#kerkennah

  • En #Tunisie, la mort d’une #fillette retrouvée échouée sur une #plage suscite l’#indifférence générale

    Le corps d’une enfant a été retrouvé sur une île de l’archipel des #Kerkennah, au large de #Sfax, en décembre dernier, dans la même position que le petit #Aylan_Kurdi en 2015. Mais contrairement à lui, sa #photo n’a pas fait le tour du monde ni engendré la moindre #réaction politique. Un #silence qui en dit long sur la #banalisation des #naufrages en mer.

    Son corps sans vie a été retrouvé échoué sur une plage, le 24 décembre dernier, vêtu d’un blouson rose bonbon et d’un collant. Âgée d’environ 3 ans, la fillette reposait sur le ventre, face contre terre. Les #îles_de_Kerkennah, au large de Sfax, en Tunisie, ont été les tristes témoins de l’ignominie qui se déroule en #Méditerranée chaque jour : les naufrages qui s’enchaînent à la pelle ; ceux que l’on connaît, parce qu’ils laissent des traces derrière eux, et ceux dont on n’a pas connaissance, qualifiés d’« invisibles », pour lesquels aucune embarcation ni dépouille n’est jamais retrouvée.

    Mais cette fois, il y a une photo. L’enfant a été découvert sur la plage de #Sidi_Founkhal au petit matin, par un habitant de Sfax, originaire des Kerkennah, qui a décidé d’immortaliser l’horreur produite par nos politiques migratoires.

    Retrouvé par Mediapart, Boulbeba Bougacha, âgé de 20 ans, raconte avoir voulu « changer d’air » en allant déjeuner avec ses proches sur la plage, aux alentours de 13 heures, le 24 décembre. « On l’a trouvée là, allongée sur le ventre. On a appelé les autorités, qui sont venues la récupérer. Ça a été un choc. On sait que beaucoup de gens meurent en mer, mais on n’est jamais préparé à voir une chose pareille. »

    Sur la même plage ce jour-là, la mer a expulsé de ses entrailles au moins trois autres corps adultes, tous subsahariens. Boulbeba s’est exprimé sur les ondes de la radio locale Diwan FM, le 26 décembre 2022. Mais, fait surprenant, ni l’information ni la photo n’ont été relayées en Tunisie ou ailleurs, hormis dans quelques rares publications sur les réseaux sociaux. On se souvient de la photo du petit Aylan Kurdi, un enfant kurde retrouvé lui aussi échoué sur une plage de Turquie en 2015, quasiment dans la même position, qui avait suscité l’émoi et l’indignation partout à travers le monde.

    Dans l’archipel de Kerkennah, où règnent les familles de pêcheurs, tout le monde ou presque a entendu parler de la fillette. Mais le choc des premières découvertes de naufragé·es en mer a laissé place, depuis plusieurs années, à une forme de #résilience. « On voit des #cadavres presque tous les jours », lâche Nasser*, qui vit de la pêche.

    Lorsque nous le rencontrons à Remla, capitale des îles Kerkennah, l’homme semble soulagé d’être enfin entendu. Au printemps dernier, il dit avoir trouvé un bébé, âgé d’à peine 2 ans. « La dernière fois, j’ai vu quatre ou cinq morts d’un coup. Quand on appelle la garde nationale, ils nous demandent si ce sont des Blancs ou des Noirs. Si ce sont des Noirs, ils ne se déplacent pas. »

    Des pêcheurs traumatisés

    Depuis les années 2000, l’archipel aux 15 000 âmes s’est transformé en lieu de départ pour les personnes souhaitant émigrer vers l’Europe, du fait de sa proximité avec l’île italienne de Lampedusa. Il attire ainsi les Tunisiens, mais aussi, depuis une dizaine d’années les Subsahariens, de plus en plus nombreux à passer par la Tunisie (et le Maghreb de manière générale) pour tenter de travailler et/ou de prendre la mer.

    « De par sa localisation, Sfax a attiré beaucoup de Subsahariens, d’abord parce que c’est la deuxième plus grande ville de Tunisie et qu’il y a un fort besoin de main-d’œuvre, ensuite parce qu’elle est proche de Kerkennah, où des réseaux de passage existaient déjà », analyse Hassan Boubakri, chercheur à l’université de Sousse et de Sfax.

    Jeudi 9 février, des militaires armés contrôlent la montée à bord du Loud, nom du ferry reliant Sfax à Kerkennah en une heure. Plusieurs hommes voyageant seuls sont mis à l’écart, contrôlés puis interrogés.

    « Les autorités surveillent beaucoup l’île désormais, poursuit le spécialiste des migrations. Les Noirs ne peuvent plus rallier Kerkennah et les Tunisiens doivent présenter un justificatif démontrant qu’ils vont travailler ou rendre visite à des proches pour s’y rendre. » Les pêcheurs qui acceptent de s’exprimer confirment tous l’information. Mais ils précisent que des départs par la mer continuent de s’organiser depuis l’archipel, sans doute par l’intermédiaire des Tunisiens y ayant leur « réseau ».

    Les départs se font aussi depuis Sfax, rendant la traversée plus longue et dangereuse pour les exilé·es. « Une journée comme ça, avec un vent du Nord plutôt fort, va nous ramener plusieurs cadavres sur l’île », assure Nasser, qui se dit traumatisé par la vue de visages défigurés ou de corps à moitié dévorés par les poissons et les oiseaux migrateurs, très présents sur l’île. « La dernière fois, j’étais tellement marqué par ce que j’avais vu que sur le trajet retour vers ma maison, j’ai dû m’arrêter sur le bas-côté pour reprendre mes esprits », poursuit-il, le regard vide et abîmé.

    Il y a aussi les squelettes, que les pêcheurs disent observer surtout sur l’île de #Roumedia, située au nord-est de l’archipel. « Il y a un corps qui est là-bas depuis l’Aïd-el-Séghir [la fête marquant la fin du ramadan – ndlr], donc depuis avril dernier. On l’a signalé mais personne n’est venu le récupérer », regrette l’un des amis de Nasser, également pêcheur.

    Un autre explique avoir culpabilisé après avoir laissé un corps dans l’eau lorsqu’il était au large : « Si je l’avais signalé à la garde nationale, elle m’aurait demandé ensuite de l’accompagner jusqu’au #cadavre. C’était trop loin et il y avait de grandes chances que je n’arrive pas à le retrouver », se justifie-t-il.

    Ce dernier se souvient également avoir trouvé, il y a quelques mois, une femme enceinte sur le bord d’une plage. « C’est très dur pour nous. On sort en mer et on ne sait pas sur quoi on va tomber », ajoute-t-il, expliquant avoir constaté une hausse des naufrages en 2022. Tous affirment que « l’#odeur » est insupportable.

    Une question, qu’ils prononcent du bout des lèvres, les taraude : les poissons qu’ils pêchent et qu’ils donnent à manger à leur famille se sont-ils nourris de ces cadavres dont personne ne se préoccupe, parce que « migrants » ?

    À #Mellita, dans le sud des Kerkennah, d’autres remontent régulièrement des corps dans les mailles de leur filet. Certains, comme Ali*, en trouvent coincés dans leur charfia traditionnel, un barrage visant à bloquer le poisson et à le rediriger vers un piège.

    Dans sa maisonnette, l’homme raconte comment il a ainsi trouvé le corps d’un homme d’une quarantaine d’années coincé sous l’eau. « J’ai appelé la garde nationale à 11 heures. J’ai attendu jusqu’à 15 heures mais personne n’est venu le récupérer. Le lendemain, j’ai retrouvé le corps au même endroit. » La garde nationale aurait invoqué un « manque de moyens ».

    Si dix-huit mille personnes ont réussi à traverser la Méditerranée depuis les côtes tunisiennes en 2022 pour rejoindre l’Italie, « au moins neuf mille migrants ont dû mourir en mer », présume un habitant des Kerkennah, qui préfère garder l’anonymat.

