Chasse aux « #wokes » : comment les polémiques de ces dernières années ont épuisé les universitaires
Coupes de subventions, cabales médiatiques… En France aussi, les universitaires sont attaqués par des forces conservatrices. Au point de créer un climat d’usure et d’autocensure dans les campus et les laboratoires.
« Un moment de folie. » C’est ainsi que Gilles Bastin, directeur adjoint de l’Institut d’études politiques (IEP) de Grenoble, qualifie l’affaire qui a secoué l’école il y a quatre ans. Nous sommes alors le 4 mars 2021 : à l’IEP, des affiches accusent deux enseignants d’être islamophobes. L’action est aussitôt condamnée par l’établissement. Mais l’un des professeurs, Klaus Kinzler, se rend dans plusieurs médias, dont CNews. Il critique l’IEP, un « institut de rééducation politique » où des enseignants « endoctrineraient » les étudiants avec des théories « woke ». L’événement, qui aurait dû relever d’une enquête voire de sanctions gérées par l’école et la justice, prend alors des proportions inédites.
La fachosphère s’en empare. Sur les réseaux sociaux, la situation devient hors de contrôle. « A l’université, on a l’habitude des débats contradictoires, mais là, c’était très différent. On s’est retrouvés au centre d’une arène, visés par des centaines de messages menaçants », témoigne M. Bastin. En décembre 2021, le pouvoir politique embraye : fustigeant ce qu’il présente comme une « longue dérive idéologique et communautariste » de l’établissement, Laurent Wauquiez, alors président Les Républicains (LR) de la région Auvergne-Rhône-Alpes, annonce couper tous les financements à l’IEP – 400 000 euros, destinés à la mobilité internationale des étudiants.
Si, du côté de la justice, la polémique désenfle – les étudiants mis en cause seront relaxés –, l’IEP doit consentir à signer en 2023 un « contrat d’engagement républicain » pour recouvrer sa dotation régionale. « Comme si nous n’étions pas, nous aussi, la République ! », commente M. Bastin, amer. En interne, la fatigue engendrée par cet emballement a laissé des traces. « Nous nous efforçons aujourd’hui de rétablir un climat de confiance. »
Depuis, plusieurs établissements du supérieur et enseignants-chercheurs se sont retrouvés embarqués dans une lessiveuse médiatique, marquée par des vagues de harcèlement, de menaces et de pressions politiques. En toile de fond, cet épouvantail agité par une galaxie de forces conservatrices : les universités françaises seraient gangrenées par une pensée « wokiste » et « islamo-gauchiste » – termes suffisamment flous pour jeter l’opprobre sur ces institutions sans avoir à étayer précisément le stigmate.
Ces attaques, fondées sur des caricatures, sont de plus en plus fréquentes. Elles ont pour objectif de fragiliser l’institution universitaire », s’inquiète Lamri Adoui, à la tête de l’association qui regroupe les présidents d’université, France Universités. Depuis le printemps, le contexte international accroît la vigilance du monde académique, tout en galvanisant ses détracteurs : Donald Trump a donné le « la » en s’en prenant frontalement aux grandes universités des Etats-Unis et au savoir scientifique.
« Reconnaissance médiatique »
L’Hexagone est loin de connaître des assauts d’une même ampleur. « Toutefois, si, en quelques semaines, Trump a pu s’attaquer à des décennies d’une culture américaine très empreinte de liberté académique, c’est parce que le terrain était préparé, alerte M. Adoui. Quand vous déniez le rôle de la science, que vous propagez de la désinformation à l’encontre des universités, vous en minez la légitimité. Et au moindre basculement politique, le champ est libre pour décréter de mettre au pas la communauté scientifique. »
En France, la charge est alimentée par un nouveau marché de l’édition. Dernier éclat en date : la publication par les Presses universitaires de France (PUF), en avril, de Face à l’obscurantisme woke, dirigé par les universitaires Emmanuelle Hénin, Xavier-Laurent Salvador et Pierre Vermeren. Ses auteurs y critiquent une « pseudo-science militante » qui, « née dans les départements de sciences humaines », ferait régner une « terreur idéologique ». En ligne de mire, ce qu’ils décrivent comme une submersion des études liées au genre ou aux questions raciales, et de la « censure » qui en découlerait.
