• « Pour une #décolonisation du quotidien »

    Écrire des « #mythologies » et des « #lieux_de_mémoire » postcoloniaux. C’est à ce projet ambitieux que se sont attelés #Etienne_Achille et #Lydie_Moudileno, avec une volonté politique et historique qui résonne avec les mobilisations raciales contemporaines. Entretien.

    Étienne Achille et Lydie Moudileno travaillent tous deux aux États-Unis. Le premier est professeur d’études francophones à l’université de Villanova, en Pennsylvanie. La seconde est professeure d’études françaises et francophones à l’université de Californie du Sud. Si cet exil les rend peu visibles dans le champ académique et médiatique français, il leur a sans doute permis d’avoir l’audace de réécrire, dans une perspective post-coloniale, deux monuments de l’édition française, à la fois les Mythologies de Roland Barthes et les Lieux de mémoire, ouvrage dirigé par Pierre Nora.

    Dans Mythologies postcoloniales. Pour une décolonisation du quotidien, paru en 2018 aux éditions Honoré Champion, les auteurs constatent qu’aujourd’hui, « les murs de France, comme ses avenues, ses vitrines, ses journaux et sa culture populaire, ne sont pas dénués, loin s’en faut, de ces stéréotypes et autres relents coloniaux qui contredisent la réalité de l’utopie républicaine ». C’est pourquoi un « travail de localisation des formes coloniales naturalisées dans la culture populaire » leur a paru indispensable.

    Dans Postcolonial Realms of Memory. Sites and Symbols in Modern France, qu’ils codirigent avec Charles Forsdick, ils s’en prennent plus frontalement à l’entreprise historique de Pierre Nora, qui passe sous silence des pans entiers de l’histoire coloniale et impériale de la France. Entretien à l’heure où certaines statues tremblent de part et d’autre de l’Atlantique, même si Emmanuel Macron a annoncé qu’elles ne seront pas déboulonnées.

    Quelle lecture faites-vous du débat qui s’est engagé, de part et d’autre de l’Atlantique, sur le sort à réserver aux statues d’hommes appartenant à l’histoire coloniale et à celle de l’oppression raciale ?

    Étienne Achille : La résistance institutionnelle est encore plus forte que ce à quoi je m’attendais. Les propos du président Macron sur le « séparatisme » des mobilisations antiracistes, qu’elles soient citoyennes et/ou académiques, sont d’une violence incroyable, tout comme son silence lors d’autres interventions : cette posture n’a finalement rien à envier à celle d’un Donald Trump.

    La question est de savoir si les quelques semaines que durera le débat actuel à ce niveau d’intensité seront suffisantes pour poser les jalons nécessaires à une prise de conscience concernant le fait que la France se trouve à un moment charnière : soit elle continue à s’enfoncer dans son aphasie coloniale, dans sa mystique universaliste et son soi-disant exceptionnalisme, qui sont responsables du travail de sape de la République imputés au discours des « séparatistes », soit elle profite de cet élan transnational pour accepter de se regarder dans la glace. On a vu de nombreuses personnes lors des manifestations, mais la mouvance réactionnaire, avec son éternelle rengaine sur le refus de la repentance, l’anti-républicanisme et le communautarisme, a gagné beaucoup de terrain ces dernières années.

    Lydie Moudileno : C’est un débat nécessaire, et les mouvements de révolte sont légitimes. Bien sûr, le vandalisme n’est pas la solution. Mais la rigidité d’Emmanuel Macron, qui proclame, sans avoir consulté les Français, que « la République n’effacera aucun nom ou aucune trace de son histoire », est déplorable aussi. Ceci d’autant plus que ladite République a effacé des traces de son histoire auparavant. Pensons aux rues Pétain débaptisées il n’y a pas si longtemps. Ce que démontrent les derniers événements et débats en France, c’est qu’il est temps de prendre au sérieux la question de la mémoire nationale, de réévaluer la légitimité de certains symboles et la place de certains « héros » dans le paysage français. Bref, il faut revoir le dossier de l’histoire coloniale en consultation avec les Français.

    La première de vos « mythologies décoloniales » s’intitule « Toponymie républicaine : impasse Général Bugeaud », et vous suggérez d’ajouter des références à la dimension coloniale des rues ou institutions baptisées des noms des généraux républicains. Est-ce à dire qu’il vaut mieux contextualiser les statues, les monuments et les noms de rue que les déboulonner ?

    Lydie Moudileno : L’idée de ce premier chapitre était de partir de l’existence d’une grande « avenue Bugeaud » dans le XVIe arrondissement à Paris. Dans cette avenue, les plaques portant le nom de Bugeaud soit ne mentionnent rien, soit mentionnent simplement « Maréchal de France ». Or, si l’on connaît un peu l’histoire coloniale, on sait que Bugeaud est aussi tristement célèbre pour avoir été, entre autres, orchestrateur de la « pacification de l’Algérie » dans les années 1830. Certains connaissent cette autre histoire, d’autres non. Nous avons donc voulu démontrer que tout le monde ne « lit » pas le nom de Bugeaud sur la plaque de la même manière, selon qu’on y reconnaît le nom d’un héros de la République ou d’un militaire responsable des « enfumades » en Algérie pendant la colonisation.

    Contextualiser, pour cet exemple particulier, pourrait simplement prendre la forme d’une double apposition : « Maréchal de France-gouverneur de l’Algérie, 1840 »). Ce serait au moins un premier geste, presque pédagogique, qui rendrait visible l’imbrication de l’histoire française et de l’histoire coloniale. Mais cela ne règle pas le problème, car la plaque de rue se lit toujours, même avec cette précision, comme un hommage à un grand homme, qui était aussi un bourreau.

    Finalement on en revient à la solution de la « cicatrice visible » : renommer la rue et apposer une autre plaque, tout en laissant dans le paysage la trace historique du changement : on pourrait imaginer par exemple une mention « Anciennement avenue Bugeaud ».

    Cela dit, il est plus facile et plus efficace de rajouter une phrase sur une plaque de rue que sur une statue. Je suis d’avis que si des gens se mobilisent pour réclamer le retrait d’une statue, il faut qu’il y ait des mécanismes pour donner suite à leurs revendications. On ne proteste pas juste pour protester, il y a derrière ces gestes un véritable besoin de changer dans le paysage national des symboles qui sont vécus comme insupportables par certains groupes.

    Pour les statues, je propose de créer des cimetières pour statues déboulonnées, exposées comme dans un musée avec une fiche explicative, dont la visite sera ouverte aux touristes et au programme des écoles.

