Un jeune homme cherche Cantilènes en gelée (1950), de Boris Vian – « La version longue. » Chou blanc. Sourires. Antoine Assaf, écrivain libanais, tee-shirt rose et panama blanc, passe en voisin depuis Saint-Germain-des-Prés, de l’autre côté du fleuve. Il a dégoté une Histoire de France du duc de Castries pour sa mère : « Pas pour le sujet, pour l’écriture… Ils avaient du style, ces ducs. » Il désigne le bouquiniste : « Lui, faut voir, c’est un aventurier, il fait voyager ! » Surgi de nulle part, un biffin aux allures de conspirateur propose quelques ouvrages. Le bouquiniste inspecte : « Rien pour moi, là-dedans », répond-il poliment.
Quai de Gesvres, à Paris, face au n° 2. Tai-Luc a le sourire discret. Il a tendu un tabouret. On s’est assis. Et, ensemble, on regarde la vie s’égrener dans le va-et-vient des quidams en goguette et des pétarades de bagnoles. Si on était à la Bibliothèque nationale, on irait rechercher dans l’incunable Guide des sergens de ville et autres préposés de l’administration de la police (1831, p. 216) cet amusant constat : « Ce quai, par sa situation, près des quartiers populeux, et son exposition au soleil du midi, est le rendez-vous des oisifs. »
Un gosse des banlieues
Voilà trois ans que Tai-Luc a posé ses guêtres ici. Avant, il était rockeur, leader d’un groupe rock punk parisien mythique, La Souris déglinguée alias LSD. « Combien y a-t-il de samedis soir/Pour tous les gens comme toi et moi ?/ Combien y a-t-il de faux espoirs/Au fond du cœur de la jeunesse ?/ Combien y a-t-il de lundis matin/Pour la main-d’œuvre bon marché ?/ Combien y a-t-il de lundis matin/Pour les rockeurs manutentionnaires ? », chantait Tai-Luc en 1981. Aujourd’hui, à bientôt 62 ans, il tient salon sur un morceau de trottoir.
« Depuis l’adolescence, je passe mon temps à chiner, confie-t-il. Les puces de Montreuil ou de Saint-Ouen, pour moi, c’est les Galeries Lafayette. Cette tendance à ramasser, ça doit venir de ma grand-mère, elle était pucière dans les années 1950… Moi, je ne suis jamais que ça, un biffin de luxe. » Côté maternel, on est Breton et ch’ti de la baie de Somme. Un jour, sa mère, sténodactylo, tombe amoureuse d’un titi parisien, débarqué autrefois de Cochinchine (dans le sud de l’actuel Vietnam), qui tient une salle de sport dans le Quartier latin. L’homme est beau gosse, il a même joué les vedettes de cinéma dans un film vietnamien tourné en Camargue que le fiston découvrira soixante ans plus tard : Vi dau nen noi, de Pham Van Nhan (1954, titre français : La Justice des hommes).
Fils unique et tardif, Tai-Luc, lui, est un gosse des banlieues : Montmagny (« 95360 »), Nogent, Saint-Ouen, Vélizy… Il gravite autour de la capitale. « Suivant mes interlocuteurs, quand je veux rassurer, je parle du lycée Hoche à Versailles où j’ai passé mon bac, ou de Sarcelles dont je connais tous les codes », explique-t-il en ajustant sur son crâne tondu ( « plus façon moine que skinhead ») son krama, le foulard cambodgien.
Il a 14 ans lorsque ses parents se séparent. Un jour qu’il rend visite à son père, celui-ci l’emmène voir un copain qui travaille dans une boutique de disques de la rue des Lombards, l’Open Market. Le gamin vient d’entrer dans un lieu mythique dont le patron, Marc Zermati, va écrire une partie de l’histoire du mouvement punk. Le gosse repart avec un double disque d’Eddie Cochran offert par son père et un 45-tours des Flamin’ Groovies, aujourd’hui collector, qu’on lui a glissé dans la pochette.
La suite est l’histoire mille fois répétée du rock’n’roll. La première guitare, les tremplins au Golf Drouot, les concerts bastons, les copains morts au champ d’honneur, dix-huit albums au compteur, mais aussi les livres, les voyages à Pékin avec sa « fiancée » qu’il a rencontrée en apprenant le chinois à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), une fille de 23 ans aujourd’hui… Et puis, il y a trois ans, le premier dossier jamais déposé dans sa vie, et qui reçoit une réponse positive : le voilà bouquiniste.