« On voit bien dans nos mails la multiplication des sujets de thèse et des annonces de colloques consacrés à ces sujets », déclare au Monde Pierre Vermeren, qui évalue leur nombre à « des centaines et des centaines » : « Que de nouveaux sujets émergent, c’est normal. Mais leur nature pose problème. Les biais d’analyse ne sont pas sérieux, voire fantasmagoriques. »
Dans le cadre d’une étude qu’il conduit sur les attaques aux libertés académiques, Pierre-Nicolas Baudot, maître de conférences en science politique à Rouen, a dénombré plus de 70 livres consacrés à la « menace wokiste », publiés entre 2020 et 2023. « Si tous ne se vendent pas très bien, ils disposent d’une couverture médiatique très importante », soulève-t-il. Et c’est ce que recherchent leurs auteurs, conclut M. Baudot, après avoir analysé leurs profils : « Il s’agit souvent d’universitaires en perte de vitesse, en quête d’une reconnaissance médiatique qu’ils n’ont pas dans le champ académique. » Ce que M. Vermeren balaie d’un revers de main : « Chaque jour, je refuse des propositions pour écrire des livres, participer à des émissions. »
« Ces ouvrages se réfèrent tous aux mêmes anecdotes, rementionnées à l’envi pour donner l’impression d’un phénomène de masse », observe Thibaud Boncourt, professeur de science politique à Lyon-III, responsable d’un groupe de recherche sur la liberté académique. Ces anecdotes, poursuit-il, sont aussi « ressassées » sur le site de l’Observatoire d’éthique universitaire, dont sont membres les directeurs de l’ouvrage des PUF. Cet observatoire a été soutenu par l’entrepreneur Pierre-Edouard Stérin, qui œuvre à travers son projet Périclès à la victoire électorale de l’extrême droite. « Nous avons bénéficié d’un financement du Fonds du bien commun [créé par M. Stérin en 2021] pendant trois ans, mais les donateurs n’ont eu aucune influence sur notre projet », se défend M. Vermeren, qui affirme aujourd’hui fonctionner sans ces fonds.
Si la dénonciation d’une supposée « submersion woke » a pris de l’ampleur, c’est aussi parce qu’elle a été confortée par des déclarations politiques au plus haut niveau de l’Etat. En octobre 2020, Jean-Michel Blanquer, alors ministre de l’éducation nationale, accusait « l’islamo-gauchisme » de faire « des ravages » à l’université. M. Vermeren rappelle d’ailleurs le soutien de la première heure du ministre : « Pour notre premier colloque à la Sorbonne, il nous a ouvert les portes de l’université. »
En février 2021, Frédérique Vidal, alors ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, avait annoncé diligenter une enquête sur « l’ensemble des courants de recherche » en lien avec « l’islamo-gauchisme ». Deux ans plus tard, le ministère révélait qu’aucune demande en ce sens n’avait, en réalité, été formulée.
Et pour cause : il n’existe pas d’obsession « wokiste » dans les sciences sociales en France. C’est ce que démontre, en 2025, une équipe dirigée par le sociologue Etienne Ollion, professeur à Polytechnique. D’après son enquête, la place tenue par la question du genre dans les publications scientifiques est passée de 9 %, en 2001, à 11,4 % du total en 2022. Quant au chiffre avancé par l’Observatoire d’éthique universitaire dans son rapport 2023 – 234 colloques, articles ou thèses pouvant être rangés, selon ses auteurs, dans le camp des sujets « woke » –, il est dérisoire quand on sait que l’université compte chaque année, en sciences humaines et sociales, plus de 30 000 doctorants.
Instrumentalisation
Mais peu importe les faits : montrer du doigt les universitaires a, historiquement, toujours constitué une tactique politique efficace, rappelle le chercheur franco-canadien Francis Dupuis-Déri, auteur de Panique à l’université (Lux, 2022). « Depuis des siècles, les campus sont accusés d’être des repaires d’insurgés. S’en prendre à ces espaces d’élite est un moyen facile de gagner des points auprès des opinions publiques, pointe-t-il. Les effets recherchés sont plutôt situés à l’extérieur des universités : c’est de l’agitation politique, adressée à un électorat. »
Plus seulement de la part de l’extrême droite, « mais aussi désormais de la droite voire du centre », dont l’instrumentalisation des subventions est « devenue une pratique normalisée », observe Alex Mahoudeau, autrice de La Panique woke (Textuel, 2022). L’exemple de l’Ecole Kourtrajmé, à Marseille, qui forme des jeunes défavorisés aux métiers du cinéma, a marqué les esprits : en avril, la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, présidée par Renaud Muselier (Renaissance), annonçait lui retirer une subvention de 75 000 euros pour usage de l’écriture inclusive, reprenant une revendication récurrente des élus Rassemblement national de cette région.