    Étienne Achille : Dans Mythologies postcoloniales, nous nous concentrons sur les noms des rues car, contrairement aux statues, c’est leur relative discrétion, permettant la naturalisation de traces d’idéologie coloniale, qui nous semble aussi intéressante que problématique. Il faut aussi considérer une approche différente entre statues et plaques de rues pour des raisons d’ordre pratique : il n’est pas réaliste de débaptiser, dans l’immédiat, les centaines de rues portant le nom d’une figure liée à la colonisation. Les contextualiser permettrait en effet, dans un premier temps, de transformer ces signes en outils au service du dévoilement du passé colonial de la France. Il s’agit là d’engager un travail de démystification du quotidien français, où ce genre de signes/traces est omniprésent.

    On parle souvent du rôle crucial des programmes scolaires, mais décoloniser l’imaginaire collectif passe aussi par une réflexion sur la vie quotidienne et l’ensemble des représentations collectives qui parsèment le paysage urbain, souvent de manière plus pernicieuse que les statues. Certains de ces signes peuvent et doivent disparaître immédiatement, d’autres peuvent être réappropriés et utilisés afin de produire un autre discours : ou comment enrôler Bugeaud afin de l’opposer au silence ou à la nostalgie coloniale.

    Que faire avec les mythologies ou lieux de mémoire ambivalents, par exemple d’un Jules Ferry, à la fois artisan de la colonisation et de l’école obligatoire et gratuite, ou d’un Colbert, à la fois promoteur du Code noir et d’une certaine souveraineté économique de la France qui manque aujourd’hui ?

    Étienne Achille : Remettre en cause les monuments glorifiant la mémoire d’un personnage historique dont l’« œuvre » ne peut être de nos jours que source de tensions, et de souffrance pour beaucoup, ne revient pas à contester l’importance de ce personnage dans une histoire de France qui serait, comme on l’entend parfois, en voie d’épuration. C’est le bien-fondé de l’acte de consécration républicaine qui est ici contesté, pas la place dans un récit national qui se doit au contraire d’inclure certains pans qui ne sont pas totalement absents mais largement négligés, tels l’esclavage et la colonisation.

    Il n’est donc pas question d’effacer Ferry et Colbert de la mémoire collective, deux figures qui permettent justement de penser l’histoire autrement que de manière hexagonale, mais bien de les mobiliser différemment et dans les cadres appropriés. Peut-on envisager d’écrire une histoire de France sans Colbert ? Non, mais on ne devrait pas non plus pouvoir envisager d’écrire une histoire de France sans le Code noir et ce à quoi il renvoie. Peut-on envisager une Assemblée nationale sans salle nommée d’après Colbert ? Il me semble que oui, et pour de multiples raisons d’ailleurs. Il y a peut-être d’autres figures plus appropriées pour la maison du peuple qu’un des grands artisans de la monarchie absolue…

    Lydie Moudileno : Autant on peut se passer de Bugeaud, je crois, dans le paysage français, mais que faire de ces hommes dont les bilans historiques sont plus mitigés ? Là encore, la solution n’est pas le déni. Les Français et les touristes doivent connaître tous les aspects du « mythe » de Colbert, savoir que Jules Ferry s’est fait l’avocat de la « mission civilisatrice » et que ses arguments impliquaient l’infériorité des peuples à civiliser, etc.

    Pourquoi faudrait-il rédiger des « mythologies décoloniales » plus de 60 ans après les premières mythologies écrites par Roland Barthes ?

    Lydie Moudileno : Il y avait déjà eu ces « nouvelles mythologies » rassemblées par Jérôme Garcin en 2007, donc le geste n’est pas nouveau. Nous sommes tous deux de grands admirateurs de Barthes et, comme pour beaucoup, son Mythologies nous avait déjà appris à repérer à quel point des images, des signes apparemment anodins font passer de l’idéologie.

    Ce qui intéressait Barthes, c’était la manière dont les signes de son quotidien contemporain, les années 1950, étaient en fait porteurs, de manière insidieuse, de l’idéologie bourgeoise de cette époque. Nous avons voulu adopter son regard de « mythologue » pour notre propre quotidien contemporain et, au lieu de l’idéologie bourgeoisie, repérer où et comment le quotidien est racialisé.

    Comme Barthes, nous avons puisé dans des exemples de la culture populaire : le sport avec le mythe « Black-Blanc-Beur », le succès de la comédie multiculturelle au cinéma, les objets de consommation courante, l’exotisme, l’écrivain noir, etc.

    Étienne Achille : La résistance à laquelle le prisme postcolonial est confronté en France provient en grande partie, nous semble-t-il, du fait que beaucoup de Français n’en voient pas la pertinence : l’indépendance de l’Algérie en 1962 marquerait la fin d’une époque qui n’aurait pas d’implications contemporaines, et l’universalisme républicain disqualifie toute approche dans laquelle la notion de race jouerait un rôle.

    Il s’agissait donc de proposer un ouvrage qui tentait de démontrer la justesse d’une telle interprétation en mettant en évidence la prégnance, dans le quotidien de tous, de signes façonnant de manière insidieuse les imaginaires. Il existe en France une grande tradition théorique d’exploration du quotidien, il s’agissait de faire la passerelle avec la question postcoloniale/décoloniale, beaucoup moins étudiée, afin de proposer une approche originale.

    À quel titre, ainsi que vous l’écrivez, « pour de nombreuses personnes issues des minorités, le quotidien est[-il] un lieu de grande vulnérabilité » ?

    Lydie Moudileno : Le quotidien est un lieu de violence, et cela pour certains plus que pour d’autres. On l’a vu récemment avec les exemples américains : aller écouter des oiseaux dans Central Park ou faire son jogging un dimanche matin signifie que l’on s’expose au racisme des autres, avec parfois pour issue la mort. Le quotidien est le lieu potentiel d’agressions plus ou moins spectaculaires et plus ou moins violentes. Ce qui nous intéressait dans ce retour à Barthes, c’était de nous arrêter justement sur ce que l’on appelle les micro-agressions racistes, qui passent non pas par des insultes directes ou des actes physiques, mais par des images, des mots, des signes dispersés dans le quotidien.

    Lorsque je vais acheter mon pain et que je vois en vitrine des pâtisseries en chocolat représentant des « Négros » hypersexués et grotesques, c’est pour moi, en tant que noire, une insulte, alors que d’autres les trouveront drôles. Lorsque je vais en vacances à Biarritz et que le mot « La Négresse » est écrit partout – puisque c’est le nom d’un quartier –, je suis vulnérable dans la mesure où c’est aussi l’insulte qui a accompagné mes années de scolarité en France.

