• « On n’a pas fait une médecine de guerre, on a fait une médecine de pénurie » – ACTA
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    Exacerbations des inégalités de santé avec un taux de mortalité surélevé dans le 93, pénurie structurelle de moyens comme aboutissement de vingt ans de restructurations de l’hôpital, aveuglement politique même au cœur de la crise. Mais aussi solidarités collectives, auto-organisation des soignants, conscience que le changement ne pourra venir que par la lutte … Nous avons rencontré Yasmina, infirmière à l’hôpital Delafontaine à Saint-Denis.

    Tu peux nous décrire ton quotidien, dans quelle structure tu es et comment se passe ton travail dans la période actuelle ?

    Je m’appelle Yasmina, je suis infirmière à l’hôpital Delafontaine à Saint-Denis, au service d’urgence adulte. J’y travaille depuis bientôt quatre ans et depuis quatre ans mon quotidien a beaucoup changé en termes de conditions de travail, et ça c’est accéléré depuis le début de la crise du Covid. Au début il y a eu une espèce de sidération parmi les hospitaliers et les collègues, quand on a commencé à voir ce qu’il se passait en Chine, puis progressivement quand ça se rapprochait avec la situation en Italie. Il y a eu tout un discours politique pour dire que le système de santé italien était quand même moins bon et qu’il n’arrivait pas à faire face. Là-dessus, je pense qu’on a été assez clair dès le départ en disant qu’on ne ferait pas mieux. Quand on voyait les difficultés très importantes notamment sur les respirateurs et les places en réanimation, on a commencé à se dire « comment ça va se passer chez nous ? », en sachant que la parole gouvernementale n’était pas très claire. On n’a pas été beaucoup mieux informés que vous au départ sur cette crise et les patients commençant à arriver progressivement, un certain nombre de protocoles ont été mis en place. Début mars surtout, notre hôpital est passé en « plan blanc élargi », un plan de crise qui a permis qu’on n’accueille plus les patients considérés comme du « non-urgent », pour pouvoir dégager à la fois du personnel et des lits pour des patients Covid. On a fermé ce qu’on appelle les consultations et l’hôpital de semaine, mais en les fermant on savait que ça allait forcément poser des problématiques de suivi des pathologies chroniques, que ça allait avoir un impact sur la santé de nos patients. Donc pour nous, en commençant par fermer le « non-urgent », on commençait déjà à rentrer dans le problème. Par ailleurs, on a transformé deux éléments dans l’hôpital : l’unité de soins intensifs pédiatriques et la salle réveil post-opératoire ont été réaménagées en deuxième et en troisième « réa ». On a su assez tôt que le nombre de lits de réanimation allait être compliqué à gérer parce qu’au début de la crise on nous a annoncé une fourchette entre 400 et 1000 patients en « réa » pour le Covid et il y avait 1250 places de réanimation au maximum en Ile-de-France. Au tout début, on ne gardait pas les patients, on les détectait dans nos hôpitaux et on les renvoyait à Paris. On devait appeler les hôpitaux parisiens pour « valider » nos suspicions Covid et pour avoir le droit de tester le patient parce que les critères étaient restreints alors qu’on voyait des patients qui avaient des symptômes évocateurs. Ceux qui avaient été en contact avec un Covid avéré ou ayant voyagé dans les zones à risques étaient considérés comme Covid, les autres non, mais en même temps on savait que le virus commençait déjà probablement à circuler dans le pays. Il y a eu une période de flottement pendant laquelle on ne comprenait pas trop.

    Quand tu parles de cette période, c’est avant le confinement ?

    Oui, au moment du confinement c’est là qu’on a vraiment fermé des lits et qu’on s’est transformé en hôpital Covid, le jour de la première annonce de Macron [le jeudi 12 mars]. On a commencé par recevoir des patients assez graves donc ça nous a mis une petite claque, surtout des patients qui n’étaient pas si vieux, souvent avec des comorbidités associées qui peuvent favoriser le développement d’un Covid grave. Progressivement, on n’a plus reçu de patients hors-Covid, avec la grande question de « qu’est-ce que ces gens-là deviennent ? » parce que les AVC et les infarctus continuent d’exister. Après, c’est devenu 99,9% de patients Covid jusqu’à maintenant [entretien réalisé le mardi 14 avril] où les autres patients ne sont pas encore revenus, ou alors au compte-goutte. Entre-temps, on a connu trois semaines de véritable enfer dans le 93 avec bien dix jours sans places en réanimation. Ça a été très dur à vivre et à gérer. Il a fallu faire des choix, il a fallu gérer comme on pouvait et on ne pouvait pas transférer rapidement des gens parce qu’on était déjà en sous-effectif au sein même de notre service, alors qu’on était en « plan blanc » et qu’on était censé être dans une situation sanitaire exceptionnelle. Le Covid, c’est une crise sanitaire qui arrive au milieu de ce qu’on pouvait déjà considérer comme une crise sanitaire, qui percute une crise déjà établie au sein de l’hôpital public. Les problématiques qu’on avait avant se démultiplient maintenant. Par exemple, beaucoup de collègues ont été contaminés dès le départ, du coup le sous-effectif était aussi lié à ça, on est rentré dans un cercle vicieux. Maintenant, les collègues commencent à revenir, on a baissé notre activité, ça va beaucoup mieux chez nous, ça va moins bien dans les services de gériatrie, ça va moins bien dans le reste de l’hôpital, mais aux urgences ça s’est vraiment apaisé.

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