Le nouveau premier ministre voudra sans doute qu’on oublie ces épisodes, mais son passage à la commission européenne, où il fut en charge du marché intérieur et des marchés financiers (2010-2014), fut marqué par sa #docilité, pour ne pas dire #servilité, envers les #multinationales et les #banques. Et pour le #secret des affaires.
Fakir s’est replongé dans ses archives…
« En juin 2010, Michel Barnier, commissaire européen au Marché intérieur, en charge de pondre une directive sur ‘‘les exigences de capitaux’’, instaure un ‘‘groupe d’experts sur les questions bancaires’’.
De qui est composé ce cénacle ? Sur les 42 ‘‘conseillers’’, 34 appartiennent à des banques ou à des fonds d’investissements ! Plus des trois quarts ! HSBC, BNP-Paribas, Unicredit, etc. Tous sont représentés. Par souci de pluralisme, sans doute. Et plus de la moitié des membres, très exactement vingt-trois, ont leur carte à l’Institute of International Finance, le plus important lobby bancaire, qui a combattu pied à pied les accords de Bâle 3 [ndlr : accords négociés peu de temps avant pour réguler les risques bancaires]. De quoi les adapter, avec intelligence et finesse, au contexte européen…
Les succès sont au rendez-vous. Bâle 3 exige ainsi, pour les banques, un ratio de fonds propres à hauteur de 8 %. C’est plutôt modeste. Bien des études préconisent 20 %, et Allan Greenspan, l’ancien président de la Fed américaine, plaidait pour 13 ou 14 %. 8 %, donc, dans l’esprit de Bâle, c’est un minimum. Mais, pressés par leurs banquiers, les Européens vont en faire un maximum ! Aucun état en Europe n’aura le droit d’en réclamer davantage, d’écrire une loi plus stricte ! Et on rebaptisera ça ‘‘harmonisation du marché’’… toujours par le bas ! ‘‘Le texte reflète les préoccupations de l’industrie bancaire’’, reconnaîtra l’Association des banquiers britanniques… »
[Extrait de Fakir n° 59, février 2013.]
La même année, toujours au niveau européen, l’enjeu était plus important encore : généraliser le principe du secret des affaires, qui garantit à une firme qu’elle n’aura pas à rendre publics la composition de ses produits, ses méthodes de fabrication, ses procédés inavouables. Pire : enquêter dessus serait désormais puni. Michel Barnier, puis Emmanuel Macron, y auront veillé… C’était raconté dans Il est où le bonheur (Éditions LLL), le livre de François, rédac’ chef à l’époque, dont le Fakir n°90 (septembre 2019) publiait les bonnes feuilles.
« C’est à Bruxelles que s’est nouée l’intrigue.
DuPont de Nemours a démarché, directement, la Commission européenne. Avec son lobby également, le CEFIC, le Conseil européen de l’industrie chimique, qui, outre DuPont, réunit Bayer, BASF, Sanofi, Exxon Mobil, Solvay, etc. Eux ont recruté un certain Joseph Huggard, qui est lui-même passé par Exxon, GlaxoSmithKline, et qui s’est vanté, au moment de son embauche, ‘‘d’avoir plus de trente années d’expérience avec les substances les plus controversées’’. Ensemble, avec leurs amis d’Air Liquide, Alstom, Michelin, Safran, General Electric, Intel, Nestlé, etc., ils fondent alors, en 2010, un nouveau lobby, spécialement dédié au ‘‘secret des affaires’’, le TSIC, le Trade Secrets and Innovation Coalition.
Qu’entendent-ils par ‘‘secret des affaires’’ ? Tout, à peu près tout. ‘‘Il n’existe pas de limitation générale sur les sujets concernés’’. Il ne s’agit pas, pas seulement, des savoir-faire, de la recherche, de l’innovation, des connaissances technologiques, déjà protégés partout. Non, la définition s’étend à ‘‘tous les documents des entreprises’’, les données fiscales, sociales, environnementales. Les essais cliniques, les données toxicologiques, l’identité des additifs, les émissions de substances chimiques, les rejets de fumée, il faut que tout cela soit couvert par ‘‘le secret des affaires’’. Et de même pour les comptes à Jersey, à Malte, au Luxembourg, ‘‘secret des affaires’’.
Aussitôt créé, donc, le TSIC adresse une demande d’‘‘harmonisation’’ à la Commission. Comment l’Europe accueille-t-elle ce souhait ? Avec enthousiasme ! Michel Barnier, commissaire européen au marché intérieur, lance une étude sur le sujet, et leur répond : « Mon espoir est de pouvoir démontrer que toutes les entreprises fondées sur l’économie de la connaissance, et en particulier les PME, reposent sur le secret des affaires ». Voilà une recherche bien orientée ! Mon espoir, « my hope » ! Le commissaire européen poursuit : « J’espère sincèrement que votre organisation va continuer de nous assister pour parvenir à cet objectif... » On voit mal pourquoi un lobby, né pour cet objectif, cesserait de les « assister »... « et je suis ravi d’entendre de la part de mes services l’excellente coopération jusqu’à ce jour. » C’est plus qu’une proximité qui est signée ici, une complicité.
Pour les tables rondes, pour les conférences de presse, pour l’enquête publique, lobbies et Commission vont cheminer main dans la main, copain-copain. Et en novembre 2013, c’est bon : la directive est publiée, le secret des affaires harmonisé ! Cela fait trente ans qu’on nous parle, à nous, de l’harmonisation fiscale et sociale et, au bout de trente ans, Anne, ma sœur Anne, nous ne voyons toujours rien venir ! Mais pour eux, en trois ans, trois ans à peine, c’est plié, dans la boîte !
Restait une formalité : l’introduire en droit français.
Alors ministre de l’Économie, en 2015, Emmanuel Macron est au taquet, il veut la faire passer par un amendement. Même, pour tout viol du précieux ‘‘secret des affaires’’, il prévoit trois ans de prison ! Heureusement, la peine de mort est abolie ! Mais il essuie alors un tollé, les députés socialistes se rebiffent. Désormais à l’Élysée, la chose est plus assurée : malgré les pétitions de journalistes, les manifestations d’ONG, les protestations des lanceurs d’alerte, les parlementaires ont approuvé. Par 46 voix pour, et 20 contre.
Contre DuPont de Nemours.
Contre Syngenta.
Contre Monsanto.
Contre les atrazine, Dépakine, plomb, téflon, glyphosate d’hier et de demain. »
Au service des firmes, des banques et des puissants : on se demande, finalement, pourquoi Macron a mis tant de temps à choisir un premier ministre dont il est si proche…