• Robert Dehoux, Enseignement-abrutissement : aliénation obligatoire
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    Ainsi moi, par exemple, « #je » m’interdit de me mettre les doigts dans le nez devant tout le monde. Et comme sans « je » mon #moi le ferait quand ça me gratouille, ça signifie effectivement que mon « je » n’est pas vraiment moi-même. Et si ce n’est moi, c’est que « Je est un #autre » comme le disait déjà Rimbaud.

    Mais cela dit, tant que mon « moi » prenait le sein, mon « je », bien que déjà inscrit dans les registres d’état civil avec le nom qu’ON lui fera porter plus tard, ne s’est jamais manifesté.

    Et il en fut ainsi jusqu’à mes six-sept #kilos. C’est-à-dire aussi longtemps que personne ne s’inquiéta de me voir les doigts dans le nez. D’ailleurs, en ma présence, personne ne se gênait alors pour se les mettre dans le sien.

    En fait, il m’a fallu atteindre huit kilos cinq pour que quelqu’un se montre mécontent de "moi"et fasse surgir mon « je ».

    Tout commença le jour où mon attention fut attirée par un pot de confiture dans lequel j’ai mis les doigts pour m’en mettre plein la bouche. Et au lieu de ça j’ai reçu une baffe pendant qu’une voix me gueulait dessus « ON ne met pas ses doigts dans le pot ! ».

    Du coup, mon « moi » fut pris d’un doute.

    Surtout que la scène se répéta les jours suivants.

    Et il en fut ainsi jusqu’au jour où, lorsque ma main s’avança vers le pot de confiture, une grosse voix INTÉRIEURE l’arrêta brusquement : c’était « je » qui « me » parlait pour la toute première fois. Et grâce à lui j’ai reçu une grande cuillère de confiture et des bisous partout. J’avais alors huit kilos neuf. Mon « autre » venait de naître. Il n’allait plus me quitter. C’est qu’en effet, à mesure où je grandissais l’envie me prenait de toucher à tout. Ce qui m’a valu de recevoir un parc. Ainsi, chaque fois que je « dérangeais » - comme, par exemple, en m’emparant du téléphone ou d’un pot de fleur - ON m’empoignait et m’encubait dans le parc. Si bien que j’étais tout perdu en me demandant ce qui raccordait le pot de fleurs et le téléphone aux autres au point de les faire se jeter sur moi comme si c’était de la confiture ?

    Rien de flagrant ni de palpable ne permettait de le comprendre. Mais comme c’était ainsi, lorsque mon « moi » en eut ras-le-bol se retrouver à tous les coups dans le parc, mon « je » m’a conseillé de ne plus toucher à rien qui ne me soit offert. Et de me comporter hors de mon parc comme si j’étais dedans. Et c’est ainsi que sous sa direction, mon « moi » s’est engagé dans une carrière de #comédien, jouant le jeu de l’#obéissance jusqu’à le faire croire devenu « sage ». En échange de quoi il recevra ses tout premières imitations de pots de fleur, de téléphones, bagnoles et autres objets de ma curiosité réelle.

    Mais, cela fait, la plupart desdits cadeaux étaient d’une origine étrange. Aussi étrange d’ailleurs que celle des baffes que je recevais. C’est en tous cas ce qu’ON a voulu me faire croire en faisant appel à de mystérieux intermédiaires chargés de me les procurer ou de me les refuser. Il s’agissait en fait d’un couple de deux Pères : un #Père Noël et un Fouettard, les deux préfigurant somme toute la #Société qui m’attendait. Une Société pleine de Mystères comme je n’allais pas tarder de l’apprendre en faisant connaissance avec la Maternelle.

    C’est en effet là où j’ai été emmené quand je ne dérangeais plus trop et pouvais faire pipi dans le pot.

    En fait, c’était la première fois que j’allais être associé à une vingtaine d’autres de mon poids, tous aussi curieux l’un que l’autre de se rencontrer, de se toucher, de se palper, bref, de s’étudier mutuellement et physiquement afin de faire plus ample connaissance. Or il se fait que ce genre d’étude sur le terrain ne convenait pas aux surveillantes, lesquelles passaient leur temps à occuper le nôtre et à nous empêcher de connaître ainsi les joies d’une existence authentiquement sociale. Et à cette fin, elles nous mettaient en main des craies, des crayons, du papier, des ardoises, des blocs dont elles nous faisaient faire des cocottes, des gribouillis, n’importe quoi du moment que ça nous occupait et nous faisait taire. Et c’est ainsi que nous nous sommes tous mis à faire séparément des choses qu’aucun de nous n’aurait jamais songé à faire ensemble.

