• Agro-business

    Parmi les mesures annoncées en réponse aux mobilisations d’agriculteurs en janvier 2024, l’une a consisté en l’ajout de professions agricoles à la liste des métiers « en tension ». L’exécution de la promesse ne s’est pas fait attendre : un arrêté du 1er mars a « mis à jour » cette liste en y introduisant, pour l’ensemble du territoire métropolitain, quatre familles professionnelles de salariés : #agriculteurs, #éleveurs, #maraîchers et #horticulteurs, #viticulteurs et #arboriculteurs. D’autres secteurs d’activité peuvent déplorer de n’avoir pas les moyens de pression que représentent des centaines de tracteurs capables de bloquer des autoroutes, des jours durant...

    La #FNSEA a aussitôt affiché sa satisfaction. La reconnaissance de l’agriculture comme « #secteur_en_tension » est une revendication que le syndicat majoritaire d’exploitants agricoles portait en fait depuis plusieurs mois, et qu’il avait, entre autres, présentée à la Première ministre Élisabeth Borne en octobre 2023, assurant que l’obtention de ce statut « favorisera l’embauche directe et limitera le recours aux prestataires [1] ».

    On se frotte les yeux pour comprendre… #Embauche_directe ? Recours aux #prestataires ? En quoi l’inscription de métiers de l’agriculture dans la liste des métiers en tension serait à même de résoudre les difficultés de recrutement de #saisonniers dont le secteur dit souffrir ? Les listes de métiers en tension servent à l’instruction des demandes d’autorisation de travail déposées par les employeurs, soit pour ce qu’on nomme « introduction » de #main-d’œuvre, soit pour l’embauche d’étrangers déjà présents sur le territoire. Est-ce à dire que les agriculteurs voudraient se charger eux-mêmes de faire venir des saisonniers ? Ou pouvoir employer comme saisonniers des étrangers résidant en France ?

    On se souvient qu’au moment où le Covid avait imposé la fermeture des frontières, avait été lancée une campagne [2] afin de recruter des personnels pour les récoltes, et que la FNSEA avait parlé de cette main-d’œuvre autochtone comme décevante : ne sachant pas travailler, trop revendicatrice… avant d’obtenir que des saisonniers du sud de la Méditerranée, malgré les risques sanitaires, soient acheminés dans les champs en France… Alors ?

    Le secteur agricole bénéficie depuis des décennies d’un dispositif spécifique pour faire venir la main-d’œuvre étrangère qu’il souhaite, les ex-« #contrats_OMI » désormais gérés par l’#Office_français_de_l’immigration_et_de_l’intégration (#Ofii). L’office se charge de recruter ces employé·es, des démarches administratives nécessaires à leur venue, de leur faire signer un engagement à quitter la France après la saison – de 6 mois maximum, le cas échéant pour revenir les années suivantes.

    Est-ce que le souhait des exploitants agricoles est de se passer de ces contrats Ofii ?

    Le #dispositif présente manifestement des contraintes jugées excessives par les exploitants agricoles puisqu’ils ont de plus en plus recours à d’autres formules : l’#intérim, l’emploi de #sans-papiers, le #détachement... Ce dernier a ainsi connu une croissance considérable dans le secteur, y compris via des systèmes contournant les règles européennes sur le #travail_détaché. Les procès des entreprises espagnoles #Terra_Fecundis ou #Laboral_Terra ont mis au jour les montages opérés. Ces grosses entreprises de travail temporaire ont été condamnées à de lourdes peines – et avec elles des chefs d’exploitation en France – pour avoir fait travailler des milliers d’ouvriers et ouvrières agricoles, essentiellement sud-américain·es, sous contrat espagnol, donc en payant en #Espagne, et aux tarifs espagnols, les cotisations sociales correspondant à ces emplois, de surcroît dans des conditions d’exploitation insupportables. L’importance des condamnations et le retentissement de ces procès ont quelque peu refroidi l’enthousiasme pour l’usage du détachement. À nouveau trop de contraintes.