    Parmi les infractions antiracistes, « l’incitation à la haine raciale » est la plus connue, mais on a l’impression du coup que, pour être considéré comme raciste, un acte ou une parole doit avoir la violence de la « haine ». Comme le terme est extrêmement fort, on a l’impression que le racisme ordinaire ne tombe pas sous le coup de la loi. Il faudrait non seulement que l’on sanctionne tout ce qui relève de la diffamation, de l’injure raciale, mais aussi que la définition même de ce qui constitue une diffamation ou une injure raciale soit réécrite pour inclure, par exemple, l’utilisation de certains mots, comme « Nègre » ou « Négresse », dans le langage courant.

    On touche là évidemment à la question de la liberté d’expression, et il est particulièrement difficile d’ouvrir le débat en France, car on bute toujours sur le spectre du « politiquement correct » américain qui ne serait jamais très loin, ceci sans que les gens sachent vraiment, d’ailleurs, quelle est son histoire et quelles sont ses applications aux États-Unis.

    Votre livre est sous-titré « Pour une décolonisation du quotidien ». Par quoi cela passe-t-il ? Et cela signifie-t-il que l’espace du quotidien est un territoire d’intervention plus important que les grandes institutions ou les symboles, par exemple ?

    Lydie Moudileno : Paradoxalement, « décoloniser », dans un premier temps, signifie remettre de l’histoire coloniale là où elle est absente. C’est l’exemple de Bugeaud que nous mentionnions tout à l’heure. Donc : signaler les liens avec l’histoire coloniale, exposer le quotidien français du vingt-et-unième siècle comme lieu où « sévit » encore un imaginaire colonial, ce serait la première étape de cette prise de conscience. Un des exemples les plus célèbres serait la présence des produits dérivés de Banania.

    Il faut aussi éduquer les gens. Et sûrement le plus tôt possible, à l’école. Je trouve aberrant qu’un artiste puisse même penser, aujourd’hui, que représenter des Noirs avec d’énormes lèvres et des yeux écarquillés n’est pas dommageable : je pense à la fresque d’Hervé Di Rosa à l’Assemblé nationale comme soi-disant célébration de l’abolition de l’esclavage. Même si – et c’est la défense de l’artiste – ce sont les attributs de tous ses personnages, noirs ou autres, il n’en reste pas moins qu’il faut connaître l’histoire du monde noir, celle des minstrels, celle de l’iconographie raciste des siècles précédents. Quand on la connaît, on ne peut plus « en bonne conscience » reprendre ces deux attributs tels quels. Ils sont inacceptables. Senghor écrivait en 1948 : « Je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France. » Comment expliquer qu’ils y réapparaissent en 1991 au Palais-Bourbon sans qu’on s’en inquiète ?

    C’est pour cela que l’on déboulonne des statues aujourd’hui : parce qu’on en a assez d’avoir ces insultes, ces rappels, cette histoire, sous les yeux, tous les jours, alors que la majorité les trouve neutres, inoffensifs et légitimes.

    Comment remplir l’espoir que ces « mythologies postcoloniales » ne « se contentent pas de tendre un miroir mais qu’elles contribuent à transformer le réel et la manière dont nous le traversons au quotidien » ?

    Étienne Achille : Le débat actuel est porteur de possibilités, mais il nous rappelle également l’ampleur de la tâche : combien de fois avons-nous entendu ces derniers jours que, en France, la race n’existe pas et que, donc, le racisme non plus ? L’importance que nous accordons à la question raciale dans le livre va dans ce sens : la race n’existe pas sur le plan biologique mais existe bel et bien en tant que construction discursive ayant pour fonction de hiérarchiser le monde, de s’assurer que l’Autre reste bien à sa place.

    Nous proposons ainsi de mettre en évidence les limitations du discours républicain et de sa composante universaliste en déconstruisant le rôle que joue la race au quotidien, son pouvoir conditionnant qui s’exprime souvent de manière peu spectaculaire mais répétitive et innocente en apparence, et donc terriblement efficace. Si Mythologies postcoloniales permet de contribuer à cette nécessaire prise de conscience, ou du moins réussit à insinuer le doute chez quelques lecteurs initialement sceptiques, alors l’objectif aura été atteint.

    Pourquoi avez voulu post-colonialiser les « lieux de mémoire » de l’historien Pierre Nora dans l’ouvrage que vous avez récemment dirigé sous le titre, Postcolonial Realms of Memory. Sites and Symbols in Modern France, publié aux Presses universitaires de Liverpool.

    Lydie Moudileno : C’était devenu une sorte de refrain entre nous – qui travaillons entres autres sur la question de la représentation du fait colonial dans la culture française –, et on reprenait tous comme une antienne la critique à l’égard de Nora : « Les lieux de mémoire ne prennent pas en compte l’histoire coloniale. » À un moment, donc, avec notre collègue Charles Forsdick de l’université de Liverpool, nous nous sommes dit : il faut cesser de critiquer et le faire, c’est-à-dire remédier à cette absence ou à ce déni chez Nora, en proposant, comme un addendum, un Lieux de mémoire alternatif dans lequel il s’agirait toujours de la France, mais d’où ressortirait, par contraste avec l’original, la pertinence du fait colonial dans la mémoire nationale.

    Le Musée national de l’immigration, le couscous, le Bumidom, le Fort de Joux… Comment avez-vous choisi ces lieux de mémoire, tout en étant conscients qu’il pourrait s’agir d’un « projet illimité » ?

    Étienne Achille : Il s’agissait de proposer un répertoire composé de lieux situés sur le territoire de la République, qu’ils soient hexagonaux ou d’outre-mer, physiques ou immatériels, urbains ou ruraux, dont la diversité permettait d’illustrer au mieux notre thèse : le besoin de mettre en évidence la postcolonialité de la France en démontrant l’imbrication inhérente du colonial dans le récit national autant que dans les différentes facettes du quotidien français.

    Dans certains cas, nous avons repris un lieu qui faisait partie de l’ouvrage dirigé par Pierre Nora, mais dont la dimension transnationale et transculturelle avait été occultée. Parmi les quelques contributions que vous citez, c’est par exemple le cas du chapitre sur le couscous, qui entre en dialogue avec celui intitulé « La Gastronomie » chez Nora, mais qui cette fois transcende la vision purement hexagonale proposée par Pascal Ory.

    Dans d’autres cas, notre choix s’est porté sur de nouveaux sites, signes ou symboles permettant de combler au mieux les lacunes ou points aveugles des Lieux de mémoire concernant le passé colonial français. Même si l’espace géographique que nous explorons se limite aux frontières actuelles de l’État français, la discussion sur le Fort de Joux (Doubs), où Toussaint Louverture est mort captif en 1803, permet d’inclure Haïti, la révolution haïtienne et avec elle la mémoire coloniale dans une relation dialectique avec la mémoire nationale et l’un de ses principaux marqueurs : 1789.