    Pour Hassan Boubakri, également président du Centre de Tunis pour la migration et l’asile (Cetuma), plusieurs signes viennent démontrer que l’on assiste à une #banalisation de la mort en Méditerranée, dans un contexte de multiplication des naufrages. « Il y a les #médias qui font régulièrement le décompte des morts, les pêcheurs qui ne sont plus surpris de sortir des corps de leur filet, les riverains de la mer qui souffrent d’assister à tout cela… »

    Et d’ajouter que cette banalisation se traduit aussi à travers les procédures de plus en plus standardisées pour la prise en charge des naufrages et des corps retrouvés. « Tous les acteurs impliqués, comme la garde nationale, l’appareil judiciaire, la médecine légale ou le Croissant-Rouge, sont devenus, même inconsciemment, parties prenantes de cette banalisation. Tout le monde s’accorde à dire que la Méditerranée est devenue un cimetière, alors que cela devrait susciter de la compassion. Mais on est passés de la #compassion à l’#indifférence, avec très peu de perspectives sur les solutions pouvant protéger les personnes menacées », décrypte-t-il.

    La difficile #identification des non-Tunisiens

    Face à ces drames, plusieurs acteurs s’activent, dans l’ombre, pour tenter de documenter les naufrages et permettre l’identification des victimes, comme la plateforme AlarmPhone. Pour le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), qui aide au rétablissement des liens familiaux et travaille en coopération avec le Croissant-Rouge tunisien, la recherche et l’identification des personnes disparues en mer sont indispensables.

    Si les autorités tunisiennes restent responsables pour le processus d’identification des personnes ayant perdu leur vie en mer, le CICR intervient en appui, sur la base d’une « demande de recherche », ouverte le plus souvent par un proche de disparu. Il vérifie alors les informations permettant de faire le lien avec la personne présumée disparue. Quelle est son identité ? Quels vêtements ou quels effets personnels avait-elle ? Quel signe distinctif peut permettre de l’identifier ?

    La démarche est plus simple s’agissant des ressortissants tunisiens, pour lesquels les autorités peuvent consulter le fichier des empreintes digitales et dont les familles, basées en Tunisie, se mobilisent pour les retrouver. Elle est moins évidente s’agissant des exilés non tunisiens, dont les proches restent dans le pays d’origine et n’ont pas toujours d’informations sur le projet ou le parcours migratoire de la personne disparue.

    Dans ce cas, le CICR s’autorise à prendre en compte les informations venues d’ami·es ou de connaissances ayant croisé la route d’une personne portée disparue. Mais parfois, le signalement ne vient jamais. « Certains ont peur de signaler une disparition aux ONG parce qu’ils ne font pas la différence avec les autorités. Ils ne veulent pas avoir des ennuis », commente Yaha, une Ivoirienne et entrepreneure installée à Sfax depuis six ans, qui consacre tout son temps libre à accompagner les proches de disparu·es en mer dans leurs recherches, notamment avec le Croissant-Rouge.

    À Sfax, où nous la retrouvons, Yaha rejoint deux jeunes Ivoiriens, inquiets pour un groupe de sept personnes qui ne donnent plus signe de vie. « Il y a cinq adultes et deux enfants, âgés de 2 ans et de 8 mois. Ils ont disparu depuis deux semaines. On sait qu’ils sont morts en mer. Maintenant, on veut savoir si leurs corps ont été retrouvés », souffle le premier, occupé à chercher leurs photos sur son téléphone. La fillette des Kerkennah ? Ils n’en savent rien. Le second commente : « Les gens ne préviennent pas quand ils partent. Il faut attendre qu’ils disparaissent pour qu’on le sache. »

    Tous deux iront, deux jours plus tard, dans les locaux de la garde nationale de Sfax, où ils pourront accéder au registre et aux photos des naufragé·es. Ils seront accompagnés d’un membre du Croissant-Rouge, dont la présence est censée rassurer vis-à-vis des autorités et aider sur le plan émotionnel, dans un moment particulièrement difficile.

    Identifier les personnes disparues n’est pas chose facile : durant le week-end des 28 et 29 janvier, soit la période correspondant à leur disparition, les acteurs associatifs comptent onze à douze tentatives de traversée, dont au moins trois naufrages.

    Une #morgue dépassée

    Pour l’heure, aucune demande de recherche n’a été enregistrée par le #CICR concernant la fillette des Kerkennah, que ce soit en Tunisie ou en Italie. Plusieurs acteurs locaux redoutent que ses parents soient décédés lors du naufrage. « On pense qu’il n’y a pas eu de survivants pour cette embarcation. Elle a été retrouvée à un moment où il y a eu beaucoup de naufrages. On sait juste qu’elle a la peau noire, comme les adultes retrouvés sur place le même jour », indique un membre du tissu associatif. Selon nos informations, son corps est resté un temps à la morgue de l’hôpital de Sfax, avant d’être inhumé.

    « Quand il y a un naufrage, c’est la #garde_nationale qui doit porter secours. S’il y a des personnes décédées, elle les ramène sur terre, où l’unité technique et scientifique prend des photos et des traces d’ADN. [Les corps] sont ensuite emmenés à la morgue, jusqu’à ce qu’ils soient réclamés ou qu’il y ait un ordre d’#enterrement provenant de la municipalité, pour ceux qui n’ont pas été identifiés », détaille la militante des droits humains. Problème, l’unité médico-légale de l’hôpital de Sfax, qui a une capacité de quarante places, est débordée.

    Sollicitées, leurs équipes n’ont pas souhaité s’exprimer. Mais dans un document que nous avons pu nous procurer, l’unité médico-légale fait état d’une « nette augmentation » des naufrages en mer ces dernières années, les exilé·es représentant désormais 50 % de l’activité des effectifs.

    On y apprend également que les personnes de peau noire représentent la majorité des #victimes et que les enfants, de même que les nourrissons, représentent 5 % des naufragés au large de Sfax sur le premier semestre en 2022. La plupart d’entre eux n’avaient aucun document d’identité.

    L’unité souffre de conditions de travail « difficiles », dues à un manque criant de moyens. À plusieurs reprises, des cadavres ont dû, par manque de place, être entreposés sur un brancard dans les couloirs de l’établissement. « Les migrations dépassent tout le monde, admet Wajdi Mohamed Aydi, adjoint au maire de Sfax chargé des migrations, qui évoque un manque de gouvernance à l’échelle nationale. Il y a des tentatives de traversée et des #accidents chaque semaine, voire chaque jour. On s’occupe de l’#enterrement des personnes non identifiées, en essayant de respecter au mieux leur dignité. » Lorsqu’il n’y a pas de nom, un numéro est inscrit sur la #pierre_tombale.

    Les Subsahariens confrontés à la #précarité et au #racisme

    L’élu pointe aussi un phénomène récent, celui de l’apparition d’embarcations en métal utilisées par les migrants pour la traversée (selon plusieurs sources, certains les fabriqueraient eux-mêmes, sous la houlette des réseaux de passage tunisiens).

    Une information que confirme la militante des droits humains déjà citée : « Ces nouvelles #embarcations en métal sont une catastrophe. Ils cherchent à en fabriquer un maximum de l’heure et ne les soudent pas bien. Les gens ont peu de chances de s’en sortir s’il y a un naufrage car les bateaux coulent plus vite et ils restent coincés à l’intérieur. »

    À six kilomètres au sud de Sfax, dans le quartier défavorisé de #Ben_Saïda, où vit une communauté importante de Subsahariens, Junior s’engouffre dans la maison inachevée qu’il occupe, dont les murs en briques sont restés nus. C’est ici que le jeune Guinéen (Guinée-Conakry), âgé de 16 ans, vit avec au moins soixante-dix autres jeunes, originaires de ce même pays, du Cameroun, de Côte d’Ivoire, du Sénégal ou du Mali. Tous ont déjà tenté au moins une fois la traversée et attendent de pouvoir de nouveau tenter leur « chance ».

    Dans l’intérieur sombre de l’habitation, où des matelas et couvertures sont disposés à même le sol, des dizaines de gamins se bousculent, curieux de nous voir pénétrer leur univers. Une majorité de jeunes hommes, encore dans l’adolescence, dont le visage et les corps sont déjà usés par l’exil. « On a été interceptés par la garde nationale il y a deux semaines. Ils nous ont mis en difficulté exprès. Mon frère Mohamed est tombé à l’eau et s’est noyé », résume Junior, encore en état de choc. Il montre une vidéo de la garde nationale fonçant sur une embarcation refusant de s’arrêter en mer. Il montre aussi ses pieds blessés lors de l’interception et restés sans soins depuis.