    Somme toute, alors que le parc m’avait appris à « respecter » les choses en me détournant d’elles, la maternelle allait m’apprendre à « respecter » les autres en me détournant d’eux.

    Mais, cela dit, le fait d’avoir constaté ça ne me permettait pas de comprendre pourquoi les #Grands s’opposaient si farouchement à la libre expression de nos désirs physiques. Qu’avaient-ils donc à redouter de nous qui étions beaucoup moins forts qu’eux ?

    Je me suis donc mis à mieux les observer. Et je me suis rendu compte que vis-à-vis de tout ce qui se trouvait hors de chez nous, que ce soit en rue, dans les boutiques ou chez l’#Autrui, ils ne touchaient à rien ni à personne qui ne leur soit offert ou présenté.

    J’observais ainsi que, comme moi, ils respectaient des clôtures invisibles - mais comme je n’imaginais pas que le Grands puissent ne pas être libres de tout faire à leur guise, j’en ai conclu que des comportements que je n’adoptais que par contrainte étaient sûrement tout naturels pour eux.

    Somme toute, je me disais — ou plutôt, « Je » disait à « moi » : tu comprendras plus tard, en attendant t’as qu’à les imiter. Ce qui ne fut pas pour « moi » une mince affaire. Tout en effet était réglé entre les Grands dans les moindres détails, jusque dans la manière de s’aborder, de se donner ou non la main, de se saluer du chapeau ou de la tête, de se parler en se tutoyant ou en se vouvoyant et de répéter tout le temps les mêmes banalités qu’on me chargeait d’ailleurs moi-même de répéter sans cesse. Et ce qui m’horripilait bien sûr c’était toujours de ne rien y comprendre. Tous ces regards sur ma personne me mettaient au supplice. Et ce qui ajoutait à mon malaise, c’était que les Grands taxaient de timidité ce qui n’était en fait chez moi que la manifestation visible de la honte mêlée de rage que j’éprouvais de me sentir amoindri et de toujours devoir mentir pour ne pas être rejeté.

    Certes, pendant tout un temps, je fus récompensé de jouer le jeu. ON me félicitait. ON me donnait de caramels. Mais le jour vint où ON me déclara trop grand pour avoir besoin de récompenses pour être « comme il faut ». De ce jour, ON préféra me punir pour ne l’avoir pas été plutôt que me récompenser de l’avoir été.

    Bref, rien de ce que je m’attendais à fréquenter en venant au monde n’était ici présent et je savais de moins en moins où j’en étais. Si bien qu’ON me reprochait souvent de ne pas savoir ce que je voulais. Et que je ne me sentais vraiment bien qu’en compagnie d’une chienne qui partageait mon sort, que je sentais toujours prête à faire comme moi les quatre cents coups, mais qui, obligée de respecter les mêmes interdits que moi pour obtenir un sucre, n’avait elle non plus guère l’occasion d’être expansive.

    Cela pour dire que parmi l’ensemble des objets dont j’avais physiquement besoin se trouvaient ceux qui, comme mes ours en peluche, me faisaient rêver d’une autre vie. Ce sont ces leurres qui ont peut-être le mieux contribué à mon éducation. En effet, les Grands se servaient d’eux pour m’appâter et pour m’amener à employer « volontairement » des choses dont je ne saisissais pas le sens, comme par exemple des fourchettes ou des godasses vernies.

    Et c’est ainsi que mes #désirs m’ont sans arrêt créé de nouvelles #obligations. Il m’était impossible de faire quoi que ce soit de plaisant sans une contrepartie. C’était systématique. Je devais payer pour tout. Chaque chose qui m’attirait servait à me faire faire autre chose qui me repoussait, chacune avec son propre mode d’emploi. Et comme leur mode d’emploi dictait le mien, et que, de toute évidence je ne pouvais rien y faire, j’ai fini par accepter le fait, et je me suis dit qu’ainsi j’allais finir par me comprendre moi-même.