    Mais en fait, de quelles difficultés de #recrutement exactes souffrent donc les exploitants agricoles ?

    L’argument de la #pénurie de main-d’œuvre est dénoncé par divers travaux de sociologie [3]. Nicolas Jounin, à propos du secteur du bâtiment, dans lequel la même plainte est récurrente, parle de cette pénurie comme d’une #fiction : « Ou, plutôt, ni vraie ni fausse, la pénurie est recréée périodiquement (et toujours compensée) par un système de dévalorisation de la main-d’œuvre dont elle est l’argument [4]. » Les travailleurs saisonniers dans l’agriculture, de même que les manœuvres dans le BTP, sont considérés comme des bouche-trous, des pis-aller.

    Pendant que se déroulait, en début d’année, ce scénario d’une revendication enfin satisfaite, l’inscription de métiers de l’agriculture dans la liste des métiers en tension, un nouveau montage était, beaucoup plus discrètement, mis en place.

    La FNSEA, toujours elle, a présenté au Salon de l’agriculture, le 28 février, dans une réunion fermée au public, le nouveau service de recrutement de travailleurs saisonniers qu’elle vient de créer. La prestation, rendue possible par des accords passés avec la Tunisie et le Maroc, donc avec l’aval du gouvernement, ne coûtera à l’exploitant agricole que 600 € par saisonnier. Dans une note de cadrage sur ce service, la fédération recommande d’éviter d’employer le terme « migrant », et de lui préférer « saisonnier hors Union européenne ».

    Là, on comprend mieux : la mesure « métiers en tension » est certes de nature à faciliter le recours à cette main-d’œuvre introuvable ! Pour les employeurs, finis les contrôles et tracasseries de l’Ofii – pourtant bien peu protecteurs, dans les faits, des travailleurs agricoles immigrés. Finis aussi les ennuis que peut causer un usage abusif du détachement. Enfin libres d’employer des travailleurs, d’ici ou d’ailleurs, toujours plus précarisés !

    http://www.gisti.org/article7242

    #métiers_en_tension #agriculture #migrations #France

  • Loin de la terre promise

    Venus d’#Amérique_latine, des milliers de travailleurs et travailleuses récoltent les #fruits et #légumes de #Provence. Parfois confrontés à des employeurs malhonnêtes, certains ouvriers s’organisent.

    « En France, plus personne veut bosser dans l’#agriculture ! » Appuyé contre son tracteur sous le soleil écrasant de la fin d’été, L., maraîcher bio entre #Arles et #Avignon, se désole de la #pénurie de #main-d’œuvre française. Dans cette plaine fertile des #Bouches_du_Rhône, c’est le constat amer que font la plupart des agriculteurs. « Les Français, ils ne tiennent pas le coup ! » renchérit un de ses collègues. La solution : des #ouvriers_étrangers, bosseurs et pas exigeants.

    Après les Espagnols, les Portugais et les Marocains, ce sont des milliers de #travailleurs_sud-américains qui viennent dans le Sud de la France via des entreprises d’#intérim espagnoles comme #Terra_Fecundis, #Laboral_Terra ou #Eurofirm. Créées par des notables de la région de Murcia, Alicante ou Valence, dans le sillage de la crise du BTP de 2008 en Espagne qui a mis des milliers d’ouvriers sur le carreau, elles envoient dans toute l’Europe des travailleurs « en provenance de pays à faible coût », comme elles le mettent en avant auprès des agriculteurs.

    Des nouveaux travailleurs pas chers

    Côté agriculteurs, tout est facilité : même si le salaire horaire doit être désormais le même que celui des Français (lire ci-dessous), les boîtes d’intérim payent les cotisations sociales espagnoles, moins chères d’environ 10%. Entre l’exploitant et les travailleurs, aucun contrat individuel, mais une « commande » collective est passée auprès des entreprises espagnoles qui leur « livrent » les travailleurs en bus. L’agriculteur n’a plus qu’à régler la facture. Leur période d’embauche est calquée sur les besoins et les aléas de la production : ils sont donc révocables à tout moment.

