Jeux vidéos et normes sociales
Je viens de feuilleter « Les jeux vidéos et nos enfants », une BD de Cookie Kalkair parue cette année. Un livre que l’on pourrait qualifier de rassuriste concernant les usages des jeux vidéos par les enfants. Page 19, le ton est donné par l’auteur :
En plus, avec la multiplication des écrans dans les maisons et les situations de pandémie mondiale, on a bien constaté que le virage vers l’éducation numérique est inévitable - et pas forcément si déplorable que ça
J’ajoute que les parents sont ridiculisés à de nombreuses reprises dans la BD, parents qui souhaitent réguler quantitativement les usages des écrans, jeux vidéos compris.
A mon sens le propos de cet auteur reflète un déplacement des normes sociales en faveur d’une banalisation des usages des écrans dans la vie sociale et quotidienne, pour des raisons qu’il faut aller découvrir.
On peut néanmoins faire une critique sociale non culpabilisatrice des jeux vidéos, afin de montrer pourquoi ils tiennent une place si importante. Par exemple Sylvie Craipeau avance dans un article de la revue Psychotropes sur les jeux en ligne multijoueurs :
Nous faisons l’hypothèse que le succès de ces jeux (11 millions d’abonnés dans le monde à World of Warcraft) tient en ce qu’ils offrent un terrain à cette expérimentation de soi, voire à une production de soi. Cette production correspond aux normes sociales contemporaines : l’individu moderne, tant dans l’entreprise que dans sa vie privée doit être autonome, apte au changement permanent, toujours compétent, performant, libre d’attaches trop pesantes, capable de coopérer en réseau tout en étant en compétition avec les autres.
Mais en conclusion, elle avance que, si ces normes sociales d’autonomie existent, les individus arrivent d’avantage à s’y soumettre avec succès dans les jeux vidéos que dans le monde social physique :
Ce ne sont pas seulement les conditions objectives de l’indépendance qui sont acquises de plus en plus tardivement, et souvent de façon précaire, ce sont aussi les modes de structuration de la personnalité. La pratique des jeux en ligne renvoie à la tension que vivent les jeunes, entre l’injonction sociale à l’autonomie et à la production de soi et les difficultés socio-économiques de réalisation de ce projet dans la réalité. L’espace virtuel serait-il devenu le seul lieu possible de cette production de soi ?
A mon sens, ce genre d’explication permet de comprendre pourquoi avoir une vie sociale médiatisée par des écrans devient si acceptable socialement.
J’ai trouvé aussi intéressant un autre article de la même revue, de Sophie Tortolano, qui livre une analyse inspirée de la psychanalyse et du concept d’aire transitionnelle. Chez Winicott, la « mère suffisamment bonne » est une mère qui sait faire accepter la désillusion que l’enfant ne produit pas par lui-même les conditions de sa propre satisfaction.
Partant de là, les jeux en ligne constitueraient des univers sociaux particuliers, que l’on va chercher comme espace transitionnel quand il n’y en a pas d’autres à portée de main. Mais ces univers échoueraient à produire cette désillusion nécessaire :
L’hypothèse [9] soulevée ici est que le virtuel ne se laisse pas suffisamment pénétrer par la réalité concrète, tangible et corporelle. Le virtuel fonctionne, pour certains adolescents, sur le mode de l’illusion permanente qui ne trouverait pas de quoi suffisamment se désillusionner. Toute la pulsionnalité et la destructivité peuvent alors se déployer dans le virtuel où l’adolescent gère lui-même le continu et le discontinu de ses connexions, ce qui lui confère un sentiment d’omnipotence et répond aux exigences de son moi-idéal. Le mécanisme d’addiction s’installerait dès lors par cette volonté du moi de se prendre pour le moi-idéal et de goûter ainsi à l’expérience d’autosatisfaction, expérience impossible à maintenir dans le temps et dans la réalité. Il retrouve ainsi l’illusion narcissique primaire où le nourrisson a la sensation que tout fonctionne comme s’il était la source de sa propre satisfaction.
Certes, diaboliser les jeux en ligne risque d’éviter de comprendre pourquoi ils prennent autant de place. Pour autant, faire l’apologie des jeux vidéos comme le fait Cookie Kalkair ne permet pas de le faire non plus. Son erreur est de croire que les jeunes générations n’ont rien à nous apprendre sur la société et ses évolutions, et qu’il suffirait de comprendre les jeux vidéos de l’intérieur pour pouvoir en cadrer les usages par les enfants.
Comme l’explique Sophie Tortolano, les adolescents sont plutôt des pionniers expérimentant les effets des évolutions sociales en cours, elle rejoint l’hypothèse de Sylvie Craipeau concernant une impossibilité de se construire un soi autonome dans le monde physique, ou sinon une bien plus grande facilité à le faire dans des univers sociaux en ligne.
Sylvie Craipeau, « La production de soi, ou le joueur comme œuvre de son jeu »
▻https://www.cairn.info/revue-psychotropes-2012-3-page-45.htm
Sophie Tortolano, « Usage problématique des jeux vidéo : l’approche psychodynamique »
▻https://www.cairn.info/revue-psychotropes-2012-3-page-89.htm