L’Asie et des habitués
Un homme s’est arrêté devant le stand. Il fouille. Et repart avec La Lettre perdue (1991), un roman chinois de Feng Jicai. Un autre achète Le Soleil de la mort (1966), du romancier crétois Pandelis Prevelakis. « Quand j’étais petit, je venais ici chercher des Bob Morane », sourit le vieil homme en s’éloignant. On fait remarquer à Tai-Luc que, hormis la jeune fille qui a acheté un Pearl Buck en poche, c’est d’abord un public d’hommes. Il sourit. « Tu aurais dû venir hier : un défilé d’étudiantes… J’ai un copain, un Birman, en mal d’amour, qui vient s’asseoir là où tu es, uniquement pour ça… Il a son carnet plein de 06. »
Lui qui a étudié le viet, le chinois, le lao, le thaï, à l’Inalco, où il continue de donner des cours de linguistique comparée et d’« écriture des pagodes » (un alphabet à part), possède une boîte entière consacrée à l’Asie : essais, romans, guides, dictionnaires (tibétain-chinois et chinois-tibétain). On y trouve même un Petit Livre rouge de 1967 préfacé par Lin Piao, dirigeant chinois qui compila les citations de Mao pour les distribuer dans tout le pays, et qui sera ensuite accusé de complot et éliminé en 1971. « Malheureusement, il est en français, en chinois, cela vaudrait beaucoup plus cher », regrette notre homme en bon bouquiniste. « Mes meilleurs clients, ce sont eux, les Chinois. Ils viennent pour Notre-Dame et ils achètent des reliques du passé. Et puis il y a les Sud-Américains – Chiliens, Colombiens… –, eux aussi dépensent beaucoup. C’est là que tu vois que le tiers-monde, à présent, c’est ici. »
Il a ses habitués. Une Vietnamienne qui achète pour son père des revues d’avant 1975, un libraire français de Hongkong… Mais, dit-il, « ce qui est amusant, c’est de mettre en valeur des livres dont tu maîtrises le contenu. Si tu sais ce que tu vends, tu peux lui donner le prix que tu veux. » Ainsi de cet essai de Serge Thion, coécrit avec Ben Kiernan, Khmers rouges ! Matériaux pour l’histoire du communisme au Cambodge, publié aux éditions Jean-Edern Hallier en 1981. Un an auparavant, le sociologue anticolonialiste s’était lourdement abîmé dans le négationnisme aux côtés de Robert Faurisson et avait été viré du CNRS. Prix : 60 euros. « A ce tarif, il faut la technique. Si tu vas chez Boulinier ou Gibert qui rachètent les livres d’occasion, ils t’en donneront 20 centimes. »
« Une dimension patrimoniale »
Collectionneur ( « forcément »), il raconte avec fierté sa première prise de guerre, il y a trente-cinq ans, dans un vide-greniers à Aubervilliers. Un livre sur le colonialisme signé NGuyen Ai Quoc acheté pour 1 franc. Car encore fallait-il savoir que ce nom inconnu était l’un des pseudos d’Hô Chi Minh…
Un homme claudiquant avec de grands cabas sales s’est arrêté devant la collection des Que sais-je ? Il s’intéresse à celui sur Le Calcul vectoriel. On s’étonne. « Oh tu sais, même les clodos lisent et ils achètent », témoigne l’ancien rockeur qui en a vu d’autres question grandeur et misère. De ses années Souris déglinguée, il dit modestement : « On a eu des instantanés professionnels. » De son travail de bouquiniste, il constate : « La Mairie de Paris a besoin de figurants qui donnent une image de Paris telle qu’elle était avant. »
« Bien sûr, cela a une dimension patrimoniale, comme la tour Eiffel », clame Olivia Polski, l’adjointe d’Anne Hidalgo pour le commerce, qui, à la tête du comité de sélection, octroie les places. « C’est la plus grande librairie à ciel ouvert du monde entier : trois kilomètres ! » Ni taxe ni loyer, mais l’obligation de pratiquer principalement la vente de livres anciens et de gravures (une seule boîte est autorisée pour d’autres produits) et d’ouvrir au moins quatre jours sur sept ( « On passe régulièrement pour vérifier, même si on est plus tolérant en hiver », précise-t-on à la mairie).
Le métier est rude. Beaucoup de reconversions : des profs, des anciens de la pub, un ex-transformiste de chez Michou, un contrebassiste, quelques libraires… 227 personnalités hautes en couleur, et parfois aussi quelques « ouvre-boîtes », comme on appelle ici les salariés ou bénévoles qui leur filent un coup de main.
Le vent est tombé. Les pollens des grands arbres recouvrent en partie les livres en vrac. C’est l’heure des passants du soir. Pantalon de velours côtelé jaune, gants de cuir assortis, lunettes d’écaille sur son masque, Pierre Bravo Gala, qui tient le rayon livres d’occasion à la librairie Le Genre urbain, rue de Belleville, fouille de manière compulsive dans le fourbi. Cet ancien de la Gauche prolétarienne repartira avec un Lacan pour sa fille, un roman de Willa Marsh pour lui-même, et quelques rares exemplaires de la revue Utopie créée en 1967 autour de Jean Baudrillard et l’idée d’une « sociologie de l’urbain », qu’il espère revendre, dûment complétés.
Nous, on reste là, pensifs, à regarder le soleil plonger derrière l’île de la Cité en ruminant la phrase de Mao découverte dans le Petit Livre rouge : « En général est juste ce qui réussit, est faux ce qui échoue… » Certes.
Laurent Carpentier
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Un appel à soutenir ces « braves marchands d’esprit »
La crise sanitaire liée au Covid-19 a été un troisième coup dur pour les bouquinistes de Paris, après les manifestations des « gilets jaunes » et les grèves des transports, qui les ont privés de touristes et de promeneurs. Pour soutenir ces librairies à ciel ouvert, deux étudiants ont lancé sur Change.org une pétition, « Sauvez les bouquinistes, un enjeu de civilisation ! », avec le soutien de l’Association culturelle des bouquinistes de Paris. Dans ce texte enflammé, les deux jeunes gens, dénonçant « une société ne jurant que par la viralité du numérique, qui, par son attrait maladif pour la nouveauté, en devient amnésique et néglige son passé », appellent chacun à retrouver le chemin des quais de Seine et à s’arrêter chez ces « braves marchands d’esprit », selon les mots d’Anatole France.
"Le 31 juillet [2016], dans le cadre d’une tournée, La Souris Déglinguée a joué aux Arènes de Fréjus. Le groupe est resté très secret sur l’identité de sa première partie annoncée comme « une grosse surprise ». Au final, c’est le très connu groupe de rock identitaire français In Memoriam qui est apparu sur scène. De plus, le choix de se produire à Fréjus n’est pas anodin, la ville étant passée FN lors des dernières élections municipales."
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