    « Ce système arrange tout le monde ! constate Béatrice Mesini, sociologue. A la fois les agriculteurs qui ont tout à y gagner mais aussi les travailleurs eux-mêmes, qui sont très contents de pouvoir toucher 7,50 euros de l’heure pour vivre et rembourser leurs dettes au lieu de 3,50 à 5,50 euros en Espagne et encore moins chez eux en Amérique du Sud. »

    Des #abus et de la #surexploitation

    « Ils ne nous déclaraient que huit jours par mois alors qu’on travaillait tous les jours. » Sifrid

    Mais à quel prix ? Sous-déclaration des heures de travail, conditions de #logement déplorables, retenues démesurées sur le #salaire (la nourriture, les frais de santé, etc.)… Les accusations sont nombreuses. Rencontré à Beaucaire, Sifrid, Equatorien, raconte son arrivée en France en 2006, via Terra Fecundis (TF) : « Ils ne nous déclaraient que huit jours par mois alors qu’on travaillait tous les jours et parfois on n’était payés que plusieurs mois plus tard, dénonce le quadragénaire, le visage tanné par le soleil. En plus, ils prélèvent une somme pour les transports, pour le logement, pour tout ! Ils ne payent pas ­légalement ! »

    André Fadda, du syndicat CGT intérim 13, le confirme : « Dans le #travail_détaché, la première infraction qu’on note, tous secteurs confondus, c’est les amplitudes #horaires qui ne sont jamais respectées, dénonce-t-il. Ils peuvent parfois travailler jusqu’à 200, voire 250 heures par mois. »

    Des pratiques épinglées par la #justice

    La justice française s’est penchée sur le cas de ces entreprises espagnoles. En 2011, une information judiciaire pour #homicide involontaire est ouverte au Tribunal de Tarascon, à la suite de la #mort par #déshydratation d’#Iban_Elio_Granda_Maldonado, un travailleur TF. Aucune mesure n’a été prise à ce jour et la procédure s’éternise.

    A l’été 2017, la Juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) de Marseille ouvre une #enquête pour « #dissimulation_d’activité » et « #fraude_au_détachement ». Rien n’en est encore ressorti. D’ailleurs, sur les 3000 contrôles effectués en 2016 dans des #exploitations_agricoles, seules 329 entreprises ont été déclarées en #infraction. TF brouille les pistes : elle reste injoignable à son siège espagnol de Murcia et son adresse française à Châteaurenard nous mène vers l’appartement d’un de ses salariés, qui confirme qu’il n’y a plus de bureaux ici depuis trois ans.

    Les pratiques douteuses de ces entreprises ont attiré l’œil de la Mutuelle sociale agricole (MSA) et de l’Inspection du travail dont les contrôles sont de plus en plus fréquents. Sont ciblés ceux faisant appel aux prestations de TF, Laboral Terra, etc. Ennuyés par ces contrôles, les agriculteurs commencent à se montrer réticents aux services de ces sociétés. Un exploitant ayant souhaité rester anonyme témoigne : « Parfois, j’embauche quelques Equatoriens. Avant, je le faisais via Terra Fecundis mais maintenant, je passe par un groupement d’employeurs de droit français : au moins, on ne risque plus une descente de gendarmes. »

    Lassés d’être considérés comme des « négriers » et des « esclavagistes », des exploitants visités en viennent à mettre dehors les journalistes de manière musclée : « Vous voyez la porte là ? Eh ben, vous la prenez. Basta, on en a marre de lire des conneries sur notre dos. » D’autres, un peu plus enclins à la discussion, finissent par confier leur désarroi : « On sait qu’il y a des pratiques anormales, mais nous on est réglo et ça se passe très bien. Et puis ils sont là pour bosser ! » Ceux-ci ont cessé de « se faire livrer » par Terra Fecundis et recrutent désormais leurs #saisonniers en direct.