    Les quelques femmes vivant là, seules ou avec leur enfant, disent être inquiètes pour un couple et son bébé, disparus depuis trois semaines. « On sait qu’ils voulaient traverser. On n’a plus de nouvelles, on pense qu’ils sont morts en mer. » Sur son smartphone, la bouille de l’enfant, dans les bras de sa mère souriante, apparaît.

    Malgré leur disparition en mer, elles veulent partir, elles aussi. « Mais j’ai très peur de l’eau, je ne sais pas nager », hésite l’une d’elles. Elle a quitté son pays pour fuir les violences conjugales. Elle expérimente désormais la violence des frontières.

    Junior n’a pas trouvé la force de contacter le Croissant-Rouge. « J’imagine que mon frère a été enterré. Je n’ai pas cherché à savoir car c’est trop lourd pour moi, ça me fait mal au cœur rien que d’y penser. » Les ados semblent avoir intégré le #risque de mourir en mer. Ils n’ont « pas d’autre choix », assurent-ils. « On ne peut pas rester dans notre pays et on ne peut pas rester ici. »

    Ils dénoncent le « racisme » auquel ils sont confrontés en Tunisie. « Des policiers ont volé mon portable l’autre jour. Au commissariat, ils n’ont pas voulu prendre ma plainte. Dans les épiceries, ils ne veulent pas nous vendre de riz parce qu’il y a une pénurie et qu’on n’est pas prioritaires. »

    Le membre du tissu associatif déjà cité explique : « Leurs #conditions_de_vie se sont durcies. Depuis quelque temps, un blocage a été mis en place à la Poste pour qu’ils ne puissent ni envoyer ni retirer de l’argent. » Il ajoute avoir observé, au cours des derniers mois, de nombreuses « #arrestations_arbitraires » de personnes en situation irrégulière.

    « C’est aussi ça qui pousse les gens à prendre la mer, affirme Yaha. S’ils restent ici sans papiers, c’est comme une prison à ciel ouvert. S’ils veulent rentrer chez eux, ils doivent payer une pénalité [d’un montant maximal de 3 000 dinars tunisiens, soit environ mille euros – ndlr]. Avec cet argent, certains préfèrent partir en Europe, où ils pourront offrir un avenir meilleur à leurs enfants. »

    https://www.mediapart.fr/journal/international/190223/en-tunisie-la-mort-d-une-fillette-retrouvee-echouee-sur-une-plage-suscite-

    #migrations #asile #réfugiés #décès #mourir_en_mer #fille #enfant #enfance #enfants #photographie #racisme #pêcheurs #Alan_Kurdi

    ping @karine4 @_kg_

    • En Tunisie, « il faut dépasser la question des #traversées pour penser l’immigration africaine »

      Dans un contexte où le Parti nationaliste tunisien s’en prend violemment à la communauté subsaharienne et où les naufrages ne cessent de s’intensifier en mer, le géographe #Camille_Cassarini revient sur les évolutions de la présence africaine dans ce pays du Maghreb, dont les politiques migratoires n’échappent pas aux mécanismes que l’on peut observer en Europe.

      DixDix-huit mille personnes ont réussi à rejoindre l’Italie depuis les côtes tunisiennes en 2022. Un chiffre en constante augmentation ces dernières années, démontrant que la crise socio-économique, mais aussi démocratique, dans laquelle s’enfonce la Tunisie ne cesse de pousser des personnes sur les chemins de l’exil.

      À l’heure où les naufrages s’amplifient et où la découverte du corps d’une fillette, échoué sur une plage des îles Kerkennah le 24 décembre dernier, vient brutalement nous rappeler la violence des politiques de fermeture des frontières, Camille Cassarini, chercheur à l’Université de Gênes et chercheur associé au LPED/IRD, alerte sur la nécessité de reconnaître l’immigration africaine en Tunisie.

      Après avoir passé plusieurs années à Sfax pour réaliser sa thèse, ville où la communauté subsaharienne est particulièrement importante, le géographe constate qu’un certain nombre de personnes viennent d’abord pour étudier et travailler.

      « Les personnes subsahariennes sont structurellement irrégularisées par l’État tunisien et leur départ prend avant tout naissance dans ce contexte de vulnérabilité juridique », souligne ce spécialiste des mobilités africaines en Tunisie, estimant que la délivrance d’un titre de séjour et l’ouverture de leurs droits pourraient permettre à certains de se projeter en Tunisie. Il faut, dit-il, cesser de penser ces mobilités sous l’angle du transit vers l’Europe.

      Mediapart : Depuis quand observe-t-on la présence d’exilés subsahariens en Tunisie ?

      Camille Cassarini : Depuis les années 1980, avec principalement des étudiants au départ, issus de classes moyennes supérieures, venus se former dans des instituts publics tunisiens. Il y a un premier changement dans les années 1990, qui correspond au grand pari de Ben Ali sur l’enseignement privé, visant à attirer lesdites « classes moyennes émergentes » d’Afrique.

      C’est ainsi qu’on a vu arriver des Camerounais, Congolais, Sénégalais ou Ivoiriens. Au même moment, il y avait déjà des mobilités de travailleurs qui arrivaient en Tunisie puis tombaient en situation irrégulière, mais on n’en parlait pas du tout.

      Un second changement a eu lieu en 2003, avec l’arrivée de la Banque africaine de développement et de son personnel, qui, à la suite des événements en Côte d’Ivoire, a été déplacée à Tunis. En 2011 enfin, l’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire a mis beaucoup d’Ivoiriens sur la route. On estime qu’il y avait alors quelques milliers d’Ivoiriens à Tunis, quelques centaines à Sfax. Ces chiffres ont connu une croissance très forte dans les années qui ont suivi. Je dirais qu’aujourd’hui, entre 30 000 et 50 000 personnes originaires d’Afrique subsaharienne vivent en Tunisie.

      Quel est leur profil ?

      On retrouve toujours une très large majorité de personnes ivoiriennes, ce qui est en soi une particularité, voire un paradoxe, car la Côte d’Ivoire n’était pas un pays d’émigration, contrairement à d’autres pays d’Afrique de l’Ouest. On observe surtout la présence de travailleurs, issus de deux principaux groupes socio-ethniques en Côte d’Ivoire (les Akan et Baoulé, ainsi que les Bété, proches de Laurent Gbagbo), qui, avant, ne migraient absolument pas hors de la Côte d’Ivoire et sont issus de couches sociales assez favorisées.

      Dans quelles conditions de vie évoluent-ils ?

      Jusqu’au Covid-19, tous ces groupes vivaient d’emplois relativement précaires ; pas seulement d’emplois journaliers, payés 25 dinars par jour, mais aussi de petites activités commerciales à la valise (le fait de ramener des produits du pays d’origine pour les revendre en Tunisie).

      Cette population arrivait par avion sans visa et vivait en situation irrégulière (puisque une fois passés les trois mois de séjour autorisés, ils n’ont plus de droit au séjour), dans des logements collectifs, parfois individuels et dans des conditions relativement précaires ; mais des conditions qui, au regard de leur précédente situation en Côte d’Ivoire, n’étaient pas forcément si mauvaises.

      Leur salaire leur permettait d’opérer des renvois de fonds et de soutenir leur famille. Notamment au regard du taux de change qui existait entre le dinar tunisien et l’euro, et donc le franc CFA. À partir de 2018, l’État tunisien a développé une autre politique monétaire, faisant doper les exportations et baisser la valeur du dinar. Les cordons de la bourse ont alors été de plus en plus serrés.

      Quel impact le Covid-19 a-t-il pu avoir sur les migrations de Subsahariens vers et via la Tunisie ?

      Étant donné que ces personnes vivaient majoritairement d’emplois journaliers, sur un marché du travail informel, elles ont été les premières à perdre leur emploi. Elles ont vécu une très forte précarité, notamment parce qu’elles n’avaient ni sécurité sociale, ni parachute, ni aucune structure familiale pouvant leur venir en aide. Et on a vu des choses apparaître pour la toute première fois durant cette période, comme la mendicité et le sans-abrisme. Sur le plan des arrivées, il y a eu une forte baisse des arrivées, mais cela a repris dès que le trafic aérien s’est rouvert.

      Selon les ONG, la présence des Subsahariens a fortement augmenté en 2022. Comment l’expliquez-vous ?