    De même, toujours à partir des exemples cités dans votre question, le chapitre sur le Bumidom [Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer – ndlr] réinscrit les Antilles et leur diaspora, généralement cantonnées aux marges du récit national et n’apparaissant le plus souvent dans le discours politico-médiatique que sur le mode de l’exotisme, dans le processus de construction de la France moderne et contemporaine. Postcolonial Realms of Memory est ainsi composé d’une quarantaine de chapitres qui illustrent tous la nature intrinsèquement multidirectionnelle du passé et de la culture français. Et tout comme pour le projet sur les mythologies, ce répertoire ne demande qu’à être progressivement complété.

    L’aveuglement des Lieux de Mémoire vis-à-vis de l’histoire coloniale et impériale de la France vous semble-t-il être imputable d’abord à son directeur, Pierre Nora, qui signe aujourd’hui des tribunes dans Le Point pour dénoncer le camp décolonial, ou à l’époque où l’ouvrage a été écrit, entre la fin des années 1980 et le début des années 1990 ?

    Étienne Achille : Oui, cet aveuglement est le fruit d’une décision réfléchie que Nora, dont le tout premier livre était ironiquement consacré aux Français d’Algérie, a par la suite plusieurs fois tenté de justifier. Il est important de contextualiser l’ouvrage, dont le premier volume est sorti en 1984, les trois suivants en 1986, et les trois derniers en 1992, afin de mieux comprendre pourquoi les récentes sorties médiatiques de Nora ne sont guère surprenantes.

    Le début des années Mitterrand a été marqué par plusieurs phénomènes diamétralement opposés sur le plan politique : d’un côté le développement du mouvement antiraciste, avec notamment deux temps forts, la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 et la création fortement médiatisée de SOS Racisme en 1984 ; de l’autre côté, la construction médiatique de la problématique identitaire à travers un espace, la banlieue, et une figure, le Beur, qui accompagne la montée du Front national.

    Les Lieux de mémoire peut être vu comme une intervention visant à réinsuffler continuité et unité à une nation que Nora présente comme étant en déclin depuis le début du XXe siècle et la Grande Guerre, et qui, selon lui, s’enlise dans une crise identitaire, entre disparition du monde paysan et, avec lui, l’idée d’une France éternelle, et revendications des minorités mettant à mal le principe d’intégration/assimilation, et tentation du populisme. Pour Nora, l’histoire nationale imaginée sous la IIIe République ne remplit plus sa fonction fédératrice, ayant rompu sous les assauts répétés d’une dynamique historiographique de plus en plus critique, et il profite d’un contexte réceptif, alors que nous approchons du bicentenaire de la Révolution, à la question de la mémoire pour repenser le rôle de celle-ci.

    Il s’agit donc d’un véritable « réarmement intellectuel et moral de la France » que Nora cherche à mettre en place, pour reprendre l’expression utilisée par l’historien des années plus tard, lors de sa réponse au discours de réception d’Alain Finkielkraut à l’Académie française en 2016. Les deux hommes se rejoignent sur de nombreux points, et notamment dans leur combat contre la menace du multiculturalisme, la désintégration de l’idée d’identité française. La posture actuelle de Nora trouve donc son origine au tournant des années 1970-80, du moins en ce qui concerne sa conception de l’histoire et du rôle de l’historien.

    Le problème de Lieux de mémoire ne réside pas seulement, à vous lire, dans le choix des objets (où seule l’entrée sur l’exposition coloniale de 1931 se réfère à cette histoire) mais aussi dans la façon de les écrire, par exemple au sujet des monuments aux morts qui ne s’intéressent qu’à l’Hexagone et ne parlent pas des troupes coloniales. Comment écrivez-vous alors sur les lieux que vous avez choisis pour vos lieux de mémoire post-coloniaux ?

    Étienne Achille : Les contributeurs ont tous travaillé l’idée d’un contrepoint dialectique qui, à partir de la reconnaissance des traces renvoyant à la dimension coloniale du lieu en question, permettrait de mettre en relation mémoire institutionnalisée et mémoire coloniale. La démarche est donc l’inverse de celle imaginée par Nora, qui a mené à la réalisation d’un ouvrage majeur sur le plan méthodologique en ce qu’il articulait un paradigme nouveau – le lieu – permettant de penser différemment la relation nation/histoire/mémoire et la façon dont nous représentons et intégrons le passé dans l’imaginaire collectif, mais qui, à l’arrivée, ne faisait que présenter sous une autre forme un récit national toujours aussi monolithique et étriqué.

    Dans Postcolonial Realms of Memory, les lieux sont analysés afin de faire ressortir le caractère enchevêtré et pluriel des mémoires qu’ils condensent, et donc l’hétérogénéité d’un héritage collectif français qui, tant qu’il sera présenté sous une forme dégageant de forts relents d’atavisme, servira un modèle d’intégration cherchant à préserver une définition nostalgique et exclusive de la francité. L’exemple que vous prenez pour illustrer votre question est là encore intéressant et illustre bien les enjeux : il n’est pas difficile de voir quelles sont les implications, en termes d’écriture de la nation et de sa communauté imaginée, découlant d’une discussion des monuments aux morts qui ignore la dimension coloniale de ces lieux de mémoire…

    Que vous a apporté pour votre travail le fait de vivre aux États-Unis ? En quoi cela vous a-t-il permis de dépasser le « monolithe d’une certaine Frenchness » ? Autrement dit, comment éviter l’accusation d’importer des grilles de lecture étatsuniennes ici ?

    Lydie Moudileno : Il est clair que l’adjectif « postcolonial » est devenu un gros mot en France. En fait, cela ne date pas d’aujourd’hui, cela commence à faire un moment que la France a amorcé un retour à l’anti-américanisme primaire. À lire une certaine presse et les réseaux sociaux ces dernières semaines, on a l’impression que tous ceux qui se préoccupent de la question de la colonisation et des minorités sont les victimes d’une sorte de lavage de cerveau américain, qui leur fait tout lire en termes de race et d’identité. On disait la même chose concernant le « gender » il y a quelques années : quand les minorités, femmes, Noirs, homosexuels, etc., revendiquent d’être entendues ou manifestent dans les rues, c’est parce qu’elles ont été manipulées par les États-Unis. C’est ce que dit Macron quand il accuse les universitaires français d’être responsables de « l’ethnicisation » de la France.

    En fait, ce n’est pas que nous sommes manipulés, c’est que l’université américaine nous donne et nous a donné depuis plusieurs décennies maintenant les moyens, les lieux et la légitimité de parler de choses qui nous préoccupent. Si beaucoup d’entre nous sommes partis, c’est que nous avions ces intérêts mais pas la possibilité de les creuser, professionnellement, sur place.

