« Les stages de 2de risquent de renforcer les inégalités sociales »
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En septembre 2023, Gabriel Attal, alors ministre de l’éducation nationale, annonçait vouloir « reconquérir le mois de juin », souvent marqué par un fort taux d’absentéisme à l’école. Il propose alors, pour les élèves de 2de générale et technologique, un stage d’observation. Si les #entreprises sont « incitées » par le gouvernement à accueillir des stagiaires de 2de la dernière quinzaine du mois de juin, la circulaire reste floue quant à l’implication des équipes éducatives, des parents et quant à la mobilisation éventuelle d’associations dans sa mise en œuvre.
Une possibilité supplémentaire de « découvrir le monde économique et professionnel » et de réfléchir à l’orientation, pour reprendre la circulaire, est a priori une bonne idée, mais est-ce possible à moyens constants et sans temps d’organisation dévolus sur l’ensemble des territoires ? C’est sans doute l’anticipation de la difficile mise en application de cette circulaire qui a conduit le Conseil supérieur de l’éducation, organe consultatif du ministère de l’éducation, à rejeter massivement le projet de texte le 16 novembre dernier.
A quelques jours du début de la période de stage, des syndicats d’enseignants estiment à 25 % le nombre d’élèves ayant trouvé un stage, laissant penser qu’il ne suffit pas d’une plate-forme (1jeune1solution. gouv) pour mettre en relation les élèves et les potentiels lieux de stage.
Les élèves se débrouillent seuls
Des leçons sont à tirer du très inégalitaire #stage_de_3e. La grande difficulté pour trouver un stage de 3e que rencontrent les #collégiens dont les parents ne peuvent puiser dans leur réseau professionnel et personnel aurait dû conduire à organiser des moyens d’accompagner l’accès à ces stages d’observation en milieu professionnel, en particulier dans les établissements où les enfants de milieux populaires sont surreprésentés. Dans ces collèges, où la grande majorité des élèves se débrouillent seuls pour trouver un stage et sont contraints de multiplier les candidatures (CV, lettre de motivation), le stage de 3e est d’abord l’expérience de multiples refus, voire de discriminations raciale et territoriale.
Une étude de l’Institut national de la jeunesse et de l’#éducation populaire de 2018 note que 30 % des élèves de collèges en réseau d’éducation prioritaire (REP) ont dû contacter cinq entreprises et plus (alors que c’est le cas de seulement 17 % des élèves des établissements hors REP). Conséquence de ce parcours du combattant : selon cette même enquête, dans le département des Yvelines, seuls 43 % des élèves d’établissements #REP font le stage de leur choix, contre 69 % dans les établissements hors REP.
La nature des stages est également très connotée socialement, puisque ceux-ci sont réalisés dans une diversité de lieux et de domaines dans les établissements les plus favorisés, ce qui contraste avec l’homogénéité des stages dans les établissements les moins favorisés. Des différences qui s’accentuent encore davantage lorsque l’on ajoute à l’origine sociale la variable du genre. Les trois quarts des filles en #collège_REP réalisent leur stage dans le commerce, la grande distribution, l’enseignement, l’artisanat et en pharmacie.
Tâches impensées
Les moyens nécessaires à la mise en place de ces stages ne sont pas pensés et l’accompagnement invisibilisé. Pour les équipes éducatives, et plus encore celles des établissements en REP ou en zone rurale, les stages en 3e sont loin de se limiter à cinq jours dans l’année. L’organisation d’une semaine ou d’un forum des métiers, l’aide à la réalisation d’un CV, l’ouverture d’une boîte mail et l’inscription sur les plates-formes sont anticipées bien en amont des stages. Si, dans quelques établissements très privilégiés, les associations de parents (voire des clubs d’entrepreneurs) prennent en charge l’organisation de forums des métiers, la mise en relation des élèves avec des entreprises et l’organisation des oraux, dans la majorité des cas, ce sont les #enseignants qui accompagnent l’accès à ces stages, parfois soutenus par des associations.
Pour permettre à des élèves en REP de trouver le stage de leur choix, l’association couple la mise à disposition d’une plate-forme à un accompagnement tout au long de l’année, qui commence parfois dès la 4e par des ateliers thématiques qui visent à décrypter les annonces publiées sur la plate-forme, oser postuler un stage, rédiger des éléments de motivation, échanger par mail avec les tuteurs… En amont des stages, l’association forme les entreprises à la rédaction d’annonces et d’objectifs de stage compréhensibles pour les élèves.
Autant de tâches impensées mais essentielles à la réalisation des stages, qui s’ajoutent aux missions des équipes éducatives et qui ont facilement fait de déborder sur les heures de cours ou de rajouter du travail supplémentaire non rémunéré, puisqu’elles ne font pas l’objet de ressources supplémentaires pour les établissements scolaires. La charge de travail déléguée à l’équipe éducative, souvent au professeur de technologie qui parfois réduit ses heures de cours pour se consacrer au stage, est d’autant plus importante que l’établissement est socialement ségrégué, et que la part de stages pris en charge par le réseau familial est faible.
Nouveau moyen de distinction
Le risque est clair : le #stage_de_2de pourrait être un nouveau moyen de distinction profitant aux #lycéens les plus favorisés. Comme pour d’autres politiques éducatives, le gouvernement s’est ici hâté dans la mise en place d’une réforme en théorie intéressante, mais qui, en pratique, présente de nombreuses limites et ignore les retours d’expérience des acteurs de terrain sur des dispositifs similaires.
Les possibilités pour tous les élèves de trouver un stage en même temps sont encore plus contraintes par la synchronicité des dates, qui correspondent également aux stages des lycéens professionnels pour beaucoup d’établissements. L’écueil du stage de 2de est d’être, encore davantage que pour le stage de 3e, un objet de distinction, à un an et demi des procédures d’admission pour les formations d’études supérieures, par Parcoursup.
Expérience de #stage subi dans un secteur dévalorisé ou de stage prestigieux dans une structure internationale, service national universel ou mobilité européenne et internationale (deux dérogations possibles au stage) risquent de s’ajouter aux multiples étapes de la scolarité conduisant à la reproduction sociale.
Aude Kerivel est sociologue et directrice du Laboratoire d’évaluation des politiques publiques et des innovations (Leppi), Yassir Mamodbakar est étudiant en master à Sciences Po et stagiaire du Leppi et Chloé Michaud est économiste au Leppi.