      Les arrivées ont augmenté, oui, mais difficile de dire dans quelle mesure. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a plus seulement que des Ivoiriens. Il y a d’autres nationalités qui ont investi cette route migratoire comme les lieux d’installation ouverts par ces mobilités. Des personnes originaires du Cameroun et de Guinée-Conakry, qui pratiquent les routes migratoires entre Afrique de l’Ouest et Afrique du Nord depuis longtemps.

      Alors qu’on les trouvait beaucoup en Libye, en Algérie ou au Maroc, les mobilités ivoiriennes ont ouvert cette route à travers la Tunisie, notamment jusqu’à Sfax. Aussi, sans doute, parce que des routes s’ouvrent et se ferment en permanence, et que les populations cherchent de nouveaux itinéraires. Chaque groupe en migration a sa propre histoire migratoire.

      Ces populations, différentes les unes des autres, cherchent-elles toutes à tenter la traversée pour l’Europe ?

      Mes travaux montrent que les Ivoiriens sont venus en Tunisie pour travailler et s’installer. Ces mobilités s’apparentent donc de plus en plus à une immigration, avec des gens qui restent plusieurs années, fondent une famille et occupent des emplois et une position sociale en Tunisie. On est face à un début d’immigration qui est appelée à rester.

      Concernant les Guinéens et Camerounais (et je le dis avec beaucoup de prudence car je n’ai pas mené d’enquête sur le sujet), on sait que ce sont des groupes connus pour rechercher une traversée vers l’Europe. On sait aussi que ce sont des groupes surreprésentés dans les demandes d’asile en Europe. C’est une donnée sur laquelle on peut s’appuyer pour faire l’hypothèse qu’ils ne sont pas forcément en Tunisie pour y rester, contrairement aux Ivoiriens. Mais il faudrait y consacrer des travaux.

      L’arrivée de nouvelles nationalités a-t-elle changé la donne pour les réseaux de passage ?

      Oui. Ces nouvelles nationalités ramènent avec elles leur expérience de la route et de la traversée. Certaines personnes sont restées très longtemps en Libye et ont acquis de bonnes connaissances dans la fabrication de bateaux. En arrivant à Sfax, qui est une ville littorale avec toute une économie de la mer, elles se sont mises à fabriquer des bateaux ou à acheter des moteurs. C’est le cas des Guinéens et des Gambiens. Aujourd’hui, on voit de nouveaux types d’embarcation en métal.

      Cela étant dit, aucune économie du passage ne se fait sans l’aval, le soutien et la protection de réseaux de passage tunisiens vers l’Europe. Les personnes en situation de domination quotidienne, sans capital social ni économique, n’ont pas les moyens de mettre en place de tels réseaux. Les Tunisiens cherchent un public, certains Subsahariens leur donnent accès à ce public-là, et ensuite, c’est de la négociation et du business. S’il y a une économie du passage des Subsahariens vers l’Europe, c’est avant tout parce qu’il y a une économie du passage des Tunisiens vers l’Europe.

      Avec l’arrivée de ces nouvelles nationalités, l’économie du passage s’est diversifiée. On a une plus grande offre du passage, pour une demande qui n’est pas nécessairement plus importante qu’avant. La conséquence de cela, c’est que les prix ont baissé. Lorsqu’il fallait payer auparavant 5 000 dinars, 1 000 ou 1 500 dinars suffisent désormais pour partir.

      Avez-vous le sentiment que le nombre de naufrages a augmenté ?

      Les organisations de la société civile disent que cela augmente. Mais depuis le début de mon travail en Tunisie, donc en 2017, j’ai toujours entendu parler des naufrages et des morts qui en découlent. L’ennui, c’est qu’on a beaucoup de mal à décompter ces naufrages, on ne sait pas exactement qui meurt, puisqu’on compte beaucoup de disparus en mer.

      En Tunisie, on sent que cette question des disparitions prend de plus en plus d’importance, d’abord chez les familles de Tunisiens disparus qui se mobilisent, mais aussi chez les familles et proches de Subsahariens, parce qu’elles sont installées en Tunisie. C’est plus compliqué en revanche pour les autres, lorsqu’ils sont en transit et n’ont pas forcément de proches en Tunisie. C’est le travail des organisations telles que la Croix-Rouge internationale que de les aider à retrouver un proche disparu.

      Ceux qui survivent à ces naufrages restent confrontés à de forts traumas et ne sont pas du tout pris en charge ensuite. Cela fait partie de toute cette architecture frontalière, qui consiste à marquer les gens dans leur mémoire, leur corps, leur histoire.

      Qu’est-ce qui pousse les gens à tenter la traversée au risque de perdre la vie en mer ?

      Je crois qu’il faut déconstruire les logiques qui amènent les gens à partir, notamment parce que j’ai connu des personnes qui avaient construit une vie en Tunisie (comme les Camerounais) et qui sont parties malgré tout pour l’Europe. Les traversées sont aussi le produit de la fermeture des frontières qui s’opère en Afrique et, sans nier l’influence des États européens dans ce domaine, il ne faut pas non plus sous-estimer la capacité des États maghrébins et africains à développer leurs propres agendas stratégiques vis-à-vis de la migration.

      En Tunisie, les personnes subsahariennes sont structurellement irrégularisées par l’État tunisien et leur départ prend avant tout naissance dans ce contexte de vulnérabilité juridique : c’est parce qu’on empêche les circulations entre pays africains que ces personnes sont amenées à partir. Soit elles dépensent l’argent économisé dans le paiement de pénalités pour rentrer dans leur pays, soit elles paient une traversée vers l’Europe, le tout sous l’effet conjugué de la baisse du dinar, du renforcement de l’appareil policier tunisien et d’un climat de peur.

      Il faut donc poser la question fondamentale du droit au séjour pour les personnes subsahariennes en Tunisie. On ne parle pas de la nationalité, mais de l’obtention d’un titre de séjour qui leur ouvre des droits. Il faut dépasser la question des traversées pour penser l’immigration africaine en Tunisie.

      La Tunisie nie-t-elle l’existence de cette immigration ?

      Jusqu’ici, il n’y avait jamais eu de débat politique ou de véritable positionnement des acteurs politiques vis-à-vis de l’immigration africaine en Tunisie. Depuis quelque temps, le Parti politique nationaliste tunisien a lancé des campagnes xénophobes et racistes de lutte contre la présence africaine en Tunisie, reprenant les mêmes discours que les partis xénophobes en Europe, autour de la théorie du « grand remplacement ». Pour la première fois, un parti fonde sa rhétorique sur la présence africaine en Tunisie. Ce n’est pas anodin, parce que le pays avait toujours nié cette présence.

      Paradoxalement, cela montre que l’immigration africaine devient un sujet politique. On ne la regarde plus seulement comme une sorte d’extériorité, on la pense au regard de la société tunisienne, de manière très violente certes, mais cela fait naître de nouveaux débats. On voit d’ailleurs des acteurs de la société civile qui, en réaction à cette campagne, appellent à la régularisation. Finalement, on a une politisation latente et progressive de la question des mobilités africaines. On est bien face à une immigration.

      https://www.mediapart.fr/journal/international/190223/en-tunisie-il-faut-depasser-la-question-des-traversees-pour-penser-l-immig

  • En Tunisie, l’exil sans fin d’une jeunesse naufragée - Libération
    http://www.liberation.fr/planete/2018/06/04/en-tunisie-l-exil-sans-fin-d-une-jeunesse-naufragee_1656619

    De la région minière de Metlaoui aux îles Kerkennah, d’où ils partent pour Lampedusa, « Libération » a suivi la route qu’empruntent les jeunes Tunisiens sans avenir, celle qu’avaient prise les passagers du bateau qui a sombré samedi en Méditerranée. Sept ans après la révolution, si la dictature a disparu, les espoirs de vie meilleure se sont fracassés, grossissant les rangs des candidats au départ.

    Des dizaines de cadavres ont été engloutis par la #Méditerranée après le naufrage, samedi soir, d’une embarcation au large de l’archipel des Kerkennah. A son bord, entre 180 et 200 personnes, selon les estimations des survivants. Soixante-huit émigrants ont été secourus par la marine tunisienne, et 48 corps sans vie ont été repêchés. Les recherches ont repris lundi avec l’aide de neuf unités navales, un hélicoptère et des plongeurs.Les passagers étaient presque tous tunisiens.