    Il ne s’agit pas de grilles de lecture, dans le sens où on plaquerait de la race ou du colonial ou de l’identité sur tout : il s’agit plutôt d’avoir la liberté d’aborder des sujets, sans être immédiatement accusés de communautarisme, de totalitarisme, d’hystérie, de médiocrité, et j’en passe. Il y a énormément d’a priori, en France, sur ce qu’est une lecture « postcoloniale » ou décoloniale des choses et du monde, et ces a priori s’inscrivent dans la grande vague néoréactionnaire de ces dernières années.

    Étienne Achille : Les Martiniquais Aimé Césaire et Frantz Fanon, pour ne citer qu’eux, sont deux des grandes figures fondatrices des études postcoloniales : nous n’importons rien, c’est évidemment aussi dans le contexte français et de son empire que la pensée postcoloniale s’est développée. Pour ce qui est des réticences françaises à l’égard des études postcoloniales, je pose à mon tour une question : peut-on vraiment croire que la construction du second plus vaste empire colonial au monde sur plus d’un siècle – si l’on prend la conquête de l’Algérie comme point de départ (1830), plus de trois siècles si l’on tient compte des « anciennes colonies » (Antilles, Réunion, etc.) –, entreprise qui était un projet républicain à partir de la fin du XXe siècle, avec ce que cela implique en termes de théorisation, d’articulation de discours, de mobilisation des institutions et des différents secteurs de la société, n’a pas laissé de traces durables ?

    Plutôt que de réfuter a priori la pertinence de ce prisme, travaillons à identifier les formes que prend ce legs, ce qui permettra aussi de nuancer l’idée de continuum entre les périodes : tout ne renvoie pas au colonial, mais des traces actives persistent. Concernant la question raciale, la notion d’universalisme républicain n’a de sens que comme projet, comme quête d’un idéal, elle ne peut pas être affichée comme une caractéristique innée au nom de laquelle on se refuserait à l’évidence : la race occupe bel et bien une place importante dans le quotidien français, que cela soit dans les sphères privée ou publique. Exclure de lire le réel autrement qu’à travers la seule catégorie de classe n’est pas tenable, sauf si l’on pense qu’il n’y a pas de racisme en France…

    L’expression « racisme institutionnel » dérange, mais le rejeter pour la simple raison qu’il n’y pas officiellement de politiques ségrégationnistes est trop facile. L’État ne donne pas directement pour consigne à la police de plus contrôler, dans tous les sens du terme, les minorités, mais c’est pourtant bien ce qui se passe. Là encore, la perspective postcoloniale peut aider à mieux comprendre les formes que ce racisme institutionnel peut prendre. Il y a une quinzaine de jours, un journal satirique titrait « Le gouvernement affirme que le nuage du racisme systémique s’est arrêté à la frontière française » : ce trait d’humour saisit parfaitement l’incroyable déni qui sous-tend les critiques auxquelles vous faites référence.

    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/270620/pour-une-decolonisation-du-quotidien
    #décolonial #mémoire

    ping @cede @isskein

    • MYTHOLOGIES POSTCOLONIALES. Pour une décolonisation du quotidien

      À l’heure où la question du vivre-ensemble français émerge comme le grand défi des décennies à venir, le quotidien, lieu d’interactions sociales déterminantes pour les individus et les communautés, s’impose à nouveau comme terrain d’investigation prioritaire. Selon notre histoire personnelle et notre identité sociale, nous ne traversons pas le réel de la même manière. Pour nombre d’entre nous, loin d’être insignifiant, le quotidien est aussi le lieu d’une violence qui même en restant infime opère avec une efficacité dévastatrice. Ainsi, le contexte actuel de la France multiculturelle nous force à considérer sérieusement le caractère racialisé de la quotidienneté. La race occupant bel et bien une place dans la République, il s’agit d’en penser la permanence dans sa visibilité comme dans son invisibilité. Cet ouvrage s’est donné la tâche d’en relever différentes occurrences, notamment celles qui peuvent sembler anodines à certains.

      La nation en crise d’identité est toujours productrice et preneuse de ce que Roland Barthes appelait dans les années cinquante des mythologies. Aujourd’hui encore, la pérennité de représentations renvoyant au discours colonial confirme que la naturalisation des idéologies est insidieuse, et qu’elle conforte toutes sortes de mythes. Mythologies postcoloniales se propose d’examiner ce pouvoir subreptice des signes dans le contexte de la France contemporaine en posant les bases d’un répertoire critique des signes postcoloniaux dans le quotidien, afin de le décoloniser.

      https://www.honorechampion.com/fr/champion/10760-book-08534756-9782745347565.html
      #livre

  • Géographie du souvenir. Ancrages spatiaux des mémoires de la #Shoah

    Comme l’écrit Denis Peschanski dans sa préface, le livre de #Dominique_Chevalier apporte une pierre importante aux études sur la Shoah et, de manière plus générale, à la réflexion sur les relations entre mémoire et #espace qui furent au cœur des travaux de Maurice Halbwachs. L’ambition de l’ouvrage est en effet d’articuler des régimes de spatialité à des régimes d’historicité, voire de #mémorialité, dans la lignée de la réflexion alimentée depuis les années 1990 sur les « lieux spatiaux », alors même que la notion de « #lieux_de_mémoire » esquivait en partie la relation au territoire.

    Pour mener à bien son entreprise, Dominique Chevalier définit une problématique, un objet, des espaces et une méthodologie. Les politiques mémorielles et patrimoniales de la Shoah, dans leur dimension spatiale, constitue l’objet de cette recherche dont le pari est d’étudier sous l’angle géographique les différentes formes de territorialités et de mémorialités des principaux musées-mémoriaux urbains mondiaux consacrés au judéocide. Les connexions entre échelles spatiales, échelles temporelles et échelles mémorielles, corrélées aux relations des rapports sociaux/spatiaux permettent la co-construction et la co-production de lieux de mémoire singuliers si remarquables qu’il paraît tout à fait légitime de parler de « régime de spatialité », nous prévient l’auteur (p. 18). Le questionnement se déploie alors dans plusieurs dimensions : géopolitique d’abord, territoriale ensuite, spatiale, à l’intérieur des musées, pour finir. C’est ainsi que, de l’échelle la plus réduite à la plus grande, se constitue un continuum entre des espaces distincts qui dessinent in fine une forme de mondialisation de la mémoire de la Shoah, tissée de circulations intenses. Encore fallait-il échapper aux pièges que tend la mémoire de la Shoah d’un continent à l’autre : aux États-Unis, le terme de « survivor » désigne tous les Juifs ayant survécu aux années 1930 et 1940, y compris ceux installés en Amérique, alors que celui de « rescapé », dans la tradition européenne et israélienne, ne désigne que ceux qui survécurent à l’expérience des camps.

