par Violaine Morin et Sylvie Lecherbonnier
Cet ex-professeur de lettres modernes, qui a démissionné en 2024 de son poste de recteur de Paris, explique, dans un entretien au « Monde », que l’école est devenue une machine ambitieuse qui, paradoxalement, peine à inculquer aux jeunes des savoirs fondamentaux et le partage de certaines valeurs.
Christophe Kerrero a été recteur de Paris entre 2020 et 2024, après avoir quitté son poste de directeur de cabinet du ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer. L’ancien professeur de lettres modernes publie, le 13 mars, L’école n’a pas dit son dernier mot (Robert Laffont, 360 pages, 21 euros), un essai dans lequel il retrace son parcours au plus haut sommet du ministère, mais aussi son expérience d’élève médiocre, pour montrer les limites d’un système qui ne parvient pas à faire progresser tous les enfants. Il plaide pour une école « moyenne », débarrassée de l’élitisme scolaire.
Votre livre s’ouvre sur votre démission du rectorat de Paris. Vous critiquez la ministre de l’éducation nationale de l’époque, Amélie Oudéa-Castéra, et « l’incapacité de certaines élites à se remettre en question ». La méritocratie et l’élitisme républicain sont des mythes à vos yeux. Pourquoi ?
Depuis vingt-cinq ans, nous sommes montrés du doigt dans le programme international du suivi des acquis des élèves [PISA] de l’OCDE [Organisation de coopération et de développement économiques] comme étant la société de la reproduction sociale. Notre modèle méritocratique s’est replié sur une élite de plus en plus réduite. Ce modèle devient perdant-perdant : perdant économiquement, car nous avons besoin de tous les talents, et politiquement, parce que cette élite ne représente pas le peuple souverain.
Les jeunes très favorisés représentent un peu moins d’un quart des 20-24 ans, mais 64 % des étudiants des grandes écoles. Les jeunes Parisiens représentent 2,5 % des Français, mais un tiers des effectifs des très grandes écoles. Il existe une assignation sociale et géographique très forte, qui a des conséquences pour la cohésion nationale.
Lorsque j’étais aux affaires, nous étions deux directeurs de cabinet non énarques. Aux réunions à Matignon, tout le monde se connaissait déjà. Cela change tout en matière de réseau, et même de négociation. Et, pourtant, je ne suis pas fils de paysans de la Lozère ou d’ouvriers du bâtiment, je suis issu de la classe moyenne.
Il existe en France des séparations qu’on ne retrouve pas dans d’autres pays. Certains grands patrons allemands sont passés par l’apprentissage, mais ce n’est pas possible dans notre pays, où l’on vous demande encore, dans une logique un peu aristocratique, par quelle école vous êtes passé à 50 ans. Tout cela conduit à une déconnexion des élites, qui se reproduisent et se protègent.
Face à ces sujets, la classe politique est plutôt atone…
C’est difficile, car quand on critique ce modèle on est tout de suite accusé de vouloir détruire l’excellence. Plus généralement, les politiques s’intéressent peu à la chose scolaire. Il existe aujourd’hui un « je t’aime moi non plus » autour du système éducatif. On attend tout de l’école et, en même temps, on lui tape dessus.
De ce fait, les réformes se succèdent à un rythme effréné. Les professeurs subissent ces vagues de changement comme des fantassins de 1916 abandonnés par l’arrière. Tant qu’on n’aura pas un consensus minimal de la société autour du système scolaire, ce jeu de ping-pong va se poursuivre, car l’école ne peut avancer que si la société est en phase avec elle. Le politique doit intervenir pour assurer cette réconciliation et donner une perspective de long terme.
Quel regard portez-vous sur les dernières réformes mises en œuvre, par exemple les groupes de besoins aux collèges ?
Il faut arrêter avec les dispositifs. On peut très bien dire, au niveau national : « Voilà les outils qui existent, servez-vous, nous vous donnons toute l’autonomie nécessaire et on évaluera ensuite ce qui marche », en faisant confiance aux acteurs. Dire qu’il faut faire partout la même chose n’a pas vraiment de sens.
Vous retracez l’histoire de la réforme d’Affelnet Paris, que vous avez lancée en 2020-2021 pour engager davantage de mixité sociale et scolaire dans les lycées, et les levées de boucliers qu’elle a suscitées. Comment analysez-vous ces oppositions ?
L’une des difficultés de la réforme dans notre pays, c’est la résistance au changement. Sur Affelnet, nous avons livré deux batailles, deux années de suite. La première année où nous avons mis en place l’architecture de la réforme, personne ne pouvait affirmer vouloir perpétuer des ghettos scolaires. Nous avons dû tenir jusqu’au moment où nous pouvions prouver scientifiquement que nous arrivions à davantage de mixité.