    Sept ans après la révolution, les jeunes fuient leur pays. Depuis le début de l’année, 2 780 Tunisiens ont choisi l’exil clandestin en Italie, selon l’Office international des migrations. Libération a suivi leur parcours entre le bassin minier de #Gafsa et les îles des pêcheurs de #Kerkennah. La route s’étire sur 300 kilomètres, en comptant le crochet par Sidi Bouzid. L’itinéraire barre horizontalement la Tunisie, passant des terres contestataires des « zones intérieures » à la riche cité côtière de Sfax. C’est celui qu’empruntent les chômeurs pour monter dans des bateaux qui rejoignent l’île italienne de #Lampedusa, porte d’entrée de l’Europe.

    A Metlaoui : « Ici, c’est le phosphate ou Lampedusa »

    La terre ne donne rien de végétal, à #Metlaoui. Même les oliviers ont renoncé à s’y accrocher : le sol semble mort, brûlé par un soleil trop grand et un ciel trop bleu. Les hommes, comme les plantes, n’ont pas grand-chose à faire ici. Ils sont pourtant venus fouiller le sol, et ils ont trouvé dans les replis des montagnes nues qui découpent l’horizon de la ville la plus grande richesse du pays, le phosphate. Autour de la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG), a poussé la ville minière, à la fin du XIXe siècle. Aujourd’hui encore, la société étatique gratte chaque année 5 millions de tonnes de cette roche utilisée dans la composition des engrais.

    A la sortie ouest de Metlaoui, en direction de la frontière algérienne, un café sans nom jouxte un garage. Un auvent fournit de l’ombre. Mais en milieu d’après-midi, c’est à l’intérieur de la vaste pièce blanche aux murs nus qu’il fait le plus frais. Au fond de la salle sans fenêtre, cinq hommes attendent sur des chaises en plastique. Ce sont les seuls clients. Les aînés ont des moustaches, les jeunes du gel dans les cheveux. Le plus âgé, Mohamed Atrache, est un employé de la CPG à la retraite. Comme son père, et son grand-père avant lui, embauché en 1917. Quand son fils a été pris à son tour, en janvier, il a pleuré de joie. « Il avait tenté de passer en Europe, explique-t-il. A trois reprises. La première fois, le bateau est tombé en panne. La seconde, il a été arrêté par la police. La troisième, le temps était trop mauvais. »

    « A Metlaoui, le phosphate est le rêve de tous les jeunes. C’est ça ou Lampedusa », résume Ahmed Jedidi, 26 ans, titulaire d’un master de civilisation française. Il y a beaucoup de diplômés comme lui, à Metlaoui. Ahmed a été brièvement arrêté, en 2016, pour avoir pris la tête du mouvement des jeunes chômeurs qui avaient bloqué l’activité de la CPG pour exiger des embauches. La crise a duré deux mois et demi. Pourtant, la CPG recrute. Vorace, elle saute d’un gisement à l’autre, fourrageant dans les montagnes pour expédier ses wagons de cailloux noirs vers la côte. Elle a besoin de bras et de cervelles quand elle découvre un nouveau filon. La société organise alors des concours. En 2016, elle a recruté 1 700 techniciens. L’an dernier, 1 700 ouvriers non-qualifiés. C’est un pacte tacite : la compagnie doit nourrir la ville, sans quoi la ville mord la compagnie. Au total, depuis la révolution de décembre 2010, le nombre d’employés a été multiplié par trois, alors que sa production s’est effondrée. La CPG est devenue une soupape sociale pour éviter l’explosion de cette région contestataire.

    Khams Fajraoui, 21 ans, a échoué au concours de janvier. Il est le seul à rester muet autour de la table du café, il ne parle pas le français. Il a une crête sur la tête, des chaussettes dans des claquettes, et un regard fixe. Il est le benjamin d’une famille de cinq frères et sœurs, tous au chômage. Son père est décédé il y a cinq ans. Il fait les moissons, là où le blé pousse, plus au nord. Hors saison, il gagne 10 à 15 dinars (3 à 5 euros) trois fois par semaine en chargeant et déchargeant les camions du souk de Metlaoui. Il ne partira pas en Europe car « ses oncles et ses tantes lui ont demandé de rester ». Il veut un travail, « n’importe lequel ».

    « Ma femme ne m’a rien dit quand il est parti »

    Saïd Bkhairya avait aussi défendu à son fils d’émigrer. Un jour, en son absence, Koubaib, 17 ans, est parti quand même. Il faut passer sous l’ancien tapis roulant qui acheminait le phosphate vers la ville pour arriver chez Saïd. Ce cordon ombilical qui relie la mine à Metlaoui est comme une guirlande de tôle suspendue au-dessus de son quartier. Dans la cour de sa maison fatiguée, il a planté un citronnier. Black, le chien de Koubaib, est attaché derrière le poulailler. « Ma femme ne m’a rien dit quand il est parti. Elle avait peur de ma réaction », dit Saïd. Elle est assise à côté de lui sur le canapé. La mère a dans la main le smartphone qu’elle a acheté pour communiquer avec Koubaib sur Skype. Sa vue est mauvaise, elle doit approcher le visage tout près de l’écran pour appeler son fils. La conversation dure quelques secondes, deux ou trois phrases. « Il est fatigué, il couche dehors, explique-t-elle. Il ne fait rien, il demande de l’argent. »

    Saïd a déjà deux crédits à rembourser. Il envoie irrégulièrement des petites sommes à Koubaib, qui vivrait à Mestre, près de Venise. « Je m’en fous. Dès que j’aurai amassé assez, moi aussi, un jour, je partirai », assure Wael Osaifi, un cousin de Koubaib, après que son oncle a quitté la pièce. Il a été blessé il y a cinq ans dans un accident de voiture au terme d’une course-poursuite avec la police. Wael passait de l’essence de contrebande depuis l’Algérie. « Il y a un type qui organise les départs, il est très discret. C’est une mafia. Les prix ont augmenté. C’était 3 000 dinars, maintenant c’est 5 000 [environ 1 630 euros]. J’ai des amis en Italie, certains travaillent, certains trafiquent. » A Metlaoui, il boit parfois des bières avec des amis dans une maison abandonnée. « On n’a rien d’autre à faire. Les prix sont devenus invivables. Avec Ben Ali [le dictateur renversé par la révolution, ndlr], on avait une meilleure vie, lâche-t-il. Le paquet de cigarettes Royale valait 3,5 dinars, aujourd’hui c’est 5,5 dinars… » Koubaib a quitté Metaloui il y a dix mois, en même temps qu’un groupe de 18 jeunes de la ville. « Pour certaines familles, c’est un investissement », regrette Saïd. Sur les photos que le fils envoie depuis l’Italie, il a l’air très jeune. Il ressemble beaucoup à son petit frère, qui sert le jus de mangue aux invités. Sur les images plus anciennes, Koubaib pose souvent avec son chien. Dehors, Black aboie de temps en temps depuis qu’il est parti.

    A Gafsa : « Un travail légal, c’est une question de dignité »

    Leur énergie a quelque chose de déconcertant dans une ville comme Gafsa. On ne devine pas, en passant devant cette rue morne de la « capitale » régionale, qui affiche un taux de chômage à 26 % (plus de 40 % pour les jeunes diplômés), qu’un tel tourbillon d’activité agite le second étage de cet immeuble de la cité Ennour. Sirine, Nejma, Abir et Khora, une Française en stage, font visiter le local de leur association, Mashhed. Elles ont entre 19 ans et 23 ans. « Les séminaires ou les concours de jeunes talents, ce n’est pas notre truc, annonce Sirine, longs cheveux noirs et chemise rayée. Notre finalité, c’est la transformation sociale. On ne fait pas de l’art pour l’art. On ne veut pas non plus "sensibiliser". On fait, c’est tout ! Des poubelles dans la rue, des projections de cinéma, des lectures, des journaux, des festivals, du montage, des jeux, des manifestations… »

    Chacune a une clé du local. Elles passent à Mashhed le plus clair de leur temps. S’y engueulent, s’y échappent, s’y construisent. L’association compte 70 membres actifs et 300 adhérents. Les garçons sont les bienvenus, mais ce sont de toute évidence les filles qui mènent la danse. Les filles, elles, n’embarquent pas pour l’Europe.