    Quelles sont les répercussions spatiales, géographiques et géopolitiques de cette mémoire qui semble constamment et partout présente, bien au-delà des lieux d’exclusion, de concentration et d’extermination des Juifs pendant la guerre ? L’enquête commence à une échelle « macro » où sont situés les lieux commémoratifs mondiaux, avec une attention particulière pour ces lieux « délocalisés » spatialement, loin du terreau des souffrances, loin des « lieux-témoins » centre-européens. Ces lieux ex situ, qui n’utilisent pas le substrat tangible des camps comme « ressource mémorielle » (p. 205), échappent donc à la concordance mémoire/lieu. Ils constituent une ressource idéelle accentuant une production culturelle et spatiale inédite et spécifique : Yad Vashem, les musées de Washington, de New York, de Los Angeles, de Montréal mais aussi de Budapest, de Berlin, de Paris et de Varsovie, sont ainsi mobilisés. Quant à la méthode, Dominique Chevalier s’appuie sur des observations in situ et des témoignages qui dénotent un goût pour les rapports subjectifs des individus à l’espace, notamment en ce qui concerne l’analyse des pratiques des usagers.

    La première partie de l’ouvrage identifie quatre temps de la mémoire de la Shoah qui correspondent à quatre investissements spatiaux distincts. Le premier voit l’affrontement du mémorial de Paris et de Yad Vashem, à Jérusalem, dans les années 1950. La double concurrence, idéelle et idéologique, qui résulte de ces projets contraste avec le projet du kibboutz Lohamei Haghetaot, fondé par 196 rescapés de la Shoah. Le deuxième temps est celui de la guerre froide, de la guerre des Six Jours et de la guerre du Kippour qui contribue à lier étroitement la mémoire de la Shoah à celle de l’existence, un temps compromise, de l’État d’Israël. C’est sur ce substrat que la Shoah s’américanise rapidement, à partir de 1974-1977. Troisième temps, celui du Rideau de fer et de la chute du mur de Berlin où l’Allemagne s’impose comme un épicentre européen de la mémoire de la Shoah puis, dans son sillage, certains pays de l’Europe centrale comme la Hongrie et la Pologne. Enfin, à partir des années 2000, on assiste à une extension mondiale qui touche aussi bien l’Australie que l’Afrique du Sud, la Turquie ou, dans une moindre mesure, l’Iran.

    La deuxième partie de l’ouvrage se concentre sur les stratégies spatiales de chacune de ces créations ex situ qui révèlent une forme de globalisation des rapports au passé. En géographe, Dominique Chevalier avance une sorte de typologie des territoires mémoriaux de la Shoah sans s’éloigner du fil conducteur de sa réflexion qui est le phénomène de métropolisation des lieux de mémoire. Dans un premier cas de figure, le musée-mémorial s’articule de manière essentielle à l’histoire des Juifs dans un territoire donné : à Paris, le mémorial s’implante très tôt à proximité du Pletzl mais aussi, de façon plus étonnante, à Shanghai, Los Angeles ou Montréal, les musées s’implantent dans le quartier des rescapés. Deuxième cas de figure : la co-présence d’autres mémoires blessées qui établissent avec la Shoah un lien existentiel. À Melbourne, la mémoire du judéocide se trouve associée à celle des Aborigènes ; au Cap, à celle de l’esclavage ; à Fukuyama, à celle des bombes atomiques. En troisième lieu, les musées-mémoriaux s’enracinent dans des lieux symboliques mais dont la récurrence mémorielle n’est liée ni à un passé juif, ni à la possible communion avec d’autres mémoires douloureuses. Là, ils valorisent des territoires dans lesquels s’ancrent des architectures médiatisées, telles que celle de Berlin où intervint Daniel Libeskind mais aussi l’Holocaust Mahnmal de Peter Eisenman, et l’Holocaust Memorial Museum à Washington. La quatrième catégorie concerne les espaces offrant l’opportunité d’embrasser de larges paysages naturels, comme le mémorial de San Francisco, le Jewish Heritage Museum de New York et Yad Vashem à Jérusalem. Pour finir, Dominique Chevalier souligne combien la Maison de la Terreur, à Budapest, relève d’une logique à part qui est celle du non-lieu, d’un lieu excentré. Tous ces exemples ont en commun de constituer des instruments essentiels d’aménagement et de communication territoriale et politique, que ce soit celle de la catastrophe revendiquée pour légitimer a posteriori la création de l’État d’Israël, ou bien celle des culpabilités embarrassantes qui servent à expier les fautes, comme à Washington ou à Berlin. En bref, pour Dominique Chevalier, l’espace urbain est un « miroir social sur lequel se réfléchissent des intentions, des logiques d’acteurs, des temporalités, des références identitaires, des relations passé/présent et des rapports local/global particuliers » (p. 132).

    La troisième partie s’intéresse à la micro-échelle des lieux où se noue la connexion entre le lieu et le sujet sur le mode de l’expérience individuelle et collective. Accéder au musée, se déplacer en son sein puis franchir la distance qui sépare l’observateur d’un objet difficile à comprendre comme l’est la Shoah : tels sont les passages obligés auxquels se confrontent les visiteurs des lieux étudiés. Les corps sont de plus en plus mis à l’épreuve des mémoires blessées par des dispositifs architecturaux et muséographiques qui favorisent le déséquilibre, les troubles et les vertiges de l’espace. L’usage des sons et du jeu lumière/ténèbres y est intense. L’architecture se veut volontiers anxiogène afin de reproduire le récit mémoriel développé par les institutions muséales. Ces lieux mettent en scène trois formes spatiales privilégiées : l’espace de méditation, sorte de « cabinet de réflexion » (p. 167), qui prépare le visiteur à devenir témoin et à transmettre ce qu’il vient de voir ; des micro-territoires de reconstitution (une rue de ghetto, un wagon à bestiaux, etc.) ; des espaces de sacralisation de la nature qui sont autant de lieux de purification, de ressourcement moral à la gloire du Créateur ou de l’État, selon les versions. Cette mythification de la nature n’est pas propre aux musées de la Shoah mais elle y joue un rôle essentiel. L’auteur montre ainsi que les micro-agencements muséaux, organisés à travers des seuils, des passages, des déambulations, des frontières, des discontinuités, traduisent et incarnent des récits chronologiques et muséographiques. L’expérience souvent douloureuse de ces lieux cherche à se rapprocher, sur un plan physique et émotionnel, des trajectoires individuelles des victimes et des diasporas européennes.

    La dernière partie de l’ouvrage est consacrée au tourisme de mémoire, c’est-à-dire aux destinataires de tels lieux. L’expérience muséale n’a pas la même signification que le visiteur soit étudiant, chercheur, touriste, enfant de rescapé, juif ou pas, etc. Dominique Chevalier tente alors une comparaison des publics pédagogiques, qui constituent partout la part la plus importante des visiteurs, sur la base de trois cas d’étude (Washington, Jérusalem et Paris). Puis elle se concentre sur le touriste dont elle souligne les similarités avec les autres touristes patrimoniaux, culturels et urbains. À l’inverse, le thanatotourisme (dark tourism) des lieux de massacre ne trouve pas là de terrain privilégié dans la mesure où la relation matérielle et historique avec les lieux de la catastrophe y est distendue.

