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Dans le capitalisme moderne, l’inégalité formelle la plus pertinente est celle qui existe entre personnes physiques et personnes légales, c’est-à-dire entre individus et sociétés ; ces dernières bénéficient généralement de nombreux privilèges, notamment en termes de responsabilité limitée, de dispositions prises en cas de faillite, de taux d’imposition et d’accès aux législateurs et au système judiciaire [15]. Les récentes crises des subprimes aux États-Unis, en Irlande ou en Espagne peuvent servir d’exemples contemporains, puisque les propriétaires immobiliers lourdement endettés furent soumis à une saisie forcée de leur bien alors que les entreprises financières qui s’étaient servies des hypothèques pour spéculer furent sauvées par l’État. L’argument officiel selon lequel certaines entreprises sont essentielles à la survie du système économique, qui implique de manière plus officieuse que le peuple, lui, ne l’est pas, montre bien qu’il ne s’agit pas là d’échanges entre égaux basés sur un principe de réciprocité.
Graeber semble en avoir conscience lorsqu’il écrit à la dernière page de Debt : « Il semble donc que nous n’ayons pas tous besoin de payer nos dettes. Ce n’est obligatoire que pour certains d’entre nous » (p. 391). Tout au début de son ouvrage, il raconte également comment dans les années 1720 en Grande Bretagne, les prisons des personnes endettées « comportaient en général deux sections » (p. 7), l’une « tout confort » pour les aristocrates, et l’autre, invivable, pour le bas peuple. Mais au lieu de pousser plus loin son analyse de l’institutionnalisation de l’inégalité entre acteurs économiques, l’auteur en reste à sa conviction que c’est la quantification des obligations et la froide logique des échanges entre égaux qui rend la dette néfaste. On dirait presque que Graeber prend les revendications fondamentales du libéralisme au pied de la lettre, alors que dans le monde réel, elles se voient perverties depuis leur début : rappelons que John Locke lui-même eut aussi sa part dans le système de enclosure en Angleterre, de l’esclavage aux États-Unis et du colonialisme. [16]