• Les Gilets jaunes s’inscrivent ainsi dans cette lignée de mouvements interclassistes, pas uniquement ouvriers, qui s’élèvent contre une situation de vie chère vécue comme injuste. Au XVIIIe siècle, la plupart des émeutes prérévolutionnaires avaient cette motivation : contre la faim, contre l’impôt injuste. Au XIXe siècle également, il y a eu de très nombreuses révoltes populaires dénonçant les inégalités.

      Deuxième continuité, dans toutes les périodes, la révolte s’est heurtée au discours de mépris social des élites. Le recours notamment au terme de « jacqueries » pour déconsidérer un mouvement. Les dominants refusent de reconnaître la capacité de politisation des acteurs révoltés. De la Révolution française jusqu’à nos jours, c’est le propre des pouvoirs libéraux que de nier cette question sociale… qui finit par s’imposer par la force, faute d’être entendue.

      Même si le contexte diffère, la question sociale s’invite régulièrement dans l’Histoire. Alors que le discours dominant ne pose les problèmes que de manière gestionnaire, économique, ce qui monte, c’est le social. Comment on vit, comment on s’en sort. Avec les Gilets jaunes, ce n’est pas tant la question écologique que l’injustice sociale qui a éveillé la colère. J’ai vu un tag qui disait : « L’écologie c’est la guerre aux pauvres ». Dans un monde néolibéral, quand les mesures sont injustement réparties, c’est vrai.

      Dans une interview au journal « Libération », l’historien Gérard Noiriel parle de l’aveuglement social de l’élite : « Pour Macron, les classes populaires n’existent pas », explique-t-il. Qu’en pensez-vous ?

      Je suis d’accord. Tout se passe comme si le gouvernement avait oublié que des gens vivaient dans des situations difficiles et précaires. C’est lié à un problème de représentativité du monde politique : il n’y a presque plus de députés issus des classes populaires. Mais c’est aussi dû au fait que les classes populaires ne font plus peur. Or, on est obligé de faire attention à ceux qui nous font peur. Au XIXe siècle, il y avait un mépris social réel, avec les mêmes procédés de délégitimation. Mais la peur sociale faisait qu’on ne pouvait pas nier leur existence. Avec les émeutes des derniers week-ends, le pouvoir commence à avoir peur, et cela peut changer la donne.

      Mathilde Larrère est maître de conférence en histoire contemporaine, spécialiste de la citoyenneté, des révolutions, et du maintien de l’ordre.

    • Cette évolution séculaire connaît actuellement un infléchissement, et ce n’est pas nécessairement celui que l’on croit, du moins celui que l’on montre. Les cortèges de tête des manifestations contre la loi travail (2016) sont en réalité bien moins violents que ne l’étaient les manifestations du XXe siècle, comme on tend à l’oublier. En revanche, l’arsenal répressif se durcit ces dernières années en France. Les forces de l’ordre en tenue antiémeute encadrent, menaçantes, le cortège. De nouvelles techniques s’imposent : la nasse où l’on enferme les manifestants, souvent dans un nuage de lacrymogène, la souricière en fin de trajet qui empêche les dispersions sereines. Des espaces jusque-là comme sacralisés s’ouvrent à la répression, tel les campus universitaires. Rennes-II a ainsi vu lundi sa première intervention des CRS - la presse régionale rapportant les applaudissements d’une partie des personnels mais taisant la stupeur réprobatrice de l’autre.

      Ces nouvelles techniques de maintien de l’ordre visent depuis le 1er mai 2016 indistinctement les Black Blocks et les manifestants pacifiques. Le seuil de tolérance à la violence manifestante et sa médiatisation semblent donc inversement proportionnels à sa réalité. La dénonciation de la répression et de la criminalisation du mouvement social se cantonne aux milieux militants.

      Tout cela n’est pas sans conséquence sur la forme et la fréquentation des cortèges. Premier effet, sans nul doute recherché, celui d’effrayer nombre de manifestants qui réfléchiront à deux fois pour prendre la rue et n’y viendront plus en famille. Sans compter que le droit de manifester est chaque fois plus rogné : il se perd dans les barrages filtrants des entrées de manif, se contient dans des trajets de plus en plus courts (on se souviendra du tour de l’Arsenal à Paris imposé en juin 2016), quand il n’est pas ouvertement contesté dans les discours politiques. On notera pour finir que la France fait figure d’exception en Europe où, notamment en Allemagne, le maintien de l’ordre repose sur le principe de la « désescalade ». Ses lignes directrices y sont donc le dialogue avec les manifestants, avant, pendant et après l’événement, et l’évitement de toute action répressive indiscriminée.