    S’organiser pour se faire respecter

    Petit à petit, les Sud-Américains qui ont acquis la nationalité espagnole contournent le détachement et passent par #Réagir, un groupement d’employeurs agricoles départemental. Sous la serre, Manuel, Johana, Maula, Rolando et Gloria, en pleine plantation du fenouil, ne regrettent pas d’avoir quitté TF : « Ici au moins, nos heures supplémentaires sont payées et les jours fériés et les dimanches majorés. » Un cadre qui plaît aussi à leur employeur qui souligne que « le paiement des charges en France ouvre le droit à une couverture sociale et à une #mutuelle ».

    Pourtant, même là, la situation est loin d’être idéale et ne garantit pas toujours de meilleurs traitements au quotidien… Blanca (le prénom a été changé à la demande de la personne ndlr ) travaille dans une entreprise française de conditionnement de fruits et légumes dans la région d’Avignon : « Je travaille trois jours et demi par semaine mais entre 5h du matin et 19h, avec des pauses. Dans l’entreprise, on nous a dit qu’on ne pouvait pas travailler plus de 48h par semaine ! lance cette mère de famille en riant un peu jaune. Mais bon, moi ça m’arrange pour les enfants. »

    Même si très peu d’entre eux parlent le français, ces travailleurs commencent à connaître leurs droits et des formes d’organisation collective émergent. La #solidarité est forte : des #cagnottes sont montées pour aider certains à payer des frais médicaux, des tournois de volley sont organisés pour souffler, se retrouver… Et en profiter pour s’échanger des contacts de boulot. Lassé de se « faire voler par les entreprises espagnoles », Peters, ancien saisonnier de TF, a monté sa propre entreprise pour mettre directement les travailleurs et les agriculteurs en lien : « Comme je parle bien français, à force je connaissais les employeurs et ils faisaient directement appel à moi. Je me suis lancé. »

    De leur côté, Santiago et Nelly sont cofondateurs d’une toute récente association, #Latinos_Sin_Fronteras, à Beaucaire : « On ne veut pas être vus que comme des machines à travailler. On est aussi des musiciens, des peintres, et on veut promouvoir notre culture, explique Santiago. « On voudrait aussi proposer des cours de français », rajoute Nelly. Julien Sanchez, le maire (FN) de #Beaucaire, n’a pas l’air très disposé à les aider dans leurs démarches. Mais la dynamique est lancée et entre deux matches de volley, certains soufflent que malgré les pressions, ils aimeraient monter un syndicat…

    Le #détachement : une politique européenne

    Pensé à l’origine pour favoriser la circulation des travailleurs au sein de l’Union européenne, le détachement est mis en place en 1996 à travers une directive qui précise qu’un travailleur détaché est « tout travailleur qui, pendant une période limitée, exécute son travail sur le territoire d’un Etat membre autre que l’Etat sur le territoire duquel il travaille habituellement ». Accusé de favoriser le « #dumping_social », le texte est amendé en 2017 en proposant d’établir l’égalité de rémunération et de règles salariales entre travailleurs détachés et locaux, tout en maintenant le règlement des #cotisations_sociales dans le pays d’origine. Il limite aussi la durée du détachement à douze mois et compte « protéger les travailleurs de la fraude et de l’exploitation ».

    Ces règles ont été entérinées en juillet 2018 par une nouvelle directive. « Pour l’Europe, c’est un système de win win win ! explique la sociologue Béatrice Mesini. A la fois pour le pays d’origine, pour le pays récepteur et pour le pays de mise à disposition. Tout le monde est gagnant et c’est pour ça que ça marche. »

    En Europe, le nombre de #travailleurs_détachés a augmenté de 45% entre 2010 et 2014, passant de 1,3 à 1,9 million, contre 600 000 en 2007. Le Ministère du travail français en recensait 516 101 en 2017, soit deux fois plus qu’en 2016, alors qu’en PACA, dans le secteur agricole, ils étaient 67 357 à venir ramasser des fruits et légumes, soit 7,4% de l’emploi salarié régional


    https://lecourrier.ch/2018/10/07/loindelaterrepromise-france
    #travailleurs_étrangers #travail #exploitation #maraîchage
    cc @isskein