    Sirine : « Mon petit frère a voulu partir, ça a choqué mes parents, on a essayé de lui faire entendre raison. »

    Abir : « C’est la faute d’un manque de communication dans les familles. Les gars ne trouvent personne avec qui partager leurs soucis. »

    Najla : « La France, ce n’est pourtant pas le paradis ! La fuite, c’est débile. Moi, je pense qu’on peut faire en sorte d’être heureux là où on est. C’est dans la tête, le bonheur. »

    Abir : « Ce n’est pas que dans la tête ! Il n’y a pas de travail. Tu sais combien c’est, un salaire de serveur, aujourd’hui ? »

    Khora : « Justement, je ne pige pas comment vous faites pour sortir et faire des festins tout le temps, alors que vous êtes au chômage ! Moi, quand je suis chômeuse, je reste chez moi à manger des pâtes. »

    Najla (en riant) : « C’est la solidarité arabe. Toi, tu ne connais pas ça ! »

    La nuit tombe vite sur Gafsa. A 22 heures, la ville s’éteint presque complètement. A la terrasse du café Ali Baba, désert, deux hommes fument dans le noir. Le gérant de l’établissement et son ami. Ils parlent de la révolution. Quand on leur demande leur avis sur la chose, Abdeslam, 28 ans, demande s’il peut répondre en anglais. « Notre déception est immense, parce que l’espoir qu’avait suscité la chute de Ben Ali était immense, explique-t-il. On ne sait pas qu’un café est amer tant qu’on n’a pas goûté un café sucré. Maintenant, on sait. »

    Il a voulu étudier le droit, s’est inscrit à l’université de #Sousse, sur la côte. Mais n’a jamais achevé sa formation, bouffé par les petits boulots qu’il effectuait pour payer ses études. Aujourd’hui, il travaille de temps en temps sur un chantier de bâtiment. « Des docteurs qui construisent des immeubles, c’est ça, la Tunisie », poursuit-il. Au fil de la discussion, le débit d’Abdeslam s’accélère. Son ami s’est levé pour ranger les tables. « Je ne veux pas partir sur la mer, je m’y refuse et puis j’ai peur. Je veux une vie adaptée, c’est tout. Je me fiche d’avoir une belle maison et une grosse voiture. Un travail légal, c’est tout ce que je demande, c’est une question de dignité. » Sa voix tremble dans le noir. Les cigarettes s’enchaînent.

    On ne pose plus de questions depuis longtemps, mais la détresse pousse Abdeslam à parler encore, de plus en plus vite. « A l’école, j’étais bon en philosophie. Je lis encore Kant, Spinoza, Heidegger, Sartre… Pourtant, cette société me méprise. Gafsa enrichit l’Etat, mais l’Etat nous crache dessus », conclut-il. Sa vieille mobylette est garée toute seule dans la rue vide. Il l’enfourche, plié en deux, pour aller dormir chez ses parents. Le gérant a fini de balayer, il tire le rideau de fer.

    A Bir el Haffey : « Aujourd’hui, le tourisme s’est effondré »

    Sur la route qui relie Gafsa à Sidi Bouzid, les voyageurs imaginent souvent être témoins d’un mirage. Au bord de la chaussée, des fourrures brillent au soleil, exposées dans toute leur splendeur. Du castor, du poulain, de l’ours, du lapin, du léopard… Cette panoplie appartient à un commerçant, d’un naturel méfiant. « Depuis la révolution, il y a des espions de la CIA et du Mossad partout, croit-il savoir. Il y a quinze ans, je cherchais des tours de cou, on m’a refilé un grand sac avec des manteaux à poils. J’ai commencé comme ça », dit-il pour justifier son activité insolite. Qui peut bien acheter ces fourrures à l’orée du Sahara ? « Détrompez-vous, les gens s’arrêtent. Avant, j’avais des Canadiens, des Allemands, les guides me les ramenaient. Aujourd’hui, le tourisme s’est effondré. J’ai tout de même de temps en temps des Algériens ou des Libyens. »

    A Sidi Bouzid : « Ils font ça juste pour avoir l’air beau »

    Dans son bureau, flotte un mélange de sueur et de parfum. Zeinobi Khouloud, 28 ans, gère une salle de sport, l’une des rares activités offertes aux jeunes de Sidi Bouzid. Derrière elle, des gants de boxe et des boîtes de protéines sont exposés sur l’étagère. Son père a ouvert le club, Abidal’s Gym, il y a deux ans, au rez-de-chaussée d’un immeuble dont les étages supérieurs ne sont pas terminés. La famille est rentrée d’Arabie Saoudite après la révolution, mais s’est à nouveau éparpillée pour faire des affaires. Zeinobi, elle, est restée dans la petite ville du centre de la Tunisie, connue dans le monde entier depuis qu’un vendeur de légumes du nom de Mohamed Bouazizi s’y est immolé, le 17 décembre 2010, pour protester contre la confiscation de sa charrette par la police. Son geste désespéré a été le point de départ d’une révolution qui a emporté le dictateur Ben Ali, avant de déborder dans tout le monde arabe.

    Sept ans plus tard, le visage géant de Bouazizi s’affiche en noir et blanc sur la façade d’un bâtiment municipal. Sa charrette emblématique a maladroitement été statufiée sur un terre-plein central. Mais même ici, les jeunes disent être déçus par les fruits du printemps tunisien. « Le chômage est toujours là, les jeunes n’ont rien à faire, c’est pour ça qu’ils viennent ici, décrit Zeinobi. Leurs parents les poussent à venir à la salle pour qu’ils ne traînent pas dans la rue toute la journée. Ils oublient leurs problèmes en faisant du sport. » Dans la salle, on croise des adolescents à lunettes avec des muscles de personnages de jeu vidéo. La plupart ont les cheveux rasés sur les côtés. Abidal’s Gym propose des cours de taekwondo, de muay-thaï, d’aérobic, de kick-boxing, mais ce sont avant tout les appareils de musculation, « importés d’Espagne », qui attirent les jeunes à 30 kilomètres à la ronde. « Ils font ça juste pour avoir l’air beau », se moque Zeinobi. Parmi les 900 clients, quelques femmes, « surtout l’été », précise-t-elle. « Les femmes ont beaucoup de responsabilité dans notre région, elles n’ont pas de temps libre. »

    Sur la route de Regueb : « 3 euros le kilo avant, 8 maintenant »

    La route est encadrée par les figuiers de barbarie de trois mètres de haut, dans lesquels viennent se ficher de loin en loin des sacs en plastique échappés des décharges à ciel ouvert.

    Dans un champ, un âne détale après avoir arraché le piquet qui le retenait prisonnier. Il s’éloigne en direction des collines pelées comme les bosses d’un chameau. Ce sont les derniers reliefs à franchir avant de basculer définitivement dans la plaine de Sfax, à l’est du pays. Sur leurs flancs, des restes de minuscules terrasses en pierre sèche, que plus personne n’est assez fou ou courageux pour cultiver désormais. Il reste uniquement des bergers dans cette vallée. Les plus vieux sont toujours bien habillés, en pantalons de ville et en vestes sobres. Leur mouton, au goût particulier, est réputé dans toute la Tunisie. Mais son prix a augmenté, passant de « 3 euros le kilo avant la révolution à 8 euros maintenant », reconnaît un vendeur de viande grillée installé au bord de la route. La raison en est simple : le prix des aliments pour le bétail a flambé depuis 2011, explique-t-il.

    A Regueb : « Notre seul loisir : aller au café »

    Nabil, 35 ans, mâchouille l’embout en plastique de sa chicha. Il recrache la fumée entre ses dents jaunies en fixant une partie de billard : « C’est tranquille, Regueb. Trop tranquille. Notre seul loisir, c’est d’aller au café. » Son ami Aymen, 25 ans, a ouvert cette salle de jeu il y a deux ans. En plus de la table de billard, il a installé neuf ordinateurs, deux PlayStation, un baby-foot. Investissement total : 2 600 euros. L’affaire ne marche pas : « Les jeunes jouent sur leurs téléphones. » Aymen va revendre, ou fermer. L’an prochain, de toute manière, il doit effectuer son service militaire.

