interview Hélène Breda est l’un des rares chercheuses françaises à travailler les « Fans Studies », l’étude des comportements des fans
Le collectionneur d’assiettes Star Trek, le connaisseur de tous les interprètes de Dr Who, celui qui préférerait vivre dans une galaxie lointaine, très lointaine, ou celle qui, au font d’elle, appartient à la maison Poufsouffle… Tous ces gens-là, on les appelle « les fans ». Et la science ne va pas les laisser tranquille. Les « Fans Studies », d’abord cantonnées aux universités américaines, arrivent peu à peu en France.
Parmi les pionnières de ce genre d’études, Hélène Breda, maîtresse de conférences en science de l’information à l’université Sorbonne Paris Nord, étudie plusieurs fandoms, dont celui de la série Hannibal. Pour 20 Minutes, et alors que les fans de Harry Potter du monde entier célèbre la rentrée de leur sorcier fétiche à Poudlard, elle explique les enjeux des « Fans Studies ». Un champ d’investigation si vaste personne ne vous y entendra crier.
Quelle définition donneriez-vous des « Fan Studies » ?
Comme son nom l’indique, il s’agit d’étudier les fans. Les individus mais aussi les communautés, leurs pratiques, leur identité, qui ils sont et ce qu’ils font. Comme l’a défini Mélanie Bourdaa, chercheuse à Bordeaux Montaigne, dans son livre de référence sur le sujet, il s’agit d’un public « actif et engagé ». Les Fans Studies démontrent que les phénomènes culturels récents ne sont pas des cultures de masse que l’on reçoit de manière passive.
Les Fans Studies sont-elles présentes dans beaucoup d’universités en France ?
Non, en France, assez peu. Le nom Fan Studies reste souvent en anglais parce qu’il vient de la tradition de recherche anglaise et américaine des Cultural Studies, l’étude de ce que les publics font d’objets culturels, de leur manière de les interpréter, de se les approprier. Et parfois au-delà de la réception, les Fans Studies se penchent sur les pratiques et identités qui se forment autour de ces objets culturels.
Aujourd’hui, il semble que tout le monde se dise fan de telle ou telle chose.
La manière de se définir comme fan a évolué. Aujourd’hui on va dire assez facilement « je suis fan de Games of Thrones » et ça ne recouvrira pas la même réalité que les collectionneurs de timbres, les adeptes de Tintin, les fans de Star Wars… Le mot fan est entré dans le langage courant et a été presque complètement débarrassé de sa connotation négative. Mais on essaye de s’en écarter avec les collègues…
Pourquoi ?
Fan vient de fanatique, terme qui a une dimension religieuse et qui décrit quelqu’un d’obsessionnel et d’enfermé. Alors que nous nous intéressons aux personnes qui ont un investissement fort par rapport à leur objet de passion, sans adoration religieuse.
Quels points communs y a-t-il entre un fan de « One Piece » et un fan de Beethoven ?
Faire des généralités sur les fans, c’est compliqué. On peut travailler sur un fandom précis et on peut aussi constituer des corpus, comme les fans de séries télé. A l’intérieur d’un fandom on va étudier une thématique ou pratique précise. Par exemple, Mélanie Bourdaa travaille sur les réactions, parmi les fans LGBT, aux coming out de personnages dans les séries télé.
Les Fans Studies peuvent porter sur n’importe quel type de communauté de fans ?
On travaille essentiellement sur les fans des cultures populaires et des cultures de l’imaginaire. Il y a aussi un peu les fans de musique, les fans de Beatles, de Madonna… En ce moment il y a beaucoup d’études sur les fans de séries ou de téléréalité.
Les supporteurs d’équipes de sport sont-ils considérés comme des fans également ?
Oui, le supporterisme est parfois étudié comme un fandom. Cette affiliation a une équipe, le sentiment d’appartenance à telle ou telle maison, c’est quelque chose que l’on retrouve souvent au sein des fandoms, celui d’Harry Potter notamment, bien sûr.
Les Fans Studies sont-elles exploitées par les exploitants de licence populaires pour maximiser leurs profits ?
Sans aucun doute. Je travaille sur le fandom de Disney, et j’ai pu constater à quel point les instances de Disneyland notamment capitalisent sur les fans. Ils ont créé leurs propres influenceurs par exemple. Au niveau créatif, on étudie aussi la notion de « fan service », le fait, dans un film ou une série par exemple, de faire un clin d’œil aux fans en faisant apparaître un personnage ou une intrigue populaires chez les fans les plus engagés.
Pour Barbie, Mattel a été accusé de s’appuyer sur des « anti-fans », des haters, pour faire parler de son film.
