Interview de Fanny Lignon.
Longtemps considéré comme un bastion masculin imprenable, l’univers du jeu vidéo fait enfin sa révolution, à commencer par ses personnages. Les gars et les filles pixélisés ressemblent de moins en moins à Ken en mode Rambo et à Barbie en fond d’écran. Mais le chemin vers des représentations plus réalistes reste long, note la chercheuse Fanny Lignon.
Dans un ouvrage consacré aux entités qui peuplent le jeu vidéo, l’enseignant en cinéma audiovisuel de l’Université Lyon 1 dresse un bilan nuancé. Entretien.
▻https://cfeditions.com/recits-videoludiquesFEMINA Les personnages féminins ont-ils évolué au cours de la dernière décennie ?
Fanny Lignon On voit que certains sont aujourd’hui plus riches et plus complexes. Nous vivons une phase de changement résultant de l’évolution de notre société, mais aussi de la demande des joueurs. La grande majorité des joueurs sont heureux de voir des personnages féminins plus impliqués et plus intéressants, même si la majorité des entités évoluant dans les jeux restent des hommes. On peut identifier des personnages féminins aux corps plus réalistes, habillés simplement, par exemple avec un jean et un t-shirt, et accédant plus fréquemment au cœur de l’action du jeu.
Le dernier Zelda est ainsi dédié à la princesse du même nom qui, pour la première fois, en est l’héroïne principale et n’est pas seulement une amoureuse à sauver. Pareil avec Princesse Peach : Showtime !où pour la première fois Peach devient un personnage que l’on incarne et où le célèbre Mario est absent. La princesse mène l’action et se bat, ce qui est une révolution, car généralement elle se fait kidnapper. Mais ce progrès se fait réellement par petites touches impressionnistes.
C’est à dire ?
Les vieux réflexes restent courants et on retombe vite dans les clichés. Lame stellairebien que sorti en 2023, met en scène une jeune femme correspondant au canon de la bimbo, modelée par ailleurs d’après le corps d’un mannequin sud-coréen. Certes, ce personnage est très actif dans le jeu, mais ses tenues et son apparence ne sont pas compatibles avec tout ce qu’on lui demande de faire. De plus, cette héroïne est représentée dans des positions très sexualisées et avec des angles de vue suggestifs.
Et d’autres aspects prouvent encore que le sexisme est bien résistant dans le Monde du jeu vidéo. Dans Horizon Zéro Aubecertains joueurs ont critiqué la pilosité de l’héroïne, pourtant réaliste… On voit aussi que les rôles de femmes fortes sont majoritairement présents dans les jeux aux univers postapocalyptiques, comme si ces profils ne pouvaient exister dans un monde normal.
Des différences subsistent dans le comportement des personnages selon leur sexe, notamment dans leur manière de mourir : alors que les hommes ont tendance à mourir avec un râle bref et viril, tombant dans une position dramatique, les femmes rendent souvent l’âme avec un cri plus orgasmique. , adoptez une posture esthétique et perdez beaucoup moins de sang.
Les personnages offrent-ils plus de diversité ?
Ce n’est que depuis les années 2000 que l’on peut parfois décider de l’orientation sexuelle des personnages. Ce que nous appelons le jeu de fenêtre gay vous permet de jouer des personnages LGBTQ+. C’est une véritable avancée, mais elle reste facultative. En effet, il existe encore peu de jeux où l’éditeur choisit d’imposer un caractère homosexuel ou transgenre aux joueurs.
Nous identifions encore La vie est étrangeoù Alex est ouvertement bisexuel et entre en relation avec une héroïne, mais aussi Dis-moi pourquoiqui met en scène un personnage transgenre dénué de clichés. D’une manière générale, l’homosexualité masculine est plus taboue. Néanmoins, de nombreux progrès restent à faire en termes de diversité, car la plupart des personnages de jeux vidéo sont jeunes, blancs et hétérosexuels.
Que disent les jeux vidéo de notre société ?
Concernant le cinéma, on dit que les films historiques parlent principalement de l’époque à laquelle ils sont réalisés. Je pense de la même manière que les jeux disent quelque chose sur nous. Nous pensons que beaucoup reflètent une certaine anxiété face à l’avenir, car il existe de nombreux scénarios qui se déroulent dans un contexte post-apocalyptique.
De plus en plus de créations ont également un angle écologique. On voit que les histoires qui plaisent correspondent souvent à une manière de conjurer un avenir terrifiant et contribuent à conjurer cette peur. Le goût prononcé actuel pour les dystopies reflète sans doute la peur de voir disparaître notre monde tel que nous le connaissons.
La plateforme Twitch, qui permet aux gamers de se montrer en train de jouer en live stream, a-t-elle contribué à promouvoir les femmes aux commandes ?
Oui, d’une certaine manière, cela a apporté de la visibilité et a montré aux hommes, s’il fallait le prouver, que les femmes jouent aussi bien qu’eux. Mais cette exposition des joueuses a aussi eu l’effet inverse en générant des torrents de commentaires sexistes, par exemple sur les tenues des joueuses. Même si le monde du jeu vidéo a progressé, on reçoit souvent ce type de réaction. Beaucoup de choses très troublantes sont encore dites par les hommes sur Twitch.
Le monde du jeu vidéo, longtemps considéré comme une chasse gardée des hommes, est-il donc incapable de freiner le sexisme ?
Nous progressons, mais les choses restent compliquées. Il y a encore beaucoup d’hommes qui font preuve d’une misogynie agressive, mais il y a aussi beaucoup de sexisme dont on ne se rend pas vraiment compte, qui opère par réflexe. Nous essayons également de faire avancer les choses du côté des éditeurs, qui se posent actuellement beaucoup de questions sur la manière de construire leurs jeux pour sortir des stéréotypes.
L’idéal serait peut-être que les joueurs puissent d’abord façonner leur personnage selon leurs souhaits, puis l’intégrer dans le jeu de leur choix. Mais cela nécessite de révolutionner la conception des personnages et des histoires, et c’est techniquement un défi…
Mais la possibilité de personnaliser votre personnage, comme dans Sims, héritage de Poudlard ou Monde de Warcraftest-ce la garantie de plus de diversité ?
D’une certaine manière oui, mais nous voyons des limites à l’exercice. Quand on regarde les personnages créés avec l’éditeur de petits jeux Mii de la console Nintendo, qui permet de personnaliser pas mal les héros et héroïnes, on voit que les gamers font des personnages masculins très masculins, et des personnages féminins très féminins… Il y a finalement assez peu de personnages androgynes ou indéterminés. Changer les représentations prendra encore du - !
« Histoires de jeux vidéo : Le personnage réinventé », Fanny Lignon, C&F Éditions, 256 p.