    « Je voulais créer une petite unité de fabrication d’aliments pour le bétail, mais il fallait des papiers, et pour avoir ces papiers, on me demandait de l’argent, ressasse Nabil. L’administration est corrompue, j’ai dû renoncer. » Il vit chez ses parents, avec sa femme. Lui a pu se marier, mais « c’est rare, parce que c’est compliqué, sans travail », avoue-t-il.

    A Sfax : « Ici, les gens respectent le travail »

    Les industries de #Sfax signalent la ville de loin. La deuxième ville du pays est aussi son poumon économique. Les arbres d’ornementation sont étrangement taillés au carré, les rues sont propres, l’activité commerciale incessante dans la journée. La richesse des Sfaxiens est proverbiale, en Tunisie. Pourtant, Mounir Kachlouf, 50 ans, avoue qu’on s’y ennuie aussi. « Où tu vas sortir, ici ? Même moi, le week-end, je vais à Sousse ou à Hammamet ! » Il est le gérant du café-restaurant Mc Doner, installé le long de la petite promenade de Sfax, qui se vide de ses promeneurs au crépuscule. « Depuis 2002, on nous promet un port de plaisance, une zone touristique, mais on ne voit rien venir », dit-il. Le patron a même une théorie sur les raisons de cet échec : « Les Sfaxiens ont de l’argent. La Tunisie a besoin qu’ils le dépensent ailleurs pour faire tourner l’économie. S’ils développaient Sfax, les gens n’auraient plus besoin de sortir ! »

    Un groupe de six jeunes femmes pressées longe la corniche, valises à roulettes sur les talons. Elles rentrent de vacances. Le lendemain, elles reprendront toutes le travail. L’une est « technicienne d’esthétique et coach personnel », les autres sont vendeuses de tissu de haute couture dans une boutique de la médina. « Nous, les Sfaxiens, on est comme les Chinois, on travaille tout le temps, surtout les femmes, s’amuse Yorshelly. C’est bien pour l’économie, mais ça rend la ville fatigante, polluée, embouteillée. Il y a du travail ici, enfin, surtout pour les non-diplômés. » Aucune d’entre elles n’est mariée. « Il y a un gros problème de "racisme" chez les familles sfaxiennes, glisse Marwa. Les parents veulent que l’on épouse un Sfaxien. Nous, honnêtement, on s’en fiche. »

    Un homme a tendu l’oreille, inquiet qu’on dise du mal de sa ville dans un journal français. Il insiste pour témoigner lui aussi. « Je m’appelle Mahdi, j’ai 31 ans, je suis électricien, j’aime mon pays, je vis à Sfax car ici, les gens respectent le travail, dit-il, énervé. Les jeunes veulent de l’argent facile. Je les vois rester au café toute la journée. Je leur dis : "Venez bosser avec moi, il y a de quoi faire." Mais ils préfèrent être assis à boire et fumer ! »

    A Kerkennah : « La traversée est 100 % garantie »

    C’est l’île des départs. D’ici, près de 2 700 Tunisiens ont pris la mer depuis le début de l’année pour gagner Lampedusa, à 140 kilomètres en direction du Nord-Est. En 2017, ils étaient plus de 6 000. En 2018, ils représentent le plus important contingent de migrants arrivés en Italie, devant les Erythréens et les Nigérians. La traversée dure une nuit. Contrairement à une idée reçue, les émigrants ne montent pas sur des canots pneumatiques ou des barques vermoulues, comme en Libye voisine. A Kerkennah, les #passeurs comme les passés sont tunisiens. Un lien social les attache malgré tout, on ne risque pas des vies de compatriotes à la légère. « La traversée est 100 % garantie, c’est comme un aéroport », décrivait Ahmed Souissi, 30 ans, coordinateur de l’Union des diplômés chômeurs, quelques semaines avant le naufrage d’une embarcation surchargée le week-end dernier, au cours duquel plus de cinquante migrants sont morts noyés. « Les émigrants partent sur des bateaux de pêche qui ont été au préalable dépouillés de tous leurs accessoires. Quand on voit un bateau nu, on sait qu’il va y avoir un départ. »

    Il faut traverser les marais salants du centre de l’île, puis les grandes étendues vides piquées de tristes palmiers sans palmes (elles sont utilisées dans la fabrication des pêcheries fixes au large de Kerkennah) pour trouver la route du chantier, installé dans une ferme derrière le village de Chergui. Une dizaine de squelettes de navires flottent dans le ciel, au-dessus des copeaux de bois. Les charpentes sont en bois d’eucalyptus. Certaines sont déjà coloriées en rouge ou en bleu. Un peintre dont la blouse ressemble à une toile de Pollock désigne du bout de son pinceau la seule embarcation toute noire : « C’est le bateau utilisé par [le futur président] Bourguiba pour fuir en Egypte pendant la période coloniale, explique-t-il. Quelqu’un y a mis le feu il y a trois ans. On travaille à sa restauration. »

    Mohamed et Karim s’affairent sur le bâtiment le plus avancé du chantier. Ils sont tourneur soudeur et chaudronnier, et s’occupent de toute la partie métallique : armatures, bastingage, proue, etc. « Les migrants partent sur des 12-mètres comme celui-là, dit le premier, sans s’arrêter de souder. Il y a tellement de chômage que la police ferme les yeux. » Pollution des eaux, dégradation des fonds marins, réchauffement : « Les pêcheurs ont de moins en moins de poissons depuis deux ou trois ans, ils ont besoin d’un revenu, complète le second. Certains vendent leur bateau, des passeurs les remplissent avec 100, 120 jeunes, et les mènent à Lampedusa. Les bateaux restent là-bas. »

    Le leur est une commande de Boulababa Souissi. Le capitaine est dans sa cabine, la buvette improvisée du chantier, une canette de bière à la main. « Dans cinq jours, à ce rythme-là, c’est fini, savoure-t-il, l’œil guilleret. J’ai fait venir un moteur d’occasion d’Italie. Je vais enfin retourner pêcher. » Il baptisera son chalutier Oujden, le prénom de sa fille. Coût : 50 000 euros. Le précédent va-t-il continuer à naviguer ? « Il ne remontera plus de poisson », lâche le capitaine.

    Les visiteurs débarquent à Kerkennah, 15 500 habitants, par un ferry arrivant de Sfax. Puis, une route remonte l’archipel du Sud au Nord. La simplicité des maisons - des agrégats de cubes blancs - leur donne un air moderne. Des constructions, ou des agrandissements, sont souvent en cours. « C’est l’argent des harragas », ricane une femme, en passant devant un portail refait à neuf. Les « harragas », « ceux qui brûlent » en arabe, est le terme utilisé pour désigner les clandestins. « Ils ne se cachent même plus, comme au début. Dans une petite île où tout le monde se connaît, on les repère tout de suite, indique Ahmed Souissi. Pour la police, c’est difficile de contrôler les ports de Kerkennah. Les bateaux peuvent sortir de n’importe quelle ville ou plage. D’ailleurs, tout le monde les voit. » Ne sont-ils pas arrêtés ? « Les flics arrivent trop tard. Ou n’arrivent jamais. Pourtant, ça ne demande pas beaucoup d’intelligence de savoir qui organise les passages, dit l’activiste. Mais l’État n’est pas pressé de voir la fin des subventions européennes au titre de la lutte anti-immigration. Et puis, je crois que ça arrange tout le monde que les jeunes chômeurs sortent de Tunisie. »

    Tout au bout de la route, il y a le port de Kraten. En direction du Nord, quelques îlots plats, rocailleux, taches claires dans la mer sombre, sans vague. Les derniers mètres carrés solides de Tunisie. En cette fin de matinée, les pêcheurs démêlent et plient les filets, au soleil. Les camionnettes frigorifiques des acheteurs sont déjà reparties, à moitié vides. Sur le ponton, on marche sur des carcasses de crabes bruns qui craquent sous les chaussures. Les Tunisiens ont surnommé cette espèce « Daech ». « Ils sont arrivés d’Egypte il y a quelques années, et ils remontent le long de la côte, commente un marin, l’air dégoûté. Ils mettent les pêcheurs sur la paille : ils coupent les filets, ils bouffent le poisson ! Si ça continue, ils vont débarquer en Europe. La pêche n’est plus rentable. » Lui est là pour aider son père ce dimanche, mais en semaine il occupe un emploi de professeur de sport à Sfax.