Mais la plus rude des batailles – et je ne m’y attendais pas – s’est tenue la deuxième année, lorsque nous avons fait entrer les lycées parisiens Louis-le-Grand et Henri-IV dans Affelnet. Seulement quelques centaines d’élèves étaient concernés, mais nous touchions au symbole de l’élitisme républicain, et à cette reproduction d’une caste qui veut absolument garder les meilleures places. Or, dans une grande démocratie moderne, chacun doit pouvoir se dire : « L’excellence, c’est aussi possible pour moi. »
Vous racontez que vous avez même reçu un SMS de la conseillère éducation du président Macron vous demandant d’arrêter la réforme, à la suite de quoi vous avez menacé de démissionner…
Je n’aurais jamais accepté d’être celui qui abandonne une réforme en faveur de la mixité après l’avoir défendue. J’ai donc proposé de partir, tout en me disant que ma démission ne serait pas acceptée à quelques semaines de l’élection présidentielle. Les journaux auraient annoncé le départ du recteur de Paris parce qu’il n’était pas soutenu sur l’ouverture sociale des lycées du 5e arrondissement ! Cela aurait été du plus mauvais effet. L’Elysée n’a pas donné suite, et la réforme a continué.
Pour vous, la relation professeur-élève est négligée. Pourquoi est-elle si centrale à vos yeux dans la réforme du système éducatif ?
Etre professeur aujourd’hui, ce n’est plus la même chose qu’il y a trente ans, il faut l’accepter et former les enseignants autrement. Tout le monde nous rebat les oreilles de la liberté pédagogique, mais encore faut-il avoir pris connaissance des différentes méthodes pour pouvoir exercer sa liberté.
On nous dit : « On veut caporaliser les professeurs », mais la formation n’est pas une caporalisation. Nos professeurs sont, dans leur immense majorité, de très bonne volonté, mais, laissés seuls, ils sont obligés de réinventer l’eau chaude, alors qu’on connaît scientifiquement les méthodes qui fonctionnent.
Vous-même, vous avez eu une scolarité chaotique, aux premiers temps de la réforme Haby, qui a créé le collège unique en 1975. Cette démocratisation de l’enseignement secondaire, selon vous, est-elle passée à côté de quelque chose ?
Le péché originel du collège unique est celui du maximalisme. On a voulu aligner le collège sur le lycée de la bourgeoisie, très élitiste, très académique, qui fonctionnait parce que les enfants qui le fréquentaient avaient un capital culturel fort. On a donc fait le contraire de ce qu’avaient voulu les pères de l’école républicaine, Jules Ferry (1832-1893) et Ferdinand Buisson (1841-1932) : se mettre au niveau des enfants de la paysannerie et des ouvriers, avec un modèle plus concret, les leçons de choses, la morale, l’arithmétique. Dans les petites classes du lycée, c’était beaucoup plus abstrait, et on a fait ce choix de l’abstraction pour le collège unique.
Est-ce pour cela que vous plaidez pour une école « moyenne » ?
Je ne suis pas le seul. Mais quand on défend cela, on est accusé de vouloir sabrer l’excellence républicaine. En France, on pense qu’il vaut mieux avoir des programmes exceptionnels, avec, par exemple, un programme d’histoire digne de l’université. A côté de ça, on a des élèves qui ne sauront pas placer le Ve siècle avant ou après Jésus-Christ.
Tout cela reste donc un idéal, or, comme le disait Kant, « je ne monte pas sur l’idée de cheval ». Au nom de cette excellence, tout le monde paye pour produire une toute petite élite, qui devient d’ailleurs de plus en plus étroite. Nous n’avons que 3 % de très bons élèves, contre 9 % dans l’Union européenne, et 49 % à Singapour.
Quelle forme prendrait cette école moyenne ?
C’est un travail qui devrait être mené avec un grand nombre d’acteurs, des citoyens et des scientifiques. Il faudrait imaginer une convention citoyenne sur le sujet. Mais il ne faut pas être trop ambitieux. Le risque, de ce fait, est qu’on nous reproche de ne demander que le minimum. Mais, aujourd’hui, le minimum n’est pas atteint, à savoir la maîtrise des savoirs fondamentaux et d’un esprit scientifique qui garantit l’esprit critique, ainsi que le partage d’un certain nombre de valeurs.
Vous évoquez même l’idée d’un lycée « unifié », à rebours du système actuel qui sépare les jeunes en seconde entre voie professionnelle et voie générale et technologique…
Tout le monde parle de la « revalorisation » du lycée professionnel, mais c’est une façon politiquement correcte de se demander comment rendre la voie professionnelle attrayante pour les catégories populaires. Si on avait, comme en Suisse ou en Allemagne, des enfants de notaire et de médecin en lycée professionnel, alors il y aurait une vraie revalorisation.
Notre problème, c’est qu’il y a des #hiérarchies partout. C’est bien la peine d’avoir fait la #Révolution_française, si tout est #hiérarchisé ! Nous devons assumer de garder les #jeunes au #lycée le plus longtemps possible, de les #former_intellectuellement tout en leur proposant la découverte des #métiers manuels. Encore une fois, nous ne sommes pas obligés d’avoir un modèle unique, mais nous pourrions lancer des #expérimentations et les #évaluer. Mais je sais bien que je ne le verrai pas de mon vivant.