Aujourd’hui, c’est l’université Lyon-II qui fait sa rentrée avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Au printemps, un groupe d’individus perturbe le cours de Fabrice Balanche, l’accusant de racisme et de sionisme. L’enseignant entame une tournée médiatique où il dépeint une université gangrenée par « l’entrisme islamiste ». La présidente de l’établissement, Isabelle von Bueltzingsloewen, qui avait saisi le parquet après l’interruption « intolérable » de ce cours, fustige les « paroles complotistes » de l’enseignant. Elle est alors l’objet de menaces de mort, qui poussent le parquet à ouvrir une deuxième enquête, et à la placer sous protection. Protection renforcée quand la machine s’emballe à nouveau, après qu’a été déterré un post Facebook d’un des vice-présidents de l’université, Willy Beauvallet-Haddad, accusé d’y rendre hommage à l’ex-chef du Hezbollah Hassan Nasrallah – il présente sa démission en mai.
Au même moment, Laurent Wauquiez, alors candidat à la présidence des Républicains, déclare suspendre les subventions régionales à l’établissement – près de 19 millions d’euros –, pour cause de « dérive islamo-gauchiste ». Coup d’éclat dans une campagne où il dispute à Bruno Retailleau le terrain conservateur, la menace n’a pas encore été appliquée, mais elle renforce le sentiment d’usure qui touche la communauté académique.
« On part d’un exemple et on le monte en épingle pour dire que l’islam radical imprègne toute l’université. Les enseignants se retrouvent alors à devoir s’en défendre constamment : même au Canada, en colloque, on m’a interrogé sur cela », se désespère M. Baudot, qui donnait des cours à Lyon-II en 2024. « On ne parle plus de Lyon-II que par le prisme de ces micro-aspects qui ne correspondent en rien au travail effectué par l’ensemble des collègues au quotidien », abonde Hervé Goldfarb, chef du département de science des données et membre du syndicat Snesup-FSU. La présidente de l’université a décliné nos demandes d’entretien, par « prudence », en attente des réponses de financement.
Comme d’autres de ses collègues, Françoise Orazi, professeure de civilisation britannique, doyenne de la faculté des langues, est « démoralisée ». « On est attaqués de l’intérieur, on subit les pénuries de financement, et, en plus de ça, on vient nous dire qu’on est islamo-wokistes !, s’exclame-t-elle. La nuit, je repense à ce que je croyais être mon métier et ce qu’il est devenu. A refaire, je choisirais une autre profession. » Pour Thibaud Boncourt, l’objectif de ces « cabales » est de « dilapider les énergies » : « C’est un travail de sape. »
S’exiler pour mener ses recherches
Des noms d’universitaires dits « woke » sont régulièrement jetés en pâture dans les médias, parfois épinglés avec leur photographie. « Créer des listes et mettre des cibles dans le dos, ce sont initialement des méthodes de l’ultradroite », s’alarme la professeure Vanessa Codaccioni, coprésidente de l’Observatoire des atteintes à la liberté académique. Entre 2023 et 2024, les demandes de protection fonctionnelle ont d’ailleurs bondi de 52 % chez les enseignants, chercheurs et agents non titulaires, selon le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche.
« Dans nos laboratoires, on nous propose des formations de défense au niveau juridique, ou pour éviter de se retrouver exposés sur les réseaux sociaux », raconte Françoise Orazi. Elle regrette de devoir parfois verser dans une forme d’autocensure : « Je n’ai pas envie de me retrouver à la place de ma présidente et de recevoir des menaces de mort. S’il ne faut plus parler de certains sujets, liés au genre par exemple, je le fais. »
Le chercheur Mehdi Derfoufi, un des responsables pédagogiques du master d’études de genre de Paris-VIII, remarque que les revues de recherche se montrent plus frileuses à monter des dossiers autour des questions raciales ou de genre. « Plus encore quand ces travaux proviennent de chercheurs et chercheuses minorisés », dénonce-t-il. Des colloques sont parfois aussi annulés au dernier moment, ajoute-t-il, « en raison de menaces directes de groupuscules d’extrême droite ».
Face à ce climat, certains décident de s’exiler pour mener leurs recherches. « On voit arriver des doctorants et doctorantes français au Québec, ou encore en Belgique ou en Suisse, parce que l’ambiance ne leur semblait pas propice », observe Francis Dupuis-Déri. Mais c’est aussi le cas d’enseignants-chercheurs installés, qui avaient accédé au « graal » du poste fixe, soulève M. Baudot. Une fuite des cerveaux qui entraîne, déplore-t-il, « un gâchis de talents irréparable ».
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