    Au petit café de la jetée, le patron moustachu sert l’expresso le plus serré de Tunisie en bougonnant. Il jure qu’aucun bateau ne part de « son » port. « Les jeunes, ils peuvent aller se faire foutre, ils ne pensent qu’à l’argent. » Contre le mur, un pêcheur de 55 ans, « dont trente-quatre en mer », pull rouge et bonnet bleu, philosophe : « Cette révolution était un don. Elle nous a montré qu’on peut régler nous-mêmes nos problèmes, on doit garder ça en tête. Ce crabe Daech, par exemple, on ne doit pas le détester, Dieu nous a envoyé cette satanée bête pour qu’on corrige nos façons de pêcher. On me regarde comme un vieux fou quand je critique les collègues qui pêchent au chalut en ravageant les fonds, mais ce sont eux qui ont fait disparaître les prédateurs des crabes », assène Neiji.

    Son français est chantant. Il fait durer son café. « Les jeunes qui partent, c’est aussi naturel, reprend-il. Sans cela, ils rejoindraient peut-être le vrai Daech, qui sait ? C’est la logique humaine d’aller tenter sa chance. Moi, si je n’avais pas une femme et trois filles, je crois que j’aurais aussi filé. » Neiji tire sur sa cigarette en aspirant la fumée très lentement, avant d’expirer sans bruit. « Ce va-et-vient, c’est la vie. Les pêcheurs sont des gens intelligents, il faut me croire. »
    Célian Macé

    Très bon reportage, avec photos dans l’article source. La fin de l’article avec les propos du pêcheur, est à méditer.

    #chômage #tunisie #émigration #jeunesse #Afrique

  • Nawaat – Kerkennah : en première ligne du changement climatique et de la résistance à l’industrie fossile
    https://nawaat.org/portail/2016/06/16/kerkennah-en-premiere-ligne-du-changement-climatique-et-de-la-resistance-a-l

    La Petrofac n’a pas repris ses activités hier, mercredi 15 juin, comme l’avait annoncé mardi dernier, le ministre de l’Energie et des mines. Ahmed Souissi, le représentant de l’Union des chômeurs diplômés à Kerkennah a expliqué que la reprise est tributaire de la satisfaction des revendications des habitants. Les médias dominants ont largement relayé la réunion ministérielle de samedi dernier au siège du gouvernorat de Sfax, la présentant comme une solution aux problèmes de Kerkennah. Mais selon Ahmed Souissi, les habitants ont boycotté cette réunion. Alors que les autorités focalisent sur la création d’une entreprise de services pour embaucher les chômeurs, les habitants de Kerkennah, exigent la création d’un fonds de développement, la lutte contre la corruption, le départ du directeur de Petrofac et plus de redevabilité des entreprises pétrolières. Au-delà des soubresauts de l’actualité, comment le choc entre néolibéralisme et changement climatique pourrait se révéler calamiteux pour l’archipel et ses habitants ? Enquête

    Fuite pétrolière sur la plage de Sidi Fraj dans les îles Kerkennah – Crédits photo : soseau.net

    La souveraineté des ressources naturelles : une lutte cruciale pour la justice environnementale et climatique

    Obtenir la souveraineté des ressources naturelles et s’émanciper des logiques de marché sont des étapes indispensables pour l’adaptation au changement climatique et l’atténuation de ses effets. D’autant plus lorsque l’objectif de la justice climatique consiste à atténuer le fardeau du réchauffement qui pèse sur des populations déjà marginalisées et vulnérables. Reprendre le contrôle démocratique sur ces ressources est un autre pas vital de la marche vers une transition juste, pour rompre avec les énergies fossiles et passer aux énergies renouvelables. Des décisions aussi cruciales sur la nature, la structure et le sens même de nos systèmes énergétiques peuvent-elles être prises sans consulter les populations ?
    Pourtant, ce contrôle ne peut avoir lieu tant que les multinationales pétrolières et gazières gardent la mainmise sur la majorité de nos ressources. L’exemple de British Gaz (BG) est révélateur. Il s’agit du plus grand producteur de gaz dans le pays, responsable d’environ 60% de la production nationale à travers ses activités à Miskar et Hasdrubal. BG Tunisia contrôle 100% des intérêts dans le champ gazier de Miskar (le plus productif), qui se situe à 125 kilomètres des côtes dans le golfe de Gabès. Le gaz est ensuite traité à la centrale Hannibal, avant d’être vendu à la Société tunisienne de l’électricité et du gaz (STEG), le fournisseur national, au prix du marché international selon les termes d’un contrat à long-terme. Le gaz tunisien est vendu aux Tunisiens comme s’il était une marchandise importée !
    Un autre exemple édifiant est celui de la COTUSAL, l’entreprise française de sel qui exploite les marais salants tunisiens depuis l’époque coloniale (début du XXe siècle). La COTUSAL a échappé à la nationalisation après l’indépendance en 1956, et profita d’une position de monopole pendant près d’un siècle, jusqu’en 1994 quand son premier concurrent fit son entrée sur le marché. L’exploitation des marais salants continue en vertu d’un accord datant de 1949, qui offre à l’Etat tunisien un revenu minimal. L’entreprise produit environ un million de tonnes de sel, en exporte les trois quarts, générant un chiffre d’affaire de 32 millions de dinars en 2014 (environ 14 million euros). Cela n’a pourtant pas empêché l’entreprise de ne pas payer ses redevances fiscales, s’élevant à 5,7 million de dinars (2,5 million euros), accumulées sur une période de cinq ans (2007-2012).
    Compagnie Générale des Salines de Tunisie : Opacity, Evasion, Exploitation
    25/02/2015

    Pour paraphraser l’écrivain latino-américain Eduardo Galeano, il semble que « l’élite au pouvoir n’ait aucun intérêt à déterminer si le patriotisme pourrait être plus profitable que la trahison, et si la mendicité est vraiment la seule option au niveau de la politique internationale ». La souveraineté est hypothéquée par l’élite tunisienne au pouvoir qui a accepté (et continue de le faire) le pillage constant des ressources naturelles, générant notre pauvreté en nourrissant la richesse des autres.

    #Tunisie #Kerkennah #Petrofac #Industries_extractives #Énergies_fossiles, #communautés_locales #changement_climatique #impact_sur_l'environnement #impact_social #pollution #colonialisme_énergétique #souveraineté #souveraineté_nationale #souveraineté_des_ressources

    en rapport avec https://seenthis.net/messages/500864

  • Reportage : #Tunisie#Libye, aux #frontières de la guerre et de l’oubli

    Chaque crise impose ses changements. Celle de la guerre civile en Lybie a influé sur toute la région, y compris sur la Tunisie. Avec ces changements brusques et rapides, de nouvelles frontières se dessinent, desitinéraires inédits et de nouveaux commerces naissent, alors que d’autres cèdent et disparaissent. Entre Ras Jedir, le #camp_de_réfugiés de #Choucha, #Djerba et #Zarzis, des histoires de #migration, de #guerre civile, de #viol, de #mort et d’#oubli se tissent et se détissent au fil des quêtes. Nous en avons recueillis quelques unes.


    http://nawaat.org/portail/2014/08/19/reportage-tunisie-libye-aux-frontieres-de-la-guerre-et-de-loubli
    @asile

    #Cimetière_marin

    Le lieu de l’#incident survenu le 11 février 2011 entre la frégate « Horria 302 » de l’armée nationale et l’embarcation « Raïes Ali 2 », au large de l’île de Kerkennah. Photo Bruno Giuliani.

    Riadh n’a pas peur de sauter dans le prochain bateau qui arrivera ou pas à bonne destination. Il a survécu, à chaque fois, et a acquis une expérience inégalable dans le domaine. Mais cette chance, d’autres migrants ne l’ont pas eu, comme les jeunes Tunisiens de Zarzis, qui ont trouvé la mort, la nuit du 11 février 2011, sur un bateau de fortune qui se dirigeait vers Lampedusa. Ce drame qui a fait 5 morts et 22 disparus a fait le tour des médias, à l’époque, avant d’être oublié, sauf par les familles des victimes. Les survivants ont accusé la garde nationale de vouloir tuer les 120 émigrés qui étaient sur le bateau


    #naufrage #mourir_en_mer #Méditerranée #décès #morts

    cc @reka