Les anti-fans sont aussi un phénomène étudié mais il ne s’agit pas vraiment de communautés soudées qui se définiraient dans le rejet d’une œuvre. En revanche, il y a des « toxic fandoms », des communautés au sein desquels des mouvements négatifs se créent, avec des phénomènes de pression, de dévalorisations, de harcèlement notamment. Nous étudions aussi les aspects politiques des fandoms. Il y a par exemple plusieurs communautés qui attirent des fans réactionnaires. L’extrême droite a très tôt su pénétrer les mouvements de fans grâce à une grande maîtrise des réseaux sociaux. Les Fans Studies ne sont pas angélistes. Tout n’est pas rose au pays des fans. On a beau adorer notre champ d’étude, on peut y voir les champs négatifs.
Peut-on étudier les fans de Harry Potter sans être fan soi-même ?
Alors ça, c’est LA question. Parmi les pionniers américains des Fans Studies, Henry Jenkins étudiait les fans de Star Trek, et était fan lui-même. Il a inventé, pour lui-même, le terme de « acafan » pour « academical fan ». En tant que fan il décide de se pencher sur l’étude d’une communauté dont il se réclame. Il réfléchit alors à sa position de chercheur. A l’inverse, toujours chez les fans de Star Trek, Camille Bacon-Smith a une approche anthropologique avec un regard extérieur, une observation plus distanciée, elle n’est pas fan de Star Trek. En France, Mélanie Bourdaa, qui a participé à l’exportation des Fans Studies, se définit comme « ethnofan », sans être fan de prime abord, elle va s’immerger dans les communautés en ligne pour avoir cette vision de l’intérieur.
Cette méthode heurte quelque peu un principe important en recherche académique, sur le recul par rapport à son objet d’étude. Est-ce pour cette raison que les Fans Studies sont encore peu développées en France ?
Les études culturelles en général sont en retard en France. L’université française a des champs disciplinaires découpés de telle manière que les Fans Studies n’y ont pas de place a priori. Le développement de ces thématiques est encore difficile.
Y a-t-il un phénomène de snobisme ? Etudier les fans de Britney Spears ce ne serait pas jugé assez sérieux ?
Il y a parfois aussi du mépris des objets d’études, oui. Des champs d’études qui vont être jugés mineurs, peu légitimes. On travaille, avec quelques collègues, contre ces idées reçues, d’autant que la recherche universitaire est une structure de légitimation culturelle.
Plusieurs thématiques très contemporaines, comme la lutte contre le sexisme ou les LGBTphobies, sont au cœur des Fans Studies. De nombreux fandoms sont considérés comme des « refuges » pour des minorités victimes de discrimination.
Oui, et c’est très intéressant. La notion de refuge on la trouve dans plein de fandom comme celui de Pokémon ou de Disney. Mais il y a des exemples plus étonnants. J’étudie le fandom de la série Hannibal. On n’est pas trop dans le « mignon gentil » puisqu’il s’agit d’une série sur le tueur en série de fiction cannibale Hannibal Lecter. Cette série ultra morbide et gore est aussi une série queer, qui a donc attiré un fandom queer, la « fannibal family », avec des personnes LGBT ou en décalage avec la société. La notion de refuge ne naît pas seulement dans les univers kawai. On peut avoir un espace communautaire « safe », c’est-à-dire sécurisant pour des personnes discriminées, avec des objets culturels qui ne sont pas, a priori, réconfortants. La solidarité et la sécurité des membres viennent des fans eux-mêmes.
Y a-t-il des fandoms plus accueillants que d’autres pour les femmes ?
Il y a, au sein de certains fandoms, des spécialités plus féminines que d’autres. Par exemple, l’exercice de la fan fiction est plus féminin. Les cultures de l’imaginaire ont longtemps été supposées réservées à un public masculin qui en faisait sa chasse gardée. Cela se ressent souvent avec un traitement des personnages féminins qui est soit pas très positif, soit inexistant. Comme les femmes aiment quand même la science-fiction, elles ont écrit des fans fictions pour rééquilibrer. En créant par exemple des intrigues et des personnages qui leur correspondent et les représentent mieux.
On voit parfois les fans comme des érudits, très attentifs au respect de l’œuvre. N’est-ce pas contradictoire avec cette tendance à la créativité des fans ?
Les deux tendances coexistent, parfois chez un même fan d’ailleurs. On peut se sentir garant du respect d’une œuvre et participer à son extension. Dans les cultures de l’imaginaire, la notion de « world building », création de mondes, est primordiale. Les mondes de Tolkien, Star Wars, Harry Potter sont immenses en potentialité, les fans vont chercher à les meubler, les étendre, ces univers, pour continuer l’œuvre. Mais tout cela dans le respect de l’œuvre. Être fan ça peut être dessiner des cartes, écrire des histoires, ou se déguiser, apprendre des répliques par cœur ou faire des collections. C’est vraiment très riche.
Vous décririez-vous comme fan des Fans Studies ?
En quelque sorte (rires). Avec des collègues nous avons créé le GREF, Groupe de Recherches en Etudes de Fans. Il y a eu une Journée d’études à Bordeaux en juin 2023 et nous développons différents projets pour l’année qui vient (carnet Hypothèses en ligne, webinaire…). Il y a une émulation et un effet de génération avec énormément de thèses en écriture sur le sujet des fans.