    En conclusion, l’auteur, à travers l’exemple de la Shoah, a indéniablement réussi à démontrer que la mémoire constitue (aussi) un objet spatial, et ceci à plusieurs échelles. La mémoire produit de l’espace « en conjuguant le global au local, le général au particulier » (p. 209). Ces lieux permettent à leur manière la circulation de savoirs entre les lieux mêmes de la destruction des Juifs d’Europe et les autres lieux attestant diverses mémoires douloureuses. Ces musées, qui sont bien souvent des vitrines architecturales, sont des éléments de valorisation des territoires, outils et produits du marketing culturel et patrimonial performant. En effet, le propre de ces lieux n’est pas le contenu de leurs collections mais leur capacité à raconter une histoire difficile. Au total, cet ouvrage remarquable ouvre une foule de nouvelles pistes de réflexion, des formes de l’autonomie du sujet à l’invention sociale des territoires. Il mérite indéniablement d’être lu.


    http://www.memoires-en-jeu.com/compte_rendu/geographie-du-souvenir-ancrages-spatiaux-des-memoires-de-la-shoah/
    #livre #mémoire #géographie #géographie_culturelle
    ping @reka

  • ’Showers’ placed at Auschwitz entrance - Israel News, Ynetnews

    http://www.ynetnews.com/articles/0,7340,L-4696040,00.html

    ’Showers’ placed at Auschwitz entrance

    Israeli visitors to the concentration camp’s museum were “shocked” to find mist showers placed at the entrance to the camp, the museum management: We did not mean to hurt visitors’ feelings.

    A mettre en relation avec une contribution sur le « tourisme de mémoire » que nous avions publié sur visionscarto.net

    Disneylandisation des horreurs de la guerre
    par PatrickeNaef

    http://visionscarto.net/disneylandisation-guerre

    –—

    What’s worse than selfies at Auschwitz ? This… | New York Post
    http://nypost.com/2015/08/31/israeli-tourists-shocked-by-misting-showers-outside-auschwitz

    Operators of the historical Auschwitz concentration camp site set up misting showers outside prison gates, angering Israeli tourists who were shocked by the insensitivity.

    Nazis used showers to kill millions of Jewish prisoners during the Holocaust, so modern-day tourists were taken aback when they saw an outdoor sprinkler shower system — installed to cool down summer visitors – on the solemn grounds in Poland, according to the news Web site Ynet.

    –—

    Reagerer på turist-dusjar i Auschwitz - NRK Verden - Utenriksnyheter og -dokumentarer

    http://www.nrk.no/verden/reagerer-pa-turist-dusjar-i-auschwitz-1.12528228

    ttp ://gfx.nrk.no/HVKoDN5Kg-a8hNisGfUEwgdxUgHQMYi9m3Qg42sizudA.jpg

    På grunn av sommarvarme i Polen er det sett opp ei rekkje med dusjar der dei besøkande kan kjøle seg ned. Det fører til harme blant fleire av turistane, skriv nettstaden Ynetnews.com.

    Nazistane brukte noko som kunne likne dusjrom til å drepe millionar av jødiske fangar under andre verdskrig, ved å sleppe ned den dødelege gassen Zyklon B.

    #Guerre #Conflits #Images #Lieux_de_mémoire #Tourisme

  • Sélection de ressources autour de la Journée du souvenir des victimes de la déportation http://www.education.gouv.fr/cid55548/journee-du-souvenir-des-victimes-de-la-deportation.html : GÉOGRAPHIE DES MÉMOIRES
    http://www.scoop.it/t/geographie-de-la-memoire
    #Géographie #Mémoire #Géographie_de_la_Mémoire #Mémoires_Douloureuses

    Géographie des mémoires douloureuses
    – Spatialisation des mémoires douloureuses : l’exemple de la Shoah https://www.academia.edu/3519983/Spatialisation_des_mémoires_douloureuses_l_exemple_de_la_Shoah

    – Yad Vashem : un lieu entre mémoires et espoirs http://tem.revues.org/1583

    – Musées et musées-mémoriaux urbains consacrés à la Shoah : mémoires douloureuses et ancrages géographiques. Les cas de Berlin, Budapest, Jérusalem, Los Angeles, Montréal, New York, Paris, Washington (tome I de l’HDR de Dominique Chevalier) http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/81/16/70/PDF/HDR-DC_tome1_definitif.pdf

    – Auschwitz, lieu touristique ? http://www.viatourismreview.net/Photographie1.php

    – Voyage à Chernivtsi ou retour à Czernowitz ? Les paradoxes de la mémoire et de la nostalgie http://teoros.revues.org/519

    – Carte postale du Memento Park (Budapest) : quand la douleur devient patrimoine http://cafe-geo.net/wp-content/uploads/cp_memento_park.pdf

    – Carte postale d’une ligne rouge (Sarajevo) http://geographie-ville-en-guerre.blogspot.fr/2012/05/carte-postale-dune-ligne-rouge-sarajevo.html

    – Les lieux de mémoire dans la ville en guerre : un enjeu de la pacification des territoires http://www.diploweb.com/Geographie-des-conflits-Les-lieux.html

    – Travail de mémoire, monument, revendication toponymique et appropriation de l’espace : à propos des mémoires de l’esclavage http://eso.cnrs.fr/TELECHARGEMENTS/revue/ESO_21/valognes.pdf

    – Identifier les lieux de mémoire de la traite http://www.cndp.fr/tdc/fileadmin/docs/tdc_1036_afrique/article.pdf

    – Espaces de la mémoire du génocide des Tutsis au Rwanda. Mémoriaux et lieux de mémoire http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=AFCO_238_0011

    – Le spectre des génocides. Traumatisme et violences extrêmes http://gradhiva.revues.org/658

    – Carte postale de la DMZ http://www.adrets.net/PhotoMois1.htm

    – Photo Line sur la Demilitarized Zone (Corée du Sud) http://www.adrets.net/PhotoMois9.htm

    Géographie de la mémoire
    – L’espace, le passé, les mémoires http://cafe-geo.net/wp-content/uploads/espace-passe-memoires.pdf

    – Lieux de mémoire en Europe, lieux de mémoire de l’Europe http://cafe-geo.net/wp-content/uploads/lieux-memoire-europe.pdf

    – Questionnements géographiques sur les monuments aux morts : symboliques et territoires de la commémoration https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00440898/document

