• #Citations tirées du livre #Eldorado de #Laurent_Gaudé :

    Gardien de la citadelle Europe, le commandant Piracci navigue depuis vingt ans au large des côtes italiennes, afin d’intercepter les embarcations des émigrants clandestins. Mais plusieurs événements viennent ébranler sa foi en sa mission. Dans le même temps, au Soudan, deux frères (bientôt séparés par le destin) s’apprêtent à entreprendre le dangereux voyage vers le continent de leurs rêves, l’Eldorado européen... Parce qu’il n’y a pas de frontière que l’espérance ne puisse franchir, Laurent Gaudé fait résonner la voix de ceux qui, au prix de leurs illusions, leur identité et parfois leur vie, osent se mettre en chemin pour s’inventer une terre promise.

    « - Nous n’aurons pas la vie que nous méritons, dis-je à voix basse. Tu le sais comme moi. Et nos enfants, Jamal, nos enfants ne seront nés nulle part. Fils d’immigrés là où nous irons. Ignorant tout de leur pays. Leur vie aussi sera brûlée. Mais leurs enfants à eux seront saufs. Je le sais. C’est ainsi. Il faut trois générations. Les enfants de nos enfants naîtront là-bas chez eux. Ils auront l’appétit que nous leur aurons tramsis et l’habilité qui nous manquait. Cela me va. Je demande juste au ciel de me laisser voir nos petits-enfants.
    J’ai cru que mon frère n’allait rien répondre. Mais il a parlé et j’ai compris que nous partagions tout ce soir.
    – Le plus dur, a-t-il dit, ce n’est pas pour nous. Nous pourrons toujours nous dire que nous l’avons voulu. Nous aurons toujours en mémoire ce que nous avons laissé derrière nous. Le soleil des jours heureux nous réchauffera le sang et le souvenir de l’horreur écartera de nous les regrets. Mais nos enfants, tu as raison, nos enfants n’auront pas ces armes. Alors oui, il faut espérer que nos petits-enfants seront des lions au regard décidé »

    Laurent GAUDE, Eldorado, éditions J’ai lu, 2009, p.48.

    « Je me suis trompé. Aucune frontière n’est facile à franchir. Il faut forcément abandonner quelque chose derrière soi. Nous avons cru pouvoir passer sans sentir la moindre difficulté, mais il faut s’arracher la peau pour quitter son pays. Et qu’il n’y ait ni fils barbelés ni poste frontière n’y change rien. »

    Laurent GAUDE, Eldorado, éditions J’ai lu, 2009, p.91.

    Sur #Ceuta

    « J’étais content losque je suis arrivé dans les rues, parce que je n’en ai pas vu d’autres comme moi. Certains jours nous sommes si nombreux le long des murs de la ville qu’il vaut mieux repartir tout de suite. Non seulement les Marocains ne donnent rien, mais ils s’énervent de notre nombre. Aujourd’hui, non. Je me suis dit que la journée serait peut-être bonne. J’étais arrivé avant l’appel à la prière, il aurait été étonnant de ne pas croiser quelques fidèles. Mais en passant par l’avenue principale, j’ai vu une agitation anormale. Des jeeps bouchaient la circulation. Je me suis caché. J’ai observé. C’était trois véhicules de police et j’ai compris que je ne passerais pas ma journée contre un mur, qu’il n’y aurait pas de charité aujourd’hui ni de bénédiction sur le Coran. Ils sont de retour. Je les observe. Ils viennent d’arriver. Nous avons peut-être encore quelques jours. Le temps qu’ils posent, qu’ils élaborent un plan. Le temps qu’ils reçoivent leurs ordres. Demain, sûrement, ils nettoieront les rues de la ville. Après-demain ce seront les collines. Je dois retourner au camp. Prévenir Boubakar.
    La dernière fois, ils avaient fondu sur nous comme des abeilles voraces. En pleine nuit. Les phares de leurs voitures s’étaient allumés en même temps et ils avaient sauté de leurs jeeps en hurlant, matraquant tous les corps qu’ils trouvaient, les arbustes. Ils brûlèrent tout. Nos pauvres affaires sur lesquelles nous veillions jour et nuit avec jalousie ont disparu dans une odeur écoeurante d’essence. C’est Boubakar qui m’a sauvé. Il a insisté pour que nous quittions la forêt. Cela me paraissait aberrant. Mais il avait raison. C’est la forêt, justement, qui les intéressait. Nous avons couru comme des rats dans la nuit. Et lorsque la forêt fut dans notre dos, le silence nous enveloppas à nouveau. Nous étions allongés, face contre terre. Là-bas, ils frappaient encore. Là-bas, des sacs de couchage brûlaient et les chiens mordaient les hommes aux mollets. Là-bas, ils faisaient monter dans des camions ceux qu’ils avaient matraqués. Entassés comme du bétail. Sans se soucier de qui saignait, de qui avait un enfant ou ne pouvait plus marcher.
    La dernière fois, ils sont venus avec des chiens et de l’essence. Dieu sait ce qu’ils vont amener cette fois-ci »

    Laurent GAUDE, Eldorado, éditions J’ai lu, 2009, pp.173-175.

    « Je ne veux pas répondre à Boubakar. Nous allons courir comme des bêtes et cela me répugne. Nous allons oublier les visages de ceux avec qui nous avons partagé nos nuits et nos repas depuis six mois. Nous allons devenir durs et aveugles. Je ne veux pas répondre à Boubakar, mais il continue à parler et à me serrer les bras. ’Si tu tombes, Soleiman, ne compte pas sur moi pour revenir sur mes pas. C’est fini. Chacun court. Nous sommes seuls, tu m’entends. Tu dois courir seul. Promets-le-moi.’ Alors je cède. Et je promets à Boubakar. Je lui promets de le laisser s’effondrer dans la poussière, de ne pas l’aider si un chien lui fait saigner les mollets. Je lui promets d’oublier qui je suis. D’oublier que cela fait huit mois qu’il veille sur moi. Le temps de l’assaut, nous allons devenir des bêtes. Et cela, peut-être, fait partie du voyage. Nous éprouverons la violence et la cécité. La fraternité dans le bois. Nous lui tournons le dos. C’est l’heure de la vitesse et de la solitude ».

    Laurent GAUDE, Eldorado, éditions J’ai lu, 2009, pp.180-181.

    #migration #livre