  • Derrière les Mille vaches, un modèle agro-industriel désastreux
    http://www.reporterre.net/spip.php?article5220

    C’est une vieille histoire, et elle est complexe. Mais sans en comprendre l’esprit, on ne peut raisonnablement saisir l’un des sens – peut-être le plus essentiel – du projet de « Ferme des 1000 vaches ». Quand la France sort des ruines de la Seconde Guerre mondiale, son agriculture est encore basée sur la polyculture et l’élevage traditionnels. Le tracteur est resté à la porte de nombreuses exploitations, où dominent toujours le cheval, le bœuf, l’âne. La victoire sur le fascisme bouleverse tout, car derrière les chars américains de la Libération apparaissent déjà les lourds engins agricoles, les pesticides et engrais, l’alimentation animale standardisée, l’industrie. (...) Source : (...)

  • L’éthique environnementale aujourd’hui
    Par Catherine Larrère
    http://www.nonfiction.fr/article-1206-lethique_environnementale_aujourdhui.htm

    Article synthétique de très bon niveau de 2008, autour de la chronique de trois livres.

    Généralités

    Dans les années soixante-dix, la réflexion morale s’est donné un nouvel objet : l’environnement.

    cette éthique est universaliste : elle s’interroge sur les rapports de l’homme et de la nature pour en faire apparaître la dimension morale, et inclure les entités naturelles, voire la nature ou la biodiversité comme un tout, dans notre souci moral. Mais c’est aussi une éthique locale.

    Cette réflexion vise (... ) pratiquement la protection (preservation en anglais) de cette nature sauvage, laissée à l’écart de l’action humaine, et dont est affirmée la valeur intrinsèque, indépendante de toute utilisation que l’on pourrait en faire.
    Or, la globalisation des questions environnementales met en cause le partage entre les espaces protégés et ceux laissés aux activités humaines.

    Le problème du développement durable

    [Avec la globalisation,] il ne s’agit plus de protéger des îlots de nature intouchée, pour autant qu’ils existent encore, il s’agit de rendre l’ensemble des activités humaines compatibles avec le bon état de la Terre. C’est ce que l’on a désigné par l’expression de développement durable. En outre, cette extension du souci environnemental s’est accompagnée d’un très net recentrement des préoccupations sur la dimension humaine de la question. Défini, à la Conférence de Rio, comme un développement économique et social qui vise à +satisfaire équitablement les besoins relatifs au développement et à l’environnement des générations présentes et futures+, le développement durable envisage donc l’environnement - le terme de nature n’apparaissant même pas dans la définition - de façon purement instrumentale.

    c’est (...) contre cette instrumentalisation de la nature désignée comme anthropocentrique que s’étaient élevées les éthiques environnementales apparues dans les années soixante-dix.

    Sur trois livres chroniqués dans l’article , écrits par Dale Jamieson prof à la New York University

    Jamieson n’est pas un défenseur opiniâtre de la valeur intrinsèque. Il en expédie même assez rapidement les deux principales variantes (celle dite « biocentrique » qui accorde une valeur intrinsèque à toute entité vivante et celle dite « écocentrique » qui insiste sur les devoirs que nous avons à l’égard de la communauté biotique dont nous faisons partie), pour adopter une approche pluraliste des différentes évaluations des valeurs naturelles. Mais il tient ferme sur ce qui est l’ambition fondamentale des éthiques environnementales : affirmer la dimension morale de nos rapports à la nature. Pas plus que ses prédécesseurs, Jamieson ne conçoit l’éthique environnementale comme une simple éthique appliquée, c’est-à-dire comme l’application, à des objets nouveaux, de théories morales préexistantes. Parce qu’elle inclut la nature dans le champ de notre considération morale, l’éthique environnementale remet en cause les limites des théories morales traditionnelles pour lesquelles il n’est de devoirs qu’entre les hommes.

    Le concept de justice environnementale

    [Aujourd’hui] On est ainsi passé d’une interrogation globale sur les rapports de l’homme à la nature à une étude différenciée de l’impact des questions environnementales sur les populations humaines et de l’inégale répartition des dommages environnementaux (mais aussi de ses avantages) entre les différents groupes humains. Telles sont les questions qui relèvent de la justice environnementale. Elles touchent à l’inégale distribution du « fardeau » environnemental, et, par fardeau, il faut entendre les risques, dommages…, liés à la crise environnementale, mais tout aussi bien la répartition des mesures à prendre pour faire face à la situation. Or, ces problèmes de justice environnementale, ignorés par la première génération des éthiques environnementales, ne peuvent être abordés de façon satisfaisante avec les seules théories classiques de la justice, qu’il s’agisse de celle de Rawls, de l’utilitarisme, ou du libertarianisme. On le voit bien dans les nombreux articles sur ces questions que l’on trouve dans les livres de Jamieson. Ces questions de justice environnementale posent des problèmes nouveaux : une forte polarisation Nord/Sud (absente des questions classiques de justice), une dimension temporelle beaucoup plus importante (les fameuses « générations futures »), des problèmes de responsabilité (aussi bien dans l’attribution rétrospective de la responsabilité des dommages actuels que dans la distribution prospective des tâches à accomplir), et, également, une présence de la nature qui n’est pas réductible aux paramètres habituels (particulièrement économiques).

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