    – Carte postale ancienne de Stari Most (Mostar) : Les cartes postales sont-elles des « lieux de mémoire » ? http://geographie-ville-en-guerre.blogspot.fr/2013/02/carte-postale-ancienne-de-stari-most.html

    – Quelques pistes et réflexions sur une géographie des mémoires et son enseignement http://aggiornamento.hypotheses.org/1151

    – La mémoire des lieux : entre espaces de l’histoire et territoires de la géographie http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/41/87/09/PDF/Verdier_Memoire.pdf

    – Religion et région Mémoire : Esquisse d’une territorialité par le biais de la géographie de la mémoire http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/noroi_0029-182x_1997_num_174_1_6792

    – Tourisme de mémoire et imaginaire touristique des champs de bataille http://www.viatourismreview.net/Article6.php

    – Lieux de mémoire : les enjeux du nationalisme taiwanais http://www.cairn.info/revue-outre-terre-2006-2-page-307.htm

    – Trace(s) du paysage. Monuments et “lieux de mémoire” au Japon http://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2006-2-page-104.htm

    – Anciens/Nouveaux lieux de mémoire en Russie http://www.cairn.info/revue-outre-terre-2007-2-page-187.htm

    – Historial et Mémorial : deux lieux de mémoire et d’histoire consacrés au général de Gaulle http://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2008-2-page-219.htm

    Biblio/sitographie complète à la fin de ce compte-rendu : : http://cafe-geo.net/wp-content/uploads/lieux-memoire-europe.pdf

  • L’inscription de la #francophonie canadienne dans la durée

    Dans Les #lieux_de_mémoire, #Pierre_Nora affirme que « la #mémoire s’enracine dans le #concret, l’#espace, le #geste, l’#image et l’#objet » (1984, xix). Entre lieux et mémoire adopte une perspective semblable et jette un regard sur les expériences concrètes, géographiquement situées, par lesquelles les francophones du #Canada construisent leur identité à partir des réminiscences de leur passé. Ce questionnement est essentiel, car la géographie de la francophonie canadienne évolue rapidement, consolidée au Québec au cours notamment des dernières cinquante années, mais fragilisée dans les milieux les plus dynamiques de la francophonie hors Québec, là où les francophones se confrontent quotidiennement à l’Autre : anglophone, immigrant et allophone. Dans ces lieux consolidés et fluides se tissent les appartenances et les identités de ceux qui les occupent. Les auteurs abordent les lieux de mémoire du Canada français selon trois approches : l’histoire, la géographie et les arts. Tous mettent en évidence que la fondation d’un lieu de mémoire est un acte politique. Enfin, ils montrent qu’une étude des lieux de mémoire, par l’entremise des individus et des groupes qui les instituent, constitue un préalable à la compréhension de l’identité francophone canadienne, dans son unité comme dans sa diversité.

    http://www.presses.uottawa.ca/entre-lieux-et-m%C3%A9moire
    #livre

  • MUSEES DE LA GRANDE GUERRE ET IDENTITE TERRITORIALE EN PICARDIE : LES TERRITOIRES PETRIFIES

    Cet article est une contribution à l’analyse géographique des #lieux_de_mémoire, notion passée dans le champ des sciences sociales mais peu explorée
    par les géographes. L’article propose une analyse de la dimension spatiale de la #commémoration de la Première Guerre mondiale en Picardie, une région traversée par le front de 1914 à 1918 et théâtre de violents combats. L’approche se veut comparatiste : les réseaux des lieux de mémoire ont une extension et une forme différentes dans chaque département. Ceci s’explique par les stratégies différentes des acteurs intervenant dans leur structuration : acteurs locaux, nationaux mais aussi étrangers car la Picardie est aujourd’hui un lieu de mémoire international. La comparaison de trois musées étrangers édifiés dans la Somme, permettra d’analyser la mise en place de réseaux transnationaux dont l’organisation rappelle les phénomènes diasporiques. Enfin, il faudra s’interroger sur la place du #paysage dans la transmission de la mémoire.

    http://thema.univ-fcomte.fr/theoq/pdf/2003/TQ2003%20ARTICLE%2036.pdf
    #Picardie #mémoire #musée #WWI #Première_guerre_mondiale #grande_guerre

  • Production et effacement des lieux de #mémoires dans une commune-centre anciennement industrielle : le cas de #Villeurbanne (France)

    C’est dans une tension exacerbée entre l’affichage d’une mémoire ouvrière et la transformation profonde du #paysage_urbain que se situe l’intérêt de ce cas d’étude. Villeurbanne permet de mettre en évidence les processus de filtrage des #lieux_de_mémoire, entre #marques-mémoires légitimées et #traces-mémoires fragilisées. La récente ouverture du #Rize, « centre mémoires, cultures, échanges » municipal, révèle les contradictions inhérentes à un découplage entre mise en valeur des mémoires et prise en compte des #patrimoines architecturaux et urbains.


    http://articulo.revues.org/2451

    #mémoire_ouvrière #histoire_industrielle #industrie #France

  • Budapest : Lieux de tensions mémorielles - REGARD SUR L’EST

    http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=1509

    via @cdb_77

    Le 31 mai aurait dû être inauguré à Budapest le Mémorial de l’occupation allemande voulu par le Premier ministre Viktor Orbán. Mais la mobilisation a été telle, en Hongrie et hors des frontières, que ce geste a été repoussé. Reportage autour de la mémoire à travers Budapest.

    #budapest #seconde_guerre_mondiale #monuments #lieux_de_mémoire

  • Disneylandisation des horreurs de la guerre - Visionscarto

    http://visionscarto.net/disneylandisation-guerre

    La publication du jour sur notre tout nouveau site Visions cartographiques, c’est Patrick Naef qui nous l’offre avec une réflexion sur lieux de mémoire et tourisme (exploitation de la souffrance, instrumentalisation par les Etats). Ici, le Vietnam, la Lituanie et la Pologne, mais nous pourrons poursuivre le débat plus tard en Corée avec la DMZ ou en Afrique du Sud...

    Violence et tourisme ne font à priori pas très bon ménage. Lorsqu’une région touristique sombre dans la guerre, connaît des émeutes ou subit des actes de terrorisme, elle est désertée et s’effondre économiquement.

    Des pays comme l’Égypte, en profonde mutation après la « révolution » de 2011 et encore très instable politiquement, luttent pour réhabiliter un secteur touristique essentiel pour l’économie. Mais si les événements ont contribué à vider les lieux traditionnellement touristiques (ils y reviendront une fois que la situation sera plus calme), ce sont parfois les lieux-même de la violence qui deviennent des centres d’intérêts et peuvent se trouver transformés en attractions touristiques.

    #tourisme #lieux_de_mémoire #guerre #conflits