Ils étaient pris en charge par l’aide sociale à l’enfance, hébergés et en voie d’intégration. Mais en changeant de département, une formalité en théorie, un nombre croissant de mineurs isolés étrangers ont été réexaminés et déclarés majeurs. Le début d’une fulgurante descente aux enfers.
Casquette verte, visage juvénile, Lassana* a le regard qui se perd en repensant à la convocation du département des Yvelines, il y a quelques mois : « On m’a dit de venir avec mes bagages, j’ai compris tout de suite que c’était fini. »
Le Malien, arrivé quelques semaines plus tôt à Paris, y avait été déterminé mineur. Il a ensuite, comme cela arrive pour des milliers de mineurs non accompagnés (MNA), été confié à un autre département pour être pris en charge.
Une fois dans les Yvelines, Lassana est convoqué à la préfecture pour une réévaluation. Lui jure avoir 16 ans, être passé par l’Espagne. Mais ses empreintes l’identifient comme un majeur contrôlé en Italie.
Le couperet tombe aussitôt : sa prise en charge s’achève. Il se retrouve à la rue où il dort désormais sous une tente, près des campements de migrants du nord-est parisien.
Ces réexamens, rarissimes il y a quelques mois encore, explosent ces dernières semaines, concomitamment à l’application progressive depuis fin janvier du décret ouvrant l’utilisation du fichier biométrique. Ce dernier permet, par exemple, aux préfectures de comparer les empreintes avec celles du fichier Visabio des visas et des ressortissants étrangers.
Si les réévaluations sont légales, elles doivent rester exceptionnelles et se limiter aux cas où « la première évaluation est manifestement insuffisante », rappelle le ministère de la Justice.
Or, dénoncent associations et défenseurs des droits fondamentaux, nombre de départements exploitent à l’excès cette zone grise pour évincer des MNA d’une prise en charge évaluée à 2 milliards d’euros par an.
« Complètement fou »
« Certains départements réexaminent systématiquement, ce qui n’est pas normal », peste Corinne Torre, responsable France chez Médecins sans frontières, qui a ouvert un centre dédié aux MNA en Seine-Saint-Denis.
Pour elle, ces jeunes se retrouvent dans des « situations kafkaïennes » après des évaluations lors desquelles « on fait tout pour prouver leur majorité ». C’est pourquoi l’ONG propose une assistance juridique qui a permis à 55 % des MNA suivis de retrouver leur minorité après recours devant le juge des enfants. Plusieurs centaines de saisines sont en cours, précise Corinne Torre.
Le recours au fichier biométrique pose par ailleurs un problème fondamental : « Visabio peut contenir des jeunes vraiment mineurs mais qui se sont déclarés majeurs pour obtenir leur visa » dans le pays d’origine, soupire Dominique Versini, adjointe à la maire de Paris en charge des questions migratoires.
Paris, comme plusieurs autres départements, a décidé de ne pas appliquer ce décret pour des questions morales, souligne-t-elle. « Certains départements vont contester l’évaluation qui a pourtant été validée par le parquet de Paris. C’est complètement fou. »
Une situation tellement « ubuesque » que Perrine Goulet, rapporteuse d’une mission d’information sur l’aide sociale à l’enfance, a demandé une nouvelle mission. « Le problème », fulmine la députée LREM de la Nièvre, « c’est qu’on a une évaluation complètement différente d’un département à l’autre. Certains départements ont même mis en place des cellules qui ne s’occupent que des réexamens des MNA ».
La conséquence, rapporte-t-elle, « c’est une chute des déclarations de minorité ».
S’il n’existe aucune statistique publique sur les réexamens chez les 41.000 MNA, leur changement de département, lui, dépend d’une « clé de répartition » établie par le ministère de la Justice et fondée principalement sur des critères démographiques. Ainsi, pour l’année 2019, la Creuse doit en accueillir 0,14 %, les Yvelines 2,63 %.
« Guide de bonnes pratiques »
C’est justement vers Versailles que Djibril* a été renvoyé le 10 janvier après avoir été reconnu mineur fin 2018 à Tours. Deux semaines après son arrivée dans les Yvelines, le jeune Guinéen se soumet à un test osseux, procédé controversé auquel certains juges ont toujours recours.
Le verdict tombe le 18 février, alors qu’il regagnait sa chambre : « Le gérant de l’hôtel m’a dit : +Désolé, ta prise en charge est terminée+ », se souvient le Guinéen, qui affirme avoir 16 ans.
Recueilli par le Secours Catholique, Djibril a saisi le juge et n’a pas connu la rue, mais en a perdu le sommeil : « Ce jour-là j’ai pleuré toute la nuit. Je ne peux pas l’accepter, ça fait partie de mon identité ! ».
La Direction de la protection judiciaire de la jeunesse reconnaît avoir connaissance des difficultés et affirme que, d’ici la fin de l’année, « un guide de bonnes pratiques » sera publié afin de « réduire les contestations d’évaluations ».
Pas du goût de l’Assemblée des départements (ADF), qui estime que la gestion des jeunes étrangers « est une mission régalienne » et qu’il revient à l’Etat d’en assumer la charge. « Ce n’est pas le métier des départements de contrôler les papiers » ni d’évaluer la minorité, y affirme-t-on.
De retour d’une distribution alimentaire, Lassana, dont la mésaventure s’est ébruitée jusqu’au Mali, a reçu un message de sa mère, avant de s’engouffrer dans sa tente : « Reste en France. Ce qu’il y a ici est pire que la galère que tu vis là-bas ».
*Le prénom a été changé