    Autrement dit, « je » et « moi » en étaient venus à se confondre au point de ne plus se distinguer l’un de l’autre. Et la confusion sera d’ailleurs telle que j’ai commencé à croire que je faisais instinctivement des choses qui m’étaient ordonnées. Et que pour tout comprendre, il allait seulement falloir que j’en sache plus. Bref, j’avais atteint « l’âge de raison ». Et ON en profita pour m’injecter dans une École Primaire. C’est à dire là où j’allais enfin pouvoir apprendre comment perdre ma vie à la gagner. Et empêcher les petits de toucher à tout.

    • Robert Dehoux, je me présente :

      1. né au Congo en 1926 (Lubumbashi)
      2. découvre, en 1932, l’Europe et ses écoles primaires sur fond de crise économique et de père au chômage
      3. sort de polytechnique (Université Libre de Bruxelles) en 1949
      4. retour au Congo en 1951 : 3 ans de Brousse avec l’Institut Géographique, suivis de 6 années de Socony-Mobil avec découverte de la Générale, ses mécanos, ses diesels et ses caterpillars à soutirer le cuivres de Kipushi, le diamant de Bakwanga, le manganèse du BCK et autres matières premières à faire rouler urbi et orbi des mécaniques sophistiquées. Découverte, par la même occasion, des USA via le staff de Mobiloil NY à l’angle de la 6ème avenue et de la 42ème rue
      5. 4 janvier 1959, Kinshasa se soulève. Kasavubu et Lumumba, surtout Lumumba, me font percevoir d’un coup le négatif de mes ingénieuries. Un déclic se fait en moi. Mai 59, je démissionne, rentre à Bruxelles et fais une croix sur la technologie au nom et au service de quoi je m’étais jusqu’alors investi.
      6. reconverti dans la restauration, délivré du contrôle des Sociétés dites Anonymes, dès 1960 le hasard m’acoquine avec Attila Kotanyi, un situationniste à part entière qui me présente Debord, Vaneigem, Bernstein, Wijckaert, Viénet et autres membres de l’Internationale Situ. Et du même coup je me retrouve dévorant leur Revue ainsi que les Marx, Hegel, Stirner, Nietzsche, Lefèvre, Freud, Reich au autres référence psycho-, socio- polito-logistes, faisant la connaissance d’un monde complètement étranger à mon passé récent – et tout heureux de me croire ainsi en train de participer à la critique radicale de cette situation qui exigeait des machines, du pétrole et du cuivre, en même temps que des colonisateurs et du prolétariat
      7. 1963-1964, problème : mes Situs voient la solution de tous les maux dans l’avancée technologique en train de nous expédier, le bulldozer sous la pédale, aux quatre coins de la planète – "à condition toutefois, m’enseignent-ils, de gérer collectivement plutôt que privativement le tout". Autrement dit, je me rends compte qu’ils veulent du beurre mais n’aimeraient pas devoir traire les vaches. Ou encore, comme Vaneigem le dit, qu’ils ont la cybernéticienne et fourriériste idée de construire "un monde de maîtres sans esclaves". Bref, j’ai devant moi des révoltés ignorant tout de la technique et de ses implications logiques, et qui conjuguent allègrement la robotique avec Messie. De sorte qu’après avoir dû fuir l’industrie par raison subjective, je me retrouve là semblablement contraint de fuir l’avant-garde par raison objective.
      8. trois ans passent. Soixante-huit survient et le bla-bla contestataire généralisé, tenant lieu d’autogestion, révèle son impuissance à permettre de manger sur des nappes sans devoir ensuite faire la lessive. Tandis que, pour ma part, je profite de l’implosion pour prendre définitivement conscience de ma qualité de non-être politique – et pour prendre une décision : celle, désormais, de tout penser et de tout faire pour insérer DADA dans la philosophie et dans le monde de l’Histoire, ce monde dont les robots d’une part et les Situs de l’autre venaient de m’apparaître comme le recto et le verso d’une même réalité – une réflexion dont je vous livre ici la somme et qui m’a effectivement permis de conclure :
      Merde alors, quelle Histoire !

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